The Project Gutenberg EBook of Robur-le-Conquerant, by Jules Verne (#27 in our series by Jules Verne) Copyright laws are changing all over the world. Be sure to check the copyright laws for your country before downloading or redistributing this or any other Project Gutenberg eBook. This header should be the first thing seen when viewing this Project Gutenberg file. Please do not remove it. Do not change or edit the header without written permission. Please read the "legal small print," and other information about the eBook and Project Gutenberg at the bottom of this file. Included is important information about your specific rights and restrictions in how the file may be used. You can also find out about how to make a donation to Project Gutenberg, and how to get involved. **Welcome To The World of Free Plain Vanilla Electronic Texts** **eBooks Readable By Both Humans and By Computers, Since 1971** *****These eBooks Were Prepared By Thousands of Volunteers!***** Title: Robur-le-Conquerant Author: Jules Verne Release Date: February, 2004 [EBook #5126] [Yes, we are more than one year ahead of schedule] [This file was first posted on May 5, 2002] Edition: 10 Language: French Character set encoding: ASCII *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK, ROBUR-LE-CONQUERANT *** This eBook was produced by Norm Wolcott. Robur-le-Conquerant: Jules Verne LES VOYAGES EXTRAORDDINAIRES COURONNES PAR L'ACADEMIE FRANCAISE ROBUR-LE-CONQUERANT PAR JULES VERNE 45 DESSINS PAR BENETT BIBLIOTHEQUE D'EDUCATION ET DE RECREATION J. HETZEL ET Cie, 18 RUE JACOB PARIS 1886 ---------------------------------------------------------------------- TABLE DE MATIERES I. OU LE MONDE SAVANT ET LE MONDE IGNORANT SONT AUSSI EMBARRASSES L'UN OU L'AUTRE. II. DANS LEQUEL LES MEMBRES DU WELDON-INSTITUTE SE DISPUTENT SANS PARVENIR A SE METTRE D'ACCORD. III. DANS LEQUEL UN NOUVEAU PERSONNAGE N'A PAS BESOIN D'ETRE PRESENTE, CAR IL SE PRESENTE LUI-MEME. IV. DANS LEQUEL, A PROPOS DU VALET FRYCOLLIN, L'AUTEUR ESSAIE DE REHABILITER LA LUNE. V. DANS LEQUEL UNE SUSPENSION D'HOSTILITES EST CONSENTIE ENTRE LE PRESIDENT ET LE SECRETAIRE DU WELDON-INSTITUTE. VI. LES INGENIEURS, LES MECANICIENS ET AUTRES SAVANTS FERAIENT PEUT-ETRE BIEN DE PASSER. VII. DANS LEQUEL UNCLE PRUDENT ET PHIL EVANS REFUSENT ENCORE DE SE LAISSER CONVAINCRE. VIII. OU L'ON VERRA QUE ROBUR SE DECIDE A REPONDRE A L'IMPORTANTE QUESTION QUI LUI EST POSEE. IX. DANS LEQUEL L'<< ALBATROS >> FRANCHIT PRES DE DIX MILLE KILOMETRES, QUI SE TERMINENT PAR UN BOND PRODIGIEUX. X. DANS LEQUEL ON VERRA COMMENT ET POURQUOI LE VALET FRYCOLLIN FUT MIS A LA REMORQUE. XI. DANS LEQUEL LA COLERE DE UNCLE PRUDENT CROIT COMME LE CARRE DE LA VITESSE. XII. DANS LEQUEL L'INGENIEUR ROBUR AGIT COMME S'IL VOULAIT CONCOURIR POUR UN DES PRIX MONTHYON. XIII. DANS LEQUEL UNCLE PRUDENT ET PHIL EVANS TRAVERSENT TOUT UN OCEAN, SANS AVOIR LE MAL DE MER. XIV. DANS LEQUEL L'<< ALBATROS >> FAIT CE QU'ON NE POURRA PEUT-ETRE JAMAIS FAIRE. XV. DANS LEQUEL IL SE PASSE DES CHOSES QUI MERITENT VRAIMENT LA PEINE D'ETRE RACONTEES. XVI. QUI LAISSERA LE LECTEUR DANS UNE INDECISION PEUT-ETRE REGRETTABLE. XVII. DANS LEQUEL ON REVIENT A DEUX MOIS EN ARRIERE ET OU L'ON SAUTE A NEUF MOIS EN AVANT. XVIII. QUI TERMINE CETTE VERIDIQUE HISTOIRE DE L'<< ALBATROS >> SANS LA TERMINER. ---------------------------------------------------------------------- ROBUR-LE-CONQUERANT I Ou le monde savant et le monde ignorant sont aussi embarrasses l'un ou l'autre. << Pan !... Pan !... >> Les deux coups de pistolet partirent presque en meme temps. Une vache, qui paissait a cinquante pas de la, recut une des balles dans l'echine. Elle n'etait pour rien dans l'affaire, cependant. Ni l'un ni l'autre des deux adversaires n'avait ete touche. Quels etaient ces deux gentlemen? On ne sait, et, cependant, c'eut ete la, sans doute, l'occasion de faire parvenir leurs noms a la posterite. Tout ce qu'on peut dire, c'est que le plus age etait Anglais, le plus jeune Americain. Quant a indiquer en quel endroit l'inoffensif ruminant venait de paitre sa derniere touffe d'herbe, rien de plus facile. C'etait sur la rive droite du Niagara, non loin de ce pont suspendu qui reunit la rive americaine a la rive canadienne, trois milles au-dessous des chutes. L'Anglais s'avanca alors vers l'Americain : << Je n en soutiens pas moins que c'etait le Rule Britannia! dit-il. - Non! le Yankee Doodle! >> repliqua l'autre. La querelle allait recommencer, lorsque l'un des temoins - sans doute dans l'interet du betail - s'interposa, disant : << Mettons que c'etait le Rule Doodle et le Yankee Britannia, et allons dejeuner! >> Ce compromis entre les deux chants nationaux de l'Amerique et de la Grande-Bretagne fut adopte a la satisfaction generale. Americains et Anglais, remontant la rive gauche du Niagara, vinrent s'attabler dans l'hotel de Goat-Island - un terrain neutre entre les deux chutes. Comme ils sont en presence des œufs bouillis et du jambon traditionnels, du roastbeef froid, releve de pickles incendiaires, et de flots de the a rendre jalouses les celebres cataractes, on ne les derangera plus. Il est peu probable, d'ailleurs, qu'il soit encore question d'eux dans cette histoire. Qui avait raison de l'Anglais ou de l'Americain? Il eut ete difficile de se prononcer. En tout cas, ce duel montre combien les esprits s'etaient passionnes, non seulement dans le nouveau, mais aussi dans l'ancien continent, a propos d'un phenomene inexplicable, qui, depuis un mois environ, mettait toutes les cervelles a l'envers. _Os sublime dedit cœlumque tueri,_ a dit Ovide pour le plus grand honneur de la creature humaine. En verite, jamais on n'avait tant regarde le ciel depuis l'apparition de l'homme sur le globe terrestre. Or, precisement, pendant la nuit precedente, une trompette aerienne avait lance ses notes cuivrees a travers l'espace, au-dessus de cette portion du Canada situee entre le lac Ontario et le lac Erie. Les uns avaient entendu le Yankee Doodle, les autres le Rule Britannia. De la cette querelle d'Anglo-saxons qui se terminait par un dejeuner a Goat-Island. Peut-etre, en somme, n'etait-ce ni l'un ni l'autre de ces chants patriotiques. Mais ce qui n'etait douteux pour personne c'est que ce son etrange avait ceci de particulier qu'il semblait descendre du ciel sur la terre. Fallait-il croire a quelque trompette celeste, embouchee par un ange ou un archange?... N'etait-ce pas plutot de joyeux aeronautes qui jouaient de ce sonore instrument, dont la Renommee fait un si bruyant usage? Non! Il n'y avait la ni ballon, ni aeronautes. Un phenomene extraordinaire se produisait dans les hautes zones du ciel - phenomene dont on ne pouvait reconnaitre la nature ni l'origine. Aujourd'hui, il apparaissait au-dessus de l'Amerique, quarante-huit heures apres au-dessus de l'Europe, huit jours plus tard, en Asie, au-dessus du Celeste Empire. Decidement, si la trompette qui signalait son passage n'etait pas celle du Jugement dernier, qu'etait donc cette trompette? De la, en tous pays de la terre, royaumes ou republiques, une certaine inquietude qu'il importait de calmer. Si vous entendiez dans votre maison quelques bruits bizarres et inexplicables ne chercheriez-vous pas au plus vite a reconnaitre la cause de ces bruits, et, 51 l'enquete n'aboutissait a rien, n'abandonneriez-vous pas votre maison pour en habiter une autre? Oui, sans doute! Mais ici, la maison, c'etait le globe terrestre. Nul moyen de le quitter pour la Lune, Mars, Venus, Jupiter, ou toute autre planete du systeme solaire. Il fallait donc decouvrir ce qui se passait, non dans le vide infini, mais dans les zones atmospheriques. En effet, pas d'air, pas de bruit, et, comme il y avait bruit - toujours la fameuse trompette! - c'est que le phenomene s'accomplissait au milieu de la couche d'air, dont la densite va toujours en diminuant et qui ne s'etend pas a plus de deux lieues autour de notre spheroide. Naturellement, des milliers de feuilles publiques s'emparerent de la question, la traiterent sous toutes ses formes, l'eclaircirent ou l'obscurcirent, rapporterent des faits vrais ou faux, alarmerent ou rassurerent leurs lecteurs, dans l'interet du tirage, - passionnerent enfin les masses quelque peu affolees. Du coup, la politique fut par terre, et les affaires n'en allerent pas plus mal. Mais qu'y avait-il? On consulta les observatoires du monde entier. S'ils ne repondaient pas, a quoi bon des observatoires? Si les astronomes, qui dedoublent ou detriplent des etoiles a cent mille milliards de lieues, n'etaient pas capables de reconnaitre l'origine d'un phenomene cosmique, dans le rayon de quelques kilometres seulement, a quoi bon des astronomes? Aussi, ce qu'il y eut de telescopes, de lunettes, de longues-vues, de lorgnettes, de binocles, de monocles, braques vers le ciel, pendant ces belles nuits de l'ete, ce qu'il y eut d'yeux a l'oculaire des instruments de toutes portees et de toutes grosseurs, on ne saurait l'evaluer. Peut-etre des centaines de mille, a tout le moins. Dix fois, vingt fois plus qu'on ne compte d'etoiles a l'œil nu sur la sphere celeste. Non! Jamais eclipse, observee simultanement sur tous les points du globe, n'avait ete a pareille fete. Les observatoires repondirent, mais insuffisamment. Chacun donna une opinion, mais differente. De la, guerre intestine dans le monde savant pendant les dernieres semaines d'avril et les premieres de mai. L'observatoire de Paris se montra tres reserve. Aucune des sections ne se prononca. Dans le service d'astronomie mathematique, on avait dedaigne de regarder; dans celui des operations meridiennes, on n'avait rien decouvert; dans celui des observations physiques, on n'avait rien apercu; dans celui de la geodesie, on n'avait rien remarque; dans celui de la meteorologie, on n'avait rien entrevu; enfin, dans celui des calculateurs, on n'avait rien vu. Du moins l'aveu etait franc. Meme franchise a l'observatoire de Montsouris, a la station magnetique du parc Saint-Maur. Meme respect de la verite au Bureau des Longitudes. Decidement, Francais veut dire franc La province fut un peu plus affirmative. Peut-etre dans la nuit du 6 au 7 mai avait-il paru une lueur d'origine electrique, dont la duree n'avait pas depasse vingt secondes. Au pic du Midi, cette lueur s'etait montree entre neuf et dix heures du soir. A l'observatoire meteorologique du Puy-de-Dome, on l'avait saisie entre une heure et deux heures du matin; au mont Ventoux, en Provence, entre deux et trois heures; a Nice, entre trois et quatre heures; enfin, au Semnoz-Alpes, entre Annecy, le Bourget et le Leman, au moment ou l'aube blanchissait le zenith. Evidemment, il n'y avait pas a rejeter ces observations en bloc. Nul doute que la lueur eut ete observee en divers postes - successivement - dans le laps de quelques heures. Donc, ou elle etait produite par plusieurs foyers, courant a travers l'atmosphere terrestre, ou, si elle n'etait due qu'a un foyer unique, c'est que ce foyer pouvait se mouvoir avec une vitesse qui devait atteindre bien pres de deux cents kilometres a l'heure. Mais, pendant le jour, avait-on jamais vu quelque chose d'anormal dans l'air? Jamais. La trompette, du moins, s'etait-elle fait entendre a travers les couches aeriennes? Pas le moindre appel de trompette n'avait retenti entre le lever et le coucher du soleil. Dans le Royaume-Uni, on fut tres perplexe. Les observatoires ne purent se mettre d'accord. Greenwich ne parvint pas a s'entendre avec Oxford, bien que tous deux soutinssent qu'il n'y avait rien. << Illusion d'optique! disait l'un. - Illusion d'acoustique! >> repondait l'autre. Et la-dessus, ils disputerent. En tout cas, illusion. A l'observatoire de Berlin, a celui de Vienne, la discussion menaca d'amener des complications internationales. Mais la Russie, en la personne du directeur de son observatoire de Poulkowa, leur prouva qu'ils avaient raison tous deux; cela dependait du point de vue auquel ils se mettaient pour determiner la nature du phenomene, en theorie impossible, possible en pratique. En Suisse, a l'observatoire de Sautis, dans le canton d'Appenzel, au Righi, au Gabris, dans les postes du Saint-Gothard, du Saint-Bernard, du Julier, du Simplon, de Zurich, du Somblick dans les Alpes tyroliennes, on fit preuve d'une extreme reserve a propos d'un fait que personne n'avait jamais pu constater - ce qui est fort raisonnable. Mais, en Italie, aux stations meteorologiques du Vesuve, au poste de l'Etna, installe dans l'ancienne Casa Inglese, au Monte Cavo, les observateurs n'hesiterent pas a admettre la materialite du phenomene, attendu qu'ils l'avaient pu voir, un jour, sous l'aspect d'une petite volute de vapeur, une nuit, sous l'apparence d'une etoile filante. Ce que c'etait, d'ailleurs, ils n'en savaient absolument rien. En verite, ce mystere commencait a fatiguer les gens de science, tandis qu'il continuait a passionner, a effrayer meme les humbles et les ignorants, qui ont forme, forment et formeront l'immense majorite en ce monde, grace a l'une des plus sages lois de la nature. Les astronomes et les meteorologistes auraient donc renonce a s'en occuper, si, dans la nuit du 26 au 27, a l'observatoire de Kantokeino, au Finmark, en Norvege, et dans la nuit du 28 au 29, a celui de l'Isfjord, au Spitzberg, les Norvegiens d'une part, les Suedois de l'autre, ne se fussent trouves d'accord sur ceci : au milieu d'une aurore boreale avait apparu une sorte de gros oiseau, de monstre aerien. S'il n'avait pas ete possible d'en determiner la Structure, du moins n'etait-il pas douteux qu'il eut projete hors de lui des corpuscules qui detonaient comme des bombes. En Europe, on voulut bien ne pas mettre en doute cette observation des stations du Finmark et du Spitzberg. Mais, ce qui parut le plus phenomenal en tout cela, c'etait que des Suedois et des Norvegiens eussent pu se mettre d'accord sur un point quelconque. On rit de la pretendue decouverte dans tous les observatoires de l'Amerique du Sud, au Bresil, au Perou comme a La Plata, dans ceux de l'Australie, a Sidney, a Adelaide comme a Melbourne. Et le rire australien est des plus communicatifs. Bref, un seul chef de station meteorologique se montra affirmatif sur cette question, malgre tous les sarcasmes que sa solution pouvait faire naitre. Ce fut un Chinois, le directeur de l'observatoire de Zi-Ka-Wey, eleve au milieu d'une vaste plaine, a moins de dix lieues de la mer, avec un horizon immense, baigne d'air pur. << Il se pourrait, dit-il, que l'objet dont il s'agit fut tout simplement un appareil aviateur, une machine volante! >> Quelle plaisanterie! Cependant, si les controverses furent vives dans l'Ancien Monde, on imagine ce qu'elles durent etre en cette portion du Nouveau, dont les Etats-Unis Occupent le plus vaste territoire. Un Yankee, on le sait, n'y va pas par quatre chemins. Il n'en prend qu'un, et generalement celui qui conduit droit au but. Aussi les observatoires de la Federation americaine n'hesiterent-ils pas a se dire leur fait. S'ils ne se jeterent pas leurs objectifs a la tete, c'est qu'il aurait fallu les remplacer au moment ou l'on avait le plus besoin de s'en servir. En cette question si controversee, les observatoires de Washington dans le district de Colombia, et celui de Cambridge dans l'Etat de Duna, tinrent tete a celui de Darmouth-College dans le Connecticut, et a celui d'Aun-Arbor dans le Michigan. Le sujet de leur dispute ne porta pas sur la nature du corps observe, mais sur l'instant precis de l'observation; car tous pretendirent l'avoir apercu dans la meme nuit, a la meme heure, a la meme minute, a la meme seconde, bien que la trajectoire du mysterieux mobile n'occupat qu'une mediocre hauteur au-dessus de l'horizon. Or, du Connecticut au Michigan, du Duna au Colombia, la distance est assez grande pour que cette double observation, faite au meme moment, put etre consideree comme impossible. Dudley, a Albany, dans l'Etat de New York, et West-Point, de l'Academie militaire, donnerent tort a leurs collegues par une note qui chiffrait l'ascension droite et la declinaison dudit corps. Mais il fut reconnu plus tard que ces observateurs S'etaient trompes de corps, que celui-ci etait un bolide qui n'avait fait que traverser la moyenne couche de l'atmosphere. Donc, ce bolide ne pouvait etre l'objet en question. D'ailleurs, comment le susdit bolide aurait-il joue de la trompette? Quant a cette trompette, on essaya vainement de mettre son eclatante fanfare au rang des illusions d'acoustique. Les oreilles, en cette occurrence, ne se trompaient pas plus que les yeux. On avait certainement vu, on avait certainement entendu. Dans la nuit du 12 au 13 mai - nuit tres sombre - les observateurs de Yale-College, a l'Ecole scientifique de Sheffield, avaient pu transcrire quelques mesures d'une phrase musicale, en re majeur, a quatre temps, qui donnait note pour note, rythme pour rythme, le refrain du Chant du Depart. << Bon ! repondirent les loustics, c'est un orchestre francais qui joue au milieu des couches aeriennes! >> Mais plaisanter n'est pas repondre. C'est ce que fit remarquer l'observatoire de Boston, fonde par l'Atlantic Iron Works Society, dont les opinions sur les questions d'astronomie et de meteorologie commencaient a faire loi dans le monde savant. Intervint alors l'observatoire de Cincinnati, cree en 1870 sur le mont Lookout, grace a la generosite de M. Kilgoor, et si connu pour ses mesures micrometriques des etoiles doubles. Son directeur declara, avec la plus entiere bonne foi, qu'il y avait certainement quelque chose, qu'un mobile quelconque se montrait, dans des temps assez rapproches, en divers points de l'atmosphere, mais que sur la nature de ce mobile, ses dimensions, sa vitesse, sa trajectoire, il etait impossible de se prononcer. Ce fut alors qu'un journal dont la publicite est immense, le New York Herald, recut d'un abonne la communication anonyme qui suit : << On n'a pas oublie la rivalite qui mit aux prises, il y a quelques annees, les deux heritiers de la Begum de Ragginahra, ce docteur francais Sarrasin dans sa cite de Franceville, l'ingenieur allemand Herr Schultze, dans sa cite de Stahlstadt, cites situees toutes deux en la partie sud de l'Oregon, aux Etats-Unis. << On ne peut avoir oublie davantage que, dans le but de detruire Franceville, Herr Schultze lanca un formidable engin qui devait s'abattre sur la ville francaise et l'aneantir d'un seul coup. << Encore moins ne peut-on avoir oublie que cet engin, dont la vitesse initiale au sortir de la bouche du canon-monstre avait ete mal calculee, fut emporte avec une rapidite superieure a seize fois celle des projectiles ordinaires - Soit cent cinquante lieues a l'heure -' qu'il n'est plus retombe sur la terre, et que, passe a l'etat de bolide, il circule et doit eternellement circuler autour de notre globe. << Pourquoi ne serait-ce pas le corps en question dont l'existence ne peut etre niee? >> Fort ingenieux, l'abonne du New York Herald. Et la trompette?... Il n'y avait pas de trompette dans le projectile de Herr Schultze! Donc, toutes ces explications n'expliquaient rien, tous ces observateurs observaient mal. Restait toujours l'hypothese proposee par le directeur de Zi-Ka-Wey. Mais l'opinion d'un Chinois!... Il ne faudrait pas croire que la satiete finit par s'emparer du public de l'Ancien et du Nouveau Monde. Non! les discussions continuerent de plus belle, sans qu'on parvint a se mettre d'accord. Et, cependant, il y eut un temps d'arret. Quelques jours s'ecoulerent sans que l'objet, bolide ou autre, fut signale, sans que nul bruit de trompette se fit entendre dans les airs. Le corps etait-il donc tombe sur un point du globe ou il eut ete difficile de retrouver sa trace - en mer, par exemple? Gisait-il dans les profondeurs de l'Atlantique, du Pacifique, de l'ocean Indien? Comment se prononcer a cet egard? Mais alors, entre le 2 et le 9 juin, une serie de faits nouveaux se produisirent, dont l'explication eut ete impossible par la seule existence d'un phenomene cosmique. En huit jours, les Hambourgeois, a la pointe de la tour Saint-Michel, les Turcs, au plus haut minaret de Sainte-Sophie, les Rouennais, au bout de la fleche metallique de leur cathedrale, les Strasbourgeois, a l'extremite du Munster, les Americains, sur la tete de leur statue de la Liberte, a l'entree de l'Hudson, et, au faite du monument de Washington, a Boston, les Chinois, au Sommet du temple des Cinq-Cents-Genies, a Canton, les Indous, au seizieme etage de la pyramide du temple de Tanjour, les San-Pietrini, a la croix de Saint-Pierre de Rome, les Anglais, a la croix de Saint-Paul de Londres, les Egyptiens, a l'angle aigu de la Grande Pyramide de Gizeh, les Parisiens, au paratonnerre de la Tour en fer de l'Exposition de 1889, haute de trois cents metres, purent apercevoir un pavillon qui flottait sur chacun de ces points difficilement accessibles. Et ce pavillon, c'etait une etamine noire, semee d'etoiles, avec un soleil d'or a son centre. II Dans lequel les membres du Weldon-Institute se disputent sans parvenir a se mettre d'accord. << Et le premier qui dira le contraire... - Vraiment!... Mais on le dira, s'il y a lieu de le dire! - Et en depit de vos menaces!... - Prenez garde a vos paroles, Bat Fyn! - Et aux votres, Uncle Prudent! Je soutiens que l'helice ne doit pas etre a l'arriere! - Nous aussi!... Nous aussi!... repondirent cinquante voix, confondues dans un commun accord. - Non!... Elle doit etre a l'avant! s'ecria PhilEvans. - A l'avant! repondirent cinquante autres voix avec une vigueur non moins remarquable. - Jamais nous ne serons du meme avis! - Jamais!... Jamais! - Alors a quoi bon disputer? - Ce n'est pas de la dispute !... C'est de la discussion! On ne l'aurait pas cru, a entendre les reparties, les objurgations, les vociferations, qui emplissaient la salle des seances depuis un bon quart d'heure. Cette salle, il est vrai, etait la plus grande du Weldon-Institut - club celebre entre tous, etabli Walnut-Street, a Philadelphie, Etat de Pennsylvanie, Etats-Unis d'Amerique. Or, la veille, dans la cite, a propos de l'election d'un allumeur de gaz, il y avait eu manifestations publiques, meetings bruyants, coups echanges de part et d'autre. De la, une effervescence qui n'etait pas encore calmee, et d'ou provenait peut-etre cette surexcitation dont les membres du Weldon-Institut venaient de faire preuve. Et, cependant, ce n'etait la qu'une simple reunion de << ballonistes >>, discutant la question encore palpitante meme a cette epoque - de la direction des ballons. Cela se passait dans une ville des Etats-Unis, dont le developpement rapide fut Superieur meme a celui de New York, de Chicago, de Cincinnati, de San Francisco, - une ville, qui n'est pourtant ni un port, ni un centre minier de houille ou de petrole, ni une agglomeration manufacturiere, ni le terminus d'un rayonnement de voies ferrees, - une ville plus grande que Berlin, Manchester, Edimbourg, Liverpool, Vienne, Petersbourg, Dublin -, une ville qui possede un parc dans lequel tiendraient ensemble les sept parcs de la capitale de l'Angleterre, - une ville, enfin, qui compte actuellement pres de douze cent mille ames et se dit la quatrieme ville du monde, apres Londres, Paris et New York. Philadelphie est presque une cite de marbre avec ses maisons de grand caractere et ses etablissements publics qui ne connaissent point de rivaux. Le plus important de tous les colleges du Nouveau Monde est le college Girard, et il est a Philadelphie. Le plus large pont de fer du globe est le pont jete sur la riviere Schuylkill, et il est a Philadelphie. Le plus beau temple de la Franc-Maconnerie est le Temple Maconnique, et il est a Philadelphie. Enfin, le plus grand club des adeptes de la navigation aerienne est a Philadelphie. Et si l'on veut bien le visiter dans cette soiree du 12 juin, peut-etre y trouvera-t-on quelque plaisir. En cette grande salle s'agitaient, se demenaient, gesticulaient, parlaient, discutaient, disputaient - tous le chapeau sur la tete - une centaine de ballonistes, sous la haute autorite d'un president assiste d'un secretaire et d'un tresorier. Ce n'etaient point des ingenieurs de profession. Non, de simples amateurs de tout ce qui se rapportait a l'aerostatique, mais amateurs enrages et particulierement ennemis de ceux qui veulent opposer aux aerostats les appareils << plus lourds que l'air >>, machines volantes, navires aeriens ou autres. Que ces braves gens dussent jamais trouver la direction des ballons, c'est possible. En tout cas, leur president avait quelque peine a les diriger eux-memes. Ce president, bien connu a Philadelphie, etait le fameux Uncle Prudent, - Prudent, de son nom de famille. quant au qualificatif Uncle, cela ne saurait surprendre en Amerique, ou l'on peut etre oncle sans avoir ni neveu ni niece. On dit Uncle, la-bas, comme, ailleurs, on dit pere, de gens qui n'ont jamais fait œuvre de paternite. Uncle Prudent etait un personnage considerable, et, en depit de son nom, cite pour son audace. Tres riche, ce qui ne gate rien, meme aux Etats-Unis. Et comment ne l'eut-il pas ete, puisqu'il possedait une grande partie des actions du Niagara Falls? A cette epoque, une societe d'ingenieurs s'etait fondee a Buffalo pour l'exploitation des chutes. Affaire excellente. Les sept mille cinq cents metres cubes que le Niagara debite par seconde, produisent sept millions de chevaux-vapeur. Cette force enorme, distribuee a toutes les usines etablies dans un rayon de cinq cents kilometres, donnait annuellement une economie de quinze cents millions de francs, dont une part rentrait dans les caisses de la Societe et en particulier dans les poches de Uncle Prudent. D'ailleurs, il etait garcon, il vivait simplement, n'ayant pour tout personnel domestique que son valet Frycollin, qui ne meritait guere d'etre au service d'un maitre si audacieux. Il y a de ces anomalies. Que Uncle Prudent eut des amis, puisqu'il etait riche, cela va de soi; mais il avait aussi des ennemis, puisqu'il etait president du club, - entre autres, tous ceux qui enviaient cette situation. Parmi les plus acharnes, il convient de citer le secretaire du Weldon-Institute. C'etait Phil Evans, tres riche aussi, puisqu'il dirigeait la Walton Watch Company, importante usine a montres, qui fabrique par jour cinq cents mouvements a la mecanique et livre des produits comparables aux meilleurs de la Suisse. Phil Evans aurait donc pu passer pour un des hommes les plus heureux du monde et meme des Etats-Unis, n'eut ete la situation de Uncle Prudent. Comme lui, il etait age de quarante-cinq ans, comme lui d'une sante a toute epreuve, comme lui d'une audace indiscutable, comme lui peu soucieux de troquer les avantages certains du celibat contre les avantages douteux du mariage. C'etaient deux hommes bien faits pour se comprendre, mais qui ne se comprenaient pas, et tous deux, il faut bien le dire, d'une extreme violence de caractere, l'un a chaud, Uncle Prudent, l'autre a froid, Phil Evans. Et a quoi tenait que Phil Evans n'eut ete nomme president du club? Les voix s'etaient exactement partagees entre Uncle Prudent et lui. Vingt fois on avait ete au scrutin, et vingt fois la majorite n'avait pu se faire ni pour l'un ni pour l'autre. Situation embarrassante, qui aurait pu durer plus que la vie des deux candidats. Un des membres du club proposa alors un moyen de departager les voix. Ce fut Jem Cip, le tresorier du Weldon-Institute. Jem Cip etait un vegetarien convaincu, autrement dit, un de ces legumistes, de ces proscripteurs de toute nourriture animale, de toutes liqueurs fermentees, moitie brahmanes, moitie musulmans, un rival des Niewman, des Pitman, des Ward, des Davie, qui ont illustre la secte de ces toques inoffensifs. En cette occurrence, Jem Cip fut soutenu par un autre membre du club, William T. Forbes, directeur d'une grande usine, ou l'on fabrique de la glucose en traitant les chiffons par l'acide sulfurique - ce qui permet de faire du sucre avec de vieux linges. C'etait un homme bien pose, ce William T. Forbes, pere de deux charmantes vieilles filles, Miss Dorothee, dite Doll, et Miss Martha, dite Mat, qui donnaient le ton a la meilleure societe de Philadelphie. Il resulta donc de la proposition de Jem Cip, appuyee par William T. Forbes et quelques autres, que l'on decida de nommer le president du club au << point milieu >>. En verite, ce mode d'election pourrait etre applique en tous les cas ou il s'agit d'elire le plus digne, et nombre d'Americains de grand sens songeaient deja a l'employer pour la nomination du president de la Republique des Etats-Unis. Sur deux tableaux d'une entiere blancheur, une ligne noire avait ete tracee. La longueur de chacune de ces ligues etait mathematiquement la meme, car on l'avait determinee avec autant d'exactitude que s'il se fut agi de la base du premier triangle dans un travail de triangulation. Cela fait, les deux tableaux etant exposes dans le meme jour au milieu de la salle des seances, les deux concurrents s'armerent chacun d'une fine aiguille et marcherent simultanement vers le tableau qui lui etait devolu. Celui des deux rivaux qui planterait son aiguille le plus pres du milieu de la ligue, serait proclame president du Weldon-Institute. Cela va sans dire, l'operation devait se faire d'un coup, sans reperes, sans tatonnements, rien que par la surete du regard. Avoir le compas dans l'œil, suivant l'expression populaire, tout etait la. Uncle Prudent planta son aiguille, en meme temps que Phil Evans plantait la sienne. Puis, on mesura afin de decider lequel des deux concurrents s'etait le plus approche du point milieu. O prodige! Telle avait ete la precision des operateurs que les mesures ne donnerent pas de difference appreciable. Si ce n'etait pas exactement le milieu mathematique de la ligne, il n'y avait qu'un ecart insensible entre les deux aiguilles et qui semblait etre le meme pour toutes deux. De la, grand embarras de l'assemblee. Heureusement, un des membres, Truk Milnor, insista pour que les mesures fussent refaites au moyen d'une regle graduee par les procedes de la machine micrometrique de M. Perreaux, qui permet de diviser le millimetre en quinze cents parties. Cette regle, donnant des quinze-centiemes de millimetre traces avec un eclat de diamant, servit a reprendre les mesures, et, apres avoir lu les divisions au moyen d'un microscope, on obtint les resultats suivants : Uncle Prudent s'etait approche du point milieu a moins de six quinze-centiemes de millimetre, Phil Evans, a moins de neuf quinze-centiemes. Et voila comment Phil Evans ne fut que le secretaire du Weldon-Institute, tandis que Uncle Prudent etait proclame president du club. Un ecart de trois quinze-centiemes de millimetre, il n'en fallut pas davantage pour que Phil Evans vouat a Uncle Prudent une de ces haines qui, pour etre latentes, n'en sont pas moins feroces. A cette epoque, depuis les experiences entreprises dans le dernier quart de ce xixe siecle, la question des ballons dirigeables n'etait pas sans avoir fait quelques progres. Les nacelles munies d'helices propulsives, accrochees en 1852 aux aerostats de forme allongee d'Henry Giffard, en 1872, de Dupuy de Lome, en 1883, de MM. Tissandier freres, en 1884, des capitaines Krebs et Renard, avaient donne certains resultats dont il convient de tenir compte. Mais si ces machines, plongees dans un milieu plus lourd qu'elles, manœuvrant sous la poussee d'une helice, biaisant avec la ligue du vent, remontant meme une brise contraire pour revenir a leur point de depart, s'etaient ainsi reellement << dirigees >> elles n'avaient pu y reussir que grace a des circonstances extremement favorables. En de vastes halls clos et couverts, parfait! Dans une atmosphere calme, tres bien! Par un leger vent de cinq a six metres a la seconde, passe encore! Mais, en somme, rien de pratique. n'avait ete obtenu. Contre un vent de moulin - huit metres a la seconde -, ces machines seraient restees a peu pres stationnaires; contre une brise fraiche - dix metres a la seconde -, elles auraient marche en arriere; contre une tempete - vingt-cinq a trente metres a la seconde -, elles auraient ete emportees comme une plume; au milieu d'un ouragan - quarante-cinq metres a la seconde -, elles eussent peut-etre couru le risque d'etre mises en pieces; enfin, avec un de ces cyclones qui depassent cent metres a la seconde, on n'en aurait pas retrouve un morceau. Il etait donc constant que, meme apres les experiences retentissantes des capitaines Krebs et Renard, si les aerostats dirigeables avaient gagne un peu de vitesse, c'etait juste ce qu'il fallait pour se maintenir contre une simple brise. D'ou l'impossibilite d'user pratiquement jusqu'alors de ce mode de locomotion aerienne. Quoi qu'il en soit, a cote de ce probleme de la direction des aerostats, c'est-a-dire, des moyens employes pour leur donner une vitesse propre, la question des moteurs avait fait des progres incomparablement plus rapides. Aux machines a vapeur d'Henri Giffard, a l'emploi de la force musculaire de Dupuy de Lome, s'etaient peu a peu substitues les moteurs electriques. Les batteries au bichromate de potasse, formant des elements montes en tension, de MM. Tissandier freres, donnerent une vitesse de quatre metres a la seconde. Les machines dynamo-electriques des capitaines Krebs et Renard, developpant une force de douze chevaux, imprimerent une vitesse de six metres cinquante, en moyenne. Et alors, dans cette voie du moteur, ingenieurs et electriciens avaient cherche a s'approcher de plus en plus de ce desideratum qu'on a pu appeler << un cheval-vapeur dans un boitier de montre >>. Aussi, peu a peu, les effets de la pile, dont les capitaines Krebs et Renard avaient garde le secret, etaient-ils depasses, et, apres eux, les aeronautes avaient pu utiliser des moteurs, dont la legerete s'accroissait en meme temps que la puissance. Il y avait donc la de quoi encourager les adeptes qui croyaient a l'utilisation des ballons dirigeables. Et cependant, combien de bons esprits se refusaient a admettre cette utilisation! En effet, si l'aerostat rencontre un point d'appui sur l'air, il appartient a ce milieu dans lequel il plonge tout entier. En de telles conditions, comment sa masse, qui donne tant de prise aux courants de l'atmosphere, pourrait-elle tenir tete a des vents moyens, si puissant que fut son propulseur? C'etait toujours la question; mais on esperait la resoudre en employant des appareils de grande dimension. Or, il se trouvait que, dans cette lutte des inventeurs a la recherche d'un moteur puissant et leger, les Americains s'etaient le plus rapproches du fameux desideratum. Un appareil dynamo-electrique, base sur l'emploi d'une pile nouvelle, dont la composition etait encore un mystere, avait ete achete a son inventeur, un chimiste de Boston jusqu'alors inconnu. Des calculs faits avec le plus grand soin, des diagrammes releves avec la derniere exactitude, demontraient qu'avec cet appareil, actionnant une helice de dimension convenable, on pourrait obtenir des deplacements de dix-huit a vingt metres a la seconde. En verite, c'eut ete magnifique! << Et ce n'est pas cher! >> avait ajoute Uncle Prudent, en remettant a l'inventeur, contre son recu en bonne et due forme, le dernier paquet des cent mille dollars-papier, dont on lui payait son invention. Immediatement, le Weldon-Institute s'etait mis a l'œuvre. quand il s'agit d'une experience qui peut avoir quelque utilite pratique, l'argent sort volontiers des poches americaines. Les fonds affluerent, sans qu'il fut meme necessaire de constituer une societe par actions. Trois cent mille dollars - ce qui fait la somme de quinze cent mille francs - vinrent au premier appel s'entasser dans les caisses du club. Les travaux commencerent sous la direction du plus celebre aeronaute des Etats-Unis, Harry W. Tinder, immortalise par trois de ses ascensions entre mille : l'une, pendant laquelle il s'etait eleve a douze mille metres, plus haut que Gay-Lussac, Coxwell, sivel, Croce-Spinelli, Tissandier, Glaisher; l'autre, pendant laquelle il avait traverse toute l'Amerique de New York a San Francisco, depassant de plusieurs centaines de lieues les itineraires des Nadar, des Godard et de tant d'autres, sans compter ce John Wise qui avait fait onze cent cinquante milles de Saint-Louis au comte de Jefferson; la troisieme, enfin, qui s'etait terminee par une chute effroyable de quinze cents pieds, au prix d'une simple foulure du poignet droit, tandis que Pilatre de Rozier, moins heureux, pour n'etre tombe que de sept cents pieds, s'etait tue sur le coup. Au moment ou commence cette histoire, on pouvait deja juger que le Weldon-lnstitute avait mene rondement les choses. Dans les chantiers Turner, a Philadelphie, s'allongeait un enorme aerostat, dont la solidite allait etre eprouvee en y comprimant de l'air sous une forte pression. Celui-la entre tous meritait bien le nom de ballon-monstre. En effet, que jaugeait le Geant de Nadar? Six mille metres cubes. que jaugeait le ballon de John Wise? Vingt mille metres cubes. que jaugeait le ballon Giffard, de l'Exposition de 1878? Vingt-cinq mille metres cubes, avec dix-huit metres de rayon. Comparez ces trois aerostats a la machine aerienne du Weldon-Institute, dont le volume se chiffrait par quarante mille metres cubes, et vous comprendrez que Uncle Prudent et ses collegues eussent quelque droit a se gonfler d'orgueil. Ce ballon, n'etant pas destine a explorer les plus hautes couches de l'atmosphere, ne se nommait pas Excelsior, qualificatif qui est un peu trop en honneur chez les citoyens d'Amerique. Non! Il se nommait simplement le _Go a head_ - qui veut dire - << En avant >> -, et il ne lui restait plus qu'a justifier son nom en obeissant a toutes les manœuvres de son capitaine. A cette epoque, la machine dynamo-electrique etait presque entierement terminee d'apres le systeme du brevet acquis par le Weldon-Institute. On pouvait compter qu'avant six semaines, le _Go a head_ aurait pris son vol a travers l'espace. On l'a vu, cependant, toutes les difficultes de mecanique n'etaient pas encore tranchees. Bien des seances avaient ete consacrees a discuter, non la forme de l'helice ni ses dimensions, mais la question de savoir si elle serait placee a l'arriere de l'appareil, comme l'avaient fait les freres Tissandier, ou a l'avant, comme l'avaient fait les capitaines Krebs et Renard. Inutile d'ajouter que, dans cette discussion, les partisans des deux systemes en etaient meme venus aux mains. Le groupe des << Avantistes >> egala en nombre le groupe des << Arrieristes >>. Uncle Prudent, dont la voix aurait du etre preponderante en cas de partage, Uncle Prudent, eleve sans doute a l'ecole du professeur Buridan, n'etait pas parvenu a se prononcer. Donc, impossibilite de s'entendre, impossibilite de mettre l'helice en place. Cela pouvait durer longtemps, a moins que le gouvernement n'intervint. Mais, aux Etats-Unis, on le sait, le gouvernement n'aime point a s'immiscer dans les affaires privees, ni a se meler de ce qui ne le regarde pas. En quoi il a raison. Les choses en etaient la, et cette seance du 13 juin menacait de ne pas finir ou plutot de finir au milieu du plus epouvantable tumulte - injures echangees, coups de poing succedant aux injures, coups de canne succedant aux coups de poing, coups de revolver succedant aux coups de canne -, quand, a huit heures trente-sept, il se fit une diversion. L'huissier du Weldon-Institute, froidement et tranquillement, comme un policeman au milieu des orages d'un meeting, s'etait approche du bureau du president. Il lui avait remis une carte. Il attendait les ordres qu'il conviendrait a Uncle Prudent de lui donner. Uncle Prudent fit resonner la trompe a vapeur qui lui servait de sonnette presidentielle, car meme la cloche du Kremlin ne lui aurait pas suffi!... Mais le tumulte ne cessa de s'accroitre. Alors le president << se decouvrit >>, et un demi-silence fut obtenu, grace a ce moyen extreme. << Une communication! dit Uncle Prudent, apres avoir puise une enorme prise dans la tabatiere qui ne le quittait jamais. - Parlez! parlez! repondirent quatre-vingt-dix-neuf voix, - par hasard, d'accord sur ce point. - Un etranger, mes chers collegues, demande a etre introduit dans la salle de nos seances. - Jamais! repliquerent toutes les voix. - Il desire nous prouver, parait-il, reprit Uncle Prudent, que de croire a la direction des ballons, c'est croire a la plus absurde des utopies. >> Un grognement accueillit cette declaration. << Qu'il entre qu'il entre! - Comment se nomme ce singulier personnage? demanda le secretaire Phil Evans. - Robur, repondit Uncle Prudent. - Robur!... Robur!... Robur! hurla toute l'assemblee. Et, si l'accord s'etait si rapidement fait sur ce nom singulier, c'est que le Weldon-Institute esperait bien decharger sur celui qui le portait le trop-plein de son exasperation. La tempete s'etait donc un instant apaisee, - en apparence du moins. D'ailleurs comment une tempete pourrait-elle se calmer chez un peuple qui en expedie deux ou trois par mois a destination de l'Europe, sous forme de bourrasques? III Dans lequel un nouveau personnage n'a pas besoin d'etre presente, car il se presente lui-meme. Citoyens des Etats-Unis d'Amerique, je me nomme Robur. Je suis digne de ce nom. J'ai quarante ans, bien que je paraisse n'en pas avoir trente, une constitution de fer, une sante a toute epreuve, une remarquable force musculaire, un estomac qui passerait pour excellent meme dans le monde des autruches. Voila pour le physique. >> On l'ecoutait. Oui! Les bruyants furent tout d'abord interloques par l'inattendu de ce discours pro facie sua. Etait-ce un fou ou un mystificateur, ce personnage? Quoi qu'il en soit, il imposait et s'imposait. Plus un souffle au milieu de cette assemblee, dans laquelle se dechainait naguere l'ouragan. Le calme apres la houle. Au surplus, Robur paraissait bien etre l'homme qu'il disait etre. Une taille moyenne, avec une carrure geometrique, - ce que serait un trapeze regulier, dont le plus grand des cotes paralleles etait forme par la ligue des epaules. Sur cette ligne, rattachee par un cou robuste, une enorme tete spheroidale. A quelle tete d'animal eut-elle ressemble pour donner raison aux theories de l'Analogie passionnelle? A celle d'un taureau, mais un taureau a face intelligente. Des yeux que la moindre contrariete devait porter a l'incandescence, et, au-dessus, une contraction permanente du muscle sourcilier, signe d'extreme energie. Des cheveux courts, un peu crepus, a reflet metallique, comme eut ete un toupet en paille de fer. Large poitrine qui s'elevait ou s'abaissait avec des mouvements de soufflet de forge. Des bras, des mains, des jambes, des pieds dignes du tronc. Pas de moustaches, pas de favoris, une large barbiche de marin, a l'americaine, - ce qui laissait voir les attaches de la machoire, dont les muscles masseters devaient posseder une puissance formidable. On a calcule - que ne calcule-t-on pas? - que la pression d'une machoire de crocodile ordinaire peut atteindre quatre cents atmospheres, quand celle du chien de chasse de grande taille n'en developpe que cent. On a meme deduit cette curieuse formule : si un kilogramme de chien produit huit kilogrammes de force masseterienne, un kilogramme de crocodile en produit douze. Eh bien, un kilogramme dudit Robur devait en produire au moins dix. Il etait donc entre le chien et le crocodile. De quel pays venait ce remarquable type? C'eut ete difficile a dire. En tout cas, il s'exprimait couramment en anglais, sans cet accent un peu trainard qui distingue les Yankees de la Nouvelle-Angleterre. Il continua de la sorte : << Voici presentement pour le moral, honorables citoyens. Vous voyez devant vous un ingenieur, dont le moral n'est point inferieur au physique. Je n'ai peur de rien ni de personne. J'ai une force de volonte qui n'a jamais cede devant une autre. quand je me suis fixe un but, l'Amerique tout entiere, le monde tout entier, se coaliseraient en vain pour m'empecher de l'atteindre. quand j'ai une idee, j'entends qu'on la partage et ne supporte pas la contradiction. J'insiste sur ces details, honorables citoyens, parce qu'il faut que vous me connaissiez a fond. Peut-etre trouverez-vous que je parle trop de moi? Peu importe! Et maintenant, reflechissez avant de m'interrompre, car je suis venu pour vous dire des choses qui n'auront peut-etre pas le don de vous plaire. >> Un bruit de ressac commenca a se propager le long des premiers bancs du hall, - signe que la mer ne tarderait pas a devenir houleuse. << Parlez, honorable etranger >>, se contenta de repondre Uncle Prudent, qui ne se contenait pas sans peine. Et Robur parla comme devant, sans plus de souci de ses auditeurs. << Oui! Je sais! Apres un siecle d'experiences qui n'ont point abouti, de tentatives qui n'ont donne aucun resultat, il y a encore des esprits mal equilibres qui s'entetent a croire a la direction des ballons. Ils s'imaginent qu'un moteur quelconque, electrique ou autre, peut etre applique a leurs pretentieuses baudruches, qui offrent tant de prise aux courants atmospheriques. Ils se figurent qu'ils seront maitres d'un aerostat comme on est maitre d'un navire a la surface des mers. Parce que quelques inventeurs, par des temps calmes, ou a peu pres, ont reussi, soit a biaiser avec le vent, Soit a remonter une legere brise, la direction des appareils aeriens plus legers que l'air deviendrait pratique? Allons donc! Vous etes ici une centaine qui croyez a la realisation de vos reves, qui jetez, non dans l'eau, mais dans l'espace, des milliers de dollars. Eh bien, c'est vouloir lutter contre l'impossible! >> Chose assez singuliere, devant cette affirmation, les membres du Weldon-Institute ne bougerent pas. Etaient-ils devenus aussi sourds que patients? Se reservaient-ils, desireux de voir jusqu'ou cet audacieux contradicteur oserait aller? Robur continua : << Quoi, un ballon!... quand pour obtenir un allegement d'un kilogramme, il faut un metre cube de gaz! Un ballon, qui a cette pretention de resister au vent a l'aide de son mecanisme, quand la poussee d'une grande brise sur la voile d'un vaisseau n'est pas inferieure a la force de quatre cents chevaux, quand on a vu dans l'accident du pont de la Tay l'ouragan exercer une pression de quatre cent quarante kilogrammes par metre carre! Un ballon, quand jamais la nature n'a construit sur ce systeme aucun etre volant, qu'il soit muni d'ailes comme les oiseaux, ou de membranes comme certains poissons et certains mammiferes... - Des mammiferes?... s'ecria un des membres du club. Oui! la chauve-souris, qui vole, si je ne me trompe! Est-ce que l'interrupteur ignore que ce volatile est un mammifere, et a-t-il jamais vu faire une omelette avec des œufs de chauve-souris? >> La-dessus, l'interrupteur rengaina ses interruptions futures, et Robur continua avec le meme entrain : << Mais est-ce a dire que l'homme doive renoncer a la conquete de l'air, a transformer les mœurs civiles et politiques du vieux monde, en utilisant cet admirable milieu de locomotion? Non pas! Et, de meme qu'il est devenu maitre des mers, avec le batiment, par l'aviron, par la voile, par la roue ou par l'helice, de meme il deviendra maitre de l'espace atmospherique par les appareils plus lourds que l'air, car il faut etre plus lourd que lui pour etre plus fort que lui. >> Cette fois, l'assemblee partit. quelle bordee de cris s'echappa de toutes ces bouches, braquees sur Robur, comme autant de bouts de fusils ou de gueules de canons! N'etait-ce pas repondre a une veritable declaration de guerre jetee au camp des ballonistes? N'etait-ce pas la lutte qui allait reprendre entre le << Plus leger >> et le << Plus lourd que l'air >> ? Robur ne sourcilla pas. Les bras croises sur la poitrine, il attendait bravement que le silence se fit. Uncle Prudent, d'un geste, ordonna de cesser le feu. << Oui, reprit Robur. L'avenir est aux machines volantes. L'air est un point d'appui solide. qu'on imprime a une colonne de ce fluide un mouvement ascensionnel de quarante-cinq metres a la seconde, et un homme pourra se maintenir a sa partie superieure, si les semelles de ses souliers mesurent en superficie un huitieme de metre carre seulement. Et, si la vitesse de la colonne est portee a quatre-vingt-dix metres, il pourra y marcher a pieds nus. Or, en faisant fuir, sous les branches d'une helice, une masse d'air avec cette rapidite, on obtient le meme resultat. >> Ce que Robur disait la, c'etait ce qu'avaient dit avant lui tous les partisans de l'aviation, dont les travaux devaient, lentement mais Surement, conduire a la solution du probleme. A MM. de Ponton d'Amecourt, de La Landelle, Nadar, de Luzy, de Louvrie, Liais, Beleguic, Moreau, aux freres Richard, a Babinet, Jobert, du Temple, Salives, Penaud, de Villeneuve, Gauchot et Tatin, Michel Loup, Edison, Planavergne, a tant d'autres enfin, l'honneur d'avoir repandu ces idees si simples! Abandonnees et reprises plusieurs fois, elles ne pouvaient manquer de triompher un jour. Aux ennemis de l'aviation, qui pretendaient que l'oiseau ne se soutient que parce qu'il echauffe l'air dont il se gonfle, leur reponse s'etait-elle donc fait attendre? N'avaient-ils pas prouve qu'un aigle, pesant cinq kilogrammes, aurait du s'emplir de cinquante metres cubes de ce fluide chaud, rien que pour se soutenir dans l'espace? C'est ce que Robur demontra avec une indeniable logique, au milieu du brouhaha qui s'elevait de toutes parts. Et, comme conclusion, voici les phrases qu'il jeta a la face de ces ballonistes : << Avec vos aerostats, vous ne pouvez rien, vous n'arriverez a rien, vous n'oserez rien! Le plus intrepide de vos aeronautes, John Wise, bien qu'il ait deja fait une traversee aerienne de douze cents milles au-dessus du continent americain, a du renoncer a son projet de traverser l'Atlantique! Et, depuis, vous n'avez pas avance d'un pas, d'un seul, dans cette voie! Monsieur, dit alors le president, qui s'efforcait vainement d'etre calme, vous oubliez ce qu'a dit notre immortel Franklin, lors de l'apparition de la premiere montgolfiere, au moment ou le ballon allait naitre : << Ce n'est qu'un enfant, mais il grandira! >> Et il a grandi... - Non, president, non! Il n'a pas grandi!... Il a grossi seulement... ce qui n'est pas la meme chose! >> C'etait une attaque directe aux projets du Weldon-Institute, qui avait decrete, soutenu, subventionne, la confection d'un aerostat-monstre. Aussi des propositions de ce genre, et peu rassurantes, se croiserent-elles bientot dans la salle : << A bas l'intrus! - Jetez-le hors de la tribune!... - Pour lui prouver qu'il est plus lourd que l'air! >> Et bien d'autres. Mais on n'en etait qu'aux paroles, non aux voies de fait. Robur, impassible, put donc encore s'ecrier : << Le progres n'est point aux aerostats, citoyens ballonistes, il est aux appareils volants. L'oiseau vole, et ce n'est point un ballon, c'est une mecanique!... - Oui! il vole, s'ecria le bouillant Bat T. Fyn, mais il vole contre toutes les regles de la mecanique! - Vraiment! >> repondit Robur en haussant les epaules. Puis il reprit : << Depuis qu'on a etudie le vol des grands et des petits volateurs, cette idee si simple a prevalu : c'est qu'il n'y a qu'a imiter la nature, car elle ne se trompe jamais. Entre l'albatros qui donne a peine dix coups d'aile par minute, entre le pelican qui en donne soixante-dix... - Soixante et onze! dit une voix narquoise. - Et l'abeille qui en donne cent quatre-vingt-douze par seconde... - Cent quatre-vingt-treize!... s'ecria-t-on par moquerie. - Et la mouche commune qui en donne trois cent trente... - Trois cent trente et demi! - Et le moustique qui en donne des millions... - Non!... des milliards! >> Mais Robur, l'interrompu, n'interrompit pas sa demonstration. << Entre ces divers ecarts..., reprit-il. - Il y a le grand! repliqua une voix. - ... il y a la possibilite de trouver une solution pratique. Le jour ou M. de Lucy a pu constater que le cerf-volant, cet insecte qui ne pese que deux grammes, pouvait enlever un poids de quatre cents grammes, soit deux cents fois ce qu'il pese, le probleme de l'aviation etait resolu. En outre, il etait demontre que la surface de l'aile decroit relativement a mesure qu'augmentent la dimension et le poids de l'animal. Des lors, on est arrive a imaginer ou construire plus de Soixante appareils... - Qui n'ont jamais pu voler! s'ecria le secretaire Phil Evans. - Qui ont vole ou qui voleront, repondit Rohur, sans se deconcerter. Et, soit qu'on les appelle des streophores, des helicopteres, des orthoptheres, ou, a l'imitation du mot nef qui vient de navis, qu'on les fasse venir de avis pour les nommer des << efs... >> on arrive a l'appareil dont la creation doit rendre l'homme maitre de l'espace. - Ah! l'helice! repartit Phil Evans. Mais l'oiseau n'a pas d'helice... que nous sachions! - Si, repondit Robur. Comme l'a demontre M. Penaud, en realite l'oiseau se fait helice, et son vol est helicoptere. Aussi, le moteur de l'avenir est-il l'helice... - << D'un pareil malefice, _Sainte-Helice,_ preservez-nous!... >> chantonna un des assistants qui, par hasard, avait retenu ce motif du Zampa d'Herold. Et tous de reprendre ce refrain en chœur, avec des intonations a faire fremir le compositeur francais dans sa tombe. Puis, lorsque les dernieres notes se furent noyees dans un epouvantable charivari, Uncle Prudent, profitant d'une accalmie momentanee, crut devoir dire : << Citoyen etranger, jusqu'ici on vous a laisse parler sans vous interrompre... >> Il parait que, pour le president du Welton-Institute, ces reparties, ces cris, ces coq-a-l'ane, n'etaient meme pas des interruptions, mais un simple echange d'arguments. Toutefois, continua-t-il, je vous rappellerai que la theorie de l'aviation est condamnee d'avance et repoussee par la plupart des ingenieurs americains ou etrangers. Un systeme qui a dans son passif la mort du Sarrasin Volant, a Constantinople, celle du moine Voador, a Lisbonne, celle de Letur en 1852, celle de Groof en 1864, sans compter les victimes que j'oublie, ne fut-ce que le mythologique Icare... - Ce systeme, riposta Robur, n'est pas plus condamnable que celui dont le martyrologe contient les noms de Pilatre de Rozier, a Calais, de Mme Blanchard, a Paris, de Donaldson et Grimwood, tombes dans le lac Michigan, de Sivel et de Croce-Spinelli, d'Eloy et de tant d'autres que l'on se gardera bien d'oublier! >> C'etait une riposte << du tac au tac >>, comme on dit en escrime. << D'ailleurs, reprit Robur, avec vos ballons, si perfectionnes qu'ils soient, vous ne pourriez jamais obtenir une vitesse veritablement pratique. Vous mettriez dix ans a faire le tour du monde - ce qu'une machine volante pourra faire en huit jours! >> Nouveaux cris de protestation et de denegation qui durerent trois grandes minutes, jusqu'au moment ou Phil Evans put prendre la parole. << Monsieur l'aviateur, dit-il, vous qui venez nous vanter les bienfaits de l'aviation, avez-vous jamais << avie >> ? - Parfaitement! - Et fait la conquete de l'air? - Peut-etre, monsieur! - Hurrah pour Robur-le-Conquerant! s'ecria une voix ironique. - Eh bien, oui! Robur-le-Conquerant, et ce nom, je l'accepte, et je le porterai, car j'y ai droit! - Nous nous permettons d'en douter! s'ecria Jem Cip. - Messieurs, reprit Robur, dont les sourcils se froncerent, quand je viens serieusement discuter une chose serieuse, je n'admets pas qu'on me reponde par des dementis, et je serais heureux de connaitre le nom de l'interlocuteur... - Je me nomme Jem Cip... et suis legumiste... - Citoyen Jem Cip, repondit Robur, je savais que les legumistes ont generalement les intestins plus longs que ceux des autres hommes - d'un bon pied au moins. C'est deja beaucoup... et ne m'obligez pas a vous les allonger encore en commencant par vos oreilles... - A la porte! - A la rue! - Qu'on le demembre! - La loi de Lynch! - Qu'on le torde en helice!... La fureur des ballonistes etait arrivee a son comble. Ils venaient de se lever. Ils entouraient la tribune. Robur disparaissait au milieu d'une gerbe de bras qui s'agitaient comme au souffle de la tempete. En vain la trompe a vapeur lancait-elle des volees de fanfares sur l'assemblee! Ce soir-la, Philadelphie dut croire que le feu devorait un de ses quartiers et que toute l'eau de la Schuylkill-river ne suffirait pas a l'eteindre. Soudain, un mouvement de recul se produisit dans le tumulte, Robur, apres avoir retire ses mains de ses poches, les tendait vers les premiers rangs de ces acharnes. A ces deux mains etaient passes deux de ces coups-de-poing a l'americaine, qui forment en meme temps revolvers, et que la pression des doigts suffit a faire partir. - de petites mitrailleuses de poche. Et alors, profitant non seulement du recul des assaillants, mais aussi du silence qui avait accompagne ce recul : Decidement, dit-il, ce n'est pas Americ Vespuce qui a decouvert le Nouveau Monde, c'est Sebastien Cabot! Vous n'etes pas des Americains, citoyens ballonistes! Vous n'etes que des cabo... >> A ce moment, quatre ou cinq coups de feu eclaterent, tires dans le vide. Ils ne blesserent personne. Au milieu de la fumee, l'ingenieur disparut, et, quand elle se fut dissipee, on ne trouva plus sa trace. Robur-le-Conquerant s'etait envole, comme si quelque appareil d'aviation l'eut emporte dans les airs. IV Dans lequel, a propos du valet Frycollin, l'auteur essaie de rehabiliter la lune. Certes, et plus d'une fois deja, a la suite de discussions orageuses, au sortir de leurs seances, les membres du Weldon-Institute avaient rempli de clameurs Walnut-Street et les rues adjacentes. Plus d'une fois, les habitants de ce quartier s'etaient justement plaints de ces bruyantes queues de discussions qui les troublaient jusque dans leurs domiciles. Plus d'une fois, enfin, les policemen avaient du intervenir pour assurer la circulation des passants, la plupart tres indifferents a cette question de la navigation aerienne. Mais, avant cette soiree, jamais ce tumulte n'avait pris de telles proportions, jamais les plaintes n'eussent ete plus fondees, jamais l'intervention des policemen plus necessaire. Toutefois les membres du Weldon-Institute etaient quelque peu excusables. On n'avait pas craint de venir les attaquer jusque chez eux. A ces enrages du << Plus leger que l'air >> un non moins enrage du << Plus lourd >> avait dit des choses absolument desagreables. Puis, au moment ou on allait le traiter comme il le meritait, il s'etait eclipse. Or, cela criait vengeance. Pour laisser de telles injures impunies, il ne faudrait pas avoir du sang americain dans les veines! Des fils d'Americ traites de fils de Cabot! N'etait-ce pas une insulte, d'autant plus impardonnable qu'elle tombait juste, - historiquement? Les membres du club se jeterent donc par groupes divers dans Walnut-street, puis au milieu des rues voisines, puis a travers tout le quartier. Ils reveillerent les habitants. Ils les obligerent a laisser fouiller leurs maisons, quitte a les indemniser, plus tard, du tort fait a la vie privee de chacun, laquelle est particulierement respectee chez les peuples d'origine anglo-saxonne. Vain deploiement de tracasseries et de recherches. Robur ne fut apercu nulle part. Aucune trace de lui. Il serait parti dans le _Go a head_, le ballon du Weldon-Institute, qu'il n'aurait pas ete plus introuvable. Apres une heure de perquisitions, il fallut y renoncer, et les collegues se separerent, non sans s'etre jure d'etendre leurs recherches a tout le territoire de cette double Amerique qui forme le Nouveau Continent. Vers onze heures, le calme etait a peu pres retabli dans le quartier. Philadelphie allait pouvoir se replonger dans ce bon sommeil, dont les cites, qui ont le bonheur de n'etre point industrielles, ont l'enviable privilege. Les divers membres du club ne songerent plus qu'a regagner chacun son chez-soi. Pour n'en nommer que quelques-uns des plus marquants, William T. Forbes se dirigea du cote de sa grande chiffonniere a sucre, ou Miss Doll et Miss Mat lui avaient prepare le the du soir, sucre avec sa propre glucose. Truk Milnor prit le chemin de sa fabrique, dont la pompe a feu haletait jour et nuit dans le plus recule des faubourgs. Le tresorier Jem Cip, publiquement accuse d'avoir un pied de plus d'intestins que n'en comporte la machine humaine, regagna la salle a manger ou l'attendait son souper vegetal. Deux des plus importants ballonistes - deux seulement - ne paraissaient pas songer a reintegrer de sitot leur domicile. Ils avaient profite de l'occasion pour causer avec plus d'acrimonie encore. C'etaient les irreconciliables Uncle Prudent et Phil Evans, le president et le secretaire du Weldon-Institut. A la porte du club, le valet Frycollin attendait Uncle Prudent, son maitre. Il se mit a le suivre, sans s'inquieter du sujet qui mettait aux prises les deux collegues. C'est par euphemisme que le verbe causer a ete employe pour exprimer l'acte auquel se livraient de concert le president et le secretaire du club. En realite, ils se disputaient avec une energie qui prenait son origine dans leur ancienne rivalite. << Non, monsieur, non! repetait Phil Evans. Si j'avais eu l'honneur de presider le Weldon-Institute, jamais, non, jamais il ne se serait produit un tel scandale! - Et qu'auriez-vous fait, si vous aviez eu cet honneur? demanda Uncle Prudent. - J'aurais coupe la parole a cet insulteur public, avant meme qu'il eut ouvert la bouche! - Il me semble que pour couper la parole, il faut au moins avoir laisse parler! - Pas en Amerique, monsieur, pas en Amerique! >> Et, tout en se renvoyant des reparties plus aigres que douces, ces deux personnages enfilaient des rues qui les eloignaient de plus en plus de leur demeure; ils traversaient des quartiers dont la situation les obligerait a faire un long detour. Frycollin suivait toujours; mais il ne se sentait pas rassure a voir son maitre s'engager au milieu d'endroits deja deserts. Il n'aimait pas ces endroits-la, le valet Frycollin, surtout un peu avant minuit. En effet, l'obscurite etait profonde, et la lune, dans son croissant, commencait a peine << a faire ses vingt-huit jours >> Frycollin regardait donc a droite, a gauche, si des ombres suspectes ne les epiaient point. Et precisement, il crut voir cinq ou six grands diables qui semblaient ne pas les perdre de vue. Instinctivement, Frycollin se rapprocha de son maitre; mais, pour rien au monde, il n'eut ose l'interrompre au milieu d'une conversation dont il aurait recu quelques eclaboussures. En somme, le hasard fit que le president et le secretaire du Weldon-Institute, sans s'en douter, se dirigeaient vers Fairmont-Park. La, au plus fort de leur dispute, ils traverserent la Schuylkill-river sur le fameux pont metallique; ils ne rencontrerent que quelques passants attardes, et se trouverent enfin au milieu de vastes terrains, les uns se developpant en immenses prairies, les autres ombrages de beaux arbres, qui font de ce parc un domaine unique au monde. La, les terreurs du valet Frycollin l'assaillirent de plus belle, et, avec d'autant plus de raison que les cinq ou six ombres s'etaient glissees a sa suite par le pont de la Schuylkill-river. Aussi avait-il la pupille de ses yeux si largement dilatee qu'elle s'agrandissait jusqu'a la circonference de l'iris. Et, en meme temps, tout son corps s amoindrissait, se retirait, comme s'il eut ete doue de cette contractilite speciale aux mollusques et a certains animaux articules. C'est que le valet Frycollin etait un parfait poltron. Un vrai Negre de la Caroline du Sud, avec une tete betasse sur un corps de gringalet. Tout juste age de vingt et un ans, c'est dire qu'il n'avait jamais ete esclave, pas meme de naissance, mais il n'en valait guere mieux. Grimacier, gourmand, paresseux et surtout d'une poltronnerie superbe. Depuis trois ans, il etait au service de Uncle Prudent. Cent fois, il avait failli se faire mettre a la porte; on l'avait garde, de crainte d'un pire. Et, pourtant, mele a la vie d'un maitre toujours pret a se lancer dans les plus audacieuses entreprises, Frycollin devait s'attendre a maintes occasions dans lesquelles sa couardise aurait ete mise a de rudes epreuves. Mais il y avait des compensations. On ne le chicanait pas trop sur sa gourmandise, encore moins sur sa paresse. Ah! valet Frycollin, si tu avais pu lire dans l'avenir! Aussi pourquoi Frycollin n'etait-il pas reste a Boston, au service d'une certaine famille Sneffel qui, sur le point de faire un voyage en Suisse, y avait renonce a cause des eboulements? N'etait-ce pas la maison qui convenait a Frycollin, et non celle de Uncle Prudent, ou la temerite etait en permanence? Enfin, il y etait, et son maitre avait meme fini par s'habituer a ses defauts. Il avait une qualite, d'ailleurs. Bien qu'il fut negre d'origine, il ne parlait pas negre, - ce qui est a considerer, car rien de desagreable comme cet odieux jargon dans lequel l'emploi du pronom possessif et des infinitifs est pousse jusqu'a l'abus. Donc, il est bien etabli que le valet Frycollin etait poltron, et, ainsi qu'on le dit, << poltron comme la lune >>. Or, a ce propos, il n'est que juste de protester contre cette comparaison insultante pour la blonde Phebe, la douce Helene, la chaste sœur du radieux Apollon. De quel droit accuser de poltronnerie un astre qui, depuis que le monde est monde, a toujours regarde la terre en face, sans jamais lui tourner le dos? Quoi qu'il en soit, a cette heure - il etait bien pres de minuit - le croissant de la << pale calomniee >> commencait a disparaitre a l'ouest derriere les hautes ramures du parc. Ses rayons, glissant a travers les branches, semaient quelques decoupures sur le sol. Les dessous du bois en paraissaient moins sombres. Cela permit a Frycollin de porter un regard plus inquisiteur. << Brr! fit-il. Ils sont toujours la, ces coquins! Positivement, ils se rapprochent! >> Il n'y tint plus, et, allant vers son maitre : << Master Uncle >>, dit-il. C'est ainsi qu'il le nommait et que le president du Weldon-Institute voulait etre nomme. En ce moment, la dispute des deux rivaux etait arrivee au plus haut degre. Et, comme ils s'envoyaient promener l'un l'autre, Frycollin fut brutalement prie de prendre sa part de cette promenade. Puis, tandis qu'ils se parlaient les yeux dans les yeux, Uncle Prudent s'enfoncait plus avant a travers les prairies desertes de Fairmont-Park, s'eloignant toujours de la Schuylkill-river et du pont qu'il fallait reprendre pour rentrer dans la ville. Tous trois se trouverent alors au centre d'une haute futaie d'arbres, dont la cime s'impregnait des dernieres lueurs lunaires. A la limite de cette futaie s'ouvrait une large clairiere, vaste champ ovale, merveilleusement dispose pour les luttes d'un ring. Pas un accident de terrain n'y eut gene le galop des chevaux, pas un bouquet d'arbres n'aurait arrete le regard des spectateurs le long d'une piste circulaire de plusieurs milles. Et cependant, si Uncle Prudent et Phil Evans n'eussent pas ete occupes de leurs disputes, s'ils avaient regarde avec quelque attention, ils n'auraient plus retrouve a la clairiere son aspect habituel. Etait-ce donc une minoterie qui s'y etait fondee depuis la veille? En verite, on eut dit une minoterie, avec l'ensemble de ses moulins a vent, dont les ailes, immobiles alors, grimacaient dans la demi-ombre? Mais ni le president ni le secretaire du Weldon-Institute ne remarquerent cette etrange modification apportee au paysage de Fairmont-Park. Frycollin n'en vit rien non plus. Il lui semblait que les rodeurs s'approchaient, se resserraient comme au moment d'un mauvais coup. Il en etait a la peur convulsive, paralyse dans ses membres, herisse dans son systeme pileux, - enfin au dernier degre de l'epouvante. Toutefois, pendant que ses genoux flechissaient, il eut encore la force de crier une derniere fois : << Master Uncle!... Master Uncle! - Eh! qu'y a-t-il donc a la fin! repondit Uncle Prudent. >> Peut-etre Phil Evans et lui n'auraient-ils pas ete faches de soulager leur colere en rossant d'importance le malheureux valet. Mais il n'en eurent pas le temps, pas plus que celui-ci n'eut le temps de leur repondre. Un coup de sifflet venait d'etre lance sous bois. A l'instant, une sorte d'etoile electrique s'alluma au milieu de la clairiere. Un signal, sans doute, et, dans ce cas, c'est que le moment etait venu d'executer quelque œuvre de violence. En moins de temps qu'il n'en faut pour l'imaginer, six hommes bondirent a travers la futaie, deux sur Uncle Prudent, deux sur Phil Evans, deux sur le valet Frycollin, - ces deux derniers de trop, evidemment, car le Negre etait incapable de se defendre. Le president et le secretaire du Weldon-Institute, quoique surpris par cette attaque, voulurent resister. Ils n'en eurent ni le temps ni la force. En quelques secondes, rendus aphones par un baillon, aveugles par un bandeau, maitrises, ligotes, ils furent emportes rapidement a travers la clairiere. Que devaient-ils penser, sinon qu'ils avaient affaire a cette race de gens peu scrupuleux, qui n'hesitent point a depouiller les gens attardes au fond des bois? Il n'en fut rien, cependant. On ne les fouilla meme pas, bien que Uncle Prudent eut toujours sur lui, suivant son habitude, quelques milliers de dollars-papier. Bref, une minute apres cette agression, sans qu'aucun mot eut ete echange entre les agresseurs, Uncle Prudent, Phil Evans et Frycollin sentaient qu'on les deposait doucement, non sur l'herbe de la clairiere, mais sur une sorte de plancher que leur poids fit gemir. La, ils furent accotes l'un pres de l'autre. Une porte se referma sur eux. Puis, le grincement d'un pene dans une gache leur apprit qu'ils etaient prisonniers. Il se fit alors un bruissement continu, comme un fremissement, un frrrr, dont les rrr se prolongeaient a l'infini, sans qu'aucun autre bruit fut perceptible au milieu de cette nuit si calme. ................................. Quel emoi, le lendemain, dans Philadelphie! Des les premieres heures, on savait ce qui s'etait passe la veille a la seance du Weldon-Institute : l'apparition d'un mysterieux personnage, un certain ingenieur nomme Robur - Robur-le-Conquerant! - la lutte qu'il semblait vouloir engager contre les ballonistes, puis sa disparition inexplicable. Mais ce fut bien une autre affaire, lorsque toute la ville apprit que le president et le secretaire du club, eux aussi, avaient disparu pendant la nuit du 12 au 13 juin. Ce que l'on fit de recherches dans toute la cite et aux environs! Inutilement, d'ailleurs. Les feuilles publiques de Philadelphie, puis les journaux de la Pennsylvanie, puis ceux de toute l'Amerique, s'emparerent du fait et l'expliquerent de cent facons, dont aucune ne devait etre la vraie. Des sommes considerables furent promises par annonces et affiches - non seulement a qui retrouverait les honorables disparus, mais a quiconque pourrait produire quelque indice de nature a mettre sur leurs traces. Rien n'aboutit. La terre se serait entrouverte pour les engloutir, que le president et le secretaire du Weldon-Institute n'auraient pas ete plus supprimes de la surface du globe. A ce propos, les journaux du gouvernement demanderent que le personnel de la police fut augmente dans une forte proportion, puisque de pareils attentats pouvaient se produire contre les meilleurs citoyens des Etats-Unis - et ils avaient raison... Il est vrai, les journaux de l'opposition demanderent que ce personnel fut licencie comme inutile, puisque de pareils attentats pouvaient se produire, sans qu'il fut possible d'en retrouver les auteurs - et peut-etre n'avaient-ils pas tort. En somme, la police resta ce qu'elle etait, ce qu'elle sera toujours dans le meilleur des mondes qui n'est pas parfait et ne saurait l'etre. V Dans lequel une suspension d'hostilites est consentie entre le president et le secretaire du Weldon-Institute. Un bandeau sur les yeux, un baillon dans la bouche, une corde aux poignets, une corde aux pieds, donc impossible de voir, de parler, de se deplacer. Cela n'etait pas fait pour rendre plus acceptable la situation de Uncle Prudent, de Phil Evans et du valet Frycollin. En outre, ne point savoir quels sont les auteurs d'un pareil rapt, en quel endroit on a ete jete comme de simples colis dans un wagon de bagages, ignorer ou l'on est, a quel sort on est reserve, il y avait la de quoi exasperer les plus patients de l'espece ovine, et l'on sait que les membres du Weldon-Institute ne sont pas precisement des moutons pour la patience. Etant donne sa violence de caractere, on imagine aisement dans quel etat Uncle Prudent devait etre. En tout cas, Phil Evans et lui devaient penser qu'il leur serait difficile de prendre place, le lendemain soir, au bureau du club. Quant a Frycollin, yeux fermes, bouche close, il lui etait impossible de songer a quoi que ce fut. Il etait plus mort que vif. Pendant une heure, la situation des prisonniers ne se modifia pas. Personne ne vint les visiter ni leur rendre la liberte de mouvement et de parole, dont ils auraient eu si grand besoin. Ils etaient reduits a des soupirs etouffes, a des << heins! >> pousses a travers leurs baillons, a des soubresauts de carpes qui se pament hors de leur bassin natal. Ce que cela indiquait de colere muette, de fureur rentree ou plutot ficelee, on le comprend de reste. Puis, apres ces infructueux efforts, ils demeurerent quelque temps inertes. Et alors, puisque le sens de la vue leur manquait, ils s'essayerent a tirer, par le sens de l'ouie, quelque indice de ce qu'etait cet inquietant etat de choses. Mais en vain cherchaient-ils a surprendre d'autre bruit que l'interminable et inexplicable frrrr qui semblait les envelopper d'une atmosphere frissonnante. Cependant, il arriva ceci : c'est que Phil Evans, procedant avec calme, parvint a relacher la corde qui lui liait les poignets. Puis, peu a peu, le nœud se desserra, ses doigts glisserent les uns sur les autres, ses mains reprirent leur aisance habituelle. Un vigoureux frottement retablit la circulation, genee par le ligotement. Un instant apres, Phil Evans avait enleve le bandeau qui lui couvrait les yeux, arrache le baillon de sa bouche, coupe les cordes avec la fine lame de son << bowie-knife >>. Un Americain qui n'aurait pas toujours son bowie-knife en poche ne serait plus un Americain. Du reste, si Phil Evans y gagna de pouvoir remuer et parler, ce fut tout. Ses yeux ne trouverent pas a s'exercer utilement, - en ce moment, du moins. Obscurite complete dans cette cellule. Toutefois, un peu de clarte filtrait a travers une sorte de meurtriere, percee dans la paroi a six ou sept pieds de hauteur. On le pense bien, quoi qu'il en eut, Phil Evans n'hesita pas un instant a delivrer son rival. Quelques coups de bowie-knife suffirent a trancher les nœuds qui le serraient aux pieds et aux mains. Aussitot Uncle Prudent, a demi enrage, de se redresser sur les genoux, d'arracher bandeau et baillon; puis, d'une voix etranglee : << Merci! dit-il. - Non!... Pas de remerciements, repondit l'autre. - Phil Evans? - Uncle Prudent?... - Ici, plus de president ni de secretaire du WeldonInstitute, plus d'adversaires! - Vous avez raison, repondit Phil Evans. Il n'y a plus que deux hommes qui ont a se venger d'un troisieme, dont l'attentat exige de severes represailles. Et ce troisieme... - C'est Robur !... - C'est Robur! >> Voila donc un point sur lequel les deux ex-concurrents furent absolument d'accord. A ce sujet, aucune dispute a craindre. << Et votre valet? fit observer Phil Evans, montrant Frycollin qui soufflait comme un phoque, il faut le deficeler. - Pas encore, repondit Uncle Prudent. Il nous assommerait de ses jeremiades, et nous avons autre chose a faire qu'a recriminer. - Quoi donc, Uncle Prudent? - A nous sauver, si c'est possible. - Et meme si c'est impossible. - Vous avez raison, Phil Evans, meme si c'est impossible! >> Quant a douter un instant que cet enlevement dut etre attribue a cet etrange Robur, cela ne pouvait venir a la pensee du president et de son collegue. En effet, de simples et honnetes voleurs, apres leur avoir derobe montres, bijoux, portefeuilles, porte-monnaie, les auraient jetes au fond de la Schuylkill-river, avec un bon coup de couteau dans la gorge, au lieu de les enfermer au fond de... De quoi? - Grave question, en verite, qu'il convenait d'elucider, avant de commencer les preparatifs d'une evasion avec quelques chances de succes. << Phil Evans, reprit Uncle Prudent, apres notre sortie de cette seance, au lieu d'echanger des amenites sur lesquelles il n'y a pas lieu de revenir, nous aurions mieux fait d'etre moins distraits. Si nous etions restes dans les rues de Philadelphie, rien de tout cela ne serait arrive. Evidemment, ce Robur s'etait doute de ce qui allait se passer au club; il prevoyait les coleres que son attitude provocante devait soulever, il avait place a la porte quelques-uns de ses bandits pour lui preter main-forte. quand nous avons quitte la rue Walnut, ces sbires nous ont epies, suivis, et, lorsqu'ils nous ont vus imprudemment engages dans les avenues de Fairmont-Park, ils ont eu la partie belle. - D'accord, repondit Phil Evans. Oui! nous avons eu grand tort de ne pas regagner directement notre domicile. - On a toujours tort de ne pas avoir raison >>, repondit Uncle Prudent. En ce moment, un long soupir s'echappa du coin le plus obscur de la cellule. Qu'est-ce cela? demanda Phil Evans. - Rien!... Frycollin qui reve. Et Uncle Prudent reprit : Entre le moment ou nous avons ete saisis, a quelques pas de la clairiere, et le moment ou on nous a jetes dans ce reduit, il ne s'est pas ecoule plus de deux minutes. Il est donc evident que ces gens ne nous ont pas entraines au-dela de Fairmont-Park. - Et s'ils l'avaient fait, nous aurions bien senti un mouvement de translation. - D'accord, repondit Uncle Prudent. Donc il n'est pas douteux que nous soyons enfermes dans le compartiment d'un vehicule, - peut-etre un de ces longs chariots des Prairies, ou quelque voiture de saltimbanques... - Evidemment! Si c'etait un bateau amarre aux rives de la Schuylkill-river, cela se reconnaitrait a certains balancements que le courant lui imprimerait d'un bord a l'autre. - D'accord, toujours d'accord, repeta Uncle Prudent, et je pense que, puisque nous sommes encore dans la clairiere, c'est le moment ou jamais de fuir, quitte a retrouver plus tard ce Robur... - Et a lui faire payer cher cette atteinte a la liberte de deux citoyens des Etats-Unis d'Amerique! - Cher... tres cher! - Mais quel est cet homme?... D'ou vient-il?... Est-ce un Anglais, un Allemand, un Francais...? - C'est un miserable, cela suffit, repondit Uncle Prudent. - Maintenant, a l'œuvre! >> Tous deux, les mains tendues, les doigts Ouverts, palperent alors les parois du compartiment pour y trouver un joint ou une fissure. Rien. Rien, non plus, a la porte. Elle etait hermetiquement fermee, et il eut ete impossible de faire sauter la serrure. Il fallait donc pratiquer un trou et s'echapper par ce trou. Restait la question de savoir si les bowie-knifes pourraient entamer les parois, si leurs lames ne s'emousseraient pas ou ne se briseraient pas dans ce travail. << Mais d'ou vient ce fremissement qui ne cesse pas? demanda Phil Evans, tres surpris de ce frrrr continu. - Le vent, sans doute, repondit Uncle Prudent. - Le vent ?... Jusqu'a minuit, il me semble que la soiree a ete absolument calme... - Evidemment, Phil Evans. Si ce n'etait pas le vent, que voudriez-vous que ce fut? >> Phil Evans, apres avoir degage la meilleure lame de son couteau, essaya d'entamer les parois pres de la porte. Peut-etre suffirait-il de faire un trou pour l'ouvrir par l'exterieur, si elle n'etait maintenue que par un verrou, ou si la clef avait ete laissee dans la serrure. Quelques minutes de travail n'eurent d'autre resultat que d'ebrecher les lames du bowie-knife, de les epointer, de les transformer en scies a mille dents. << Ca ne mord pas, Phil Evans? - Non. - Est-ce que nous serions dans une cellule en tole? - Point, Uncle Prudent: Ces parois, quand on les frappe, ne rendent aucun son metallique. - Du bois de fer, alors? - Non! ni fer ni bois. - Qu'est-ce alors? - Impossible de le dire, mais, en tout cas, une substance sur laquelle l'acier ne peut mordre. >> Uncle Prudent, pris d'un violent acces de colere, jura, frappa du pied le plancher sonore, tandis que ses mains cherchaient a etrangler un Robur imaginaire. << Du calme, Uncle Prudent, lui dit Phil Evans, du calme! Essayez a votre tour. >> Uncle Prudent essaya, mais le bowie-knife ne put entamer une paroi qu'il ne parvenait meme pas a rayer de ses meilleures lames, comme si elle eut ete de cristal. Donc, toute fuite devenait impraticable, en admettant qu'elle eut pu etre tentee, la porte une fois ouverte. Il fallut se resigner, momentanement, ce qui n'est guere dans le temperament yankee, et tout attendre du hasard, ce qui doit repugner a des esprits eminemment pratiques. Mais ce ne fut pas sans objurgations, gros mots, violentes invectives a l'adresse de ce Robur - lequel ne devait point etre homme a s'en emouvoir. pour peu qu'il se montrat dans la vie privee le personnage qu'il avait ete au milieu du Weldon-Institute. Cependant Frycollin commencait a donner quelques signes non equivoques de malaise. Soit qu'il eprouvat des crampes a l'estomac ou des crampes dans les membres, il se demenait d'une lamentable facon. Uncle Prudent crut devoir mettre un terme a cette gymnastique, en coupant les cordes qui serraient le Negre. Peut-etre eut-il lieu de s'en repentir. Ce fut aussitot une interminable litanie, dans laquelle les affres de l'epouvante se melaient aux souffrances de la faim. Frycollin n'etait pas moins pris par le cerveau que par l'estomac. Il eut ete difficile de dire auquel de ces deux visceres le Negre etait plus particulierement redevable de ce qu'il eprouvait. << Frycollin! s'ecria Uncle Prudent. - Master Uncle!... Master Uncle!... repondit le Negre entre deux vagissements lugubres. Il est possible que nous soyons condamnes a mourir de faim dans cette prison. Mais nous sommes decides a ne succomber que lorsque nous aurons epuise tous les moyens d'alimentation susceptibles de prolonger notre vie... - Me manger? s'ecria Frycollin. - Comme on fait toujours d'un Negre en pareille occurrence!... Ainsi, Frycollin, tache de te faire oublier... - Ou l'on te Fry-cas-se-ra! ajouta Phil Evans. >> Et, tres serieusement, Frycollin eut peur d'etre employe a la prolongation de deux existences evidemment plus precieuses que la sienne. Il se borna donc a gemir in petto. Cependant le temps s'ecoulait, et toute tentative pour forcer la porte ou la paroi etait demeuree infructueuse. En quoi etait cette paroi, impossible de le reconnaitre. Ce n'etait pas du metal, ce n'etait pas du bois, ce n'etait pas de la pierre. En outre, le plancher de la cellule semblait fait de la meme matiere. Lorsqu'on le frappait du pied, il rendait un son particulier, que Uncle Prudent aurait eu quelque peine a classer dans la categorie des bruits connus. Autre remarque : en dessous, ce plancher paraissait sonner le vide, comme s'il n'eut pas directement repose sur le sol de la clairiere. Oui! l'inexplicable frrr semblait en caresser la face inferieure. Tout cela n'etait pas rassurant. << Uncle Prudent? dit Phil Evans. - Phil Evans? repondit Uncle Prudent. - Pensez-vous que notre cellule se soit deplacee? En aucune facon. - Pourtant, au premier moment de notre incarceration, j'ai pu distinctement percevoir la fraiche odeur de l'herbe et la senteur resineuse des arbres du parc. Maintenant, j'ai beau humer l'air, il me semble que toutes ces senteurs ont disparu... - En effet. - Comment expliquer cela? Expliquons-le de n'importe quelle facon, Phil Evans, excepte par l'hypothese que notre prison ait change de place. Je le repete, si nous etions sur un chariot en marche ou sur un bateau en derive, nous le sentirions. >> Frycollin poussa alors un long gemissement qui eut pu passer pour son dernier soupir, s'il n'eut ete suivi de plusieurs autres. << J'aime a croire que ce Robur nous fera bientot comparaitre devant lui, reprit Phil Evans. - Je l'espere bien, s'ecria Uncle Prudent, et je lui dirai... - Quoi? - Qu'apres avoir debute comme un insolent, il a fini comme un coquin! >> En ce moment, Phil Evans observa que le jour commencait a se faire. Une lueur, vague encore, filtrait a travers l'etroite meurtriere, evidee dans la partie superieure de la paroi, a l'oppose de la porte. Il devait donc etre quatre heures du matin, environ, puisque c'est a cette heure que, dans ce mois de juin et sous cette latitude, l'horizon de Philadelphie se blanchit des premiers rayons du matin. Cependant, quand Uncle Prudent eut fait sonner sa montre a repetition - chef-d'œuvre qui provenait de l'usine meme de son collegue -, le petit timbre n'indiqua que trois heures moins le quart, bien que la montre ne se fut point arretee. << Bizarre! dit Phil Evans. A trois heures moins le quart, il devrait encore faire nuit. - Il faudrait donc que ma montre eut eprouve un retard..., repondit Uncle Prudent. - Une montre de la Walton Watch Company! >> s'ecria Phil Evans Quoi qu'il en fut, c'etait bien le jour qui se levait. Peu a peu, la meurtriere se dessinait en blanc dans la profonde obscurite de la cellule. Cependant, si l'aube apparaissait plus, hativement que ne le permettait le quarantieme parallele, qui est celui de Philadelphie, elle ne se faisait pas avec cette rapidite speciale aux basses latitudes. Nouvelle observation de Uncle Prudent a ce sujet, nouveau phenomene inexplicable. << On pourrait peut-etre se hisser jusqu'a la meurtriere, fit observer Phil Evans, et tacher de voir ou on est? - On le peut >>, repondit Uncle Prudent. Et, s'adressant a Frycollin : << Allons, Fry, haut sur pied! >> Le Negre se redressa. Appuie ton dos contre cette paroi, reprit Uncle Prudent, et vous, Phil Evans, veuillez monter sur l'epaule de ce garcon, pendant que je contre-buterai afin qu'il ne vous manque pas. - Volontiers >>, repondit Phil Evans. Un instant apres, les deux genoux sur les epaules de Frycollin, il avait ses yeux a la hauteur de la meurtriere. Cette meurtriere etait fermee, non par un verre lenticulaire comme celui d'un hublot de navire, mais par une simple vitre. Bien qu'elle ne fut pas tres epaisse, elle genait le regard de Phil Evans, dont le rayon de vue etait excessivement borne. << Eh bien, cassez cette vitre, dit Uncle Prudent, et peut-etre pourrez-vous mieux voir? >> Phil Evans donna un violent coup du manche de son bowie-knife sur la vitre qui rendit un son argentin mais ne cassa pas. Second coup plus violent. Meme resultat. << Bon! s'ecria Phil Evans, du verre incassable! >> En effet, il fallait que cette vitre fut faite d'un verre trempe d'apres les procedes de l'inventeur Siemens, puisque, malgre des coups repetes, elle demeura intacte. Toutefois, l'espace etait assez eclaire maintenant pour que le regard put s'etendre au-dehors - du moins dans la limite du champ de vision coupe par l'encadrement de la meurtriere. << Que voyez-vous? demanda Uncle Prudent. - Rien. - Comment? Pas un massif d'arbres? - Non. - Pas meme le haut des branches? - Pas meme. - Nous ne sommes donc plus au centre de la clairiere? - Ni dans la clairiere ni dans le parc. - Apercevez-vous au moins des toits de maisons, des faites de monuments? dit Uncle Prudent, dont le desappointement, mele de fureur, ne cessait de s'accroitre. - Ni toits ni faites. - Quoi! pas meme un mat de pavillon, pas meme un clocher d'eglise, pas meme une cheminee d'usine? - Rien que l'espace. Juste a ce moment, la porte de la cellule s'ouvrit. Un homme apparut sur le seuil. C'etait Robur. << Honorables ballonistes, dit-il d'une voix grave, vous etes maintenant libres d'aller et de venir... - Libres! s'ecria Uncle Prudent. - Oui... dans les limites de l'Albatros! >> Uncle Prudent et Phil Evans se precipiterent hors de la cellule. Et que virent-ils? A douze ou treize cents metres au-dessous d'eux, la surface d'un pays qu'ils cherchaient en vain a reconnaitre. VI Les ingenieurs, les mecaniciens et autres savants feraient peut-etre bien de passer. << A quelle epoque l'homme cessera-t-il de ramper dans les bas-fonds pour vivre dans l'azur et la paix du ciel? >> A cette demande de Camille Flammarion, la reponse est facile : ce sera a l'epoque ou les progres de la mecanique auront permis de resoudre le probleme de l'aviation. Et, depuis quelques annees - on le prevoyait - une utilisation plus pratique de l'electricite devait conduire a la solution du probleme. En 1783, bien avant que les freres Montgolfier eussent construit la premiere montgolfiere, et le physicien Charles son premier ballon, quelques esprits aventureux avalent reve la conquete de l'espace au moyen d'appareils mecaniques. Les premiers inventeurs n'avaient donc pas songe aux appareils plus legers que l'air - ce que la physique de leur temps n'eut point permis d'imaginer. C'etait aux appareils plus lourds que lui, aux machines volantes, faites a l'imitation de l'oiseau, qu'ils demandaient de realiser la locomotion aerienne. C'est precisement ce qu'avait fait ce fou d'Icare, fils de Dedale, dont les ailes, attachees avec de la cire, tomberent aux approches du soleil. Mais, sans remonter jusqu'aux temps mythologiques, parler d'Archytas de Tarente, on trouve deja dans les travaux de Dante de Perouse, de Leonard de Vinci, de Guidotti, l'idee de machines destinees a se mouvoir au milieu de l'atmosphere. Deux siecles et demi apres, les inventeurs commencent a se multiplier. En 1742, le marquis de Bacqueville fabrique un systeme d'ailes, l'essaie au-dessus de la Seine et se casse le bras en tombant. En 1768, Paucton concoit la disposition d'un appareil a deux helices suspensive et propulsive. En 1781, Meerwein, architecte du prince de Bade, construit une machine a mouvement orthopterique, et proteste contre la direction des aerostats qui venaient d'etre inventes. En 1784, Launoy et Bienvenu font manœuvrer un helicoptere, mu par des ressorts. En 1808, essais de vol par l'Autrichien Jacques Degen. En 1810, brochure de Deniau, de Nantes, ou les principes du << Plus lourd que l'air >> sont poses. Puis, de 1811 a 1840, etudes et inventions de Berblinger, de Vignal, de Sarti, de Dubochet, de Cagniard de Latour. En 1842, on trouve l'Anglais Henson avec son systeme de plans inclines et d'helices actionnees par la vapeur; en 1845, Cossus et son appareil a helices ascensionnelles; en 1847, Camille Vert et son helicoptere a ailes de plumes; en 1852, Letur avec son systeme de parachute dirigeable, dont l'experience lui couta la vie; en la meme annee, Michel Loup avec son plan de glissement muni de quatre ailes tournantes; en 1853, Beleguic et son aeroplane mu par des helices de traction, Vaussin-Chardannes avec son cerf-volant libre dirigeable, Georges Cauley avec ses plans de machines volantes, pourvues d'un moteur a gaz. De 1854 a 1863, apparaissent Joseph Pline, brevete pour plusieurs systemes aeriens, Breant, Carlingford, Le Bris, Du Temple, Bright, dont les helices ascensionnelles tournent en sens inverse, Smythies, Panafieu, Crosnier, etc. Enfin, en 1863, grace aux efforts de Nadar, une Societe du Plus lourd que l'air est fondee a Paris. La les inventeurs font experimenter des machines dont quelques-unes sont deja brevetees : de Ponton d'Amecourt et son helicoptere a vapeur, de la Landelle et son systeme a combinaisons d'helices avec plans inclines et parachutes, de Louvrie et son aeroscaphe, d'Esterno et son oiseau mecanique, de Groof et son appareil a ailes mues par des leviers. L'elan etait donne, les inventeurs inventent, les calculateurs calculent tout ce qui doit rendre pratique la locomotion aerienne. Bourcart, Le Bris, Kaufmann, Smyth, Stringfellow, Prigent, Danjard, Pomes et de la Pauze, Moy, Penaud, Jobert, Hureau de Villeneuve, Achenbach, Garapon, Duchesne, Danduran, Parisel, Dieuaide, Melkisff, Forlanini, Brearey, Tatin, Dandrieux, Edison, les uns avec des ailes ou des helices, les autres avec des plans inclines, imaginent, creent, fabriquent, perfectionnent leurs machines volantes qui seront pretes a fonctionner le jour ou un moteur d'une puissance considerable et d'une legerete excessive leur sera applique par quelque inventeur. Que l'on pardonne cette nomenclature un peu longue. Ne fallait-il pas montrer tous ces degres de l'echelle de la locomotion aerienne au sommet de laquelle apparait Robur-le-Conquerant? Sans les tatonnements, les experiences de ses devanciers, l'ingenieur eut-il pu concevoir un appareil si parfait? Non, certes! Et, s'il n'avait que dedains pour ceux qui s'obstinent encore a chercher la direction des ballons, il tenait en haute estime tous les partisans du << Plus lourd que l'air >>, Anglais, Americains, Italiens, Autrichiens, Francais, - Francais surtout, dont les travaux, perfectionnes par lui, l'avaient amene a creer, puis a construire cet engin volateur, l'Albatros, lance a travers les courants de l'atmosphere. << Pigeon vole! s'etait ecrie l'un des plus persistants adeptes de l'aviation. << On foulera l'air comme on foule la terre! avait repondu un de ses plus acharnes partisans. - A locomotive, aeromotive! >> avait jete le plus bruyant de tous, qui embouchait les trompettes de la publicite pour reveiller l'Ancien et le Nouveau Monde. Rien de mieux etabli, en effet, par experience et par calcul, que l'air est un point d'appui tres resistant. Une circonference d'un metre de diametre, formant parachute, peut non seulement moderer une descente dans l'air, mais aussi la rendre isochrone. Voila ce qu'on savait. On savait egalement que, quand la vitesse de translation est grande, le travail de pesanteur varie a peu pres en raison inverse du carre de cette vitesse et devient presque insignifiant. On savait encore que plus le poids d'un animal volant augmente, moins augmente proportionnellement la surface ailee necessaire pour le soutenir, bien que les mouvements qu'il doit faire soient plus lents. Un appareil d'aviation doit donc etre construit de maniere a utiliser ces lois naturelles, a imiter l'oiseau, ce type admirable de la locomotion aerienne >>, a dit le docteur Marey, de l'Institut de France. En somme, les appareils qui peuvent resoudre ce probleme se resument en trois sortes : 10 Les helicopteres ou spiraliferes, qui ne sont que des helices a axes verticaux; 20 Les orthopteres, engins qui tendent a reproduire le vol naturel des oiseaux; 30 Les aeroplanes, qui ne sont, a vrai dire, que des plans inclines, comme le cerf-volant, mais remorques ou pousses par des helices horizontales. Chacun de ces systemes avait eu et a meme encore des partisans decides a ne rien ceder sur ce point. Cependant, Robur, par bien des considerations, avait rejete les deux premiers. Que l'orthoptere, l'oiseau mecanique, presente certains avantages, nul doute. Les travaux, les experiences de M. Renaud, en 1884, l'ont prouve. Mais, ainsi qu'on le lui avait dit, il ne faut pas servilement imiter la nature. Les locomotives n'ont pas ete copiees sur les lievres, ni les navires a vapeur sur les poissons. Aux premieres on a mis des roues qui ne sont pas des jambes, aux seconds des helices qui ne sont point des nageoires. Et ils n'en marchent pas plus mal. Au contraire. D'ailleurs, sait-on ce qui se fait mecaniquement dans le vol des oiseaux dont les mouvements sont tres complexes? Le docteur Marey n'a-t-il pas soupconne que les pennes s'entrouvrent pendant le relevement de l'aile pour laisser passer l'air, mouvement au moins bien difficile a produire avec une machine artificielle? D'autre part, que les aeroplanes eussent donne quelques bons resultats, ce n'etait pas douteux. Les helices opposant un plan oblique a la couche d air, c'etait le moyen de produire un travail d'ascension, et les petits appareils experimentes prouvaient que le poids disponible, c'est-a-dire, celui dont on peut disposer en dehors de celui de l'appareil, augmente avec le carre de la vitesse. Il y avait la de grands avantages - superieurs meme a ceux des aerostats soumis a un mouvement de translation. Neanmoins, Robur avait pense que ce qu'il y avait de meilleur, c'etait encore ce qu'il y aurait de plus simple. Aussi, les helices - ces << saintes helices >> - qu'on lui avait jetees a la tete au Weldon-lnstitute - avaient-elles suffi a tous les besoins de sa machine volante. Les unes tenaient l'appareil suspendu dans l'air, les autres le remorquaient dans des conditions merveilleuses de vitesse et de securite. En effet, theoriquement, au moyen d'une helice d'un pas suffisamment court mais d'une surface considerable, ainsi que l'avait dit M. Victor Tatin, on pourrait, << en poussant les choses a l'extreme, soulever un poids indefini avec la force la plus minime >>. Si l'orthoptere - battement d'ailes des oiseaux - s'eleve en s'appuyant normalement sur l'air, l'helicoptere s'eleve en le frappant obliquement avec les branches de son helice, comme s'il montait sur un plan incline. En realite, ce sont des ailes en helice au lieu d'etre des ailes en aube. L'helice marche necessairement dans la direction de son axe. Cet axe est-il vertical? elle se deplace verticalement. Est-il horizontal? elle se deplace horizontalement. Tout l'appareil volant de l'ingenieur Robur etait dans ces deux fonctionnements. En voici la description exacte, qui peut se scinder en trois parties essentielles : la plate-forme, les engins de suspension et de propulsion, la machinerie. Plate-forme. - C'est un bati, long de trente metres, large de quatre, veritable pont de navire avec proue en forme d'eperon. Au-dessous, s'arrondit une coque, solidement membree, qui renferme les appareils destines a produire la puissance mecanique, la soute aux munitions, les apparaux, les outils, le magasin general pour approvisionnements de toutes sortes, y compris les caisses a eau du bord. Autour du bati, quelques legers montants, relies par un treillis de fil de fer, supportent une rambarde qui sert de main-courante. A sa surface s'elevent trois roufles, dont les compartiments sont affectes, les uns au logement du personnel, les autres a la machinerie. Dans le roufle central fonctionne la machine qui actionne tous les engins de suspension; dans celui de l'avant la machine du propulseur de l'avant; dans celui de l'arriere, la machine du propulseur de l'arriere, - ces trois machines ayant chacune leur mise en train speciale. Du cote de la proue, dans le premier roufle, se trouvent l'office, la cuisine et le poste de l'equipage. Du cote de la poupe, dans le dernier roufle, sont disposees plusieurs cabines, entre autres, celle de l'ingenieur, une salle a manger, puis, au-dessus, une cage vitree dans laquelle se tient le timonier qui dirige l'appareil au moyen d'un puissant gouvernail. Tous ces roufles sont eclaires par des hublots, fermes de verres trempes qui ont dix fois la resistance du verre ordinaire. Au-dessous de la coque est etabli un systeme de ressorts flexibles, destines a adoucir les heurts, bien que l'atterrissage puisse se faire avec une douceur extreme, tant l'ingenieur est maitre des mouvements de l'appareil. Engins de suspension et de propulsion. - Au-dessus de la plate-forme, trente-sept axes se dressent verticalement, dont quinze en abord, de chaque cote, et sept plus eleves au milieu. On dirait un navire a trente-sept mats. Seulement ces mats, au lieu de voiles, portent chacun deux helices horizontales, d'un pas et d'un diametre assez courts, mais auxquelles on peut imprimer une rotation prodigieuse. Chacun de ces axes a son mouvement independant du mouvement des autres, et, en outre, de deux en deux, chaque axe tourne en sens inverse - disposition necessaire pour que l'appareil ne soit pas pris d'un mouvement de giration. De la sorte, les helices, tout en continuant a s'elever sur la colonne d'air verticale, se font equilibre contre la resistance horizontale. Consequemment, l'appareil est muni de soixante-quatorze helices suspensives, dont les trois branches sont maintenues exterieurement par un cercle metallique, qui, faisant fonction de volant, economise la force motrice. A l'avant et a l'arriere, montees sur axes horizontaux, deux helices propulsives, a quatre branches, d'un pas inverse tres allonge tournent en sens different et communiquent le mouvement de propulsion. Ces helices, d'un diametre plus grand que celui des helices de suspension, peuvent egalement tourner avec une excessive vitesse. En somme, cet appareil tient a la fois des systemes qui ont ete preconises par MM. Cossus, de la Landelle et de Ponton d'Amecourt, systemes perfectionnes par l'ingenieur Robur. Mais c'est surtout dans le choix et l'application de la force motrice qu'il a le droit d'etre considere comme inventeur. Machinerie. - Ce n'est ni a la vapeur d'eau ou autres liquides, ni a l'air comprime ou autres gaz elastiques, ni aux melanges explosifs susceptibles de produire une action mecanique, que Robur a demande la puissance necessaire a soutenir et a mouvoir son appareil. C'est a l'electricite, a cet agent qui sera, un jour, l'ame du monde industriel. D'ailleurs, nulle machine electromotrice pour le produire. Rien que des piles et des accumulateurs. Seulement, quels sont les elements qui entrent dans la composition de ces piles, quels acides les mettent en activite? c'est le secret de Robur. De meme pour les accumulateurs. De quelle nature sont leurs lames positives et negatives? on ne sait. L'ingenieur s'etait bien garde - et pour cause - de prendre un brevet d'invention. En somme, resultat non contestable : des piles d'un rendement extraordinaire, des acides d'une resistance presque absolue a l'evaporation ou a la congelation, des accumulateurs qui laissent tres loin les Faure-Sellon-Volckmar, enfin des courants dont les amperes se chiffrent en nombres inconnus jusqu'alors. De la, une puissance en chevaux electriques pour ainsi dire infinie, actionnant les helices qui communiquent a l'appareil une force de suspension et de propulsion superieure a tous ses besoins, en n'importe quelle circonstance. Mais, il faut le repeter, cela appartient en propre a l'ingenieur Robur. La-dessus il a garde un secret absolu. Si le president et le secretaire du Weldon-Institute ne parviennent pas a le decouvrir, tres probablement ce secret sera perdu pour l'humanite. Il va sans dire que cet appareil possede une stabilite suffisante par suite de la position du centre de gravite. Nul danger qu'il prenne des angles inquietants avec l'horizontale, nul renversement a craindre. Reste a savoir quelle matiere l'ingenieur Robur avait employee pour la construction de son aeronef, - nom qui peut tres exactement s'appliquer a l'Albatros. Qu'etait cette matiere si dure que le bowie-knife de Phil Evans n'avait pu l'entamer et dont Uncle Prudent n'avait pu s'expliquer la nature? Tout bonnement du papier. Depuis bien des annees, deja, cette fabrication avait pris un developpement considerable. Du papier sans colle, dont les feuilles sont impregnees de dextrine et d'amidon, puis serrees a la presse hydraulique, forme une matiere dure comme l'acier. On en fait des poulies, des rails, des roues de wagon, plus solides que les roues de metal et en meme temps plus legeres. Or, c'etait cette solidite, cette legerete, que Robur avait voulu utiliser pour la construction de sa locomotive aerienne. Tout, coque, bati, roufles, cabines, etait en papier de paille, devenu metal sous la pression, et meme, ce qui n'etait point a dedaigner pour un appareil courant a de grandes hauteurs, - incombustible. quant aux divers organes des engins de suspension et de propulsion, axes ou palettes des helices, la fibre gelatinee en avait fourni la substance resistante et flexible a la fois. Cette matiere, pouvant s'approprier a toutes formes, insoluble dans la plupart des gaz et des liquides, acides ou essences, - sans parler de ses proprietes isolantes, - avait ete d'un emploi tres precieux dans la machinerie electrique de l'Albatros. L'ingenieur Robur, son contremaitre Tom Turner, un mecanicien et ses deux aides, deux timoniers et un maitre coq - en tout huit hommes - tel etait le personnel de l'aeronef qui suffisait amplement aux manœuvres exigees par la locomotion aerienne. Des armes de chasse et de guerre, des engins de peche, des fanaux electriques, des instruments d'observation, boussoles et sextants pour relever la route, thermometre pour l'etude de la temperature, divers barometres, les uns pour evaluer la cote des hauteurs atteintes, les autres pour indiquer les variations de la pression atmospherique, un storm-glass pour la prevision des tempetes, une petite bibliotheque, une petite imprimerie portative, une piece d'artillerie montee sur pivot au centre de la plate-forme, se chargeant par la culasse et lancant un projectile de six centimetres, un approvisionnement de poudre, balles, cartouches de dynamite, une cuisine chauffee par les courants des accumulateurs, un stock de conserves, viandes et legumes, rangees dans une cambuse ad hoc avec quelques futs de brandy, de whisky et de gin, enfin de quoi aller bien des mois sans etre oblige d'atterrir, - tels etaient le materiel et les provisions de l'aeronef, sans compter la fameuse trompette. En outre, il y avait a bord une legere embarcation en caoutchouc, insubmersible, qui pouvait porter huit hommes a la surface d'un fleuve, d'un lac ou d'une mer calme. Mais Robur avait-il au moins installe des parachutes en cas d'accident? Non Il ne croyait pas aux accidents de ce genre. Les axes des helices etaient independants. L'arret des uns n'enrayait pas la marche des autres. Le fonctionnement de la moitie du jeu suffisait a maintenir l'Albatros dans son element naturel. << Et, avec lui, ainsi que Robur-le-Conquerant eut bientot l'occasion de le dire a ses nouveaux hotes -hotes malgre eux - avec lui, je suis maitre de cette septieme partie du monde, plus grande que l'Australie, l'Oceanie, l'Asie, l'Amerique et l'Europe, cette Icarie aerienne que des milliers d'Icariens peupleront un jour! >> VII Dans lequel Uncle Prudent et Phil Evans refusent encore de se laisser convaincre. Le president du Weldon-Institute etait stupefait, son compagnon abasourdi. Mais ni l'un ni l'autre ne voulurent rien laisser paraitre de cet ahurissement si naturel. Le valet Frycollin, lui, ne dissimulait pas son epouvante a se sentir emporte dans l'espace a bord d'une pareille machine, et il ne cherchait point a s'en cacher. Pendant ce temps, les helices suspensives tournaient rapidement au-dessus de leurs tetes. Si considerable que fut alors cette vitesse de rotation, elle eut pu etre triplee pour le cas ou l'Albatros aurait voulu atteindre de plus hautes zones. Quant aux deux propulseurs, lances a une allure assez moderee, ils n'imprimaient a l'appareil qu'un deplacement de vingt kilometres a l'heure. En se penchant en dehors de la plate-forme, les passagers de l'Albatros purent apercevoir un long et sinueux ruban liquide qui serpentait, comme un simple ruisseau, a travers un pays accidente, au milieu de l'etincellement de quelques lagons obliquement frappes des rayons du soleil. Ce ruisseau, c'etait un fleuve, et l'un des plus importants de ce territoire. Sur la rive gauche se dessinait une chaine montagneuse dont la prolongation allait a perte de vue. << Et nous direz-vous ou nous sommes? demanda Uncle Prudent d'une voix que la colere faisait trembler. - Je n'ai point a vous l'apprendre, repondit Robur. - Et nous direz-vous ou nous allons? ajouta Phil Evans. - A travers l'espace. - Et cela va durer?... - Le temps qu'il faudra. - S'agit-il donc de faire le tour du monde? demanda ironiquement Phil Evans. - Plus que cela, repondit Robur. - Et si ce voyage ne nous convient pas?... repliqua Uncle Prudent. Il faudra qu'il vous convienne! Voila un avant-gout de la nature des relations qui aillaient s'etablir entre le maitre de l'Albatros et ses hotes, pour ne pas dire ses prisonniers. Mais, manifestement, il voulut tout d'abord leur donner le - temps de se remettre, d'admirer le merveilleux appareil qui les emportait dans les airs, et, sans doute, d'en complimenter l'inventeur. Aussi affecta-t-il de se promener d'un bout a l'autre de la plate-forme. Libre a eux d'examiner le dispositif des machines et l'amenagement de l'aeronef, ou d'accorder toute attention au paysage dont le relief se deployait au-dessous d'eux. << Uncle Prudent, dit alors Phil Evans, si je ne me trompe, nous devons planer sur la partie centrale du territoire canadien. Ce fleuve qui coule dans le nord-ouest, c'est le Saint-Laurent. Cette ville que nous laissons en arriere, c'est Quebec. >> C'etait, en effet, la vieille cite de Champlain, dont les toits de fer-blanc eclataient au soleil comme des reflecteurs. L'Albatros s'etait donc eleve jusqu'au quarante-sixieme degre de latitude nord - ce qui expliquait l'avance prematuree du jour et la prolongation anormale de l'aube. Oui, reprit Phil Evans, voila bien la ville en amphitheatre., la colline qui porte sa citadelle, ce Gibraltar de l'Amerique du Nord! Voici les cathedrales an glaise et francaise! Voici la douane avec son dome surmonte du pavillon britannique! Phil Evans n'avait pas acheve que deja la capitale du Canada commencait a se reduire dans le lointain. L'aeronef entrait dans une zone de petits nuages, qui deroberent peu a peu la vue du sol. Robur, voyant alors que le president et le secretaire du Weldon-Institute reportaient leur attention sur l'amenagement exterieur de l'_Albatros_ s'approcha et dit: << Eh bien, messieurs, croyez-vous a la possibilite de la locomotion aerienne au moyen des appareils plus lourds que l'air? >> Il eut ete difficile de ne pas se rendre a l'evidence. Cependant Uncle Prudent et Phil Evans ne repondirent pas. << Vous vous taisez? reprit l'ingenieur. Sans doute, c'est la faim qui vous empeche de parler!... Mais, si je me suis charge de vous transporter dans l'air, croyez que je ne vous nourrirai pas de ce fluide peu nutritif. Votre premier dejeuner vous attend. >> Comme Uncle Prudent et Phil Evans sentaient la faim les aiguillonner vivement, ce n'etait pas le cas de faire des ceremonies. Un repas n'engage a rien, et lorsque Robur les aurait remis a terre, ils comptaient bien reprendre vis-a-vis de lui leur entiere liberte d'action. Tous deux furent alors conduits vers le roufle de l'arriere, dans un petit << dining-room >>. La se trouvait une table proprement servie, a laquelle ils devaient manger a part pendant le voyage. Pour plats, differentes conserves, et, entre autres, une sorte de pain, compose en parties egales de farine et de viande reduite en poudre, relevee d'un peu de lard, lequel, bouilli dans l'eau, donne un potage excellent; puis, des tranches de jambon frit, et du the pour boisson. De son cote, Frycollin n'avait pas ete oublie. A l'avant, il avait trouve une forte soupe de ce pain. En verite, il fallait qu'il eut belle faim pour manger, car ses machoires tremblaient de peur et auraient pu lui refuser tout service. << Si ca cassait! Si ca cassait! >> repetait le malheureux Negre. De la, des transes continuelles. qu'on y songe! Une chute de quinze cents metres qui l'aurait reduit a l'etat de patee! Une heure apres, Uncle Prudent et Phil Evans reparurent sur la plate-forme. Robur n'y etait plus. A l'arriere, l'homme de barre, dans sa cage vitree, l'œil fixe sur la boussole, suivait imperturbablement, sans une hesitation, la route donnee par l'ingenieur. Quant au reste du personnel, le dejeuner le retenait probablement dans son poste. Seul, un aide-mecanicien, prepose a la surveillance des machines, se promenait d'un roufle a l'autre. Cependant, si la vitesse de l'appareil etait grande, les deux collegues n'en pouvaient juger qu'imparfaitement, bien que l'_Albatros_ fut alors sorti de la zone des nuages et que le sol se montrat a quinze cents metres au-dessous. C'est a n'y pas croire! dit Phil Evans. - N'y croyons pas! >> repondit Uncle Prudent. Ils allerent alors se placer a l'avant et porterent leurs regards vers l'horizon de l'ouest. Ah! une autre ville! dit Phil Evans. - Pouvez-vous la reconnaitre? - Oui! Il me semble bien que c'est Montreal. - Montreal ?... Mais nous n'avons quitte Quebec que depuis deux heures tout au plus! - Cela prouve que cette machine se deplace avec une rapidite d'au moins vingt-cinq lieues a l'heure. En effet, c'etait la vitesse de l'aeronef, et, si les passagers ne se sentaient pas incommodes, c'est qu'ils marchaient alors dans le sens du vent. Par un temps calme, cette vitesse les eut considerablement genes, puisque c'est a peu pres celle d'un express. Par vent contraire, il aurait ete impossible de la supporter. Phil Evans ne se trompait pas. Au-dessous de l'_Albatros_ apparaissait Montreal, tres reconnaissable au Victoria-Bridge, pont tubulaire jete sur le Saint-Laurent comme le viaduc du railway sur la lagune de Venise. Puis, on distinguait ses larges rues, ses immenses magasins, les palais de ses banques, sa cathedrale, basilique recemment construite sur le modele de Saint-Pierre de Rome, enfin le Mont-Royal, qui domine l'ensemble de la ville et dont on a fait un parc magnifique. Il etait heureux que Phil Evans eut deja visite les principales villes du Canada. Il put ainsi en reconnaitre quelques-unes sans questionner Robur. Apres Montreal, vers une heure et demie du soir, ils passerent sur Ottawa dont les chutes, vues de haut, ressemblaient a une vaste chaudiere en ebullition qui debordait en bouillonnements de l'effet le plus grandiose. << Voila le palais du Parlement >>, dit Phil Evans. Et il montrait une sorte de joujou de Nuremberg, plante sur une colline. Ce joujou, avec son architecture polychrome, ressemblait au Parliament-House de Londres, comme la cathedrale de Montreal ressemblait a Saint-Pierre de Rome. Mais peu importait, il n'etait pas contestable que ce fut Ottawa. Bientot cette cite ne tarda pas a se rapetisser a l'horizon et ne forma plus qu'une tache lumineuse sur le sol. Il etait deux heures a peu pres, lorsque Robur reparut. Son contremaitre, Tom Turner, l'accompagnait. Il ne lui dit que trois mots. Celui-ci les transmit aux deux aides, postes dans les ronfles de l'avant et de l'arriere. Sur un signe, le timonier modifia la direction de l'_Albatros,_ de maniere a porter de deux degres au sud-ouest. En meme temps, Uncle Prudent et Phil Evans purent constater qu'une vitesse plus grande venait d'etre imprimee aux propulseurs de l'aeronef. En realite, cette vitesse aurait pu etre doublee encore et depasser tout ce qu'on a obtenu jusqu'ici des plus rapides engins de locomotion terrestre. Qu'on en juge! Les torpilleurs peuvent faire vingt-deux nœuds ou quarante kilometres a l'heure; les trains sur les railways anglais et francais, cent; les bateaux a patins sur les rivieres glacees des Etats-Unis, cent quinze; une machine, construite dans les ateliers de Patterson, a roue d'engrenage, en a fait cent trente sur la ligne du lac Erie, et une autre locomotive, entre Trenton et Jersey, cent trente-sept. Or, l'_Albatros,_ avec le maximum de puissance de ses propulseurs, pouvait se lancer a raison de deux cents kilometres a l'heure, soit pres de cinquante metres par seconde. Eh bien, cette vitesse est celle de l'ouragan qui deracine les arbres, celle d'un certain coup de vent qui, pendant l'orage du 21 septembre 1881, a Cahors, se deplaca a raison de cent quatre-vingt-quatorze kilometres. C'est la vitesse moyenne du pigeon voyageur, laquelle n'est depassee que par le vol de l'hirondelle ordinaire (67 metres a la seconde), et par celui du martinet (89 metres). En un mot, ainsi que l'avait dit Robur, l'_Albatros,_ en developpant toute la force de ses helices, eut pu faire le tour du monde en deux cents heures, c'est-a-dire en moins de huit jours! Que le globe possedat a cette epoque quatre cent cinquante mille kilometres de voies ferrees - soit onze fois le tour de la terre a l'Equateur - peu lui importait, a cette machine volante. N'avait-elle pas pour point d'appui tout l'air de l'espace? Est-il besoin de l'ajouter, maintenant? Ce phenomene dont l'apparition avait tant intrigue le public des deux mondes, c'etait l'aeronef de l'ingenieur. Cette trompette qui jetait ses eclatantes fanfares au milieu des airs, c'etait celle du contremaitre Tom Turner. Ce pavillon, plante sur les principaux monuments de l'Europe, de l'Asie et de l'Amerique, c'etait le pavillon de Robur-le-Conquerant et de son _Albatros_ Et si, jusqu'alors, l'ingenieur avait pris quelques precautions pour qu'on ne le reconnut pas, si, de preference, il voyageait la nuit en s'eclairant parfois de ses fanaux electriques, si, pendant le jour, il disparaissait au-dessus de la couche des nuages, il semblait maintenant ne plus vouloir cacher le secret de sa conquete. Et, s'il etait venu a Philadelphie, s'il s'etait presente dans la salle des seances du Weldon-Institute, n'etait-ce pas pour faire part de sa prodigieuse decouverte, pour convaincre _ipso facto_ les plus incredules? On sait comment il avait ete recu, et l'on verra quelles represailles il pretendait exercer sur le president et le secretaire dudit club. Cependant Robur s'etait approche des deux collegues. Ceux-ci affectaient absolument de ne marquer aucune surprise de ce qu'ils voyaient, de ce qu'ils experimentaient malgre eux. Evidemment, sous le crane de ces deux tetes anglo-saxonnes s'incrustait un entetement qui serait dur a deraciner. De son cote, Robur ne voulut pas meme avoir l'air de s'en apercevoir, et, comme s'il eut continue une conversation, qui pourtant etait interrompue depuis plus de deux heures : << Messieurs, dit-il, vous vous demandez, sans doute, si cet appareil, merveilleusement approprie pour la locomotion aerienne, est susceptible de recevoir une plus grande vitesse? Il ne serait pas digne de conquerir l'espace s'il etait incapable de le devorer. J'ai voulu que l'air fut pour moi un point d'appui solide, et il l'est. J'ai compris que, pour lutter contre le vent, il n'y avait tout simplement qu'a etre plus fort que lui, et je suis plus fort. Nul besoin de voiles pour m'entrainer, ni de rames ni de roues pour me pousser, ni de rails pour me faire un chemin plus rapide. De l'air, et c'est tout. De l'air qui m'entoure ainsi que l'eau entoure le bateau sous-marin, et dans lequel mes propulseurs se vissent comme les helices d'un steamer. Voila comment j'ai resolu le probleme de l'aviation. Voila ce que ne fera jamais le ballon ni tout autre appareil plus leger que l'air. Mutisme absolu des deux collegues - ce qui ne deconcerta pas un instant l'ingenieur. Il se contenta de sourire a demi et reprit sous forme interrogative Peut-etre vous demandez-vous encore si, a ce pouvoir qu'il a de se deplacer horizontalement, l'_Albatros_ joint une egale puissance de deplacement vertical, en un mot, si, meme quand il s'agit de visiter les hautes zones de l'atmosphere, il peut lutter avec un aerostat? eh bien, je ne vous engage pas a faire entrer le _Go a head_ en lutte avec lui. Les deux collegues avaient tout bonnement hausse les epaules. C'est la, peut-etre, qu'ils attendaient l'ingenieur. Robur fit un signe. Les helices propulsives s'arreterent aussitot. Puis, apres avoir couru sur son erre pendant un mille encore, l'_Albatros_ demeura immobile. Sur un second geste de Robur, les helices suspensives se murent alors avec une rapidite telle qu'on aurait pu la comparer a celle des sirenes dans les experiences d'acoustique. Leur frrr monta de pres d'une octave dans l'echelle des sons, en diminuant d'intensite toutefois acause de la rarefaction de l'air, et l'appareil s'enleva verticalement comme une alouette qui jette son cri aigu a travers l'espace. Mon maitre? Mon maitre!... repetait Frycollin. Pourvu que ca ne casse pas! Un sourire de dedain fut toute la reponse de Robur. En quelques minutes, l'_Albatros_ eut atteint deux mille - sept cents metres, ce qui etendait le rayon de vue a soixante-dix milles, - puis quatre mille metres, ce qu'indiqua le barometre en tombant a 480 millimetres. Alors, experience faite, l'_Albatros_ redescendit La diminution de la pression des hautes couches amene de l'oxygene dans l'air et, par suite, dans le sang. C'est la cause des graves accidents qui sont arrives a certains aeronautes. Robur jugeait inutile de s'y exposer. L'_Albatros_ revint donc a la hauteur qu'il semblait tenir de preference, et ses propulseurs, remis en marche, l'entrainerent avec une rapidite plus grande vers le sud-ouest << Maintenant, messieurs, si c'est cela que vous vous demandiez, dit l'ingenieur, vous pourrez vous repondre. Puis, se penchant au-dessus de la rambarde, il resta absorbe dans sa contemplation. Lorsqu'il releva la tete, le president et le secretaire du Weldon-Institute etaient devant lui. Ingenieur Robur, dit Uncle Prudent, qui essayait en vain de se maitriser, nous ne nous sommes rien demande de ce que vous paraissez croire. Mais nous vous ferons une question a laquelle nous comptons que vous voudrez bien repondre. - Parlez. - De quel droit nous avez-vous attaques a Philadelphie, dans le parc de Fairmont? De quel droit nous avez-vous enfermes dans cette cellule? De quel droit nous emportez-vous, contre notre gre, a bord de cette machine volante? - Et de quel droit, messieurs les ballonistes, repartit Robur, de quel droit m'avez-vous insulte, hue, menace, dans votre club, au point que je m'etonne d'en etre sorti vivant? - Interroger n'est pas repondre, reprit Phil Evans, et je vous repete : de quel droit?.. - Vous voulez le savoir?. - S'il vous plait. - Eh bien, du droit du plus fort! - C'est cynique! - Mais cela est! - Et pendant combien de temps, citoyen ingenieur, demanda Uncle Prudent, qui eclata a la fin, pendant combien de temps avez-vous la pretention d'exercer ce droit? - Comment, messieurs, repondit ironiquement Robur, comment pouvez-vous me faire une question pareille, quand vous n'avez qu'a baisser vos regards pour jouir d'un spectacle sans pareil au monde! L'_Albatros_ se mirait alors dans l'immense glace du lac Ontario. Il venait de traverser le pays si poetiquement chante par Cooper. Puis, il suivit la cote meridionale de ce vaste bassin et se dirigea vers la celebre riviere qui lui verse les eaux du lac Erie, en les brisant sur ses cataractes. Pendant un instant, un bruit majestueux, un grondement de tempete monta jusqu'a lui. Et, comme si quelque brume humide eut ete projetee dans les airs, l'atmosphere se rafraichit tres sensiblement. Au-dessous, en fer a cheval, se precipitaient des masses liquides. On eut dit une enorme coulee de cristal, au milieu des mille arcs-en-ciel que produisait la refraction, en decomposant les rayons solaires. C'etait d'un aspect sublime. Devant ces chutes, une passerelle, tendue comme un fil, reliait une rive a l'autre. Un peu au-dessous, a trois milles, etait jete un pont suspendu, sur lequel rampait alors un train qui allait de la rive canadienne a la rive americaine. << Les cataractes du Niagara! >> s'ecria Phil Evans. Et ce cri lui echappa, tandis que Uncle Prudent faisait tous ses efforts pour ne rien admirer de ces merveilles. Une minute apres, l'_Albatros_ avait franchi la riviere qui separe les Etats-Unis de la colonie canadienne, et il se lancait au-dessus des vastes territoires du Nord-Amerique. VIII Ou l'on verra que Robur se decide a repondre a l'importante question qui lui est posee. C'etait dans une des cabines du roufle de l'arriere que Uncle Prudent et Phil Evans avaient trouve deux excellentes couchettes, du linge et des habits de rechange en suffisante quantite, des manteaux et des couvertures de voyage. Un transatlantique ne leur eut point offert plus de confort. S'ils ne dormirent pas tout d'un somme, c'est qu'ils le voulurent bien, ou du moins que de tres reelles inquietudes les en empecherent. En quelle aventure etaient-ils embarques? A quelle serie d'experiences avaient-ils ete invites _inviti,_ si l'on permet ce rapprochement de mots francais et latin? Comment l'affaire se terminerait-elle, et, au fond, que voulait l'ingenieur Robur? Il y avait la de quoi donner a reflechir. Quant au valet Frycollin, il etait loge, a l'avant, dans une cabine contigue a celle du maitre coq de l'_Albatros._ Ce voisinage ne pouvait lui deplaire. Il aimait a frayer avec les grands de ce inonde. Mais, s'il finit par s'endormir, ce fut pour rever de chutes successives, de projections a travers le vide, qui firent de son sommeil un abominable cauchemar. Et, cependant, rien ne fut plus calme que cette peregrination au milieu d'une atmosphere dont les courants s'etaient apaises avec le soir. En dehors du bruissement des ailes d'helices, pas un bruit dans cette zone. Parfois, un coup de sifflet que lancait quelque locomotive terrestre en courant les rails-roads, ou des hurlements d'animaux domestiques. Singulier instinct! ces etres terrestres sentaient la machine volante passer au-dessus d'eux et jetaient des cris d'epouvante a son passage. Le lendemain, 14 juin, a cinq heures, Uncle Prudent et Phil Evans se promenaient sur la plate-forme, on pourrait dire sur le pont de l'aeronef. Rien de change depuis la veille l'homme de garde a l'avant, le timonier a l'arriere. Pourquoi un homme de garde? Y avait-il donc quelque choc a redouter avec un appareil de meme sorte? Non, evidemment. Robur n'avait pas encore trouve d'imitateurs quant a rencontrer quelque aerostat planant dans les airs, cette chance etait tellement minime qu'il etait permis de n'en point tenir compte. En tout cas, c'eut ete tant pis pour l'aerostat - le pot de fer et le pot de terre. L'_Albatros_ n'aurait rien eu a craindre d'une semblable collision. Mais, enfin, pouvait-elle se produire? Oui! Il n'etait pas impossible que l'aeronef se mit a la cote comme un navire, si quelque montagne, qu'il n'eut pu tourner ou depasser, eut barre sa route. C'etaient la les ecueils de l'air, et il devait les eviter comme un batiment evite des ecueils de la mer. L'ingenieur, il est vrai, avait donne la direction ainsi que fait un capitaine, en tenant compte de l'altitude necessaire pour dominer les hauts sommets du territoire. Or, comme l'aeronef ne devait pas tarder a planer sur un pays de montagnes, il n'etait que prudent de veiller, pour le cas ou il aurait quelque peu devie de sa route. En observant la contree placee au-dessous d'eux, Uncle Prudent et Phil Evans apercurent un vaste lac dont l'_Albatros_ allait atteindre la pointe inferieure vers le sud. Ils en conclurent que, pendant la nuit, l'Erie avait ete depasse sur toute sa longueur. Donc, puisqu'il marchait plus directement a l'ouest, l'aeronef devait alors remonter l'extremite du lac Michigan. << Pas de doute possible! dit Phil Evans. Cet ensemble de toits a l'horizon, c'est Chicago! >> Il ne se trompait pas. C'etait bien la cite vers laquelle rayonnent dix-sept railways, la reine de l'Ouest, le vaste reservoir dans lequel affluent les produits de l'Indiana, de l'Ohio, du Wisconsin, du Missouri, de toutes ces provinces qui forment la partie occidentale de l'Union. Uncle Prudent, arme d'une excellente lorgnette marine qu'il avait trouvee dans son roufle, reconnut aisement les principaux edifices de la ville. Son collegue put lui indiquer les eglises, les edifices publics, les nombreux << elevators >> ou greniers mecaniques, l'immense hotel Sherman, semblable a un gros de a jouer, dont les fenetres figuraient des centaines de points sur chacune de ses faces. Puisque c'est Chicago, dit Uncle Prudent, cela prouve que nous sommes emportes un peu plus a l'ouest qu'il ne conviendrait pour revenir a notre point de depart. En effet, l'_Albatros_ s'eloignait en droite ligne de la capitale de la Pennsylvanie. Mais, si Uncle Prudent eut voulu mettre Robur en demeure de les ramener vers l'est, il ne l'aurait pneu ce moment. Ce matin-la, l'ingenieur ne semblait pas presse de quitter sa cabine, soit qu'il y fut occupe de quelques travaux, soit qu'il y dormit encore. Les deux collegues durent donc dejeuner sans l'avoir apercu. La vitesse ne s'etait pas modifiee depuis la veille. Etant donne la direction du vent qui soufflait de l'est, cette vitesse n'etait pas genante, et, comme le thermometre ne baisse que d'un degre par cent soixante-dix metres d'elevation, la temperature etait tres supportable. Aussi, tout en reflechissant, en causant, en attendant l'ingenieur, Uncle Prudent et Phil Evans se promenaient-ils sous ce qu'on pourrait appeler la ramure des helices, entrainees alors dans un mouvement giratoire tel que le rayonnement de leurs branches se fondait en un disque semi-diaphane. L'Etat d'Illinois fut ainsi franchi sur sa frontiere septentrionale en moins de deux heures et demie. On passa au-dessus du Pere des Eaux, le Mississippi, dont les steam-boats a deux etages ne paraissaient pas plus grands que des canots. Puis, l'_Albatros_ se lanca sur l'Iowa, apres avoir entrevu Iowa-City vers onze heures du matin. Quelques chaines de collines, des << bluffs >>, serpentaient a travers ce territoire, en obliquant du sud au nord-ouest. Leur mediocre altitude n'exigea aucun relevement de l'aeronef. D'ailleurs, ces bluffs ne devaient pais tarder a s'abaisser pour faire place aux larges plaines de l'Iowa, etendues sur toute sa partie occidentale et sur le Nebraska, - prairies immenses qui se developpent jusqu'au pied des montagnes Rocheuses. Ca et la, nombreux rios, affluents ou sous-affluents du Missouri. Sur leurs rives, villes et villages, d'autant plus rares que l'_Albatros_ s'avancait plus rapidement au-dessus du Far-West. Rien de particulier ne se produisit pendant cette journee. Uncle Prudent et Phil Evans furent absolument livres a eux-memes. C'est a peine s'ils apercurent Frycollin, etendu a l'avant, fermant les yeux pour ne rien voir. Et cependant, il n'etait pas en proie au vertige, comme on pourrait le penser. Faute de reperes, ce vertige n'aurait pu se manifester ainsi qu'il arrive au sommet d'un edifice eleve. L'abime n'attire pas quand on le domine de la nacelle d'un ballon ou de la plate-forme d'un aeronef, ou, plutot, ce n'est pas un abime qui se creuse au-dessous de l'aeronaute, c'est l'horizon qui monte et l'entoure de toutes parts. A deux heures, l'_Albatros_ passait au-dessus d'Omaha, sur la frontiere du Nebraska, - Omaha-City, veritable tete de ligne de ce chemin de fer du Pacifique, longue trainee de rails de quinze cents lieues, tracee entre New York et San Francisco. Un moment, on put voir les eaux jaunatres du Missouri, puis la ville, aux maisons de bois et de briques, posee au centre de ce riche bassin, comme une boucle a la ceinture de fer qui serre l'Amerique du Nord a sa taille. Sans doute aussi, pendant que les passagers de l'aeronef observaient tous ces details, les habitants d'Omaha devaient apercevoir l'etrange appareil. Mais leur etonnement a le voir planer dans les airs ne pouvait etre plus grand que celui du president et du secretaire du Weldon-Institute de se trouver a son bord. En tout cas, c'etait la un fait que les journaux de l'Union allaient commenter. Ce serait l'explication de l'etonnant phenomene dont le monde entier S'occupait et se preoccupait depuis quelque temps. Une heure apres, l'_Albatros_ avait depasse Omaha. Il fut alors constant qu'il se relevait vers l'est, en s'ecartant de la Platte-River dont la vallee est suivie par le Pacifiquerailway a travers la Prairie. Cela n'etait pas pour satisfaire Uncle Prudent et Phil Evans. << C'est donc serieux, cet absurde projet de nous emmener aux antipodes? dit l'un. - Et malgre nous? repondit l'autre. Ah! que ce Robur y prenne garde! Je ne suis pas homme a le laisser faire!... - Ni moi! repliqua Phil Evans. Mais, croyez-moi, Uncle Prudent, tachez de vous moderer... - Me moderer!... - Et gardez votre colere pour le moment ou il sera opportun qu'elle eclate. >> Vers cinq heures, apres avoir franchi les montagnes Noires, couvertes de Sapins et de cedres, l'_Albatros_ volait au-dessus de ce territoire qu'on a justement appele les Mauvaises-Terres du Nebraska, - un chaos de collines laissees tomber sur le sol et qui se seraient brisees dans leur chute. De loin, ces blocs prenaient les formes les plus fantaisistes. Ca et la, au milieu de cet enorme jeu d'osselets, on entrevoyait des ruines de cites du Moyen Age avec forts, donjons, chateaux a machicoulis et a poivrieres. Mais, en realite, ces Mauvaises-Terres ne sont qu'un ossuaire immense ou blanchissent, par myriades, les debris de pachydermes, de cheloniens, et meme, dit-on, d'hommes fossiles, entraines par quelque cataclysme inconnu des premiers ages. Lorsque le soir vint, tout ce bassin de la Platte-River etait depasse. Maintenant la plaine se developpait jusqu'aux extremes limites d'un horizon tres releve par l'altitude de l'_Albatros._ Pendant la nuit, ce ne furent plus des sifflets aigus de locomotives, ni des sifflets graves de steam-boats qui troublerent le calme du firmament etoile. De longs mugissements montaient parfois jusqu'a l'aeronef, alors plus rapproche du sol. C'etaient des troupeaux de bisons qui traversaient la prairie, en quete de ruisseaux et de paturages. Et, quand ils se taisaient, le froissement des herbes, sous leurs pieds, produisait un sourd bruissement, semblable au roulement d'une inondation et tres different du fremissement continu des helices. Puis, de temps a autre, un hurlement de loup, de renard ou de chat Sauvage, un hurlement de coyote, ce _canis latrans,_ dont le nom est bien justifie par ses aboiements sonores. Et, aussi, des odeurs penetrantes, la menthe, la sauge et l'absinthe, melees aux senteurs puissantes des coniferes qui se propageaient a travers l'air pur de la nuit. Enfin, pour noter tous les bruits venus du sol, un sinistre aboiement qui, cette fois, n'etait pas celui des coyotes; c'etait le cri du Peau-Rouge qu'un pionnier n 'eut pu confondre avec le cri des fauves. Phil Evans quitta sa cabine. Peut-etre, ce jour-la, se trouverait-il en face de l'ingenieur Robur? En tout cas, desireux de savoir pourquoi il n'avait pas paru la veille, il s'adressa au contremaitre Tom Turner. Tom Turner, d'origine anglaise, age de quarante-cinq ans environ, large de buste, trapu de membres, charpente en fer, avait une de ces tetes enormes et caracteristiques, a la Hogarth, telles que ce peintre de toutes les laideurs saxonnes en a trace du bout de son pinceau. Si l'on veut bien examiner la planche quatre du _Harlots Progress,_ on y trouvera la tete de Tom Turner sur les epaules du gardien de la prison, et on reconnaitra que sa physionomie n a rien d'encourageant. << Aujourd'hui verrons-nous l'ingenieur Robur? dit Phil Evans. - Je ne sais, repondit Tom Turner. - Je ne vous demande pas s'il est sorti. - Peut-etre. - Ni quand il rentrera. - Apparemment, quand il aura fini ses courses! >> Et, la-dessus: Tom Turner rentra dans son roufle. Il fallut se contenter de cette reponse, d'autant moins rassurante que, verification faite de la boussole, il fut constant que l'_Albatros_ continuait a remonter dans le nord-ouest. Quel contraste, alors, entre cet aride territoire des Mauvaises-Terres, abandonne avec la nuit, et le paysage qui se deroulait actuellement a la surface du sol. L'aeronef, apres avoir franchi mille kilometres depuis Omaha, se trouvait au-dessus d'une contree que Phil Evans ne pouvait reconnaitre par cette raison qu'il ne l'avait jamais visitee. quelques forts, destines a contenir les Indiens, couronnaient les bluffs de leurs lignes geometriques, plutot formees par des palissades que par des murs. Peu de villages, peu d'habitants en ce pays si different des territoires auriferes du Colorado, situes a plusieurs degres au sud. Au loin commencait a se profiler, tres confusement encore, une suite de cretes que le soleil levant bordait d'un trait de feu. C'etaient les montagnes Rocheuses. Tout d'abord, ce matin-la, Uncle Prudent et Phil Evans furent saisis par un froid vif. Cet abaissement de la temperature n'etait point du a une modification du temps, et le soleil brillait d'un eclat superbe. << Cela doit tenir a l'elevation de l'_Albatros_ dans l'atmosphere >>, dit Phil Evans. En effet, le barometre, place exterieurement a la porte du roufle central, etait tombe a cinq cent quarante millimetres - ce qui indiquait une elevation de trois mille metres environ. L'aeronef se tenait donc alors a une assez grande altitude, necessitee par les accidents du sol. D'ailleurs, une heure avant, il avait du depasser la hauteur de quatre mille metres, car, derriere lui, se dressaient des montagnes que couvrait une neige eternelle. Dans leur memoire, rien ne pouvait rappeler a Uncle Prudent ni a son compagnon quel etait ce pays. Pendant la nuit, l'_Albatros_ avait pu faire des ecarts, nord et sud, avec une vitesse excessive, et cela suffisait pour les derouter. Toutefois, apres avoir discute diverses hypotheses plus ou moins plausibles, ils s'arreterent a celle-ci : ce territoire, encadre dans un cirque de montagnes, devait etre celui qu'un acte du Congres, en mars 1872, avait declare Parc national des Etats-Unis. C'etait en effet cette region si curieuse. Elle meritait bien le nom de parc - un parc avec des montagnes pour collines, des lacs pour etangs, des rivieres pour ruisseaux, des cirques pour labyrinthes, et, pour jets d'eau, des geysers d'une merveilleuse puissance. En quelques minutes, l'_Albatros_ se glissa au-dessus de la Yellowstone-river, laissant le mont Stevenson sur la droite, et il aborda le grand lac qui porte le nom de ce cours d'eau. quelle variete dans le trace des rives de ce bassin, dont les plages, semees d'obsidienne et de petits cristaux, reflechissent le soleil par leurs milliers de facettes! quel caprice dans La disposition des iles qui apparaissent a sa surface! quel reflet d'azur projete par ce gigantesque miroir! Et autour de ce lac, l'un des plus eleves du globe terrestre, quelles nuees de volatiles, pelicans, cygnes, mouettes, oies, barnaches et plongeons! Certaines portions de rives, tres escarpees, sont revetues d'une toison d'arbres verts, pins et melezes, et, du pied de ces escarpements, jaillissent d'innombrables fumerolles blanches. C'est la vapeur qui s'echappe de ce sol, comme d'un enorme recipient, dans lequel l'eau est entretenue par les feux interieurs a l'etat d'ebullition permanente. Pour le maitre coq, c'eut ete ou jamais le cas de faire une ample provision de truites, le seul poisson que les eaux du lac Yellowstone nourrissent par myriades. Mais l'_Albatros_ se tint toujours a une telle hauteur que l'occasion ne se presenta pas d'entreprendre une peche, qui, tres certainement, aurait ete miraculeuse. Au surplus, en trois quarts d'heure, le lac fut franchi, et, un peu plus loin, la region de ces geysers qui rivalisent avec les plus beaux de l'Islande. Penches au-dessus de la plate-forme, Uncle Prudent et Phil Evans observaient les colonnes liquides qui s'elancaient comme pour fournir a l'aeronef un element nouveau. C'etaient << l'Eventail >> dont les jets se disposent en lamelles rayonnantes, le << Chateau fort >>, qui semble se defendre a coups de trombes, le << Vieux fidele >> avec sa projection couronnee d'arcs-en-ciel, le << Geant >>, dont la poussee interne vomit un torrent vertical d'une circonference de vingt pieds, a plus de deux cents pieds d'altitude. Ce spectacle incomparable, on peut dire unique au monde, Robur en connaissait sans doute toutes les merveilles, car il ne parut pas sur la plate-forme. Etait-ce donc pour le seul plaisir de ses hotes qu'il avait lance l'aeronef au-dessus de ce domaine national? Quoi qu'il en soit, il s'abstint de venir chercher leurs remerciements. Il ne se derangea meme pas pendant l'audacieuse traversee des montagnes Rocheuses, que l'_Albatros_ aborda vers sept heures du matin. On sait que cette disposition orographique s'etend, comme une enorme epine dorsale, depuis les reins jusqu'au cou de l'Amerique septentrionale, en prolongeant les Andes mexicaines. C'est un developpement de trois mille cinq cents kilometres que domine le pic James, dont la cime atteint presque douze mille pieds. Certainement, en multipliant ses coups d'ailes, comme un oiseau de haut vol, l'_Albatros_ aurait pu franchir les cimes les plus elevees de cette chaine pour aller retomber d'un bond dans l'Oregon ou dans l'Utah. Mais la manœuvre ne fut pas meme necessaire. Des passes existent qui permettent de traverser cette barriere sans en gravir la crete. Il y a plusieurs de ces << canons >>, sortes de cols, plus ou moins etroits, a travers lesquels on peut se glisser, - les uns tels que la passe Bridger que prend le railway du Pacifique pour penetrer sur le territoire des Mormons, les autres qui s'ouvrent plus au nord ou plus au sud. Ce fut a travers un de ces canons que l'_Albatros_ s'engagea, apres avoir modere sa vitesse, afin de ne point se heurter contre les parois du col. Le timonier, avec une surete de main que rendait plus efficace encore l'extreme sensibilite du gouvernail, le manœuvra comme il eut fait d'une embarcation de premier ordre dans un match du Royal Thames Club. Ce fut vraiment extraordinaire. Et, quelque depit qu'en ressentissent les deux ennemis du << Plus lourd que l'air >>, ils ne purent qu'etre emerveilles de la perfection d'un tel engin de locomotion aerienne. En moins de deux heures et demie, la grande chaine fut traversee, et l'_Albatros_ reprit sa premiere vitesse a raison de cent kilometres. Il repiquait alors vers le sud-ouest, de maniere a couper obliquement le territoire de l'Utah en se rapprochant du sol. Il etait meme descendu a quelques centaines de metres, lorsque des coups de sifflet attirerent l'attention d'Uncle Prudent et de Phil Evans. C'etait un train du Pacific-Railway qui se dirigeait vers la ville du Grand-Lac-Sale. En ce moment, obeissant a un ordre secretement donne, l'_Albatros_ s'abaissa encore, de maniere a suivre le convoi lance a toute vapeur. Il fut aussitot apercu. quelques tetes se montrerent aux portieres des wagons. Puis, de nombreux voyageurs encombrerent ces passerelles qui raccordent les << cars americains. quelques-uns meme n'hesiterent. pas a grimper sur les imperiales, afin de mieux voir cette machine volante. Rips et hurrahs coururent. a travers l'espace; mais ils n'eurent pas pour resultat de faire apparaitre Robur. L'_Albatros_ descendit encore, en moderant le jeu de ses helices suspensives, et ralentit sa marche pour ne pas laisser en arriere le convoi qu'il eut pu si facilement distancer. Il voletait au-dessus comme un enorme scarabee, lui qui aurait pu etre un gigantesque oiseau de proie. Il faisait des embardees a droite et a gauche, il s'elancait en avant, il revenait sur lui-meme, et, fierement, il avait arbore son pavillon noir a soleil d'or, auquel le chef du train repondit en agitant l'etamine aux trente-sept etoiles de l'Union americaine. En vain les deux prisonniers voulurent-ils profiter de l'occasion qui leur etait offerte de faire connaitre ce qu'ils etaient devenus. En vain le president du Weldon-Institute cria-t-il d'une voix forte: << Je suis Uncle Prudent de Philadelphie! >> Et le secretaire: << Je suis Phil Evans, son collegue! >> Leurs cris se perdirent dans les milliers de hurrahs dont les voyageurs saluaient leur passage. Cependant, trois ou quatre des gens de l'aeronef avaient paru sur la plate-forme. Puis l'un d'eux, comme font les marins qui depassent un navire moins rapide que le leur, tendit au train un bout de corde - facon ironique de lui offrir une remorque. L'_Albatros_ reprit aussitot sa marche habituelle, et, en une demi-heure, il eut laisse en arriere cet express, dont la derniere vapeur ne tarda pas a disparaitre. Vers une heure apres midi, apparut un vaste disque qui renvoyait les rayons solaires, ainsi que l'eut fait un immense reflecteur. Ce doit etre la capitale des Mormons, Salt-Lake-City! dit Uncle Prudent. C'etait, en effet, la cite du Grand-Lac-Sale, et, ce disque, c'etait le toit rond du Tabernacle, ou dix mille saints peuvent tenir a l'aise. Comme un miroir convexe, il dispersait les rayons du soleil en toutes les directions. La s'etendait la grande cite, au pied des monts Wasatsh revetus de cedres et de Sapins jusqu'a mi-flanc, sur la rive de ce Jourdain qui deverse les eaux de l'Utah dans le Great-Salt-Lake. Sous l'aeronef se developpait le damier que figurent la plupart des villes americaines, - damier dont on peut dire qu'il a << plus de dames que de cases >>, puisque la polygamie est si en faveur chez les Mormons. Tout autour, un pays bien amenage, bien cultive, riche en textiles, dans lequel les troupeaux de moutons se comptent par milliers. Mais cet ensemble s'evanouit comme une ombre, et l'_Albatros_ prit vers le sud-ouest une vitesse plus acceleree qui ne laissa pas d'etre tres sensible, puisqu'elle depassait celle du vent. Bientot l'aeronef s'envola au-dessus des regions du Nevada et de son territoire argentifere, que la Sierra seule separe des placers auriferes de la Californie. << Decidement, dit Phil Evans, nous devons nous attendre a voir San Francisco avant la nuit! - Et apres?... >> repondit Uncle Prudent. Il etait six heures du soir, lorsque la Sierra Nevada fut franchie precisement par le col de Truckie qui sert de passe au railway. Il ne restait plus que trois cents kilometres a parcourir pour atteindre, sinon San Francisco, du moins Sacramento, la capitale de l'Etat californien. Telle fut alors la rapidite imprimee a l'_Albatros,_ que, avant huit heures, le dome du Capitole pointait a l'horizon de l'ouest pour disparaitre bientot a l'horizon oppose. En cet instant, Robur se montra sur la plate-forme. Les deux collegues allerent a lui. << Ingenieur Robur, dit Uncle Prudent, nous voila aux confins de l'Amerique! Nous pensons que cette plaisanterie va cesser... - Je ne plaisante jamais, >> repondit Robur. Il fit un signe. L'_Albatros_ s'abaissa rapidement vers le sol; mais, en meme temps, il prit une telle vitesse qu'il fallut se refugier dans les roufles. A peine la porte de leur cabine s'etait-elle refermee sur les deux collegues : << Un peu plus, je l'etranglais! dit Uncle Prudent. Il faudra tenter de fuir! repondit Phil Evans. - Oui!... coute que coute! >> Un long murmure arriva alors jusqu'a eux. C'etait le grondement de la mer qui se brisait sur les roches du littoral. C'etait l'ocean Pacifique. IX Dans lequel l'_Albatros_ franchit pres de dix mille kilometres, qui se terminent par un bond prodigieux. Uncle Prudent et Phil Evans etaient bien resolus a fuir. S'ils n'avaient eu affaire aux huit hommes particulierement vigoureux qui composaient le personnel de l'aeronef, peut-etre eussent-ils tente la lutte. Un coup d'audace aurait pu les rendre maitres a bord et leur permettre de redescendre sur quelque point des Etats-Unis. Mais a deux - Frycollin ne devant etre considere que comme une quantite negligeable -, il n'y fallait pas songer. Donc, puisque la force ne pouvait etre employee, il conviendrait de recourir a la ruse, des que l'_Albatros_ prendrait terre. C'est ce que Phil Evans essaya de faire comprendre a son irascible collegue, dont il craignait toujours quelque violence prematuree qui eut aggrave la situation. En tout cas, ce n'etait pas le moment. L'aeronef filait a toute vitesse au-dessus du Pacifique-Nord. Le lendemain matin, 16 juin, on ne voyait plus rien de la cote. Or, comme le littoral s'arrondit depuis l'ile de Vancouver jusqu'au groupe des Aleoutiennes, -- portion de l'Amerique russe cedee aux Etats-Unis en 1867, -- tres vraisemblablement l'_Albatros_ le croiserait a son extreme courbure. si sa direction ne se modifiait pas. Combien les nuits paraissaient longues aux deux collegues! Aussi avaient-ils toujours hate de quitter leur cabine. Ce matin-la, lorsqu'ils vinrent sur le pont, depuis plusieurs heures deja l'aube avait blanchi l'horizon de l'est. On approchait du solstice de juin, le plus long jour de l'annee dans l'hemisphere boreal, et, sous le soixantieme parallele, c'est a peine s'il faisait nuit. Quant a l'ingenieur Robur, par habitude ou avec intention, il ne se pressait pas de sortir de son roufle. Ce jour-la, lorsqu'il le quitta, il se contenta de saluer ses deux hotes, au moment ou il se croisait avec eux a l'arriere de l'aeronef. Cependant, les. yeux rougis pas l'insomnie, le regard hebete, les jambes flageolantes, Frycollin s'etait hasarde hors de sa cabine. Il marchait comme un homme dont le pied sent que le terrain n'est pas solide. Son premier regard fut pour l'appareil suspenseur qui fonctionnait avec une regularite rassurante sans trop se hater. Cela fait, le Negre, toujours titubant, se dirigea vers la rambarde et la saisit a deux mains, afin de mieux assurer son equilibre. Visiblement, il desirait prendre un apercu du pays que l'_Albatros_ dominait de deux cents metres au plus. Frycollin avait du se monter beaucoup pour risquer une pareille tentative. Il lui fallait de l'audace, a coup sur, puisqu'il soumettait sa personne a une telle epreuve. D'abord, Frycollin se tint le corps renverse en arriere devant la rambarde; puis il la secoua pour en reconnaitre la solidite; puis il se redressa; puis il se courba en avant; puis il porta la tete en dehors. Inutile de dire que, pendant qu'il executait ces mouvements divers, il avait les yeux fermes. Il les ouvrit enfin. Quel cri! Et comme il se retira vite! Et de combien la tete lui rentra dans les epaules! Au fond de l'abime, il avait vu l'immense Ocean. Ses cheveux se seraient dresses sur son front, s'ils n'eussent ete crepus. << La mer!... la mer!... >> s'ecria-t-il. Et Frycollin fut tombe sur la plate-forme, si le maitre coq n'eut ouvert les bras pour le recevoir. Ce maitre coq etait un Francais, et peut-etre un Gascon, bien qu'il se nommat Francois Tapage. S'il n'etait pas Gascon, il avait du humer les brises de la Garonne pendant son enfance. Comment ce Francois Tapage se trouvait-il au service de l'ingenieur? Par quelle suite de hasards faisait-il partie du personnel de l'_Albatros?_ on ne sait guere. En tout cas, ce narquois parlait l'anglais comme un Yankee. << Eh! droit donc, droit! s'ecria-t-il en redressant le Negre d'un vigoureux coup dans les reins. - Master Tapage!... repondit le pauvre diable, en jetant des regards desesperes vers les helices. - S'il te plait, Frycollin! - Est-ce que ca casse quelquefois? - Non! mais ca finira pas casser. - Pourquoi?... pourquoi?... - Parce que tout lasse, tout passe, tout casse, comme on dit dans mon pays. - Et la mer qui est dessous - En cas de chute, mieux vaut la mer. - Mais on se noie!... - On se noie, mais on ne s'e-cra-bou-ille pas! >> repondit Francois Tapage, en scandant chaque syllabe de sa phrase: Un instant apres, par un mouvement de reptation, Frycollin s'etait glisse au fond de sa cabine. Pendant cette journee du 16 juin, l'aeronef ne prit qu'une vitesse moderee. Il semblait raser la surface de cette mer si calme, tout impregnee de soleil, qu'il dominait seulement d'une centaine de pieds. A leur tour, Uncle Prudent et son compagnon etaient restes dans leur roufle, afin de ne point rencontrer Robur qui se promenait en fumant, tantot seul, tantot avec le contremaitre Tom Turner. Il n'y avait qu'un demi-jeu d'helices en fonction, et cela suffisait a maintenir l'appareil dans les basses zones de l'atmosphere. En ces conditions, les gens de l'_Albatros_ auraient pu se donner, avec le plaisir de la peche, la satisfaction de varier leur ordinaire, si ces eaux du Pacifique eussent ete poissonneuses. Mais, a sa surface, apparaissaient seulement quelques baleines, de cette espece a ventre jaune qui mesure jusqu'a vingt-cinq metres de longueur. Ce sont les plus redoutables cetaces des mers boreales. Les pecheurs de profession se gardent bien de les attaquer, tant leur force est prodigieuse. Cependant, en harponnant une de ces baleines, soit avec le harpon ordinaire, soit avec la fusee Flechter ou la javeline-bombe. dont il y avait un assortiment a bord, cette peche aurait pu se faire sans danger. Mais a quoi bon cet inutile massacre? Toutefois, et, sans doute, afin de montrer aux deux membres du Weldon-Institute ce qu'il pouvait obtenir de son aeronef, Robur voulut donner la chasse a l'un de ces monstrueux cetaces. Au cri de << baleine! baleine! >> Uncle Prudent et Phil Evans sortirent de leur cabine. Peut-etre y avait-il quelque navire baleinier en vue... Dans ce cas, pour echapper a leur prison volante, tous deux eussent ete capables de se precipiter a la mer, en comptant sur la chance d'etre recueillis par une embarcation. Deja tout le personnel de l'_Albatros_ etait range sur la plate-forme. Il attendait. << Ainsi, nous allons en tater, master Robur? demanda le contremaitre Turner. - Oui, Tom >>, repondit l'ingenieur. Dans les roufles de la machinerie, le mecanicien et ses deux aides etaient a leur poste, prets a executer les manœuvres qui seraient commandees par gestes. L'_Albatros_ ne tarda pas a s'abaisser vers la mer, et il s'arreta a une cinquantaine de pieds au-dessus. Il n'y avait aucun navire au large - ce que purent constater les deux collegues - ni aucune terre en vue qu'ils auraient pu gagner a la nage, en admettant que Robur n'eut rien fait pour les ressaisir. Plusieurs jets de vapeur et d'eau, lances par leurs events, annoncerent bientot la presence des baleines qui venaient respirer a la surface de la mer. Tom Turner, aide d'un de ses camarades, s'etait place a l'avant. A sa portee etait une de ces javelines-bombes, de fabrication californienne, qui se lancent avec une arquebuse. C'est une espece de cylindre de metal que termine une bombe cylindrique, armee d'une tige a pointe barbelee. Du banc de quart de l'avant, sur lequel il venait de monter, Robur indiquait, de la main droite aux mecaniciens, de la main gauche au timonier, les manœuvres a faire. Il etait ainsi maitre de l'aeronef dans toutes les directions, horizontale et verticale. On ne saurait croire avec quelle rapidite, avec quelle precision, l'appareil obeissait a tous ses commandements. On eut dit d'un etre organise, dont l'ingenieur Robur etait l'ame. << Baleine!... Baleine! >> s'ecria de nouveau Tom Turner. En effet, le dos d'un cetace emergeait a quatre encablures en avant de l'_Albatros._ L'_Albatros_ courut dessus, et, quand il n'en fut plus qu'a une soixantaine de pieds, il s'arreta. Tom Turner avait epaule son arquebuse qui reposait sur une fourche fichee dans la rambarde. Le coup partit, et le projectile, entrainant une longue corde dont l'extremite se rattachait a la plate-forme, alla frapper le corps de la baleine. La bombe, remplie d'une matiere fulminante, fit alors explosion, et, en eclatant, lanca une sorte de petit harpon a deux branches, qui s'incrusta dans les chairs de l'animal. << Attention! >> cria Turner. Uncle Prudent et Phil Evans, si mal disposes qu'ils fussent, se sentaient interesses par ce spectacle. La baleine, blessee grievement, avait frappe la mer d'un tel coup de queue que l'eau rejaillit jusque sur l'avant de l'aeronef. Puis l'animal plongea a une grande profondeur, pendant qu'on lui filait de la corde prealablement lovee dans une baille pleine d'eau, afin qu'elle ne prit pas feu au frottement. Lorsque la baleine revint a la surface, elle se mit a fuir a toute vitesse dans la direction du nord. Que l'on imagine avec quelle rapidite l'_Albatros_ fut remorque a sa suite! D'ailleurs, les propulseurs avaient ete arretes. On laissait faire l'animal, en se maintenant en ligue avec lui. Tom Turner etait pret a couper la corde, pour le cas ou un nouveau plongeon aurait rendu cette remorque trop dangereuse. Pendant une demi-heure, et peut-etre sur une distance de six milles, l'_Albatros_ fut ainsi entraine; mais on sentait que le cetace commencait a faiblir. Alors, sur un geste de Robur, les aides-mecaniciens firent machine en arriere, et les propulseurs commencerent a opposer une certaine resistance a la baleine, qui, peu a peu, se rapprocha du bord. Bientot l'aeronef plana a vingt-cinq pieds au-dessus d'elle. Sa queue battait encore les eaux avec une incroyable violence. En se retournant du dos sur le ventre, elle produisait d'enormes remous. Tout a coup, elle se redressa, pour ainsi dire, piqua une tete, et plongea avec une telle rapidite, que Tom Turner eut a peine le temps de lui filer de la corde. D'un coup, l'aeronef fut entraine jusqu'a la surface des eaux. Un tourbillon s'etait forme a la place ou avait disparu l'animal. Un paquet de mer embarqua par-dessus la rambarde, comme il en tombe sur les pavois d'un navire qui court contre le vent et la lame. Heureusement, d'un coup de hache, Tom Turner trancha la corde, et l'_Albatros,_ sa remorque detachee, remonta a deux cents metres sous la puissance de ses helices ascensionnelles. Quant a Robur, il avait manœuvre l'appareil sans que son sang-froid l'eut abandonne un instant. Quelques minutes apres, la baleine revenait a la surface - morte cette fois. De toutes parts les oiseaux de mer accouraient pour se jeter sur son cadavre, en poussant des cris a rendre sourd tout, un Congres. L'_Albatros,_ n'ayant que faire de cette depouille, reprit sa marche vers l'ouest. Le lendemain, 17 juin, a six heures du matin, une terre se profila a l'horizon. C'etaient la presqu'ile d'Alaska et le long semis de brisants des Aleoutiennes. L'_Albatros_ sauta par-dessus cette barriere ou pullulent ces phoques a fourrure, que chassent les Aleoutiens pour le compte de la Compagnie Russo-Americaine. Excellente affaire, la capture de ces amphibies longs de six a sept pieds, couleur de rouille, qui pesent de trois cents a cinq cents livres! Il y en avait des files interminables, rangees en front de bataille, et on eut pu les compter par milliers. S'ils ne broncherent pas au passage de l'_Albatros,_ il n'en fut pas de meme des plongeons, lumnes et imbriens, dont les cris rauques emplirent l'espace, et qui disparurent sous les eaux, comme s'ils eussent ete menaces par quelque formidable bete de l'air. Les deux mille kilometres de la mer de Behring, depuis les premieres Aleoutiennes jusqu'a la pointe extreme du Kamtchatka, furent enleves pendant les vingt-quatre heures de cette journee et de la nuit suivante. Pour mettre a execution leur projet de fuite, Uncle Prudent et Phil Evans ne se trouvaient plus dans des conditions favorables. Ce n'etait ni sur ces rivages deserts de l'extreme Asie, ni dans les parages de la mer d'Okhotsk qu'une evasion pouvait s'effectuer avec quelque chance. Visiblement, l'_Albatros_ se dirigeait vers les terres du Japon ou de la Chine. La, bien qu'il ne fut peut-etre pas prudent de s'en remettre a la discretion des Chinois ou des Japonais, les deux collegues etaient resolus a s'enfuir, si l'aeronef faisait halte en un point quelconque de ces territoires. Mais ferait-il halte? Il n'en etait pas de lui comme d'un oiseau qui finit par se fatiguer d'un trop long vol, ou d'un ballon qui, faute de gaz, est oblige de redescendre. Il avait des approvisionnements pour bien des semaines encore, et ses organes, d'une solidite merveilleuse, defiaient toute faiblesse comme toute lassitude. Un bond par-dessus la presqu'ile du Kamtchatka, dont on apercut a peine l'etablissement de Petropavlovsk et le volcan de Kloutschew pendant la journee du 18 juin, puis un autre bond au-dessus de la mer d'Okhotsk, a peu pres a la hauteur des iles Kouriles, qui lui font un barrage rompu par des centaines de petits canaux. Le 19, au matin, l'_Albatros_ atteignit le detroit de La Perouse, resserre entre la pointe septentrionale du Japon et l'ile Saghalien, dans cette petite Manche, ou se deverse ce grand fleuve siberien, l'Amour. Alors se leva un brouillard tres dense, que l'aeronef dut laisser au-dessous de lui. Ce n'est pas qu'il eut besoin de dominer ces vapeurs pour se diriger. A l'altitude qu'il occupait, aucun obstacle a craindre, ni monuments eleves qu'il eut pu heurter a son passage, ni montagnes contre lesquelles il aurait couru le risque de se briser dans son vol. Le pays n'etait que peu accidente. Mais ces vapeurs ne laissaient pas d'etre fort desagreables, et tout eut ete mouille a bord. Il n'y avait donc qu'a s'elever au-dessus de cette couche de brumes dont l'epaisseur mesurait trois a quatre cents metres. Aussi les helices furent-elles plus rapidement actionnees, et au-dela du brouillard, l'_Albatros_ retrouva les regions ensoleillees du ciel. Dans ces conditions. Uncle Prudent et Phil Evans auraient eu quelque peine a donner suite a leurs projets d'evasion, en admettant qu'ils eussent pu quitter l'aeronef. Ce jour-la, au moment ou Robur passait pres d'eux, il s'arreta un instant, et, sans avoir l'air d'y attacher aucune importance. << Messieurs, dit-il, un navire a voile ou a vapeur, perdu dans des brumes dont il ne peut sortir, est toujours fort gene. Il ne navigue plus qu'au sifflet ou a la corne. Il lui faut ralentir sa marche, et, malgre tant de precautions, a chaque instant une collision est a craindre. L'_Albatros_ n'eprouve aucun de ces soucis. Que lui font les brumes, puisqu'il peut s'en degager? L'espace est a lui, tout l'espace! >> Cela dit, Robur continua tranquillement sa promenade, sans attendre une reponse qu'il ne demandait pas, et les bouffees de sa pipe se perdirent dans l'azur. << Uncle Prudent, dit Phil Evans; il parait que cet etonnant _Albatros_ n'a jamais rien a craindre! - C'est ce que nous verrons! >> repondit le president du Weldon-Institute. Le brouillard dura trois jours, les 19, 20, 21 juin, avec une persistance regrettable. Il avait fallu s'elever pour eviter les montagnes japonaises de Fousi-Zama. Mais, ce rideau de brumes s'etant dechire, on apercut une immense cite avec palais, villas, chalets, jardins, parcs. Meme sans la voir, Robur l'eut reconnue rien qu'a l'aboiement de ses myriades de chiens, aux cris de ses oiseaux de proie, et surtout a l'odeur cadaverique que les corps de ses supplicies jettent dans l'espace. Les deux collegues etaient sur la plate-forme, au moment ou l'ingenieur prenait ce repere, pour le cas ou il devrait continuer sa route au milieu du brouillard. << Messieurs, dit-il, je n'ai aucune raison de vous cacher que cette ville, c'est Yedo, la capitale du Japon. >> Uncle Prudent ne repondit pas. En presence de l'ingenieur, il suffoquait comme si l'air eut manque a ses poumons. << Cette vue de Yedo, reprit Robur, c'est vraiment tres curieux. - Quelque curieux que ce soit..., repliqua Phil Evans. - Cela ne vaut pas Pekin? riposta l'ingenieur. C'est bien mon avis, et vous en pourrez juger avant peu. >> Impossible d'etre plus aimable. L'_Albatros,_ qui pointait vers le sud-est, changea alors sa direction de quatre quarts, afin d'aller chercher dans l'est une route nouvelle. Pendant la nuit, le brouillard se dissipa. Il y avait des symptomes d'un typhon peu eloigne, baisse rapide du barometre, disparition des vapeurs, grands nuages de forme ellipsoidale, colles sur le fond cuivre du ciel; a l'horizon oppose, de longs traits de carmin, nettement traces sur une nappe d'ardoise, et un large secteur, tout clair, dans le nord; puis, la mer unie et calme, mais dont les eaux, au coucher du soleil, prirent une sombre couleur ecarlate. Fort heureusement, ce typhon se dechaina plus au sud et n'eut d'autres resultats que de dissiper les brumes amoncelees depuis pres de trois jours. En une heure, on avait franchi les deux cents kilometres du detroit de Coree, puis, la pointe extreme de cette presqu'ile. Tandis que le typhon allait battre les cotes sud-est de la Chine, l'_Albatros_ se balancait sur la mer Jaune, et, pendant les journees du 22 et du 23, au-dessus du golfe de Petcheli; le 24, il remontait la vallee du Pei-Ho, et il planait enfin sur la capitale du Celeste Empire. Penches en dehors de la plate-forme, les deux collegues, ainsi que l'avait annonce l'ingenieur, purent voir tres distinctement cette cite immense, le mur qui la separe en deux parties - ville mandchoue et ville chinoise -, les douze faubourgs qui l'environnent, les larges boulevards qui rayonnent vers le centre, les temples dont les toits jaunes et verts se baignaient dans le soleil levant, les parcs qui entourent les hotels des mandarins; puis, au milieu de la ville mandchoue, les six cent soixante-huit hectares _[Pres de quatorze fois la surface du Champ-de-Mars]_ de la ville Jaune, avec ses pagodes, ses jardins imperiaux, ses lacs artificiels, sa montagne de charbon qui domine toute la capitale; enfin, au centre de la ville Jaune, comme un carre de casse-tete chinois encastre dans un autre, la ville Rouge, c'est-a-dire le Palais Imperial avec toutes les fantaisies de son invraisemblable architecture. En ce moment, au-dessous de l'_Albatros,_ l'air etait empli d'une harmonie singuliere. On eut dit d'un concert de harpes eoliennes. Dans l'air planaient une centaine de cerfs-volants de differentes formes en feuilles de palmier ou de pandanus, munis a leur partie superieure d'une sorte d'arc en bois leger, sous-tendu d'une mince lame de bambou. Sous l'haleine du vent, toutes ces lames, aux notes variees comme celles d'un harmonica, exhalaient un murmure de l'effet le plus melancolique. Il semblait que, dans ce milieu, on respirat de l'oxygene musical. Robur eut alors la fantaisie de se rapprocher de cet orchestre aerien, et l'_Albatros_ vint lentement se baigner dans les ondes sonores que les cerfs-volants emettaient a travers l'atmosphere. Mais, aussitot, il se produisit un extraordinaire effet au milieu de cette innombrable population. Coups de tam-tams et autres instruments formidables des orchestres chinois, coups de fusils par milliers, coups de mortiers par centaines, tout fut mis en œuvre pour eloigner l'aeronef. Si les astronomes de la Chine reconnurent, ce jour-la, que cette machine aerienne, c'etait le mobile dont l'apparition avait souleve tant de disputes, les millions de Celestes, depuis l'humble tankadere jusqu'aux mandarins les plus boutonnes, le prirent pour un monstre apocalyptique qui venait d'apparaitre sur le ciel de Bouddha. On ne s'inquieta guere de ces demonstrations dans l'inabordable _Albatros._ Mais les cordes, qui retenaient les cerfs-volants aux pieux fiches dans les jardins imperiaux, furent ou coupees ou halees vivement. De ces legers appareils, les uns revinrent rapidement a terre en accentuant leurs accords, les autres tomberent comme des oiseaux qu'un plomb a frappes aux ailes et dont le chant finit avec le dernier souffle. Une formidable fanfare, echappee de la trompette de Tom Turner, se lanca alors sur la capitale et couvrit les dernieres notes du concert aerien. Cela n'interrompit pas la fusillade terrestre. Toutefois, une bombe, ayant eclate a quelques vingtaines de pieds de sa plate-forme, l'_Albatros_ remonta dans les zones inaccessibles du ciel. Que se passa-t-il pendant les quelques jours qui suivirent? Aucun incident dont les prisonniers eussent pu profiter. Quelle direction prit l'aeronef? Invariablement celle du sud-ouest - ce qui denotait le projet de se rapprocher de l'Indoustan. Il etait visible, d'ailleurs, que le sol, montant sans cesse, obligeait l'_Albatros_ a se diriger selon son profil. Une dizaine d'heures apres avoir quitte Pekin, Uncle Prudent et Phil Evans avaient pu entrevoir une partie de la Grande Muraille sur la limite du Chen-Si. Puis, evitant les monts Loungs, ils passerent au-dessus de la vallee de Wang-Ho et franchirent la frontiere de l'Empire chinois sur la limite du Tibet. Le Tibet, - hauts plateaux sans vegetation, de-ci, de-la pics neigeux, ravins desseches, torrents alimentes par les glaciers, bas-fonds avec d'eclatantes couches de sel, lacs encadres dans des forets verdoyantes. Sur le tout, un vent souvent glacial. Le barometre, tombe a 450 millimetres, indiquait alors une altitude de plus de quatre mille metres au-dessus du niveau de la mer. A cette hauteur, la temperature, bien que l'on fut dans les mois les plus chauds de l'hemisphere boreal, ne depassait guere le zero. Ce refroidissement, combine avec la vitesse de l'_Albatros,_ rendait la situation peu supportable. Aussi, bien que les deux collegues eussent a leur disposition de chaudes couvertures de voyage, ils prefererent rentrer dans le roufle. Il va sans dire qu'il _avait_ fallu donner aux helices suspensives une extreme rapidite, afin de maintenir l'aeronef dans un air deja rarefie. Mais elles fonctionnaient avec un ensemble parfait, et il semblait que l'on fut berce par le fremissement de leurs ailes. Ce jour-la, Garlok, ville du Tibet occidental, chef-lieu de la province de Guari-Khorsoum, put voir passer l'_Albatros,_ gros comme un pigeon voyageur. Le 27 juin, Uncle Prudent et Phil Evans apercurent une enorme barriere, dominee par quelques hauts pics, perdus dans les neiges, et qui leur coupait l'horizon. Tous deux, arc-boutes alors contre le roufle de l'avant pour resister a la vitesse du deplacement, regardaient ses masses colossales. Elles semblaient courir au-devant de l'aeronef. << L'Himalaya, sans doute, dit Phil Evans, et il est probable que ce Robur va en contourner la base sans essayer de passer dans l'Inde. - Tant pis! repondit Uncle Prudent. Sur cet immense territoire, peut-etre aurions-nous pu... - A moins qu'il ne tourne la chaine par le Birman a l'est, ou par le Nepaul a l'ouest. - En tout cas, je le mets au defi de la franchir! - Vraiment! >> dit une voix. Le lendemain, 28 juin, l'_Albatros_ se trouvait en face du gigantesque massif, au-dessus de la province de Zzang. De l'autre cote de l'Himalaya, c'etait la region du Nepaul. En realite, trois chaines coupent successivement la route de l'Inde, quand on vient du nord. Les deux septentrionales, entre lesquelles s'etait glisse l'_Albatros,_ comme un navire entre d'enormes ecueils, sont les premiers degres de cette barriere de l'Asie centrale. Ce furent d'abord le Kouen-Loun, puis le Karakoroum, qui dessinent cette vallee longitudinale et parallele a l'Himalaya, presque a la ligne de faite ou se partagent les bassins de l'Indus, a l'ouest, et du Brahmapoutre, a l'est. Quel superbe systeme orographique! Plus de deux cents sommets deja mesures, dont dix-sept depassent vingt-cinq mille pieds! Devant l'_Albatros,_ a huit mille huit cent quarante metres, s'elevait le mont Everest. Sur la droite, le Dwalaghiri, haut de huit mille deux cents. Sur la gauche, le Kinchanjunga, haut de huit mille cinq cent quatre-vingt-douze, relegue au deuxieme rang depuis les dernieres mesures de l'Everest. Evidemment, Robur n'avait pas la pretention d'effleurer la cime de ces pics mais, sans doute, il connaissait les diverses passes de l'Himalaya, entre autres, la passe d'Ibi-Gamin, que les freres Schlagintweit, en 1856, ont franchie a une hauteur de six mille huit cents metres, et il s'y lanca resolument. Il y eut la quelques heures palpitantes, tres penibles meme. Cependant, si la rarefaction de l'air ne devint pas telle qu'il fallut recourir a des appareils speciaux pour renouveler l'oxygene dans les cabines, le froid fut excessif. Robur, poste a l'avant, sa male figure sous son capuchon, commandait les manœuvres. Tom Turner avait en main la barre du gouvernail. Le mecanicien surveillait attentivement ses piles dont les substances acides n'avaient rien a craindre de la congelation - heureusement. Les helices, lancees au maximum de courant, rendaient des sons de plus en plus aigus, dont l'intensite fut extreme, malgre la moindre densite de l'air. Le barometre tomba a 290 millimetres, ce qui indiquait sept mille metres d'altitude. Magnifique disposition de ce chaos de montagnes! Partout des sommets blancs. Pas de lacs, mais des glaciers qui descendent jusqu'a dix mille pieds de la base. Plus d'herbe, rien que de rares phanerogames sur la limite de la vie vegetale. Plus de ces admirables pins et cedres, qui se groupent en forets splendides aux flancs inferieurs de la chaine. Plus de ces gigantesques fougeres ni de ces interminables parasites, tendus d'un tronc a l'autre, comme dans les sous-bois de la jungle. Aucun animal, ni chevaux sauvages, ni yaks, ni bœufs tibetains. Parfois une gazelle egaree jusque dans ces hauteurs. Pas d'oiseaux, si ce n'est quelques couples de ces corneilles qui s'elevent jusqu'aux dernieres couches de l'air respirable. Cette passe enfin franchie, l'_Albatros_ commenca a redescendre. Au sortir du col, hors de la region des forets, il n'y avait plus qu'une campagne infinie qui s'etendait sur un immense secteur. Alors Robur s'avanca vers ses hotes, et d'une voix aimable : << L'Inde, messieurs >>, dit-il. X Dans lequel on verra comment et pourquoi le valet Frycollin fut mis a la remorque. L'ingenieur n'avait point l'intention de promener son appareil au-dessus de ces merveilleuses contrees de l'Indoustan. Franchir l'Himalaya pour montrer de quel admirable engin de locomotion il disposait, convaincre meme ceux qui ne voulaient pas etre convaincus, il ne voulait sans doute pas autre chose. Est-ce donc a dire que l'_Albatros_ fut parfait, quoique la perfection ne soit pas de ce monde? On le verra bien. En tout cas, si, dans leur for interieur, Uncle Prudent et son collegue ne pouvaient qu'admirer la puissance d'un pareil engin de locomotion aerienne, ils n'en laissaient rien paraitre. Ils ne cherchaient que l'occasion de s'enfuir. Ils n'admirerent meme pas le superbe spectacle offert a leur vue, pendant que l'_Albatros_ suivait les pittoresques lisieres du Pendjab. Il y a bien, a la base de l'Himalaya, une bande marecageuse de terrains d'ou transpirent des vapeurs malsaines, ce Terai dans lequel la fievre est a l'etat endemique. Mais ce n'etait pas pour gener l'_Albatros_ ni compromettre la sante de son personnel. Il monta, sans trop se presser, vers l'angle que l'Indoustan fait au point de jonction du Turkestan et de la Chine. Le 29 juin, des les premieres heures du matin, s'ouvrait devant lui l'incomparable vallee de Cachemir. Oui, incomparable, cette gorge que laissent entre eux le grand et le petit Himalaya! Sillonnee des centaines de contreforts que l'enorme chaine envoie mourir jusqu'au bassin de l'Hydaspe, elle est arrosee par les capricieux meandres du fleuve, qui vit se heurter les armees de Porus et d'Alexandre, c'est-a-dire l'Inde et la Grece aux prises dans l'Asie centrale. Il est toujours la, cet Hydaspe, si les deux villes, fondees par le Macedonien en souvenir de sa victoire, ont si bien disparu qu'on ne peut meme plus en retrouver la place. Pendant cette matinee, l'_Albatros_ plana au-dessus de Srinagar, plus connue sous le nom de Cachemir. Uncle Prudent et son compagnon virent une cite superbe, allongee sur les deux rives du fleuve, ses ponts de bois tendus comme des fils, ses chalets agrementes de balcons en decoupages, ses berges ombragees de hauts peupliers, ses toits gazonnes qui prenaient l'aspect de grosses taupinieres, ses canaux multiples, avec des barques comme des noix et des bateliers comme des fourmis, ses palais, ses temples, ses kiosques, ses mosquees, ses bungalows a l'entree des faubourgs, - tout cet ensemble double par la reverberation des eaux; puis sa vieille citadelle de Hari-Parvata, campee au front d'une colline, comme le plus important des forts de Paris au front du mont Valerien. << Ce serait Venise, dit Phil Evans, si nous etions en Europe. - Et si nous etions en Europe, repondit Uncle Prudent, nous saurions bien retrouver le chemin de l'Amerique! >> L'_Albatros_ ne s'attarda pas au-dessus du lac que le fleuve traverse et reprit son vol a travers la vallee de l'Hydaspe. Pendant une demi-heure seulement, descendu a dix metres du fleuve, il resta stationnaire. Alors, au moyen d'un tuyau de caoutchouc envoye en dehors, Tom Turner et ses gens s'occuperent de refaire leur provision d'eau, qui fut aspiree par une pompe que les courants des accumulateurs mirent en mouvement. Durant cette operation, Uncle Prudent et Phil Evans s'etaient regardes. Une meme pensee avait traverse leur cerveau. Ils n'etaient qu'a quelques metres de la surface de l'Hydaspe, a portee des rives. Tous deux etaient bons nageurs. Un plongeon pouvait leur rendre la liberte, et, lorsqu'ils auraient disparu entre deux eaux, comment Robur eut-il pu les reprendre? Afin de laisser a ses propulseurs la possibilite d'agir, ne fallait-il pas que l'appareil se tint au moins a deux metres au-dessus du lac? En un instant, toutes les chances pour ou contre s'etaient presentees a leur esprit. En un instant ils les avaient pesees. Enfin ils allaient s'elancer par-dessus la plate-forme, lorsque plusieurs paires de mains s'abattirent sur leurs epaules. On les observait. Ils furent mis dans l'impossibilite de fuir. Cette fois, ils ne se rendirent pas sans resistance. Ils voulurent repousser ceux qui les tenaient. Mais c'etaient de solides gaillards, ces gens de l'_Albatros!_ << Messieurs, se contenta de dire l'ingenieur, quand on a le plaisir de voyager en compagnie de Robur-le-Conquerant, comme vous l'avez si bien nomme, et a bord de son admirable _Albatros,_ on ne le quitte pas ainsi... a l'anglaise! J'ajouterai meme qu'on ne le quitte plus! >> Phil Evans entraina son collegue qui allait se livrer a quelque acte de violence. Tous deux rentrerent dans le roufle, decides a s'enfuir, dut-il leur en couter la vie, et n importe ou. L'_Albatros_ avait repris sa direction vers l'ouest. Pendant cette journee, avec une vitesse moyenne, il franchit le territoire du Caboulistan, dont on entrevit un instant la capitale, puis la frontiere du royaume de l'Herat, a onze cents kilometres de Cachemir. Dans ces contrees, toujours si disputees encore, sur cette route ouverte aux Russes vers les possessions anglaises de l'Inde, apparurent des rassemblements d'hommes, des colonnes, des convois, en un mot tout ce qui constitue le personnel et le materiel d'une armee en marche. On entendit aussi des coups de canon et le petillement de la mousqueterie. Mais l'ingenieur ne se melait jamais des affaires des autres, quand ce n'etait pas pour lui question d'honneur ou d'humanite. Il passa outre. Si Herat, comme on le dit, est la clef de l'Asie centrale, que cette clef allat dans une poche anglaise ou dans une poche moscovite, peu lui importait. Les interets terrestres ne regardaient plus l'audacieux qui avait fait de l'air son unique domaine. D'ailleurs, le pays ne tarda pas a disparaitre sous un veritable ouragan de sable, comme il ne s'en produit que trop frequemment dans ces regions. Ce vent, qui s'appelle << tebbad >>, transporte des elements fievreux avec l'imponderable poussiere soulevee a son passage. Et combien de caravanes perissent dans ces tourbillons! Quant a l'_Albatros,_ afin d'echapper a cette poussiere qui aurait pu alterer la finesse de ses engrenages, il alla chercher a deux mille metres une zone plus saine. Ainsi disparut la frontiere de la Perse et ses longues plaines qui resterent invisibles. L'allure etait tres moderee, bien qu'aucun ecueil ne fut a craindre. En effet, si la carte indique quelques montagnes, elles ne sont cotees qu'a de moyennes altitudes. Mais, aux approches de la capitale, il convenait d'eviter le Damavend, dont le pic neigeux pointe a pres de six mille six cents metres, puis la chaine d'Elbrouz, au pied de laquelle est bati Teheran. Des les premieres lueurs du 2 juillet surgit ce Damavend, emergeant du simoun de sables. L'_Albatros_ se dirigea donc de maniere a passer au-dessus de la ville, que le vent enveloppait d'un nuage de fine poussiere. Cependant, vers les dix heures du matin, on put apercevoir les larges fosses qui entourent l'enceinte, et, au milieu, le palais du Shah, ses murailles revetues de plaques de faience, ses bassins qui semblaient tailles dans d'enormes turquoises d'un bleu eclatant. Ce ne fut qu'une rapide vision. A partir de ce point, l'_Albatros,_ modifiant sa route, porta presque directement vers le nord. Quelques heures apres, il se trouvait au-dessus d'une petite ville, batie a un angle septentrional de la frontiere persane, sur les bords d'une vaste etendue d'eau, dont on ne pouvait apercevoir la fin ni au nord ni a l'est. Cette ville, c'etait le port d'Ashourada, la station russe la plus avancee dans le sud. Cette etendue d'eau, c'etait une mer. C'etait la Caspienne. Plus de tourbillons de poussiere alors. Vue d'un ensemble de maisons a l'europeenne, disposees le long d'un promontoire, avec un clocher qui les domine. L'_Albatros_ s'abaissa sur cette mer dont les eaux sont a trois cents pieds au-dessous du niveau oceanien. Vers le soir, il longeait la cote - turkestane autrefois, russe alors - qui monte vers le golfe de Balkan, et le lendemain, 3 juillet, il planait a cent metres au-dessus de la Caspienne. Aucune terre en vue, ni du cote de l'Asie, ni du cote de l'Europe. A la surface de la mer, quelques voiles blanches gonflees par la brise. C'etaient des navires indigenes, reconnaissables a leurs formes, des kesebeys a deux mats, des kayuks, anciens bateaux pirates a un mat, des teimils, simples canots de service ou de peche. Ca et la, s'elevaient jusqu'a l'_Albatros_ quelques queues de fumee, vomies par la cheminee de ces steamers d'Ashourada que la Russie entretient pour la police des eaux turkomanes. Ce matin-la, le contremaitre Tom Turner causait avec le maitre coq, Francois Tapage, et, a une demande de celui-ci, il avait fait cette reponse << Oui, nous resterons quarante-huit heures environ au-dessus de la mer Caspienne. - Bien! repondit le maitre coq. Cela nous permettra sans doute de pecher ?... - Comme vous le dites! >> Puisqu'on devait mettre quarante heures a faire les six cent vingt-cinq milles que mesure cette mer sur deux cents de large, c'est que la vitesse de l'_Albatros_ serait tres moderee, et meme nulle pendant les operations de peche. Or, cette reponse de Tom Turner fut entendue par Phil Evans qui se trouvait alors a l'avant. En ce moment, Frycollin s'obstinait a l'assommer de ses incessantes recriminations, le priant d'intervenir pres de son maitre pour qu'il le fit << deposer a terre >>. Sans repondre a cette demande saugrenue, Phil Evans revint a l'arriere retrouver Uncle Prudent. La, toutes precautions prises pour ne point etre entendus, il rapporta les quelques phrases echangees entre Tom Turner et le maitre coq. << Phil Evans, repondit Uncle Prudent, je pense que nous ne nous faisons aucune illusion sur les intentions de ce miserable a notre egard? - Aucune, repondit Phil Evans. Il ne nous rendra la liberte que lorsque cela lui conviendra, - s'il nous la rend jamais! - Dans ce cas, nous devons tout tenter pour quitter l'_Albatros!_ - Un fameux appareil, il faut bien l'avouer! - C'est possible! s'ecria Uncle Prudent, mais c'est l'appareil d'un coquin qui nous retient au mepris de tout droit. Or, cet appareil constitue pour nous et les notres un danger permanent. Si donc nous ne parvenons pas a le detruire... - Commencons par nous sauver!.., repondit Phil Evans. Nous verrons apres! - Soit! reprit Uncle Prudent, et profitons des occasions qui vont s'offrir. Evidemment l'_Albatros_ va traverser la Caspienne, puis se lancer sur l'Europe, soit dans le nord, au-dessus de la Russie, soit dans l'ouest, au-dessus des contrees meridionales. Eh bien! en quelque lieu que nous mettions le pied, notre salut sera assure jusqu'a l'Atlantique. Il convient donc de se tenir prets a toute heure. - Mais, demanda Phil Evans, comment fuir?... - Ecoutez-moi, repondit Uncle Prudent. Il arrive parfois, pendant la nuit, que l'_Albatros_ plane a quelques centaines de pieds seulement du sol. Or, il y a a bord plusieurs cables de cette longueur, et, avec un peu d'audace, on pourrait peut-etre se laisser glisser... - Oui, repondit Phil Evans, le cas echeant, je n'hesiterais pas... Ni moi, dit Uncle Prudent. J'ajoute que, la nuit, excepte le timonier poste a l'arriere, personne ne veille. Precisement, un de ces cables est place a l'avant, et, sans etre vu, sans etre entendu, il ne serait pas impossible de le derouler... - Bien, dit Phil Evans. Je vois avec plaisir, Uncle Prudent, que vous etes plus calme. Cela vaut mieux pour agir. Mais, en ce moment, nous voici sur la Caspienne. De nombreux batiments sont en vue. L'_Albatros_ va descendre et s'arreter pendant la peche... Est-ce que nous ne pourrions pas profiter?... - Eh! on nous surveille, meme quand nous ne croyons pas etre surveilles, repondit Uncle Prudent. Vous l'avez bien vu, quand nous avons tente de nous precipiter dans l'Hydaspe. - Et qui dit que nous ne sommes pas surveilles aussi pendant la nuit? repliqua Phil Evans. - Il faut pourtant en finir! s'ecria Uncle Prudent, oui! en finir avec cet _Albatros_ et son maitre! >> On le voit, sous l'excitation de la colere, les deux collegues - Uncle Prudent surtout - pouvaient etre conduits a commettre les actes les plus temeraires et peut-etre les plus contraires a leur propre surete. Le sentiment de leur impuissance, le dedain ironique avec lequel les traitait Robur, les reponses brutales qu'il leur faisait, tout contribuait a tendre une situation dont l'aggravation etait chaque jour plus manifeste. Ce jour meme, une nouvelle scene faillit amener une altercation des plus regrettables entre Robur et les deux collegues. Frycollin ne se doutait guere qu'il allait en etre le provocateur. En se voyant au-dessus de cette mer sans limites, le poltron fut repris d'une belle epouvante. Comme un enfant, comme un Negre qu'il etait, il se laissa aller a geindre, a protester, a crier, a se demener en mille contorsions et grimaces. << Je veux m'en aller!... Je veux m'en aller! criait-il. Je ne suis pas un oiseau !... Je ne suis pas fait pour voler!... Je veux qu'on me remette a terre... tout de suite!... >> Il va sans dire que Uncle Prudent ne cherchait aucunement a le calmer, - au contraire. Aussi ces hurlements finirent-ils par impatienter singulierement Robur. Or, comme Tom Turner et ses compagnons allaient proceder aux manœuvres de la peche, l'ingenieur, pour se debarrasser de Frycollin, ordonna de l'enfermer dans son roufle. Mais le Negre continua a se debattre, a frapper aux cloisons, a hurler de plus belle. Il etait midi. En ce moment, l'_Albatros_ se tenait a cinq ou six metres seulement du niveau de la mer. Quelques embarcations, epouvantees a sa vue, avaient pris la fuite. Cette portion de la Caspienne ne devait pas tarder a etre deserte. Comme on le pense bien, dans ces conditions ou ils n'auraient eu qu'a piquer une tete pour fuir, les deux collegues devaient etre et etaient l'objet d'une surveillance speciale. En admettant meme qu'ils se fussent jetes par-dessus le bord, on aurait bien su les reprendre avec le canot de caoutchouc de l'_Albatros._ Donc, rien a faire pendant la peche, a laquelle Phil Evans crut devoir assister, tandis que Uncle Prudent, en perpetuel etat de rage, se retirait dans sa cabine. On sait que la mer Caspienne est une depression volcanique du sol. En ce bassin tombent les eaux de ces grands fleuves, le Volga, l'Oural, le Kour, la Kouma, la Jemba et autres. Sans l'evaporation qui lui enleve son trop-plein, ce trou, d'une superficie de dix-sept mille lieues carrees, d'une profondeur moyenne comprise entre soixante et quatre cents pieds, aurait inonde les cotes du nord et de l'est, basses et marecageuses. Bien que cette cuvette ne soit en communication ni avec la mer Noire, ni avec la mer d'Aral, dont les niveaux sont tres superieurs au sien, elle n'en nourrit pas moins un tres grand nombre de poissons - de ceux, bien entendu, auxquels ne peuvent deplaire ses eaux d'une amertume prononcee, due au naphte qu'y deversent les sources de son extremite meridionale. Or, en songeant a la variete que la peche pouvait apporter a son ordinaire, le personnel de l'_Albatros_ ne dissimulait pas le plaisir qu'il allait y prendre. << Attention! >> cria Tom Turner, qui venait de harponner un poisson de belle taille, presque semblable a un requin. C'etait un magnifique esturgeon, long de sept pieds, de cette espece Belonga des Russes, dont les œufs, melanges de sel, de vinaigre et de vin blanc, forment le caviar. Peut-etre les esturgeons peches dans les fleuves sont-ils meilleurs que les esturgeons de mer; mais ceux-ci furent bien accueillis a bord de l'_Albatros._ Toutefois, ce qui rendit cette peche plus fructueuse encore, ce fut la traine des chaluts qui ramasserent, pele-mele, carpes, bremes, saumons, brochets d'eaux salees, et surtout quantite de ces sterlets de moyenne taille que les riches gourmets font venir vivants d'Astrakan a Moscou et a Petersbourg. Ceux-ci allaient immediatement passer de leur element naturel dans les chaudieres de l'equipage, sans frais de transport. Les gens de Robur halaient joyeusement les filets, apres que l'_Albatros_ les avait promenes pendant plusieurs milles. Le Gascon Francois Tapage, hurlant de plaisir, justifiait bien son nom. Une heure de peche suffit a remplir les viviers de l'aeronef, qui remonta vers le nord. Pendant cette halte, Frycollin n'avait cesse de crier, de frapper aux parois de sa cabine, de faire en un mot un insupportable vacarme. << Ce maudit Negre ne se taira donc pas! dit Robur, veritablement a bout de patience. - Il me semble, monsieur, qu'il a bien le droit de se plaindre! repondit Phil Evans. - Oui, comme moi j'ai le droit d'epargner ce supplice a mes oreilles! repliqua Robur. - Ingenieur Robur!... dit Uncle Prudent, qui venait d'apparaitre sur la plate-forme. - President du Weldon-Institute ? >> Tous deux s'etaient avances l'un vers l'autre. Ils se regardaient dans le blanc des yeux. Puis, Robur, haussant les epaules : << A bout de corde! >> dit-il. Tom Turner avait compris. Frycollin fut tire de sa cabine. Quels cris il poussa, lorsque le contremaitre et un de ses camarades le saisirent et l'attacherent dans une sorte de baille, a laquelle ils fixerent solidement l'extremite d'un cable! C'etait precisement un de ces cables dont Uncle Prudent voulait faire l'usage que l'on sait. Le Negre avait cru d'abord qu'il allait etre pendu... Non! Il ne devait etre que suspendu. En effet, ce cable fut deroule au-dehors sur une longueur de cent pieds, et Frycollin se trouva balance dans le vide. Il pouvait crier a son aise maintenant. Mais, l'epouvante l'etreignant au larynx, il resta muet. Uncle Prudent et Phil Evans avaient voulu s'opposer a cette execution ils furent repousses. << C'est une infamie!... C'est une lachete! s'ecria Uncle Prudent, qui etait hors de lui. - Vraiment! repondit Robur. - C'est un abus de la force contre lequel je protesterai autrement que par des paroles! - Protestez! - Je me vengerai, ingenieur Robur! - Vengez-vous, president du Weldon-Institute! - Et de vous et des votres! >> Les gens de l'_Albatros_ s'etaient rapproches dans des dispositions peu bienveillantes. Robur leur fit signe de s'eloigner. << Oui!... De vous et des votres!.., reprit Uncle Prudent, que son collegue essayait en vain de calmer. - Quand il vous plaira! repondit l'ingenieur. - Et par tous les moyens possibles! - Assez! dit alors Robur d'un ton menacant, assez! Il y a d'autres cables a bord! Taisez-vous, ou, sinon, tout comme le valet, le maitre! >> Uncle Prudent se tut, non par crainte, mais parce qu'il fut pris d'une telle suffocation que Phil Evans dut l'emmener dans sa cabine. Cependant, depuis une heure, le temps s'etait singulierement modifie. Il y avait des symptomes auxquels on ne pouvait se meprendre. Un orage menacait. La saturation electrique de l'atmosphere etait portee a un tel point que, vers deux heures et demie, Robur fut temoin d'un phenomene qu'il n'avait jamais observe. Dans le nord, d'ou venait l'orage, montaient des volutes de vapeurs quasi lumineuses, - ce qui etait certainement du a la variation de la charge electrique des diverses couches de nuages. Le reflet de ces bandes faisait courir, a la surface de la mer, des myriades de lueurs, dont l'intensite devenait d'autant plus vive que le ciel commencait a s'assombrir. L'_Albatros_ et le meteore ne devaient pas tarder a se rencontrer, puisqu'ils allaient l'un au-devant de l'autre. Et Frycollin? Eh bien, Frycollin etait toujours a la remorque, - et remorque est le mot juste, car le cable faisait un angle assez ouvert avec l'appareil lance a une vitesse de cent kilometres, ce qui laissait la baille quelque peu en arriere. Que l'on juge de son epouvante, lorsque les eclairs commencerent a sillonner l'espace autour de lui, tandis que le tonnerre roulait ses eclats dans les profondeurs du ciel. Tout le personnel du bord s'occupait a manœuvrer en vue de l'orage, soit pour s'elever plus haut que lui, soit pour le distancer en se lancant a travers les couches inferieures. L'_Albatros_ se trouvait alors a sa hauteur moyenne -mille metres environ, - quand eclata un coup de foudre d'une violence extreme. La rafale s'eleva soudain. En quelques secondes, les nuages en feu se precipiterent sur l'aeronef. Phil Evans vint alors interceder en faveur de Frycollin et demander qu'on le ramenat a bord. Mais Robur n'avait point attendu cette demarche. Ses ordres etaient donnes. Deja on s'occupait de haler la corde sur la plate-forme, quand, tout a coup, il se fit un ralentissement inexplicable dans la rotation des helices suspensives. Robur bondit vers le roufle central << Force ! ... Force ! ... cria-t-il au mecanicien. Il faut monter rapidement et plus haut que l'orage! - Impossible, maitre! - Qu'y a-t-il? - Les courants sont troubles!... Il se fait des intermittences!...>> Et de fait, l'_Albatros_ s'abaissait sensiblement. Ainsi qu'il arrive pour les courants des fils telegraphiques pendant les orages, le fonctionnement electrique n'operait plus qu'incompletement dans les accumulateurs de l'aeronef. Mais, ce qui n'est qu'un inconvenient quand il s'agit de depeches, ici, c'etait un effroyable danger, c'etait l'appareil precipite dans la mer, sans qu'on put s'en rendre maitre. << Laisse descendre, cria Robur, et sortons de la zone electrique! Allons, enfants, du sang-froid! >> L'ingenieur etait monte sur son banc de quart. Les hommes, a leur poste, se tenaient prets a executer les ordres du maitre. L'_Albatros,_ bien qu'il se fut abaisse de quelques centaines de pieds, etait encore plonge dans le nuage, au milieu des eclairs qui se croisaient comme les pieces d'un feu d'artifice. C'etait a croire qu'il allait etre foudroye. Les helices se ralentissaient encore, et ce qui n'avait ete jusque-la qu'une descente un peu rapide menacait de devenir une chute. Enfin, en moins d'une minute, il etait manifeste qu'il serait arrive au niveau de la mer. Une fois immerge, aucune puissance n'aurait pu l'arracher de cet abime. Soudain la nuee electrique apparut au-dessus de lui. L'_Albatros_ n'etait plus alors qu'a soixante pieds de la crete des lames. En deux ou trois secondes, elles auraient noye la plate-forme. Mais, Robur, saisissant l'instant propice, se precipita vers le roufle central, il saisit les leviers de mise en train, il lanca le courant des piles que ne neutralisait plus la tension electrique de l'atmosphere ambiante... En un instant, il eut rendu a ses helices leur vitesse normale, arrete la chute, maintenu l'_Albatros_ a petite hauteur, pendant que ses propulseurs l'entrainaient loin de l'orage, qu'il ne tarda pas a depasser. Inutile de dire que Frycollin avait pris un bain force, - pendant quelques secondes seulement. Lorsqu'il fut ramene a bord, il etait mouille comme s'il eut plonge jusqu'au fond des mers. On le croira sans peine, il ne criait plus. Le lendemain, 4 juillet, l'_Albatros_ avait franchi la limite septentrionale de la Caspienne. XI Dans lequel la colere de Uncle Prudent croit comme le carre de la vitesse. Si jamais Uncle Prudent et Phil Evans durent renoncer a tout espoir de s'echapper, ce fut bien pendant les cinquante heures qui suivirent. Robur redoutait-il que la garde de ses prisonniers fut moins facile durant cette traversee de l'Europe? C'est possible. Il savait, d'ailleurs, qu'ils etaient decides a tout pour s'enfuir. Quoi qu'il en soit, toute tentative eut alors ete un suicide. Que l'on saute d'un express, marchant avec une vitesse de cent kilometres a l'heure, ce n'est peut-etre que risquer sa vie, mais, d'un rapide, lance a raison de deux cents kilometres, ce serait vouloir la mort. Or, c'est precisement cette vitesse - le maximum dont il put disposer - qui fut imprimee a l'_Albatros._ Elle depassait le vol de l'hirondelle, soit cent quatre-vingts kilometres a l'heure. Depuis quelque temps, on a du le remarquer, les vents du nord-est dominaient avec une persistance tres favorable a la direction de l'_Albatros,_ puisqu'il marchait dans le meme sens, c'est-a-dire d'une facon generale vers l'ouest. Mais, ces vents commencant a se calmer, il devint bientot impossible de se tenir sur la plate-forme, sans avoir la respiration coupee par la rapidite du deplacement. Les deux collegues, a un certain moment, eussent meme ete jetes par-dessus le bord, s'ils n'avaient ete accules contre leur roufle par la pression de l'air. Heureusement, a travers les hublots de sa cage, le timonier les apercut, et une sonnerie electrique prevint les hommes, renfermes dans le poste de l'avant. Quatre d'entre eux se glisserent aussitot vers l'arriere, en rampant sur la plate-forme. Que ceux qui se sont trouves en mer sur un navire debout au vent, pendant quelque tempete, rappellent leur souvenir, et ils comprendront ce que devait etre la violence d'une pareille pression. Seulement, ici, c'etait l'_Albatros_ qui la creait par son incomparable vitesse. En somme, il fallut ralentir la marche - ce qui permit a Uncle Prudent et a Phil Evans de regagner leur cabine. A l'interieur de ses roufles, ainsi que l'avait dit l'ingenieur, l'_Albatros_ emportait avec lui une atmosphere parfaitement respirable. Mais quelle solidite avait donc cet appareil, pour qu'il put resister a un pareil deplacement! C'etait prodigieux. Quant aux propulseurs de l'avant et de l'arriere, on ne les voyait meme plus tourner. C'etait avec une infinie puissance de penetration qu'ils se vissaient dans la couche d'air. La derniere ville, observee du bord, avait ete Astrakan, situee presque a l'extremite nord de la Caspienne. L'Etoile du Desert - sans doute quelque poete russe l'a appelee ainsi - est maintenant descendue de la premiere a la cinquieme ou sixieme grandeur. Ce simple chef-lieu de gouvernement avait un instant montre ses vieilles murailles couronnees de creneaux inutiles, ses antiques tours au centre de la cite, ses mosquees contigues a des eglises de style moderne, sa cathedrale dont les cinq domes, dores et semes d'etoiles bleues, semblaient decoupes dans un morceau de firmament, - le tout presque au niveau de cette embouchure du Volga qui mesure deux kilometres. Puis, a partir de ce point, le vol de l'_Albatros_ ne fut plus qu'une sorte de chevauchee a travers les hauteurs du ciel, comme s'il eut ete attele de ces fabuleux hippogriffes qui franchissent une lieue d'un seul coup d'aile. Il etait dix heures du matin, le 4 juillet, lorsque l'aeronef pointa dans le nord-ouest en suivant a peu pres la vallee du Volga. Les steppes du Don et de l'Oural filaient de chaque cote du fleuve. S'il eut ete possible de plonger un regard sur ces vastes territoires, a peine aurait-on eu le temps d'en compter les villes et villages. Enfin, le soir venu, l'aeronef depassait Moscou, sans meme saluer le drapeau du Kremlin. En dix heures, il avait enleve les deux mille kilometres qui separent Astrakan de l'ancienne capitale de toutes les Russies. De Moscou a Petersbourg, la ligue du chemin de fer ne compte pas plus de douze cents kilometres. C'etait donc l'affaire d'une demi-journee. Aussi, l'_Albatros,_ exact comme un express, atteignit-il Petersbourg et les bords de la Neva vers deux heures du matin. La clarte de la nuit, sous cette haute latitude qu'abandonne si peu le soleil de juin, permit d'embrasser un instant l'ensemble de cette vaste capitale. Puis, ce furent le golfe de Finlande, l'archipel d'Abo, la Baltique, la Suede a la latitude de Stockholm, la Norvege a la latitude de Christiania. Dix heures seulement pour ces deux mille kilometres! En verite, on aurait pu le croire, aucune puissance humaine n'eut ete capable desormais d'enrayer la vitesse de l'_Albatros,_ comme si la resultante de sa force de projection et de l'attraction terrestre l'eut maintenu dans une trajectoire immuable autour du globe. Il s'arreta, cependant, et precisement au-dessus de la fameuse chute de Rjukanfos, en Norvege. Le Gousta, dont la cime domine cette admirable region du Telemark, fut comme une borne gigantesque qu'il ne devait pas depasser dans l'ouest. Aussi, a partir de ce point, l'_Albatros_ revint-il franchement vers le sud, sans moderer sa vitesse. Et, pendant ce vol invraisemblable, que faisait Frycollin? Frycollin demeurait muet au fond de sa cabine, dormant du mieux qu'il pouvait, sauf aux heures des repas. Francois Tapage lui tenait alors compagnie et se jouait volontiers de ses terreurs. << Eh! eh! mon garcon, disait-il, tu ne cries donc plus!... Faut pas te gener pourtant!... Tu en serais quitte pour deux heures de suspension!... Hein !... avec la vitesse que nous avons maintenant, quel excellent bain d'air pour les rhumatismes! - Il me semble que tout se disloque! repetait Frycollin. - Peut-etre bien, mon brave Fry! Mais nous allons si rapidement que nous ne pourrions meme plus tomber!... Voila qui est rassurant! - Vous croyez? - Foi de Gascon! >> Pour dire le vrai, et sans rien exagerer comme Francois Tapage, il etait certain que, grace a cette rapidite, le travail des helices suspensives etait quelque peu amoindri. L'_Albatros_ glissait sur la couche d'air a la maniere d'une fusee a la Congreve. << Et ca durera longtemps comme cela? demandait Frycollin. - Longtemps ?... Oh non! repondait le maitre coq. Simplement toute la vie! - Ah! faisait le Negre en recommencant ses lamentations. - Prends garde, Fry, prends garde! s'ecriait alors Francois Tapage, car, comme on dit dans mon pays, le maitre pourrait bien t'envoyer a la balancoire! >> Et Frycollin, en meme temps que les morceaux qu'il mettait en double dans sa bouche, ravalait ses soupirs. Pendant ce temps, Uncle Prudent et Phil Evans, qui n'etaient point gens a recriminer inutilement, venaient de prendre un parti. Il etait evident que la fuite ne pouvait plus s'effectuer. Toutefois, s'il n'etait pas possible de remettre le pied sur le globe terrestre, ne pouvait-on faire savoir a ses habitants ce qu'etaient devenus, depuis leur disparition, le president et le secretaire du Weldon-Institute, par qui ils avaient ete enleves, a bord de quelle machine volante ils etaient detenus, et provoquer peut-etre - de quelle facon, grand Dieu! - une audacieuse tentative de leurs amis pour les arracher aux mains de ce Robur? Correspondre ?... Et comment? Suffirait-il donc d'imiter les marins en detresse qui enferment dans une bouteille un document indiquant le lieu du naufrage et le jettent a la mer? Mais ici, la mer, c'etait l'atmosphere. La bouteille n'y surnagerait pas. A moins de tomber juste sur un passant, dont elle pourrait bien fracasser le crane, elle risquerait de n'etre jamais retrouvee. En somme, les deux collegues n'avaient que ce moyen a leur disposition, et ils allaient sacrifier une des bouteilles du bord, quand Uncle Prudent eut une autre idee. Il prisait, on le sait, et on peut pardonner ce leger defaut a un Americain, qui pourrait faire pis. Or, en sa qualite de priseur, il possedait une tabatiere, - vide maintenant. Cette tabatiere etait en aluminium. Une fois lancee au-dehors, si quelque honnete citoyen la trouvait, il la ramasserait; s'il la ramassait, il la porterait a un bureau de police, et, la, on prendrait connaissance du document destine a faire connaitre la situation des deux victimes de Robur-le-Conquerant. C'est ce qui fut fait. La note etait courte, mais elle disait tout et donnait l'adresse du Weldon-Institute, avec priere de faire parvenir. Puis, Uncle Prudent, apres y avoir glisse la note, entoura la tabatiere d'une epaisse bande de laine solidement ficelee, autant pour l'empecher de s'ouvrir pendant la chute que de se briser sur le sol. Il n'y avait plus qu'a attendre une occasion favorable. En realite, la manœuvre la plus difficile, pendant cette prodigieuse traversee de l'Europe, c'etait de sortir du roufle, de ramper sur la plate-forme, au risque d'etre emporte, et cela secretement. D'autre part, il ne fallait pas que la tabatiere tombat en quelque mer, golfe, lac ou tout autre cours d'eau. Elle eut ete perdue. Toutefois, il n'etait pas impossible que les deux collegues reussissent par ce moyen a rentrer en communication avec le monde habite. Mais il faisait jour en ce moment. Or, mieux valait attendre la nuit et profiter, soit d'une diminution de la vitesse, soit d'une halte, pour sortir du roufle. Peut-etre pourrait-on alors gagner le bord de la plate-forme et ne laisser tomber la precieuse tabatiere que sur une ville. D'ailleurs, quand bien meme toutes ces conditions se fussent alors rencontrees, le projet n'aurait pas pu etre mis a execution, - ce jour la du moins. L'_Albatros,_ en effet, apres avoir quitte la terre norvegienne a la hauteur du Gousta, avait appuye vers le sud. Il suivait precisement le zero de longitude qui n'est autre, en Europe, que le meridien de Paris. Il passa donc au-dessus de la mer du Nord, non sans provoquer une stupefaction bien naturelle a bord de ces milliers de batiments qui font le cabotage entre l'Angleterre, la Hollande, la France et la Belgique. Si la tabatiere ne tombait pas sur le pont meme de l'un de ces navires, il y avait bien des chances pour qu'elle s'en allat par le fond. Uncle Prudent et Phil Evans furent donc obliges d'attendre un moment plus favorable. Du reste, ainsi qu'on va le voir, une excellente occasion devait bientot s'offrir a eux. A dix heures du soir, l'_Albatros_ venait d'atteindre les cotes de France, a peu pres a la hauteur de Dunkerque. La nuit etait assez sombre. Un instant, on put voir le phare de Gris-Nez croiser ses feux electriques avec ceux de Douvres, d'une rive a l'autre du detroit du Pas-de-Calais. Puis l'_Albatros_ s'avanca au-dessus du territoire francais, en se maintenant a une moyenne altitude de mille metres. Sa vitesse n'avait point ete moderee. Il passait comme une bombe au-dessus des villes, des bourgs, des villages, si nombreux en ces riches provinces de la France septentrionale. C'etaient, sur ce meridien de Paris, apres Dunkerque, Doullens, Amiens, Creil, Saint-Denis. Rien ne le fit devier de la ligne droite. C'est ainsi que, vers minuit, il arriva au-dessus de la << Ville Lumiere >>, qui merite ce nom meme quand ses habitants sont couches - ou devraient l'etre. Par quelle etrange fantaisie l'ingenieur fut-il porte a faire halte au-dessus de la cite parisienne? on ne sait. Ce qui est certain, c'est que l'_Albatros_ s'abaissa de maniere a ne la dominer que de quelques centaines de pieds seulement. Robur sortit alors de sa cabine, et tout son personnel vint respirer un peu de l'air ambiant sur la plate-forme. Uncle Prudent et Phil Evans n'eurent garde de manquer l'excellente occasion qui leur etait offerte. Tous deux, apres avoir quitte leur roufle, chercherent a s'isoler, afin de pouvoir choisir l'instant le plus propice. Il fallait surtout eviter d'etre vu. L'_Albatros,_ semblable a un gigantesque scarabee, allait doucement au-dessus de la grande ville. Il parcourut la ligne des boulevards, si brillamment eclaires alors par les appareils Edison. Jusqu'a lui montait le bruit des voitures circulant encore dans les rues, et le roulement des trains sur les railways multiples qui rayonnent vers Paris. Puis, il vint planer a la hauteur des plus hauts monuments, comme s'il eut voulu heurter la boule du Pantheon ou la croix des Invalides. Il voleta depuis les deux minarets du Trocadero jusqu'a la tour metallique du Champ-de-Mars, dont l'enorme reflecteur inondait toute la capitale de lueurs electriques. Cette promenade aerienne, cette flanerie de noctambule, dura une heure environ. C'etait comme une halte dans les airs, avant la reprise de l'interminable voyage. Et meme l'ingenieur Robur voulut, sans doute, donner aux Parisiens le spectacle d'un meteore que n'avaient point prevu ses astronomes. Les fanaux de l'_Albatros_ furent mis en activite. Deux gerbes brillantes se promenerent sur les places, les squares, les jardins, les palais, sur les soixante mille maisons de la ville, en jetant d'immenses houppes de lumiere d'un horizon a l'autre. Certes, l'_Albatros_ avait ete vu, cette fois, - non seulement bien vu, mais entendu aussi, car Tom Turner, embouchant sa trompette, envoya sur la cite une eclatante fanfare. A ce moment, Uncle Prudent, se penchant au-dessus de la rambarde, ouvrit la main et laissa tomber la tabatiere... Presque aussitot l'_Albatros_ s'eleva rapidement. Alors, a travers les hauteurs du ciel parisien, monta un immense hurrah de la foule, grande encore sur les boulevards, - hurrah de stupefaction qui s'adressait au fantaisiste meteore. Soudain, les fanaux de l'aeronef s'eteignirent, l'ombre se refit autour de lui en meme temps que le silence, et la route fut reprise avec une vitesse de deux cents kilometres a l'heure. C'etait tout ce qu'on devait voir de la capitale de la France. A quatre heures du matin, l'_Albatros_ avait traverse obliquement tout le territoire. Puis, afin de ne pas perdre de temps a franchir les Pyrenees ou les Alpes, il se glissa a la surface de la Provence jusqu'a la pointe du cap d'Antibes. A neuf heures, les San-Pietrini, assembles sur la terrasse de Saint-Pierre de Rome, restaient ebahis en le voyant passer au-dessus de la Ville eternelle. Deux heures apres, dominant la baie de Naples, il se balancait un instant au milieu des volutes fuligineuses du Vesuve. Enfin, apres avoir coupe la Mediterranee d'un vol oblique, des la premiere heure de l'apres-midi, il etait signale par les vigies de la Goulette, sur la cote tunisienne. Apres l'Amerique, l'Asie! Apres l'Asie, l'Europe! C'etaient plus de trente mille kilometres que le prodigieux appareil venait de faire en moins de vingt-trois jours! Et maintenant, le voila qui s'engage au-dessus des regions connues ou inconnues de la terre d'Afrique! Peut-etre veut-on savoir ce qu'etait devenue la fameuse tabatiere, apres sa chute? La tabatiere etait tombee rue de Rivoli, en face du numero 210, au moment ou cette rue se trouvait deserte. Le lendemain, elle fut ramassee par une honnete balayeuse qui s'empressa de la porter a la Prefecture de Police. La, prise tout d'abord pour un engin explosif, elle fut deficelee, developpee, ouverte avec une extreme prudence. Soudain une sorte d'explosion se fit... Un eternuement formidable que n'avait pu retenir le chef de la Surete. Le document fut alors tire de la tabatiere, et, a la surprise generale, on y lut ce qui suit << Uncle Prudent et Phil Evans, president et secretaire du Weldon-Institute de Philadelphie, enleves dans l'aeronef _Albatros_ de l'ingenieur Robur. << Faire part aux amis et connaissances. << U. P. et P. E. >> C'etait l'inexplicable phenomene enfin explique aux habitants des Deux Mondes. C'etait le calme rendu aux savants des nombreux observatoires qui fonctionnent a la surface du globe terrestre. XII Dans lequel l'ingenieur Robur agit comme s'il voulait concourir pour un des prix monthyon A cette etape du voyage de circumnavigation de l'_Albatros,_ il est certainement permis de se poser les questions suivantes : Qu'est-ce donc, ce Robur, dont on ne connait que le nom jusqu'ici? Passe-t-il sa vie dans les airs? Son aeronef ne se repose-t-il jamais? N'a-t-il pas une retraite en quelque endroit inaccessible, dans laquelle, s'il n'a pas besoin de se reposer, il va du moins se ravitailler? Il serait etonnant qu'il n'en fut pas ainsi. Les plus puissants volateurs ont toujours une aire ou un nid quelque part. Accessoirement, qu'est-ce que l'ingenieur compte faire de ses deux embarrassants prisonniers? Pretend-il les garder en son pouvoir, les condamner a l'aviation a perpetuite? Ou bien, apres les avoir encore promenes au-dessus de l'Afrique, de l'Amerique du Sud, de l'Australasie, de l'ocean Indien, de l'Atlantique, du Pacifique, pour les convaincre malgre eux, a-t-il l'intention de leur rendre la liberte en disant: <> A ces questions, il est encore impossible de repondre. C'est le secret de l'avenir. Peut-etre sera-t-il devoile un jour! En tout cas, ce nid, l'oiseau Robur ne se mit pas en quete de le chercher sur la frontiere septentrionale de l'Afrique. Il se plut a passer la fin de cette journee au-dessus de la regence de Tunis, depuis le cap Bon jusqu'au cap Carthage, tantot voletant, tantot planant au gre de ses caprices. Un peu apres, il gagna vers l'interieur et enfila l'admirable vallee de la Medjerda, en suivant son cours jaunatre, perdu entre les buissons de cactus et de lauriers-roses. Combien, alors, il fit envoler de ces centaines de perruches qui, perchees sur les fils telegraphiques, semblent attendre les depeches au passage pour les emporter sous leurs ailes! Puis, la nuit venue, l'_Albatros_ se balanca au-dessus des frontieres de la Kroumirie, et, s'il restait encore un Kroumir, celui-la ne manqua pas de tomber la face contre terre et d'invoquer Allah a l'apparition de cet aigle gigantesque. Le lendemain matin, ce fut Bone et les gracieuses collines de ses environs; ce fut Philippeville, maintenant un petit Alger, avec ses nouveaux quais en arcades, ses admirables vignobles, dont les ceps verdoyants herissent toute cette campagne, qui semble avoir ete decoupee dans le Bordelais ou les terroirs de la Bourgogne. Cette promenade de cinq cents kilometres, au-dessus de la grande et de la petite Kabylie, se termina vers midi a la hauteur de la Kasbah d'Alger. Quel spectacle pour les passagers de l'aeronef! la rade ouverte entre le cap Matifou et la pointe Pescade, ce littoral meuble de palais, de marabouts, de villas, ces vallees capricieuses, revetues de leurs manteaux de vignobles, cette Mediterranee, si bleue, sillonnee de transatlantiques qui ressemblaient a des canots a vapeur! Et ce fut ainsi jusqu'a Oran la pittoresque, dont les habitants, attardes au milieu des jardins de la citadelle, purent voir l'_Albatros_ se confondre avec les premieres etoiles du soir. Si Uncle Prudent et Phil Evans se demanderent a quelle fantaisie obeissait l'ingenieur Robur en promenant leur prison volante au-dessus de la terre algerienne - cette continuation de la France de l'autre cote d'une mer qui a merite le nom de lac francais -, ils durent penser que sa fantaisie etait satisfaite, deux heures apres le coucher du soleil. Un coup de barre du timonier venait d'envoyer l'_Albatros_ vers le sud-est, et, le lendemain, apres s'etre degage de la partie montagneuse du Tell, il vit l'astre du jour se lever sur les sables du Sahara. Voici quel fut l'itineraire de la journee du 8 juillet. Vue de la petite bourgade de Geryville, creee comme Laghouat, sur la limite du desert, pour faciliter la conquete ulterieure du Sahara. - Passage du col de Stillen, non sans quelque difficulte, contre une brise assez violente. Traversee du desert, tantot avec lenteur, au-dessus des verdoyantes oasis ou des ksours, tantot avec une rapidite fougueuse qui distancait le vol des gypaetes. Plusieurs fois meme, il fallut faire feu contre ces redoutables oiseaux, qui, par bandes de douze ou quinze, ne craignaient pas de se precipiter sur l'aeronef, a l'extreme epouvante de Frycollin. Mais, si les gypaetes ne pouvaient repondre que par des cris effroyables, par des coups de bec et de patte, les indigenes, non moins sauvages, ne lui epargnerent pas les coups de fusil, surtout quand il eut depasse la montagne de Sel, dont la charpente, verte et violette, percait sous son manteau blanc. On dominait alors le grand Sahara. La gisaient encore les restes des bivacs d'Abd el-Kader. La, le pays est toujours dangereux au voyageur europeen, principalement dans la confederation du Beni-Mzal. L'_Albatros_ dut alors regagner de plus hautes zones, afin d'echapper a une saute de simoun qui promenait une lame de sable rougeatre a la surface du sol, comme eut fait un raz de maree a la surface de l'Ocean. Ensuite les plateaux desoles de la Chebka etalerent leur ballast de laves noiratres jusqu'a la fraiche et verte vallee d'Ain-Massin. On se figurerait difficilement la variete de ces territoires que le regard pouvait embrasser dans leur ensemble. Aux collines couvertes d'arbres et d'arbustes succedaient de longues ondulations grisatres, drapees comme les plis d'un burnous arabe dont les cassures superbes accidentaient le sol. Au loin apparaissaient des << oueds >> aux eaux torrentueuses, des forets de palmiers, des pates de petites huttes groupees sur un mamelon, autour d'une mosquee, entre autres Metliti, ou vegete un chef religieux, le grand Marabout Sidi Chick. Avant la nuit, quelques centaines de kilometres furent enlevees au-dessus d'un territoire assez plat, sillonne de grandes dunes. Si l'_Albatros_ eut voulu faire halte, il aurait alors atterri dans les bas-fonds de l'oasis de Ouargla, blottie sous une immense foret de palmiers. La ville se montra tres visiblement avec ses trois quartiers distincts, l'ancien palais du sultan, sorte de Kasbah fortifiee, ses maisons construites en briques que le soleil s'est charge de cuire, et ses puits artesiens, fores dans la vallee, ou l'aeronef eut pu refaire sa provision liquide. Mais, grace a son extraordinaire vitesse, les eaux de l'Hydaspe, puisees dans la vallee de Cachemir, remplissaient encore ses charniers au milieu des deserts de l'Afrique. L'_Albatros_ fut-il vu des Arabes, des Mozabites et des Negres qui se partagent l'oasis de Ouargla? A coup sur, puisqu'il fut salue de quelques centaines de coups de fusil, dont les balles retomberent sans avoir pu l'atteindre. Puis la nuit vint, cette nuit silencieuse du desert, dont Felicien David a si poetiquement note tous les secrets. Pendant les heures suivantes, on redescendit dans le sud-ouest, en coupant les routes d'El Golea, dont l'une a ete reconnue, en 1859, par l'intrepide Francais Duveyrier. L'obscurite etait profonde. On ne put rien voir du railway transsaharien en construction d'apres le projet Duponchel, - long ruban de fer qui doit relier Alger a Tombouctou par Laghouat, Gardaia, et atteindre plus tard le golfe de Guinee. L'_Albatros_ entra alors dans la region equatoriale, au-dela du tropique du Cancer. A mille kilometres de la frontiere septentrionale du Sahara, il franchissait la route ou le major Laing trouva la mort en 1846; il coupait le chemin des caravanes du Maroc au Soudan, et, sur cette portion du desert qu'ecument les Touaregs, il entendait ce qu'on appelle le << chant des sables >>, murmure doux et plaintif qui semble s'echapper du sol. Un seul incident : une nuee de sauterelles s'eleva dans l'espace, et il en tomba une telle cargaison a bord que le navire aerien menaca de << sombrer >>. Mais on se hata de rejeter cette surcharge, sauf quelques centaines dont Francois Tapage fit provision. Et il les accommoda d'une facon si succulente, que Frycollin en oublia un instant ses transes perpetuelles. << Ca vaut les crevettes! >> disait-il. On etait alors a dix-huit cents kilometres de l'oasis d'Ouargla, presque sur la limite nord de cet immense royaume du Soudan. Aussi, vers deux heures apres midi, une cite apparut dans le coude d'un grand fleuve: Le fleuve, c'etait le Niger. La cite, c'etait Tombouctou. Si, jusqu'alors, il n'y avait eu a visiter cette Meckke africaine que des voyageurs de l'Ancien Monde, les Batouta, les Khazan, les Imbert, les Mungo-Park, les Adams, les Laing, les Caille, les Barth, les Lenz, ce jour-la, par les hasards de la plus singuliere aventure, deux Americains allaient pouvoir en parler _de visu, de auditu_ et meme _de olfactu,_ a leur retour en Amerique, - s'ils devaient jamais y revenir. _De visu,_ parce que leur regard put se porter sur tous les points de ce triangle de cinq a six kilometres, que forme la ville; - _de auditu,_ parce que ce jour etait un jour de grand marche et qu'il s'y faisait un bruit effroyable; - _de olfactu,_ parce que le nerf olfactif ne pouvait etre que tres desagreablement affecte par les odeurs de la place de Youbou-Kamo, ou s'eleve la halle aux viandes, pres du palais des anciens rois So-mais. En tout cas, l'ingenieur ne crut pas devoir laisser ignorer au president et au secretaire du Weldon-Institute qu'ils avaient l'heur extreme de contempler la Reine du Soudan, maintenant au pouvoir des Touaregs de Taganet. << Messieurs, Tombouctou! >> leur dit-il du meme ton qu'il leur avait deja dit, douze jours avant : << L'Inde, messieurs! >> Puis, il continua : << Tombouctou, par 18deg. de latitude nord et 5deg.56' de longitude a l'ouest du meridien de Paris, avec une cote de deux cent quarante-cinq metres au-dessus du niveau moyen de la mer. Importante cite de douze a treize mille habitants, jadis illustree par l'art et la science! - Peut-etre auriez-vous le desir d'y faire halte pendant quelques jours? >> Une pareille proposition ne pouvait etre qu'ironiquement faite par l'ingenieur. << Mais, reprit-il, ce serait dangereux pour des etrangers, au milieu des Negres, des Berberes, des Foullanes et des Arabes qui l'occupent - surtout si j'ajoute que notre arrivee en aeronef pourrait bien leur deplaire. - Monsieur, repondit Phil Evans sur le meme ton, pour avoir le plaisir de vous quitter, nous risquerions volontiers d'etre mal recus de ces indigenes. Prison pour prison, mieux vaut Tombouctou que l'_Albatros!_ - Cela depend des gouts, repliqua l'ingenieur. En tout cas, je ne tenterai pas l'aventure, car je reponds de la securite des hotes qui me font l'honneur de voyager avec moi... - Ainsi donc, ingenieur Robur, dit Uncle Prudent, dont l'indignation eclatait, vous ne vous contentez pas d'etre notre geolier? A l'attentat vous joignez l'insulte? - Oh! l'ironie tout au plus! - N'y a-t-il donc pas d'armes a bord? - Si, tout un arsenal! - Deux revolvers suffiraient si j'en tenais un, monsieur, et si vous teniez l'autre! - Un duel! s'ecria Robur, un duel, qui pourrait amener la mort de l'un de nous! - Qui l'amenerait certainement! - Eh bien, non, president du Weldon-Institute! Je prefere de beaucoup vous garder vivant! - Pour etre plus sur de vivre vous-meme! Cela est sage! - Sage ou non, c'est ce qui me convient. Libre a vous de penser autrement et de vous plaindre a qui de droit, si vous le pouvez. - C'est fait, ingenieur Robur! - Vraiment? - Etait-il donc si difficile, lorsque nous traversions les parties habitees de l'Europe, de laisser tomber un document... - Vous auriez fait cela? dit Robur, emporte par un irresistible mouvement de colere. - Et si nous l'avions fait? - Si vous l'aviez fait... vous meriteriez... - Quoi donc, monsieur l'ingenieur? - D'aller rejoindre votre document par-dessus le bord! - Jetez-nous donc! s'ecria Uncle Prudent. Nous l'avons fait! >> Robur s'avanca sur les deux collegues. A un geste de lui, Tom Turner et quelques-uns de ses camarades etaient accourus. Oui! l'ingenieur eut une furieuse envie de mettre sa menace a execution, et, sans doute, de peur d'y succomber, il rentra precipitamment dans sa cabine. << Bien! dit Phil Evans. - Et ce qu'il n'a pas ose faire, repondit Uncle Prudent, je l'oserai, moi! Oui! je le ferai! >> En ce moment, la population de Tombouctou s'amassait au milieu des places, a travers les rues, sur les terrasses des maisons baties en amphitheatre. Dans les riches quartiers de Sankore et de Sarahama, comme dans les miserables huttes coniques du Raguidi, les pretres lancaient du haut des minarets leurs plus violentes maledictions contre le monstre aerien. C'etait plus inoffensif que des balles de fusils. Il n'etait pas jusqu'au port de Kabara, situe dans le coude du Niger, ou le personnel des flottilles ne fut en mouvement. Certes, si l'_Albatros_ eut pris terre, il aurait ete mis en pieces. Pendant quelques kilometres, des bandes criardes de cigognes, de francolins et d'ibis l'escorterent en luttant de vitesse avec lui; mais son vol rapide les eut bientot distances. Le soir venu, l'air fut trouble par le mugissement de nombreux troupeaux d'elephants et de buffles, qui parcouraient ce territoire, dont la fecondite est vraiment merveilleuse. Durant vingt-quatre heures, toute la region, renfermee entre le meridien zero et le deuxieme degre dans le crochet du Niger, se deroula sous l'_Albatros._ En verite, si quelque geographe avait eu a sa disposition un semblable appareil, avec quelle facilite il aurait pu faire le leve topographique de ce pays, obtenir des cotes d'altitude, fixer le cours des fleuves et de leurs affluents, determiner la position des villes et des villages! Alors, plus de ces grands vides sur les cartes de l'Afrique centrale, plus de blancs a teintes pales, a lignes de pointille, plus de ces designations vagues, qui font le desespoir des cartographes! Le ii, dans la matinee, l'_Albatros_ depassa les montagnes de la Guinee septentrionale, resserree entre le Soudan et le golfe qui porte son nom. A l'horizon se profilaient confusement les monts Kong du royaume de Dahomey. Depuis le depart de Tombouctou, Uncle Prudent et Phil Evans avaient pu constater que la direction avait toujours ete du nord au sud. De la, cette conclusion que, si elle ne se modifiait pas, ils rencontreraient, six degres au-dela, la ligne equinoxiale. L'_Albatros_ allait-il donc encore abandonner les continents et se lancer, non plus sur une mer de Behring, une mer Caspienne, une mer du Nord ou une Mediterranee, mais au-dessus de l'ocean Atlantique? Cette perspective n'etait pas pour apaiser les deux collegues, dont les chances de fuite deviendraient nulles alors. Cependant l'_Albatros_ faisait petite route, comme s'il hesitait au moment de quitter la terre africaine. Est-ce que l'ingenieur songeait a revenir en arriere? Non! Mais son attention etait particulierement attiree sur ce pays qu'il traversait alors. On sait - et il le savait aussi -ce qu'est le royaume du Dahomey, l'un des plus puissants du littoral ouest de l'Afrique. Assez fort pour avoir pu lutter avec son voisin, le royaume des Aschantis, ses limites sont restreintes cependant, puisqu'il ne compte que cent vingt lieues du sud au nord et soixante de l'est a l'ouest; mais sa population comprend de sept a huit cent mille habitants, depuis qu'il s'est adjoint les territoires independants d'Ardrah et de Wydah. S'il n'est pas grand, ce royaume de Dahomey, il a souvent fait parler de lui. Il est celebre par les cruautes effroyables qui marquent ses fetes annuelles, par ses sacrifices humains, epouvantables hecatombes, destinees a honorer le souverain qui s'en va et le souverain qui le remplace. Il est meme de bonne politesse, lorsque le roi de Dahomey recoit la visite de quelque haut personnage ou d'un ambassadeur etranger, qu'il lui fasse la surprise d'une douzaine de tetes coupees en son honneur, - et coupees par le ministre de la Justice, le << minghan >>, qui s'acquitte a merveille de ces fonctions de bourreau. Or, a l'epoque ou l'_Albatros_ passait la frontiere du Dahomey, le souverain Bahadou venait de mourir, et toute la population allait proceder a l'intronisation de son successeur. De la, un grand mouvement dans tout le pays, mouvement qui n'avait pas echappe a Robur. En effet, de longues files de Dahomiens des campagnes se dirigeaient alors vers Abomey, la capitale du royaume. Routes bien entretenues, qui rayonnent entre de vastes plaines couvertes d'herbes geantes, immenses champs de manioc, forets magnifiques de palmiers, de cocotiers, de mimosas, d'orangers, de manguiers, tel etait le pays, dont les parfums montaient jusqu'a l'_Albatros,_ tandis que, par milliers, perruches et cardinaux s'envolaient de toute cette verdure. L'ingenieur, penche au-dessus de la rambarde, absorbe dans ses reflexions, n'echangeait que peu de mots avec Tom Turner. Il ne semblait pas, d'ailleurs, que l'_Albatros_ eut le privilege d'attirer l'attention de ces masses mouvantes, le plus souvent invisibles sous le dome impenetrable des arbres. Cela venait, sans doute, de ce qu'il se tenait a une assez grande altitude au milieu de legers nuages. Vers onze heures du matin, la capitale apparut dans sa ceinture de murailles, defendue par un fosse mesurant douze milles de tour, rues larges et regulierement tracees sur un sol plat, grande place dont le cote nord est occupe par le palais du roi. Ce vaste ensemble de constructions est domine par une terrasse, non loin de la case des sacrifices. Pendant les jours de fete, c'est du haut de cette terrasse qu'on jette au peuple des prisonniers attaches dans des corbeilles d'osier, et on s'imaginerait malaisement avec quelle furie ces malheureux sont mis en pieces. Dans une partie des cours qui divisent le palais du souverain, sont logees quatre mille guerrieres, un des contingents de l'armee royale, -non le moins courageux. S'il est contestable qu'il y ait des Amazones sur le fleuve de ce nom, ce n'est plus douteux au Dahomey. Les unes portent la chemise bleue, l'echarpe bleue ou rouge, le calecon blanc raye de bleu, la calotte blanche, la cartouchiere attachee a la ceinture; les autres, chasseresses d'elephants, sont armees de la lourde carabine, du poignard a lame courte, et de deux cornes d'antilope fixees a leur tete par un cercle de fer; celles-ci, les artilleuses, ont la tunique mi-partie bleue et rouge, et pour arme le tromblon, avec de vieux canons de fonte; celles-la, enfin, bataillon de jeunes filles, a tuniques bleues, a culottes blanches, sont de veritables vestales, pures comme Diane, et, comme elle, armees d'arcs et de fleches. Qu'on ajoute a ces Amazones cinq a six mille hommes en calecons, en chemises de cotonnade, avec une etoffe nouee a la taille, et on aura passe en revue l'armee dahomienne. Abomey etait, ce jour-la, absolument deserte. Le souverain, le personnel royal, l'armee masculine et feminine, la population, avaient quitte la capitale pour envahir, a quelques milles de la, une vaste plaine entouree de bois magnifiques. C'est sur cette plaine que devait s'accomplir la reconnaissance du nouveau roi. C'est la que des milliers de prisonniers, faits dans les dernieres razzias, allaient etre immoles en son honneur. Il etait deux heures environ, lorsque l'_Albatros,_ arrive au-dessus de la plaine commenca a descendre au milieu de quelques vapeurs qui le derobaient encore aux yeux des Dahomiens. Ils etaient la soixante mille, au moins, venus de tous les points du royaume, de Widah, de Kerapay, d'Ardrah, de Tombory, des villages les plus eloignes. Le nouveau roi - un vigoureux gaillard, nomme Bou-Nadi -, age de vingt-cinq ans, occupait un tertre ombrage d'un groupe d'arbres a large ramure. Devant lui se pressait sa nouvelle cour, son armee male, ses amazones, tout son peuple. Au pied du tertre, une cinquantaine de musiciens jouaient de leurs instruments barbares, defenses d'elephants qui rendent un son rauque, tambours tendus d'une peau de biche, calebasses, guitares, clochettes frappees d'une languette de fer, flutes de bambou dont l'aigre sifflet dominait tout l'ensemble. Puis, a chaque instant, decharges de fusils et de tromblons, decharges des canons dont les affuts tressautaient au risque d'ecraser les artilleuses, enfin brouhaha general et clameurs si intenses qu'elles auraient domine les eclats de la foudre. Dans un coin de la plaine, sous la garde des soldats, etaient entasses les captifs charges d'accompagner dans l'autre monde le roi defunt, auquel la mort ne doit rien faire perdre des privileges de la souverainete. Aux obseques de Ghozo, pere de Bahadou, son fils lui en avait envoye trois mille. Bou-Nadi rie pouvait faire moins pour son predecesseur. Ne faut-il pas de nombreux messagers pour rassembler non seulement les Esprits, mais tous les hotes du ciel, convies a faire cortege au monarque divinise? Pendant une heure, il n'y eut que discours, harangues, palabres, coupes de danses executees, non seulement par les bayaderes attitrees, mais aussi par les amazones qui y deployerent une grace toute belliqueuse. Mais le moment de l'hecatombe approchait. Robur, qui connaissait les sanglantes coutumes du Dahomey, ne perdait pas de vue les captifs, hommes, femmes, enfants, reserves a cette boucherie. Le minghan se tenait au pied du tertre. Il brandissait son sabre d'executeur a lame courbe, surmonte d'un oiseau de metal, dont le poids rend la volte plus assuree. Cette fois, il n'etait pas seul. Il n'aurait pu suffire a la besogne. Aupres de lui etaient groupes une centaine de bourreaux, habiles a trancher les tetes d'un seul coup. Cependant l'_Albatros_ se rapprochait peu a peu, obliquement, en moderant ses helices suspensives et propulsives. Bientot il sortit de la couche des nuages qui le cachaient a moins de cent metres de terre, et, pour la premiere fois, il apparut. Contrairement a ce qui se passait d'habitude, ces feroces indigenes ne virent en lui qu'un etre celeste descendu tout expres pour rendre hommage au roi Bahadou. Alors enthousiasme indescriptible, appels interminables, supplications bruyantes, prieres generales, adressees a ce surnaturel hippogriffe qui venait sans doute prendre le corps du roi defunt afin de le transporter dans les hauteurs du ciel dahomien. En ce moment, la premiere tete vola sous le sabre du minghan. Puis, d'autres prisonniers furent amenes par centaines devant leurs horribles bourreaux. Soudain, un coup de fusil partit de l'_Albatros._ Le ministre de la Justice tomba, la face contre terre. << Bien vise, Tom! dit Robur. - Bah!... Dans le tas! >> repondit le contremaitre. Ses camarades, armes comme lui, etaient prets a tirer au premier signal de l'ingenieur. Mais un revirement s'etait fait dans la foule. Elle avait compris. Ce monstre aile, ce n'etait point un Esprit favorable, c'etait un Esprit hostile a ce bon peuple du Dahomey. Aussi, apres la chute du minghan, des cris de represailles s'eleverent-ils de toutes parts. Presque aussitot, une fusillade eclata au-dessus de la plaine. Ces menaces n'empecherent pas l'_Albatros_ de descendre audacieusement a moins de cent cinquante pieds du sol. Uncle Prudent et Phil Evans, quels que fussent leurs sentiments envers Robur, ne pouvaient que s'associer a une pareille œuvre d'humanite. << Oui! delivrons les prisonniers! s'ecrierent-ils. - C'est mon intention! >> repondit l'ingenieur. Et les fusils a repetition de l'_Albatros,_ entre les mains des deux collegues comme entre les mains de l'equipage, commencerent un feu de mousqueterie, dont pas une balle n'etait perdue au milieu de cette masse humaine. Et meme la petite piece d'artillerie du bord, braquee sous son angle le plus ferme, envoya a propos quelques boites a mitraille qui firent merveille. Aussitot les prisonniers, sans rien comprendre a ce secours venu d'en haut, rompirent leurs liens, pendant que les soldats ripostaient aux feux de l'aeronef. L'helice anterieure fut traversee d'une balle, tandis que quelques autres, projectiles l'atteignaient en pleine coque. Frycollin, cache au fond de sa cabine, faillit meme etre touche a travers la paroi du roufle. << Ah! ils veulent en gouter! >> s'ecria Tom Turner. Et, s'affalant dans la soute aux munitions, il revint avec une douzaine de cartouches de dynamite qu'il distribua a ses camarades. A un signe de Robur, ces cartouches furent lancees au-dessus du tertre, et, en heurtant le sol, elles eclaterent comme de petits obus. Quelle deroute du roi, de la cour, de l'armee, du peuple, en proie a une epouvante que ne justifiait que trop une pareille intervention! Tous avaient cherche refuge sous les arbres, pendant que les prisonniers s'enfuyaient, sans que personne songeat a les poursuivre. Ainsi furent troublees les fetes en l'honneur du nouveau roi de Dahomey. Ainsi Uncle Prudent et Phil Evans durent reconnaitre de quelle puissance disposait un tel appareil, et quels services il pouvait rendre a l'humanite. Ensuite, l'_Albatros_ remonta tranquillement dans la zone moyenne; il passa au-dessus de Wydah, et il eut bientot perdu de vue cette cote sauvage que les vents de sud-ouest entourent d'un inabordable ressac. Il planait sur l'Atlantique. XIII Dans lequel Uncle Prudent et Phil Evans traversent tout un ocean, sans avoir le mal de mer. Oui, l'Atlantique! Les craintes des deux collegues s'etaient realisees. Il ne semblait pas, d'ailleurs, que Robur eprouvat la moindre inquietude a s'aventurer au-dessus de ce vaste Ocean. Cela n'etait pas pour le preoccuper, ni ses hommes, qui devaient avoir l'habitude de pareilles traversees. Deja ils etaient tranquillement rentres dans le poste. Aucun cauchemar ne dut troubler leur sommeil. Ou allait l'_Albatros?_ Ainsi que l'avait dit l'ingenieur, devait-il donc faire plus que le tour du monde? En tout cas, il faudrait bien que ce voyage se terminat quelque part. Que Robur passat sa vie dans les airs, a bord de l'aeronef et n'atterrit jamais, cela n'etait pas admissible. Comment eut-il pu renouveler ses approvisionnements en vivres et munitions, sans parler des substances necessaires au fonctionnement des machines? Il fallait, de toute necessite, qu'il eut une retraite, un port de relache, si l'on veut, en quelque endroit ignore et inaccessible du globe, ou l'_Albatros_ pouvait se reapprovisionner. Qu'il eut rompu toute relation avec les habitants de la terre, soit! mais avec tout point de la surface terrestre, non! S'il en etait ainsi, ou gisait ce point? Comment l'ingenieur avait-il ete amene a le choisir? Y etait-il attendu par une petite colonie dont il etait le chef? Pouvait-il y recruter un nouveau personnel? Et d'abord, pourquoi ces gens, d'origines diverses, s'etaient-ils attaches a sa fortune? Puis, de quelles ressources disposait-il pour avoir pu fabriquer un aussi couteux appareil, dont la construction avait ete tenue si secrete? Il est vrai, son entretien ne semblait pas etre dispendieux. A bord, on vivait d'une existence commune, d'une vie de famille, en gens heureux qui ne se cachaient pas de l'etre. Mais enfin, quel etait ce Robur? D'ou venait-il? Quel avait ete son passe? Autant d'enigmes impossibles a resoudre, et celui qui en etait l'objet ne consentirait jamais, sans doute, a en donner le mot. Qu'on ne s'etonne donc pas si cette situation, toute faite de problemes insolubles, devait surexciter les deux collegues. Se sentir ainsi emportes dans l'inconnu, ne pas entrevoir l'issue d'une pareille aventure, douter meme si jamais elle aurait une fin, etre condamnes a l'aviation perpetuelle, n'y avait-il pas de quoi pousser a quelque extremite terrible le president et le secretaire du Weldon-Institute? En attendant, depuis cette soiree du ii juillet, l'_Albatros_ filait au-dessus de l'Atlantique. Le lendemain, lorsque le soleil apparut, il se leva sur cette ligne circulaire ou viennent se confondre le ciel et l'eau. Pas une seule terre en vue, si vaste que fut le champ de vision. L'Afrique avait' disparu sous l'horizon du nord. Lorsque Frycollin se fut hasarde hors de sa cabine, lorsqu'il vit toute cette mer au-dessous de lui, la peur le reprit au galop. Au-dessous n'est pas le mot juste, mieux vaudrait dire autour de lui, car, pour un observateur place dans ces zones elevees, l'abime semble l'entourer de toutes parts, et l'horizon, releve a son niveau, semble reculer, sans qu'on puisse jamais en atteindre les bords. Sans doute, Frycollin ne s'expliquait pas physiquement cet effet, mais il le sentait moralement. Cela suffisait pour provoquer en lui << cette horreur de l'abime >>, dont certaines natures, braves cependant, ne peuvent se degager. En tout cas, par prudence, le Negre ne se repandit pas en recriminations. Les yeux fermes, les bras tatonnants, il rentra dans sa cabine avec la perspective d'y rester longtemps. En effet, sur les trois cent soixante-quatorze millions cinquante-sept mille neuf cent douze kilometres carres _[La surface des terres est de 136051 371 kilometres carres]_ qui representent la superficie des mers, l'Atlantique en occupe plus du quart. Or, il ne semblait pas que l'ingenieur fut presse dorenavant. Aussi n'avait-il pas donne ordre de pousser l'appareil a toute vitesse. D'ailleurs, l'_Albatros_ n'aurait pu retrouver la rapidite qui l'avait emporte au-dessus de l'Europe a raison de deux cents kilometres a l'heure. En cette region ou dominent les courants du sud-ouest, il avait le vent debout, et, bien que ce vent fut faible encore, il ne laissait pas de lui donner prise. Dans cette zone intertropicale, les plus recents travaux des meteorologistes, appuyes sur un grand nombre d'observations, ont permis de reconnaitre qu'il y a une convergence des alizes, soit vers le Sahara, soit vers le golfe du Mexique. En dehors de la region. des calmes, ou ils viennent de l'ouest et portent vers l'Afrique, ou ils viennent de l'est et portent vers le Nouveau Monde, -au moins durant la saison chaude. L'_Albatros_ ne chercha donc point a lutter contre les brises contraires de toute la puissance de ses propulseurs. Il se contenta d'une allure moderee, qui depassait, d'ailleurs, celle des plus rapides transatlantiques. Le 13 juillet, l'aeronef traversa la ligne equinoxiale, -ce qui fut annonce a tout le personnel. C'est ainsi que Uncle Prudent et Phil Evans apprirent qu'ils venaient de quitter l'hemisphere boreal pour l'hemisphere austral. Ce passage de la ligne n'entraina aucune des epreuves et ceremonies dont il est accompagne a bord de certains navires de guerre ou de commerce. Seul, Francois Tapage se contenta de verser une pinte d'eau dans le cou de Frycollin; mais, comme ce bapteme fut suivi de quelques verres de gin, le Negre se declara pret a passer la ligne autant de fois qu'on le voudrait, pourvu que ce ne fut pas sur le dos d'un oiseau mecanique qui ne lui inspirait aucune confiance. Dans la matinee du 15, l'_Albatros_ fila entre les iles de l'Ascension et de Sainte-Helene, - toutefois plus pres de cette derniere, dont les hautes terres se montrerent a l'horizon pendant quelques heures. Certes, a l'epoque ou Napoleon etait au pouvoir des Anglais, s'il eut existe un appareil analogue a celui de l'ingenieur Robur, Hudson Lowe, en depit de ses insultantes precautions, aurait bien pu voir son illustre prisonnier lui echapper par la voie des airs! Pendant les soirees des 16 et 17 juillet, un curieux phenomene de lueurs crepusculaires se produisit a la tombee du jour. Sous une latitude plus elevee, on aurait pu croire a l'apparition d'une aurore boreale. Le soleil, a son coucher, projeta des rayons multicolores, dont quelques-uns s'impregnaient d'une ardente couleur verte. Etait-ce un nuage de poussieres cosmiques que la terre traversait alors et qui reflechissaient les dernieres clartes du jour? Quelques observateurs ont donne cette explication aux lueurs crepusculaires. Mais cette explication n'aurait pas ete maintenue, si ces savants se fussent trouves a bord de l'aeronef. Examen fait, il fut constate qu'il y avait en suspension dans l'air de petits cristaux de pyroxene, des globules vitreux, de fines particules de fer magnetique, analogues aux matieres que rejettent certaines montagnes ignivomes. Des lors, nul doute qu'un volcan en eruption n'eut projete dans l'espace ce nuage, dont les corpuscules cristallins produisaient le phenomene observe -nuage que les courants aeriens tenaient alors en suspension au-dessus de l'Atlantique. Au surplus, pendant cette partie du voyage plusieurs autres phenomenes furent encore observes. A diverses reprises, certaines nuees donnaient au ciel une teinte grise d'un singulier aspect; puis, si l'_on_ depassait ce rideau de vapeurs, sa surface apparaissait toute mamelonnee de volutes eblouissantes d'un blanc cru, semees de petites paillettes solidifiees - ce qui, sous cette latitude, ne peut s'expliquer que par une formation identique a celle de la grele. Dans la nuit du 17 au 18, apparition d'un arc-en-ciel lunaire d'un jaune verdatre, par suite de la position de l'aeronef entre la pleine lune et un reseau de pluie fine qui se volatilisait avant d'avoir atteint la mer. De ces divers phenomenes, pouvait-on conclure a un prochain changement de temps? Peut-etre. Quoi qu'il en soit, le vent, qui soufflait du sud-ouest depuis le depart de la cote d'Afrique, avait commence a calmir dans les regions de l'Equateur. En cette zone tropicale, il faisait extremement chaud. Robur alla donc chercher la fraicheur dans des couches plus elevees. Encore fallait-il s'abriter contre les rayons du soleil dont la projection directe n'eut pas ete supportable. Cette modification dans les courants aeriens faisait certainement pressentir que d'autres conditions climateriques se presenteraient au-dela des regions equinoxiales. Il faut, d'ailleurs, observer que le mois de juillet de l'hemisphere austral, c'est le mois de janvier de l'hemisphere boreal, c'est-a-dire le cœur de l'hiver. L'_Albatros,_ s'il descendait plus au sud, allait bientot en eprouver les effets. Du reste, la mer << sentait cela >>, comme disent les marins. Le 18 juillet, au-dela du tropique du Capricorne, un autre phenomene se manifesta, dont un navire eut pu prendre quelque effroi. Une etrange succession de lames lumineuses se propageait a la surface de l'Ocean avec une rapidite telle qu'on ne pouvait l'estimer a moins de soixante milles a l'heure. Ces lames chevauchaient a une distance de quatre-vingts pieds l'une de l'autre, en tracant de longs sillons de lumiere. Avec la nuit qui commencait a venir, un intense reflet montait jusqu'a l'_Albatros._ Cette fois, il aurait pu etre pris pour quelque bolide enflamme. Jamais Robur n'avait eu l'occasion de planer sur une mer de feu, - feu sans chaleur qu'il n'eut pas besoin de fuir en s elevant dans les hauteurs du ciel. L'electricite devait etre la cause de ce phenomene, car on ne pouvait l'attribuer a la presence d'un banc de frai de poissons ou d'une nappe de ces animalcules dont l'accumulation produit la phosphorescence. Cela donnait a supposer que la tension electrique de l'atmosphere devait etre alors tres considerable. Et, en effet, le lendemain, 19 juillet, un batiment se fut peut-etre trouve en perdition sur cette mer. Mais l'_Albatros_ se jouait des vents et des lames, semblable au puissant oiseau dont il portait le nom. S'il ne lui plaisait pas de se promener a leur surface comme les petrels, il pouvait, connue les aigles, trouver dans les hautes couches le calme et le soleil. A ce moment, le quarante-septieme parallele sud avait ete depasse. Le jour ne durait pas plus de sept a huit heures. Il devait diminuer a mesure qu'on approcherait des regions antarctiques. Vers une heure de l'apres-midi, l'_Albatros_ s'etait sensiblement abaisse pour chercher un courant plus favorable. Il volait au-dessus de la mer a moins de cent pieds de sa surface. Le temps etait calme. En de certains endroits du ciel, de gros nuages noirs, mamelonnes a leur partie superieure, se terminaient par une ligne rigide, absolument horizontale. De ces nuages s'echappaient des protuberances allongees, dont la pointe semblait attirer l'eau qui bouillonnait au-dessous en forme de buisson liquide. Tout a coup, cette eau s'elanca, affectant la forme d'une enorme ampoulette. En un instant, l'_Albatros_ fut enveloppe dans le tourbillon d'une gigantesque trombe, a laquelle une vingtaine d'autres, d'un noir d'encre, vinrent faire cortege. Par bonheur, le mouvement giratoire de cette trombe etait inverse de celui des helices suspensives, sans quoi celles-ci n'auraient plus eu d'action, et l'aeronef eut ete precipite dans la mer; mais il se mit a tourner sur, lui-meme avec une effroyable rapidite. Cependant le danger etait immense et peut-etre impossible a conjurer, puisque l'ingenieur ne pouvait se degager de la trombe dont l'aspiration le retenait en depit des propulseurs. Les hommes, projetes par la force centrifuge aux deux bouts de la plate-forme, durent se retenir. aux montants pour ne point etre emportes. << Du sang-froid! cria Robur. Il en fallait, - de la patience aussi. Uncle Prudent et Phil Evans, qui venaient de quitter leur cabine, furent repousses a l'arriere, au risque d'etre lances par-dessus le bord. En meme temps qu'il tournait, l'_Albatros_ suivait le deplacement de ces trombes qui pivotaient avec une vitesse dont ses helices auraient pu etre jalouses. Puis, s'il echappait a l'une, il etait repris par une autre, avec menace d'etre disloque ou mis en pieces. Un coup de canon! ... cria l'ingenieur. Cet ordre s'adressait a Tom Turner. Le contremaitre s'etait accroche a. la petite piece d'artillerie, montee au milieu de la plate-forme, ou les effets de la force centrifuge etaient peu sensibles. Il comprit la pensee de Robur. En un instant, il eut ouvert la culasse du canon dans laquelle il glissa une gargousse qu'il tira du caisson fixe a l'affut. Le coup partit, et soudain se fit l'effondrement des trombes, avec le plafond de nuages qu'elles semblaient porter sur leur faite. - L'ebranlement de l'air avait suffi a rompre le meteore, et l'enorme nuee, se resolvant en pluie, raya l'horizon de stries verticales, immense filet liquide tendu de la mer au ciel. L'_Albatros,_ libre enfin, se hata de remonter de quelques centaines de metres. << Rien de brise a bord? demanda l'ingenieur. - Non, repondit Tom Turner; mais voila un jeu de toupie hollandaise et de raquette qu'il ne faudrait pas recommencer! >> En effet, pendant une dizaine de minutes, l'_Albatros_ avait ete en perdition. N'eut ete sa solidite extraordinaire, il aurait peri dans ce tourbillon des trombes. Pendant cette traversee de l'Atlantique, combien les heures etaient longues, quand aucun phenomene n'en venait rompre la monotonie! D'ailleurs, les jours diminuaient sans cesse, et le froid devenait vif. Uncle Prudent et Phil Evans voyaient peu Robur. Enferme dans sa cabine, l'ingenieur s'occupait a relever sa route, a pointer sur ses cartes la direction suivie, a reconnaitre sa position toutes les fois qu'il le pouvait, a noter les indications des barometres, des thermometres, des chronometres, enfin a porter sur le livre de bord tous les incidents du voyage. Quant aux deux collegues, bien encapuchonnes, ils cherchaient sans cesse a apercevoir quelque terre dans le sud. De son cote, sur la recommandation expresse de Uncle Prudent, Frycollin essayait de tater le maitre coq a l'endroit de l'ingenieur. Mais comment faire fonds sur ce que disait ce Gascon de Francois Tapage? Tantot Robur etait un ancien ministre de la Republique Argentine, un chef de l'Amiraute, un president des Etats-Unis mis a la retraite, un general espagnol en disponibilite, un vice-roi des Indes qui avait recherche une plus haute position dans les airs. Tantot il possedait des millions, grace aux razzias operees avec sa machine, et il etait signale a la vindicte publique. Tantot il s'etait ruine a confectionner cet appareil et serait force de faire des ascensions publiques pour rattraper son argent. Quant a la question de savoir s'il s'arretait jamais quelque part, non! Mais il avait l'intention d'aller dans la lune, et, la, s'il trouvait quelque localite a sa convenance, il s'y fixerait. Hein! Fry ! ... mon camarade!... Cela te fera-t-il plaisir d'aller voir ce qui se passe la-haut? - Je n'irai pas!... Je refuse!.., repondait l'imbecile, qui prenait au serieux toutes ces bourdes. - Et pourquoi, Fry, pourquoi? Nous te marierions avec quelque belle et jeune lunarienne ! ... Tu ferais souche de Negres! Et, quand Frycollin rapportait ces propos a son maitre, celui-ci voyait bien qu'il ne pourrait obtenir aucun renseignement sur Robur. Il ne songeait donc plus qu'a se venger. Phil, dit-il un jour a son collegue, il est bien prouve maintenant que toute fuite est impossible? - Impossible, Uncle Prudent. - Soit! mais un homme s'appartient toujours, et, s'il le faut, en sacrifiant sa vie... - Si ce sacrifice est a faire, qu'il soit fait au plus tot! repondit Phil Evans, dont le temperament, si froid qu'il fut, n'en pouvait supporter davantage. Oui! il est temps d'en finir!... Ou va l'_Albatros?..._ Le voici qui traverse obliquement l'Atlantique, et, s'il se maintient dans cette direction, il atteindra le littoral de la Patagonie, puis les rivages de la Terre de Feu... Et apres ?... Se lancera-t-il au-dessus de l'ocean Pacifique, ou ira-t-il s'aventurer vers les continents du pole austral ?... Tout est possible avec ce Robur !... Nous serions perdus alors!... C'est donc un cas de legitime defense, et, si nous devons perir... - Que ce ne soit pas, repondit Uncle Prudent, sans nous etre venges, sans avoir aneanti cet appareil avec tous ceux qu'il porte! Les deux collegues en etaient arrives la a force de fureur impuissante, de rage concentree en eux. Oui! puisqu'il le fallait, ils se sacrifieraient pour detruire l'inventeur et son secret! Quelques mois, ce serait donc tout ce qu'aurait vecu ce prodigieux aeronef, dont ils etaient bien contraints de reconnaitre l'incontestable superiorite en locomotion aerienne! Or, cette idee s'etait si bien incrustee dans leur esprit qu'ils ne pensaient plus qu'a la mettre a execution. Et comment? En s'emparant de l'un des engins explosifs, emmagasines a bord, avec lequel ils feraient sauter l'appareil? Mais encore fallait-il pouvoir penetrer dans la soute aux munitions. Heureusement, Frycollin ne soupconnait rien de ces projets. A la pensee de l'_Albatros_ faisant explosion dans les airs, il eut ete capable de denoncer son maitre! Ce fut le 23 juillet que la terre reapparut dans le sud-ouest, a peu pres vers le cap des Vierges, a l'entree du detroit de Magellan. Au-dela du cinquante-quatrieme parallele, a cette epoque de l'annee, la nuit durait deja pres de dix-huit heures, et la temperature s'abaissait en moyenne a six degres au-dessous de zero. Tout d'abord, l'_Albatros,_ au lieu de s'enfoncer plus avant dans le sud, suivit les meandres du detroit comme s'il eut voulu gagner le Pacifique. Apres avoir passe au-dessus de la baie de Lomas, laisse le mont Gregory dans le nord et les monts Brecknocks dans l'ouest, il reconnut Punta Arena, petit village chilien, au moment ou l'eglise sonnait a toute volee, puis, quelques heures plus tard, l'ancien etablissement de Port-Famine. Si les Patagons, dont les feux se voyaient ca et la, ont reellement une taille au-dessus de la moyenne, les passagers de l'aeronef n'en purent juger, puisque l'altitude en faisait des nains. Mais, pendant les si courtes heures de ce jour austral, quel spectacle! Montagnes abruptes, pics eternellement neigeux avec d'epaisses forets etagees sur leurs flancs, mers interieures, baies formees entre les presqu'iles et les iles de cet archipel, ensemble des terres de Clarence, Dawson, Desolation, canaux et passes, innombrables caps et promontoires, tout ce fouillis inextricable dont la glace faisait deja une masse solide, depuis le cap Forward qui termine le continent americain, jusqu'au cap Horn ou finit le Nouveau Monde! Cependant, une fois arrive a Port-Famine, il fut constant que l'_Albatros_ allait, reprendre sa route vers le sud. Passant entre le mont Tam de la presqu'ile de Brunswik et le mont Graves, il se dirigea droit vers le mont Sarmiento, pic enorme, encapuchonne de glaces, qui domine le detroit de Magellan, a deux mille metres au-dessus du niveau de la mer. C'etait le pays des Pecherais ou Fuegiens, ces indigenes qui habitent la Terre de Feu. Six mois plus tot, en plein ete, lors des longs jours de quinze a seize heures, combien cette terre se fut montree belle et fertile, surtout dans sa partie meridionale! Partout alors, des vallees et des paturages qui pourraient nourrir des milliers d'animaux, des forets vierges, aux arbres gigantesques, bouleaux, hetres, frenes, cypres, fougeres arborescentes, des plaines que parcourent les bandes de guanaques, de vigognes et d'autruches; puis, des armees de pingouins, des myriades de volatiles. Aussi, lorsque l'_Albatros_ mit en activite ses fanaux electriques, rotches, guillemots, canards, oies, vinrent-ils se jeter a bord, - cent fois de quoi remplir l'office de Francois Tapage. De la, un surcroit de besogne pour le maitre coq qui savait appreter ce gibier de maniere a lui enlever son gout huileux. Surcroit de besogne egalement pour Frycollin qui ne put se refuser a plumer douzaines sur douzaines de ces interessants volatiles. Ce jour-la, au moment ou le soleil allait se coucher, vers trois heures de l'apres-midi, apparut un vaste lac, encadre dans une bordure de forets superbes. Ce lac etait alors entierement glace, et quelques indigenes, leurs longues raquettes aux pieds, glissaient rapidement a la surface. En realite, a la vue de l'appareil, ces Fuegiens, au comble de l'epouvante, fuyaient en toutes directions, et, quand ils ne pouvaient fuir, ils se cachaient, ils se terraient comme des animaux. L'_Albatros_ ne cessa de marcher vers le sud, au-dela du canal de Beagle, plus loin que l'ile de Navarin, dont le nom grec detonne quelque peu entre les noms rudes de ces terres lointaines, plus loin que l'ile de Wollaston, baignee par les dernieres eaux du Pacifique. Enfin, apres avoir franchi sept mille cinq cents kilometres depuis la cote du Dahomey, il depassa les extremes ilots de l'archipel de Magellan, puis, le plus avance de tous vers le sud, dont la pointe est rongee d'un eternel ressac, le terrible cap Horn. XIV Dans lequel l'_Albatros_ fait ce qu on ne pourra peut-etre jamais faire. On etait, le lendemain, au 24 juillet. Or, le 24 juillet de l'hemisphere austral, c'est le 24 janvier de l'hemisphere boreal. De plus, le cinquante-sixieme degre de latitude venait d'etre laisse en arriere, et ce degre correspond au parallele qui, dans le nord de l'Europe, traverse l'Ecosse a la hauteur d'Edimbourg. Aussi le thermometre se tenait-il constamment dans une moyenne inferieure a zero. Il avait donc fallu demander un peu de chaleur artificielle aux appareils destines a chauffer les roufles de l'aeronef. Il va sans dire egalement que, si la duree des jours tendait a s'accroitre depuis le solstice du 21 juin de l'hiver austral, cette duree diminuait dans une proportion bien plus considerable, par ce fait que l'_Albatros_ descendait vers les regions polaires. En consequence, peu de clarte, au-dessus de cette partie du Pacifique meridional qui confine au cercle antarctique. Donc, peu de vue, et, avec la nuit, un froid parfois tres vif. Pour y resister, il fallait se vetir a la mode des Esquimaux ou des Fuegiens. Aussi, comme ces accoutrements ne manquaient point a bord, les deux collegues, bien empaquetes, purent-ils rester sur la plate-forme, ne songeant qu'a leur projet, ne cherchant que l'occasion de l'executer. Du reste, ils voyaient peu Robur, et, depuis les menaces echangees de part et d'autre dans le pays de Tombouctou, l'ingenieur et eux ne se parlaient plus. Quant a Frycollin, il ne sortait guere de la cuisine ou Francois Tapage lui accordait une tres genereuse hospitalite, - a la condition qu'il fit l'office d'aide-coq. Cela n'allant pas sans quelques avantages, le Negre avait tres volontiers accepte, avec la permission de son maitre. D'ailleurs, ainsi enferme, il ne voyait rien de ce qui se passait au-dehors et pouvait se croire a l'abri du danger. Ne tenait-il pas de l'autruche, non seulement au physique par son prodigieux estomac, mais au moral par sa rare sottise? Maintenant, vers quel point du globe allait se diriger l'_Albatros?_ Etait-il admissible qu'en plein hiver il osat s'aventurer au-dessus des mers australes ou des continents du pole? Dans cette glaciale atmosphere, en admettant que les agents chimiques des piles pussent resister a une pareille congelation, n'etait-ce pas la mort pour tout son personnel, l'horrible mort par le froid? Que Robur tentat de franchir le pole pendant la saison chaude, passe encore! Mais au milieu de cette nuit permanente de l'hiver antarctique, c'eut ete l'acte d'un fou! Ainsi raisonnaient le president et le secretaire du Weldon-Institute, maintenant entraines a l'extremite de ce continent du Nouveau Monde, qui est toujours l'Amerique, mais non celle des Etats-Unis! Oui! qu'allait faire cet intraitable Robur? Et n'etait-ce pas le moment de terminer le voyage en detruisant l'appareil voyageur? Ce qui est certain, c'est que, pendant cette journee du 24 juillet, l'ingenieur eut de frequents entretiens avec son contremaitre. A plusieurs reprises, Tom Turner et lui consulterent le barometre, - non plus, cette fois, pour evaluer la hauteur atteinte, mais pour relever les indications relatives au temps. Sans doute, quelques symptomes se produisaient dont il convenait de tenir compte. Uncle Prudent crut aussi remarquer que Robur cherchait a inventorier ce qui lui restait d'approvisionnements en tous genres, aussi bien pour l'entretien des machines propulsives et suspensives de l'aeronef que pour celui des machines humaines, dont le fonctionnement ne devait pas etre moins assure a bord. Tout cela semblait annoncer des projets de retour. << De retour!... disait Phil Evans. En quel endroit? - La ou ce Robur peut se ravitailler, repondait Uncle Prudent. - Ce doit etre quelque ile perdue de l'ocean Pacifique, avec une colonie de scelerats, dignes de leur chef. - C'est mon avis, Phil Evans. Je crois, en effet, qu'il songe a laisser porter dans l'ouest, et, avec la vitesse dont il dispose, il aura rapidement atteint son but. - Mais nous ne pourrons plus mettre nos projets a execution.., s'il y arrive... Il n'y arrivera pas, Phil Evans! >> Evidemment, les deux collegues avaient en partie devine les plans de l'ingenieur. Pendant cette journee, il ne fut plus douteux que l'_Albatros,_ apres s'etre avance vers les limites de la mer Antarctique, allait definitivement retrograder. Lorsque les glaces auraient envahi ces parages jusqu'au cap Horn, toutes les basses regions du Pacifique seraient couvertes d'icefields et d'icebergs. La banquise formerait alors une barriere impenetrable aux plus solides navires comme aux plus intrepides jsavigateurs. Certes, en battant plus rapidement de l'aile, l'_Albatros_ pouvait franchir les montagnes de glace, accumulees sur l'Ocean, puis les montagnes de terre, dressees sur le continent du pole - si c'est un continent qui forme la calotte australe. Mais, affronter, au milieu de la nuit polaire, une atmosphere qui peut se refroidir jusqu'a soixante degres au-dessous de zero, l'eut-il donc ose? Non, sans doute! Aussi, apres s'etre avance une centaine de kilometres dans le sud, l'_Albatros_ obliqua-t-il vers l'ouest, de maniere a prendre direction sur quelque ile inconnue des groupes du Pacifique. Au-dessous de lui s'etendait la plaine liquide, jetee entre la terre americaine et la terre asiatique. En ce moment, les eaux avaient pris cette couleur singuliere qui leur fait donner le nom de mer de lait >>. Dans la demi-ombre que ne parvenaient plus a dissiper les rayons affaiblis du soleil, toute la surface du Pacifique etait d'un blanc laiteux. On eut dit d'un vaste champ de neige dont les ondulations n'etaient pas sensibles, vues de cette hauteur. Cette portion de mer eut ete solidifiee par le froid, convertie en un immense icefield, que son aspect n'eut pas ete different. On le sait maintenant, ce sont des myriades de particules lumineuses, de corpuscules phosphorescents, qui produisent ce phenomene. Ce qui pouvait surprendre, c'etait de rencontrer cet amas opalescent ailleurs que dans les eaux de l'ocean Indien. Soudain, le barometre, apres s'etre tenu assez haut pendant les premieres heures de la journee, tomba brusquement. Il y avait evidemment des symptomes dont un navire aurait du se preoccuper, mais que pouvait dedaigner l'aeronef. Toutefois, on devait le supposer, quelque formidable tempete avait recemment trouble les eaux du Pacifique. Il etait une heure apres midi, lorsque Tom Turner, s'approchant de l'ingenieur, lui dit <> cria Tom Turner. Et on devait l'entendre, car l'embarcation n'etait pas a quatre-vingts pieds au-dessous de lui. Pas de reponse. << Un coup de fusil! >> dit Rohur. L'ordre fut execute, et la detonation se propagea longuement a la surface des eaux. On vit alors un des naufrages se relever peniblement, les yeux hagards, une vraie face de squelette. En apercevant l'_Albatros,_ il eut tout d'abord le geste d'un homme epouvante. - << Ne craignez rien! cria Robur en francais. Nous venons vous secourir!... Qui etes-vous? - Des matelots de la _Jeannette,_ un trois-mats-barque dont j'etais le second, repondit cet homme. Il y a quinze jours... nous l'avons quitte... au moment ou il allait sombrer!... Nous n'avons plus ni eau ni vivres!... >> Les quatre autres naufrages s'etaient peu a peu redresses. Haves, epuises, dans un effrayant etat de maigreur, ils levaient les mains vers l'aeronef. << Attention! >> cria Robur. Une corde se deroula de la plate-forme, et un seau, contenant de l'eau douce, fut affale jusqu'a l'embarcation. Les malheureux se jeterent dessus et burent a meme avec une avidite qui faisait mal a voir. << Du pain!... du pain!... >> crierent-ils. Aussitot, un panier contenant quelques vivres, des conserves, un flacon de brandy, plusieurs pintes de cafe, descendit jusqu'a eux. Le second eut bien de la peine a les moderer dans l'assouvissement de leur faim. Puis : << Ou sommes-nous? - A cinquante milles de la cote du Chili et de l'archipel des Chonas, repondit Robur. - Merci, mais le vent nous manque, et... - Nous allons vous donner la remorque! - Qui etes-vous ?... - Des gens qui sont heureux d'avoir pu vous venir en aide >>, repondit simplement Robur. Le second comprit qu'il y avait un incognito a respecter. Quant a cette machine volante, etait-il donc possible qu'elle eut assez de force pour les remorquer? Oui! et l'embarcation, attachee a un cable d'une centaine de pieds, fut entrainee vers l'est par le puissant appareil. A dix heures du soir, la terre etait en vue, ou plutot on voyait briller les feux qui en indiquaient la situation. Il etait venu a temps, ce secours du ciel, pour les naufrages de la _Jeannette,_ et ils avaient bien le droit de croire que leur sauvetage tenait du miracle! Puis, quand il les eut conduits a l'entree des passes des iles Chonas, Robur leur cria de larguer la remorque - ce qu'ils firent en benissant leurs sauveteurs, - et l'_Albatros_ reprit aussitot le large. Decidement il avait du bon, cet aeronef, qui pouvait ainsi secourir des marins perdus en mer! Quel ballon, si perfectionne qu'il fut, aurait ete apte a rendre un pareil service! Et, entre eux, Uncle Prudent et Phil Evans durent en convenir, bien qu'ils fussent dans une disposition d'esprit a nier meme l'evidence. Mer mauvaise toujours. Symptomes alarmants. Le barometre tomba encore de quelques millimetres. Il y avait des poussees terribles de la brise qui sifflait violemment dans les engins helicopteriques de l'_Albatros,_ et refusait ensuite momentanement. En ces circonstances, un navire a voiles aurait eu deja deux ris dans ses huniers et un ris dans sa misaine. Tout indiquait que le vent allait sauter dans le nord-ouest. Le tube du stormglass commencait a se troubler d'une inquietante facon. A une heure du matin, le vent s'etablit avec une extreme violence. Cependant, bien qu'il l'eut alors debout, l'aeronef, mu par ses propulseurs, put gagner encore contre lui et remonter a raison de quatre a cinq lieues par heure. Mais il n'aurait pas fallu lui demander davantage. Tres evidemment il se preparait un coup de cyclone, - ce qui est rare sous ces latitudes. Qu'on le nomme hurracan sur l'Atlantique, typhon dans les mers de Chine, simoun au Sahara, tornade sur la cote occidentale, c'est toujours une tempete tournante - et redoutable. Oui! redoutable pour tout batiment, saisi par ce mouvement giratoire qui s'accroit de la circonference au centre et ne laisse qu'un seul endroit calme, le milieu de ce maelstrom des airs. Robur le savait. Il savait aussi qu'il etait prudent de fuir un cyclone, en sortant de sa zone d'attraction par une ascension vers les couches superieures. Jusqu'alors il y avait toujours reussi. Mais il n'avait pas une heure a perdre, pas une minute peut-etre! En effet la violence du vent s'accroissait sensiblement. Les lames, decouronnees a leurs cretes, faisaient courir une poussiere blanche a la surface de la mer. Il etait manifeste, aussi, que le cyclone, en se deplacant, allait tomber vers les regions du pole avec une vitesse effroyable. <> repondit Tom Turner. Une extreme puissance ascensionnelle fut communiquee a l'aeronef, et il s'eleva obliquement, comme s'il eut suivi un plan qui se fut incline dans le sud-ouest. En ce moment, le barometre baissa encore, -une chute rapide de la colonne de mercure de huit, puis de douze millimetres. Soudain l'_Albatros_ s'arreta dans son mouvement ascensionnel. A quelle cause etait du cet arret? Evidemment a une pesee de l'air, a un formidable courant, qui, se propageant de haut en bas, diminuait la resistance du point d'appui. Lorsqu'un steamer remonte un fleuve, son helice produit un travail d'autant moins utile que le courant tend a fuir sous ses branches. Le recul est alors considerable, et il peut meme devenir, egal a la derive. Ainsi de l'_Albatros,_ en ce moment. Cependant Robur n'abandonna pas la partie. Ses soixante-quatorze helices, agissant dans une simultaneite parfaite, furent portees a leur maximum de rotation. Mais, irresistiblement attire par le cyclone, l'appareil ne pouvait lui echapper. Durant de courtes accalmies, il reprenait son mouvement ascensionnel. Puis la lourde pesee l'emportait bientot, et il retombait comme un batiment qui sombre. Et n'etait-ce pas sombrer dans cette mer-aerienne, au milieu d'une nuit dont les fanaux de l'aeronef ne rompaient la profondeur que sur un rayon restreint? Evidemment, si la violence du cyclone s'accroissait encore, l'_Albatros_ ne serait plus qu'un fetu de paille indirigeable, emporte dans un de ces tourbillons qui deracinent les arbres, enlevent les toitures, renversent des pans de murailles. Robur et Tom ne pouvaient se parler que par signes. Uncle Prudent et Phil Evans, accroches a la rambarde, se demandaient si le meteore n'allait pas faire leur jeu en detruisant l'aeronef, et avec lui l'inventeur, et avec l'inventeur, tout le secret de son invention! Mais, puisque l'_Albatros_ ne parvenait pas a se degager verticalement de ce cyclone, ne semblait-il pas qu'il n'avait eu qu'une chose a faire gaguer le centre, relativement calme, ou il serait plus maitre de ses manœuvres? Oui! mais, pour l'atteindre, il aurait fallu rompre ces courants circulaires qui l'entrainaient a leur peripherie. Possedait-il assez de puissance mecanique pour s'en arracher? Soudain la partie superieure du nuage creva. Les vapeurs se condenserent en torrents de pluie. Il etait deux heures du matin. Le barometre, oscillant avec des ecarts de douze millimetres, etait alors tombe a 709 - ce qui, en realite, devait etre diminue de la baisse due a la hauteur atteinte par l'aeronef au-dessus du niveau de la mer. Phenomene assez rare, ce cyclone s'etait forme hors des zones qu'il parcourt le plus habituellement, c'est-a-dire entre le trentieme parallele nord et le vingt-sixieme parallele sud. Peut-etre cela explique-t-il comment cette tempete tournante se changea subitement en une tempete rectiligne. Mais quel ouragan! Le coup de vent du Connecticut du 22 mars 1882 eut pu lui etre compare, lui dont la vitesse fut de cent seize metres a la seconde, soit plus de cent lieues a l'heure. Il s'agissait donc de fuir vent arriere, comme un navire devant la tempete, ou plutot de se laisser emporter par le courant, que l'_Albatros_ ne pouvait remonter et dont il ne pouvait sortir. Mais, a suivre cette imperturbable trajectoire, il fuyait vers le sud, il se jetait au-dessus de ces regions polaires dont Robur avait voulu eviter les approches, il n'etait plus maitre de sa direction, il irait ou le porterait l'ouragan! Tom Turner s'etait mis au gouvernail. Il fallait toute son adresse pour ne pas embarder sur un bord ou sur l'autre. Aux premieres heures du matin. - si on peut appeler ainsi cette vague teinte qui nuanca l'horizon -, l'_Albatros_ avait franchi quinze degres depuis le cap Horn, soit plus de quatre cents lieues, et il depassait la limite du cercle polaire. La, dans ce mois de juillet, la nuit dure encore dix-neuf heures et demie. Le disque du soleil, sans chaleur, sans lumiere, n'apparait sur l'horizon que pour disparaitre presque aussitot. Au pole, cette nuit se prolonge pendant soixante-dix-neuf jours. Tout indiquait que. l'_Albatros_ allait s'y plonger comme dans un abime. Ce jour-la, une observation, si elle eut ete possible, aurait donne 66deg. 40' de latitude australe. L'aeronef n'etait donc plus qu'a quatorze cents milles du pole antarctique. Irresistiblement emporte vers cet inaccessible point du globe, sa vitesse << mangeait >>, pour ainsi dire, sa pesanteur, bien que celle-ci fut un peu plus forte alors, par suite de l'aplatissement de la terre au pole. Ses helices suspensives, il semblait qu'il eut pu s'en passer. Et, bientot, la violence de l'ouragan devint telle que Robur crut devoir reduire les propulseurs au minimum de tours, afin d'eviter quelques graves avaries, et de maniere a pouvoir gouverner, tout en conservant le moins possible de vitesse propre. Au milieu de ces dangers, l'ingenieur commandait avec sang-froid., et le personnel obeissait comme si l'ame de son chef eut ete en lui. Uncle Prudent et Phil Evans n'avaient pas un instant quitte la plate-forme. On y pouvait rester sans inconvenient, d'ailleurs. L'air ne faisait pas resistance ou faiblement. L'aeronef etait la comme un aerostat qui marche avec la masse fluide dans laquelle il est plonge. Le domaine du pole austral comprend, dit-on, quatre millions cinq cent mille metres carres en superficie. Est-ce un continent? est-ce un archipel? est-ce une mer paleocrystique, dont les glaces ne fondent meme pas pendant la longue periode de l'ete? On l'ignore. Mais ce qui est connu, c'est que ce pole austral est plus froid que le pole boreal, - phenomene du a la position de la terre sur son orbite durant l'hiver des regions antarctiques. Pendant cette journee, rien n'indiqua que la tempete allait s'amoindrir. C'etait par le soixante-quinzieme meridien, a l'ouest, que l'_Albatros_ allait aborder la region circumpolaire. Par quel meridien en sortirait-il, - s'il en sortait? En tout cas, a mesure qu'il descendait plus au sud, la duree du jour diminuait. Avant peu, il serait plonge dans cette nuit permanente qui ne s'illumine qu'a la clarte de la lune ou aux pales lueurs des aurores australes. Mais la lune etait nouvelle alors, et les compagnons de Robur risquaient de ne rien voir de ces regions dont le secret echappe encore a la curiosite humaine. Tres probablement, l'_Albatros_ passa au-dessus de quelques points deja reconnus, un peu en avant du cercle polaire, dans l'ouest de la terre de Graham, decouverte par Biscoe en 1832, et de la terre Louis-Philippe, decouverte en 1838 par Durnont d'Urville, dernieres limites atteintes sur ce continent inconnu. Cependant, a bord, on ne souffrait pas trop de la temperature, beaucoup moins basse alors qu'on ne devait le craindre. Il semblait que cet ouragan fut une sorte de gulf-stream aerien qui emportait une certaine chaleur avec lui. Combien il y eut lieu de regretter que toute cette region fut plongee dans une obscurite profonde! Il faut remarquer, toutefois, que, meme si la lune eut eclaire l'espace, la part des observations aurait ete tres reduite. A cette epoque de l'annee, un immense rideau de neige, une carapace glacee, recouvre toute la surface polaire. On n'apercoit meme pas ce blink des glaces, teinte blanchatre dont la reverberation manque aux horizons obscurs. Dans ces conditions, comment distinguer la forme des terres, l'etendue des mers, la disposition des iles? Le reseau hydrographique du pays, comment le reconnaitre? Sa configuration orographique elle-meme, comment la relever, puisque les collines ou les montagnes s'y confondent avec les icebergs, avec les banquises? Un peu avant minuit, une aurore australe illumina ces tenebres. Avec ses franges argentees, ses lamelles qui rayonnaient a travers l'espace, ce meteore presentait la forme d'un immense eventail, ouvert sur une moitie du ciel. Ses extremes effluences electriques venaient se perdre dans la Croix du Sud, dont les quatre etoiles brillaient au zenith. Le phenomene fut d'une magnificence incomparable, et sa clarte suffit a montrer l'aspect de cette region confondue dans une immense blancheur. Il va sans dire que, sur ces contrees si rapprochees du pole magnetique austral, l'aiguille de la boussole, incessamment affolee, ne pouvait plus donner aucune indication precise relativement a la direction suivie. Mais son inclinaison fut telle, a un certain moment, que Robur put tenir pour certain qu'il passait au-dessus de ce pole magnetique, situe a peu pres sur le soixante-dix-huitieme parallele. Et plus tard, vers une heure du matin, en calculant l'angle que cette aiguille faisait avec la verticale, il s'ecria: << Le pole austral est sous nos pieds! >> Une calotte blanche apparut, mais sans rien laisser voir de ce qui se cachait sous ses glaces. L'aurore australe s'eteignit peu apres, et ce point ideal, ou viennent se croiser tous les meridiens du globe, est encore a connaitre. Certes, si Uncle Prudent et Phil Evans voulaient ensevelir dans la plus mysterieuse des solitudes l'aeronef et ceux qu'il emportait a travers l'espace, l'occasion etait propice. S'ils ne le firent pas, sans doute, c'est que l'engin dont ils avaient besoin leur manquait encore. Cependant l'ouragan continuait a se dechainer avec une vitesse telle que, si l'_Albatros_ eut rencontre quelque montagne sur sa route, il s'y fut brise comme un navire qui se met a la cote. En effet, non seulement il ne pouvait plus se diriger horizontalement, mais il n'etait meme plus maitre de son deplacement en hauteur. Et pourtant, quelques sommets se dressent sur les terres antarctiques. A chaque instant un choc eut ete possible et aurait amene la destruction de l'appareil. Cette catastrophe fut d'autant plus a craindre que le vent inclina vers l'est, en depassant le meridien zero. Deux points lumineux se montrerent alors a une centaine de kilometres en avant de l'_Albatros._ C'etaient les deux volcans qui font partie du vaste systeme des monts Ross, l'Erebus et le Terror. L'_Albatros_ allait-il donc se bruler a leurs flammes comme un papillon gigantesque? Il y eut la une heure palpitante. L'un des volcans, l'Erebus, semblait se precipiter sur l'aeronef qui ne pouvait devier du lit de l'ouragan. Les panaches de flamme grandissaient a vue d'œil. Un reseau de feu barrait la route. D'intenses clartes emplissaient maintenant l'espace. Les figures, vivement eclairees a bord, prenaient un aspect infernal. Tous, immobiles, sans un cri, sans un geste, attendaient l'effroyable minute, pendant laquelle cette fournaise les envelopperait de ses feux. Mais l'ouragan qui entrainait l'_Albatros,_ le sauva de cette epouvantable catastrophe. Les flammes de l'Erebus, couchees par la tempete, lui livrerent passage. Ce fut au milieu d'une grele de substances laviques, repoussees heureusement par l'action centrifuge des helices suspensives, qu'il franchit ce cratere en pleine eruption. Une heure apres, l'horizon derobait aux regards les deux torches colossales qui eclairent les confins du monde pendant la longue nuit du pole. A deux heures du matin, l'ile Ballery fut depassee a l'extremite de la cote de la Decouverte, sans qu'on put la reconnaitre, puisqu'elle etait soudee aux terres arctiques par un ciment de glace. Et alors, a partir du cercle polaire que l'_Albatros_ recoupa sur le cent soixante-quinzieme meridien, l'ouragan l'emporta au-dessus des banquises, au-dessus des icebergs, contre lesquels il risqua cent fois d'etre brise. Il n'etait plus dans la main de son timonier, mais dans la main de Dieu... Dieu est un bon pilote. L'aeronef remontait alors le meridien de Paris, qui fait un angle de cent cinq degres avec celui qu'il avait suivi pour franchir le cercle du monde antarctique. Enfin, au-dela du soixantieme parallele, l'ouragan indiqua une tendance a se casser. Sa violence diminua tres sensiblement. L'_Albatros_ commenca a redevenir maitre de lui-meme. Puis ce qui fut un soulagement veritable - il rentra dans les regions eclairees du globe, et le jour reparut vers les huit heures du matin. Robur et les siens, apres avoir echappe au cyclone du Cap Horn, etaient delivres de l'ouragan. Ils avaient ete ramenes vers le Pacifique par-dessus toute la region polaire, apres avoir franchi sept mille kilometres en dix-neuf heures - soit plus d'une lieue a la minute -vitesse presque double de celle que pouvait obtenir l'_Albatros_ sous l'action de ses propulseurs dans les circonstances ordinaires. Mais Robur ne savait plus ou il se trouvait alors, par suite de cet affolement de l'aiguille aimantee dans le voisinage du pole magnetique. Il fallait attendre que le soleil se montrat dans des conditions convenables pour faire une observation. Malheureusement de gros nuages chargeaient le ciel, ce jour-la, et le soleil ne parut pas. Ce fut un desappointement d'autant plus sensible que les deux helices propulsives avaient subi certaines avaries pendant la tourmente. Robur, tres contrarie de cet accident, ne put marcher, pendant toute cette journee, qu'a une vitesse relativement moderee. Lorsqu'il passa au-dessus des antipodes de Paris, il ne le fit qu'a raison de six lieues a l'heure. Il fallait d'ailleurs prendre garde d'aggraver les avaries. Si ses deux propulseurs eussent ete mis hors d'etat de fonctionner, la situation de l'aeronef au-dessus de ces vastes mers du Pacifique aurait ete tres compromise. Aussi l'ingenieur se demandait-il s'il ne devrait pas proceder aux reparations sur place, de maniere a assurer la continuation du voyage. Le lendemain, 27 juillet, vers sept heures du matin, une terre fut signalee dans le nord. On reconnut bientot que c'etait une ile. Mais laquelle de ces milliers dont est seme le Pacifique? Cependant Robur resolut de s'y arreter, sans atterrir. Selon lui, la journee suffirait a reparer les avaries, et il pourrait repartir le soir meme. Le vent avait tout a fait calmi, - circonstance favorable pour la manœuvre qu'il s'agissait d'executer. Au moins, puisqu'il resterait stationnaire, l'_Albatros_ ne serait pas emporte on ne savait ou. Un long cable de cent cinquante pieds, avec une ancre au bout, fut envoye par-dessus le bord. Lorsque l'aeronef arriva a la lisiere de l'ile, l'ancre racla les premiers ecueils, puis s'engagea solidement entre deux roches. Le cable se tendit alors sous l'effet des helices suspensives, et l'_Albatros_ resta immobile, comme un navire dont on a porte l'ancre au rivage. C'etait la premiere fois qu'il se rattachait a la terre depuis son depart de Philadelphie. XV Dans lequel il se passe des choses qui meritent vraiment la peine d'etre racontees. Lorsque l'_Albatros_ occupait encore une zone elevee, on avait pu reconnaitre que cette ile etait de mediocre grandeur. Mais quel etait le parallele qui la coupait? Sur quel meridien l'avait-on accostee? Etait-ce une ile du Pacifique, de l'Australasie, de l'ocean Indien? On ne le saurait que lorsque Robur aurait fait son point. Cependant, bien qu'il n'eut pu tenir compte des indications du compas, il avait lieu de penser qu'il etait plutot sur le Pacifique. Des que le soleil se montrerait, les circonstances seraient excellentes pour obtenir une bonne observation. De cette hauteur - cent cinquante pieds - l'ile, qui mesurait environ quinze milles de circonference, se dessinait comme une etoile de mer a trois pointes. A la pointe du sud-est emergeait un ilot, precede d'un semis de roches. Sur la lisiere, aucun relais de marees, ce qui tendait a confirmer l'opinion de Robur relativement a sa situation, puisque le flux et le reflux sont presque nuls dans l'ocean Pacifique. A la pointe nord-ouest se dressait une montagne conique, dont l'altitude pouvait etre estimee a douze cents pieds. On ne voyait aucun indigene, mais peut-etre occupaient-ils le littoral oppose. En tout cas, s'ils avaient apercu l'aeronef, l'epouvante les eut plutot portes a se cacher ou a s'enfuir. C'etait par la pointe sud-est que l'_Albatros_ avait attaque l'ile. Non loin, dans une petite anse, un rio se jetait entre les roches. Au-dela, quelques vallees sinueuses, des arbres d'essences variees, du gibier, perdrix et outardes, en grand nombre. Si l'ile n'etait pas habitee, du moins paraissait-elle habitable. Certes, Robur aurait pu y atterrir, et, sans doute, s'il ne l'avait pas fait, c'est que le sol, tres accidente, ne lui semblait pas offrir une place convenable pour y reposer l'aeronef. En attendant de prendre hauteur, l'ingenieur fit commencer les reparations, qu'il comptait achever dans la journee. Les helices suspensives, en parfait etat, avaient admirablement fonctionne au milieu des violences de l'ouragan, lequel, on l'a fait observer, avait plutot soulage leur travail. En ce moment, la moitie du jeu etait en fonction - ce qui suffisait a assurer la tension du cable fixe perpendiculairement au littoral. Mais les deux propulseurs avaient souffert, et plus encore que ne le croyait Robur. Il fallait redresser leurs branches et retoucher l'engrenage qui leur transmettait le mouvement de rotation. Ce fut l'helice anterieure, dont le personnel s'occupa d'abord sous la direction de Robur et de Tom Turner. Mieux valait commencer par elle, pour le cas ou un motif quelconque eut oblige l'_Albatros_ a partir avant que le travail fut acheve. Rien qu'avec ce propulseur, on pouvait se maintenir plus aisement en bonne route. Entre-temps, Uncle Prudent et son collegue, apres s'etre promenes sur la plate-forme, etaient alles s'asseoir a l'arriere. Quant a Frycollin, il etait singulierement rassure. Quelle difference! N'etre plus suspendu qu'a cent cinquante pieds du sol! Les travaux ne furent interrompus qu'au moment ou l'elevation du soleil au-dessus de l'horizon permit de prendre d'abord un angle horaire, puis, lors de sa culmination, de calculer le midi du lieu. Le resultat de l'observation, faite avec la plus grande exactitude, fut celui-ci : Longitude 176deg.17' a l'est du meridien zero. Latitude 43deg.37' australe. Le point, sur la carte, se rapportait a la position de l'ile Chatam et de l'ilot Viff, dont le groupe est aussi designe sous l'appellation commune d'iles Brougthon. Ce groupe se trouve a quinze degres dans l'est de Tawai-Pomanou, l'ile meridionale de la Nouvelle-Zelande, situee dans la partie sud de l'ocean Pacifique. << C'est a peu pres ce que je supposais, dit Robur a Tom Turner. - Et alors, nous sommes?... - A quarante-six degres dans le sud de l'ile X, soit a une distance de deux mille huit cents milles. - Raison de plus pour reparer nos propulseurs, repondit le contremaitre. Dans ce trajet, nous pourrions rencontrer des vents contraires, et, avec le peu qui nous reste d'approvisionnements, il importe de rallier l'ile X le plus vite possible. - Oui, Tom, et j'espere bien me mettre en route dans la nuit, quand je devrais ne partir qu'avec une seule helice, quitte a reparer l'autre en route. - Master Robur, demanda Tom Turner, et ces deux gentlemen, et leur domestique ?... - Tom Turner, repondit l'ingenieur, seraient-ils a plaindre pour devenir colons de l'ile X? >> Mais qu'etait donc cette ile X? Une ile perdue dans l'immensite de l'ocean Pacifique, entre l'equateur et le tropique du Cancer, une ile qui justifiait bien ce signe algebrique dont Robur avait fait son nom. Elle emergeait de cette vaste mer des Marquises, en dehors de toutes les routes de communication interoceaniennes. C'etait la que Robur avait fonde sa petite colonie, la que venait se reposer l'_Albatros,_ lorsqu'il etait fatigue de son vol, la qu'il se reapprovisionnait de tout ce qu'il lui fallait pour ses perpetuels voyages. En cette ile X, Robur, disposant de grandes ressources, avait pu etablir un chantier et construire son aeronef. Il pouvait l'y reparer, meme le refaire. Ses magasins renfermaient les matieres, subsistances, approvisionnements de toutes sortes, accumules pour l'entretien d'une cinquantaine d'habitants, l'unique population de l'ile. Lorsque Robur avait double le cap Horn, quelques jours avant, son intention etait bien de regagner l'ile X, en traversant obliquement le Pacifique. Mais le cyclone avait saisi l'_Albatros_ dans son tourbillon. Apres lui, l'ouragan l'avait emporte au-dessus des regions australes. En somme, il avait ete a peu pres remis dans sa direction premiere, et, sans les avaries des propulseurs, le retard n'aurait eu que peu d'importance. On allait donc regagner l'ile X. Mais, ainsi que l'avait dit le contremaitre Tom Turner, la route etait longue encore. Il y aurait probablement a lutter contre des vents defavorables. Ce ne serait pas trop de toute sa puissance mecanique pour que l'_Albatros_ arrivat a destination dans les delais voulus. Avec un temps moyen, sous une allure ordinaire, cette traversee devait s'accomplir en trois ou quatre jours. De la ce parti qu'avait pris Robur de se fixer sur l'ile Chatam. Il s'y trouvait dans des conditions meilleures pour reparer au moins l'helice de l'avant. Il ne craignait plus, au cas ou la brise contraire se fut levee, d'etre entraine vers le sud, quand il voulait aller vers le nord. La nuit venue, cette reparation serait achevee. Il manœuvrerait alors pour faire deraper son ancre. Si elle etait trop solidement engagee dans les roches, il en serait quitte pour couper le cable et reprendrait son vol vers l'Equateur. On le voit, cette maniere de proceder etait la plus simple, la meilleure aussi, et elle s'etait executee a point. Le personnel de l'_Albatros,_ sachant qu'il n'y avait pas de temps a perdre, se mit resolument a la besogne. Tandis que l'on travaillait a l'avant de l'aeronef, Uncle Prudent et Phil Evans avaient entre eux une conversation dont les consequences allaient etre d'une gravite exceptionnelle. << Phil Evans, dit Uncle Prudent, vous etes bien decide, comme moi, a faire le sacrifice de votre vie? - Oui, comme vous! - Une derniere fois, il est bien evident que nous n'avons plus rien a attendre de ce Robur? - Rien. - Eh bien, Phil Evans, mon parti est pris. Puisque l'Albatros doit repartir ce soir meme, la nuit ne se passera pas sans que nous ayons accompli notre œuvre! Nous casserons les ailes a l'oiseau de l'ingenieur Robur! Cette nuit, il sautera au milieu des airs! - Qu'il saute donc! repondit Phil Evans. >> On le voit, les deux collegues etaient d'accord sur tous les points, meme quand il s'agissait d'accepter avec cette indifference l'effroyable mort qui les attendait. << Avez-vous tout ce qu'il faut?... demanda Phil Evans. - Oui!... La nuit derniere, pendant que Robur et ses gens ne s'occupaient que du salut de l'aeronef, j'ai pu me glisser dans la soute et prendre une cartouche de dynamite! - Uncle Prudent, mettons-nous a la besogne... - Non, ce soir seulement! Quand la nuit sera venue, nous rentrerons dans notre roufle, et vous veillerez a ce qu'on ne puisse me surprendre! >> Vers six heures, les deux collegues dinerent suivant leur habitude. Deux heures apres, ils s'etaient retires dans leur cabine, comme des gens qui vont dormir pour se refaire d'une nuit sans sommeil. Ni Robur ni aucun de ses compagnons ne pouvait soupconner quelle catastrophe menacait l'_Albatros._ Voici comment Uncle Prudent comptait agir : Ainsi qu'il l'avait dit, il avait pu penetrer dans la soute aux munitions, menagee en un des compartiments de la coque de l'aeronef. La, il s'etait empare d'une certaine quantite de poudre et d'une cartouche semblable a celles dont l'ingenieur avait fait usage au Dahomey. Rentre dans sa cabine, il avait cache soigneusement cette cartouche, avec laquelle il etait resolu a faire sauter l'_Albatros_ pendant la nuit, lorsqu'il aurait repris son vol au milieu des airs. En ce moment, Phil Evans examinait l'engin explosif. derobe par son compagnon. C'etait une gaine dont l'armature metallique contenait environ un kilogramme de la substance explosible, ce qui devait suffire a disloquer l'aeronef et briser son jeu d'helices. Si l'explosion ne le detruisait pas d'un coup, il s'acheverait dans sa chute. Or, cette cartouche, rien n'etait plus aise que de la deposer en un coin de la cabine, de maniere qu'elle crevat la plate-forme et atteignit la coque jusque dans sa membrure. Mais, pour provoquer l'explosion, il fallait faire eclater la capsule de fulminate dont la cartouche etait munie. C'etait la partie la plus delicate de l'operation, car l'inflammation de cette capsule ne devait se produire que dans un temps calcule avec une extreme precision. En effet, Uncle Prudent avait reflechi a ceci des que le propulseur de l'avant serait repare, l'aeronef devait reprendre sa marche vers le nord; mais, cela fait, il etait probable que Robur et ses gens viendraient a l'arriere pour remettre en etat l'helice posterieure. Or, la presence de tout le personnel aupres de la cabine pourrait gener Uncle Prudent dans son operation. C'est pourquoi il s'etait decide a se servir d'une meche, de maniere a ne provoquer l'explosion que dans un temps donne. Voici donc ce qu'il dit a Phil Evans : << En meme temps que cette cartouche, j'ai pris de la poudre. Avec cette poudre je vais fabriquer une meche dont la longueur sera en raison du temps qu'elle mettra a bruler, et qui plongera dans la capsule de fulminate. Mon intention est de l'allumer a minuit, de maniere que l'explosion se produise entre trois et quatre heures du matin. - Bien combine! >> repondit Phil Evans. Les deux collegues, on le voit, en etaient arrives a examiner avec le plus grand sang-froid l'effroyable destruction dans laquelle ils devaient perir, il y avait en eux une telle somme de haine contre Robur et les siens que le sacrifice de leur propre vie paraissait tout indique pour detruire, avec l'_Albatros,_ ceux qu'il emportait dans les airs. Que l'acte fut insense, odieux meme, soit! Mais voila ou ils en etaient arrives, apres cinq semaines de cette existence de colere qui n'avait pu eclater, de rage qui n'avait pu s'assouvir! << Et Frycollin, dit Phil Evans, avons-nous donc le droit de disposer de sa vie? - Nous sacrifions bien la notre! . repondit Uncle Prudent. >> Il est douteux que Frycollin eut trouve la raison suffisante. Immediatement, Uncle Prudent se mit a l'œuvre, pendant que Phil Evans surveillait les abords du roufle. Le personnel etait toujours occupe a l'avant. Il n'y avait pas a craindre d'etre surpris. Uncle Prudent commenca par ecraser une petite quantite de poudre de maniere a la reduire a l'etat de pulverin. Apres l'avoir mouillee legerement, il la renferma dans une gaine de toile en forme de meche. L'ayant allumee, il s'assura qu'elle brulait a raison de cinq centimetres par dix minutes, soit un metre en trois heures et demie. La meche fut alors eteinte, puis fortement serree dans une spirale de corde et ajustee a la capsule de la cartouche. Ce travail etait termine vers dix heures du soir, sans avoir excite le moindre soupcon. A ce moment, Phil Evans vint rejoindre son collegue dans la cabine. Pendant cette journee, les reparations de l'helice anterieure avaient ete tres activement conduites; mais il avait fallu la rentrer en dedans pour pouvoir demonter ses branches, qui etaient faussees. Quant aux piles, aux accumulateurs, rien de tout ce qui produisait la force mecanique de l'_Albatros_ n'avait souffert des violences du cyclone. Il y avait encore de quoi les alimenter pendant quatre ou cinq jours. La nuit etait venue, lorsque Robur et ses hommes interrompirent leur besogne. Le propulseur de l'avant n'etait pas encore remis en place. Il fallait encore trois heures de reparations pour qu'il fut pret a fonctionner. Aussi, apres en avoir cause avec Tom Turner, l'ingenieur decida-t-il de donner quelque repos a son personnel brise de fatigue, et de remettre au lendemain ce qui restait a faire. Ce n'etait pas trop, d'ailleurs, de la clarte du jour pour ce travail d'ajustage extremement delicat, et auquel les fanaux n'eussent donne qu'une insuffisante lumiere. Voila ce qu'ignoraient Uncle Prudent et Phil Evans. S'en tenant a ce qu'ils avaient entendu dire a Robur, ils devaient penser que le propulseur de l'avant serait repare avant la nuit et que l'_Albatros_ aurait immediatement repris sa marche vers le nord. Ils le croyaient donc detache de l'ile, quand il y etait encore retenu par son ancre. Cette circonstance allait faire tourner les choses tout autrement qu'ils l'imaginaient. Nuit sombre et sans lune. De gros nuages rendaient l'obscurite plus profonde. On sentait deja qu'une legere brise tendait a s'etablir. Quelques souffles venaient du sud-ouest; mais ils ne deplacaient pas l'_Albatros,_ qui demeurait immobile sur son ancre, dont le cable, tendu verticalement, le retenait au sol. Uncle Prudent et son collegue, enfermes dans leur cabine, n'echangeaient que peu de mots, ecoutant le fremissement des helices suspensives qui couvraient tous les autres bruits du bord. Ils attendaient que le moment fut venu d'agir. Un peu avant minuit : << Il est temps! >> dit Uncle Prudent. Sous les couchettes de la cabine, il y avait un coffre qui formait tiroir. Ce fut dans ce coffre que Uncle Prudent deposa la cartouche de dynamite, munie de sa meche. De cette facon, la meche pourrait bruler sans se trahir par son odeur ou son crepitement. Uncle Prudent l'alluma a son extremite. Puis, repoussant le coffre sous la couchette Maintenant, a l'arriere, dit-il, et attendons! Tous deux sortirent et furent d'abord etonnes de ne pas voir le timonier a son poste habituel. Phil Evans se pencha alors en dehors de la plate-forme. << L'_Albatros_ est toujours a la meme place! dit-il a voix basse. Les travaux n'ont pas ete termines !... Il n'aura pu partir! >> Uncle Prudent eut un geste de desappointement. << Il faut eteindre la meche, dit-il. Non !... Il faut nous sauver! repondit Phil Evans. Nous sauver? - Oui!... Par le cable de l'ancre, puisqu'il fait nuit!... Cent cinquante pieds a descendre, ce n'est rien! - Rien, en effet, Phil Evans, et nous serions fous de ne pas profiter de cette chance inattendue! >> Mais, auparavant, ils rentrerent dans leur cabine et prirent sur eux tout ce qu'ils pouvaient emporter en prevision d'un sejour plus ou moins prolonge sur l'ile Chatam. Puis, la porte refermee, ils s'avancerent sans bruit vers l'avant. Leur intention etait de reveiller Frycollin et de l'obliger a prendre la fuite avec eux. L'obscurite etait profonde. Les nuages commencaient a chasser du sud-ouest. Deja l'aeronef tanguait quelque peu sur son ancre, en s'ecartant legerement de la verticale par rapport au cable de retenue. La descente devait donc offrir un peu plus de difficultes. Mais ce n'etait pas pour arreter des hommes qui, tout d'abord, n'avaient pas hesite a jouer leur vie. Tous deux se glisserent sur la plate-forme, s'arretant parfois a l'abri des roufles pour ecouter si quelque bruit se produisait. Silence absolu partout. Aucune lumiere a travers les hublots. Ce n'etait pas seulement le silence, c'etait le sommeil dans lequel etait plonge l'aeronef. Cependant Uncle Prudent et son compagnon s'approchaient de la cabine de Frycollin, lorsque Phil Evans s'arreta : << L'homme de garde! >> dit-il. Un homme, en effet, etait couche pres du roufle. S'il dormait, c'etait a peine. Toute fuite devenait impossible au cas ou il eut donne l'alarme. En cet endroit, il y avait quelques cordes, des morceaux de toile et d'etoupe, dont on s'etait servi pour la reparation de l'helice. Un instant apres, l'homme fut baillonne, encapuchonne, attache a un des montants de la rambarde, dans l'impossibilite de pousser un cri ou de faire un mouvement. Tout cela s'etait passe presque sans bruit. Uncle Prudent et Phil Evans ecouterent... Le silence ne fut aucunement trouble a l'interieur des roufles. Tous dormaient a bord. Les deux fugitifs - ne peut-on deja leur donner ce nom? - arriverent devant la cabine occupee par Frycollin. Francois Tapage faisait entendre un ronflement digne de son nom, ce qui etait rassurant. A sa grande surprise, Uncle Prudent n'eut point a pousser la porte de Frycollin. Elle etait ouverte. Il s'introduisit a demi dans la cabine; puis, se retirant : << Personne! dit-il. - Personne ! ... Ou peut-il etre? >> murmura Phil Evans. Tous deux ramperent jusqu'a l'avant, pensant que Frycollin dormait peut-etre dans quelque coin... Personne encore. << Est-ce que le coquin nous aurait devances ?... dit Uncle Prudent. - Qu'il l'ait fait ou non, repondit Phil Evans, nous ne pouvons attendre plus longtemps! Partons ! >> Sans hesiter, l'un apres l'autre, les fugitifs saisirent le cable des deux mains, s'y assujettirent des deux pieds; puis, se laissant glisser, ils arriverent a terre sains et saufs. Quelle jouissance ce fut pour eux de fouler ce sol qui leur manquait depuis si longtemps, de marcher sur un terrain solide, de ne plus etre les jouets de l'atmosphere! Ils se preparaient a gagner l'interieur de l'ile en remontant le rio, quand, soudain, une ombre se dressa devant eux. C'etait Frycollin. Oui! Le Negre avait eu cette idee, qui etait venue a son maitre, et cette audace de le devancer, sans le prevenir. Mais l'heure n'etait pas aux recriminations, et Uncle Prudent se disposait a chercher un refuge en quelque partie eloignee de l'ile, lorsque Phil Evans l'arreta. << Uncle Prudent, ecoutez-moi, dit-il. Nous voila hors des mains de ce Robur. Il est voue ainsi que ses compagnons a une mort epouvantable. Il la merite, soit! Mais, s'il jurait sur son honneur de ne pas chercher a nous reprendre... - L'honneur d'un pareil homme... >> Uncle Prudent ne put achever. Un mouvement se produisait a bord de l'_Albatros._ Evidemment, l'alarme etait donnee, l'evasion allait etre decouverte. << A moi!... A moi!... >> criait-on. C'etait l'homme de garde qui avait pu repousser son baillon. Des pas precipites retentirent sur la plate-forme. Presque aussitot les fanaux lancerent leurs projections electriques sur un large secteur. << Les voila!... Les voila! >> cria Tom Turner. Les fugitifs avaient ete vus. Au meme instant, par suite d'un ordre que donna Robur a voix haute, les helices suspensives furent ralenties et, par le cable hale a bord, l'_Albatros_ commenca a se rapprocher du sol. En ce moment, la voix de Phil Evans se fit distinctement entendre : << Ingenieur Robur, dit-il, vous engagez-vous sur l'honneur a nous laisser libres sur cette ile ?... - Jamais! >> s'ecria Robur. Et cette reponse fut suivie d'un coup de fusil, dont la balle effleura l'epaule de Phil Evans. << Ah! les gueux! >> s'ecria Uncle Prudent. Et, son couteau a la main, il se precipita vers les roches entre lesquelles etait incrustee l'ancre. L'aeronef n'etait plus qu'a cinquante pieds du sol... En quelques secondes, le cable fut coupe, et la brise, qui avait sensiblement fraichi, prenant de biais l'_Albatros,_ l'entraina dans le nord-est, au-dessus de la mer. XVI Qui laissera le lecteur dans une indecision peut-etre regrettable. Il etait alors minuit. Cinq ou six coups de fusil avaient encore ete tires de l'aeronef. Uncle Prudent et Frycollin, soutenant Phil Evans, s'etaient jetes a l'abri des roches. Ils n'avaient pas ete atteints. Pour l'instant, ils n'avaient plus rien a craindre. Tout d'abord, l'_Albatros,_ en meme temps qu'il s'ecartait de l'ile Chatam, fut porte a une altitude de neuf cents metres. Il avait fallu forcer de vitesse ascensionnelle afin de ne pas tomber en mer. Au moment ou l'homme de garde, delivre de son baillon, venait de jeter un premier cri, Robur et Tom Turner, se precipitant vers lui, l'avaient debarrasse du morceau de toile qui l'encapuchonnait et degage de ses liens. Puis, le contremaitre s'etait elance vers la cabine d'Uncle Prudent et de Phil Evans; elle etait vide! Francois Tapage, de son cote, avait fouille la cabine de Frycollin; il n'y avait personne! En constatant que ses prisonniers lui avaient echappe, Robur s'abandonna a un violent mouvement de colere. L'evasion d'Uncle Prudent et de Phil Evans, c'etait son secret, c'etait sa personnalite, reveles a tous. S'il ne s'etait pas inquiete autrement du document lance pendant la traversee de l'Europe, c'est qu'il y avait bien des chances pour qu'il se fut perdu dans sa chute!... Mais maintenant!... Puis, se calmant : << Ils se sont enfuis, soit! dit-il. Comme ils ne pourront s'echapper de l'ile Chatam avant quelques jours, j'y reviendrai!... Je les chercherai!... Je les reprendrai!... Et alors...>> En effet, le salut des trois fugitifs etait loin d'etre assure. L'_Albatros,_ redevenu maitre de sa direction, ne tarderait pas a regagner l'ile Chatam, dont les fugitifs ne pourraient s'enfuir de sitot. Avant douze heures, ils seraient retombes au pouvoir de l'ingenieur. Avant douze heures! Mais, avant deux heures l'_Albatros_ serait aneanti! Cette cartouche de dynamite, n'etait-ce pas comme une torpille attachee a son flanc, qui accomplirait l'œuvre de destruction au milieu des airs? Cependant, la brise devenant plus fraiche, l'aeronef etait emporte vers le nord-est. Bien que sa vitesse fut moderee, il devait avoir perdu de vue l'ile Chatam au lever du soleil. Pour revenir contre le vent, il aurait fallu que les propulseurs, ou tout au moins celui de l'avant, eussent ete en etat de fonctionner. << Tom, dit l'ingenieur, pousse les fanaux a pleine lumiere. - Oui, master Robur. - Et tous a l'ouvrage! - - Tous! >> repondit le contremaitre. Il ne pouvait plus etre question de remettre le travail au lendemain. Il ne s'agissait plus de fatigues, maintenant! Pas un des hommes de l'_Albatros_ qui ne partageat les passions de son chef! Pas un qui ne fut pret a tout faire pour reprendre les fugitifs! Des que l'helice de l'avant serait remise en place, on reviendrait sur Chatam, on s'y amarrerait de nouveau, on donnerait la chasse aux prisonniers. Alors, seulement, seraient commencees les reparations de l'helice de l'arriere, et l'aeronef pourrait continuer en toute securite a travers le Pacifique son voyage de retour a l'ile X. Toutefois, il etait important que l'_Albatros_ ne. fut pas emporte trop loin dans le nord-est. Or, circonstance facheuse, la brise s'accentuait, et il ne pouvait plus ni la remonter ni meme rester stationnaire. Prive de ses propulseurs, il etait devenu un ballon indirigeable. Les fugitifs, postes sur le littoral, avaient pu constater qu'il aurait disparu avant que l'explosion l'eut mis en pieces. Cet etat de choses ne pouvait qu'inquieter beaucoup Robur relativement a ses projets ulterieurs. N'eprouverait-il pas quelques retards pour rallier l'ile Chatam? Aussi, pendant que les reparations etaient activement poussees, prit-il la resolution de redescendre dans les basses couches avec l'esperance d'y rencontrer des courants plus faibles. Peut-etre l'_Albatros_ parviendrait-il a se maintenir dans ces parages jusqu'au moment ou il serait redevenu assez puissant pour refouler la brise? La manœuvre fut aussitot faite. Si quelque navire eut assiste aux evolutions de cet appareil, alors baigne dans ses lueurs electriques, de quelle epouvante son equipage aurait ete pris! Lorsque l'_Albatros_ ne fut plus qu'a quelques centaines de pieds de la surface de la mer, il s'arreta. Malheureusement, Robur dut le constater, la brise soufflait avec plus de force dans cette zone inferieure, et l'aeronef s'eloignait avec une vitesse plus grande. Il risquait donc d'etre entraine fort loin dans le nord-est, - ce qui retarderait son retour a l'ile Chatam. En somme, apres tentatives faites, il fut prouve qu'il y avait avantage a se maintenir dans les hautes couches ou l'atmosphere etait mieux equilibree. Aussi l'_Albatros_ remonta-t-il a une moyenne de trois mille metres. La, s'il ne resta pas stationnaire, du moins sa derive fut-elle plus lente. L'ingenieur put donc esperer qu'au lever du jour, et de cette altitude, il aurait encore en vue les parages de l'ile, dont il avait d'ailleurs releve la position avec une exactitude absolue. Quant a la question de savoir si les fugitifs auraient recu bon accueil des indigenes, au cas ou l'ile serait habitee, Robur ne s'en preoccupait meme pas. Que ces indigenes leur vinssent en aide, peu lui importait. Avec les moyens offensifs dont disposait l'_Albatros,_ ils seraient promptement epouvantes, disperses. La capture des prisonniers ne pouvait donc faire question, et, une fois repris... << On ne s'enfuit pas de l'ile X! >> dit Robur. Vers une heure apres minuit, le propulseur de l'avant etait repare. Il ne s'agissait plus que de le remettre en place, ce qui exigeait encore une heure de travail. Cela fait, l'_Albatros_ repartirait, cap au sud-ouest, et l'on demonterait alors le propulseur de l'arriere. Et cette meche qui brulait dans la cabine abandonnee! Cette meche, dont plus d'un tiers etait consume deja! Et cette etincelle qui s'approchait de la cartouche de dynamite! Assurement, si les hommes de l'aeronef n'eussent pas ete aussi occupes, peut-etre l'un d'eux eut-il entendu le faible crepitement qui commencait a se produire dans le ronfle? Peut-etre eut-il percu une odeur de poudre brulee? Il se fut inquiete. Il aurait prevenu l'ingenieur ou Tom Turner. On eut cherche, on eut decouvert ce coffre dans lequel etait depose l'engin explosif... Il eut ete temps encore de sauver ce merveilleux _Albatros_ et tous ceux qu'il emportait avec lui! Mais les hommes travaillaient a l'avant, c'est-a-dire a vingt metres du roufle des fugitifs. Rien ne les appelait encore dans cette partie de la plate-forme, comme rien ne pouvait les distraire d'une besogne qui exigeait toute leur attention. Robur, lui aussi, etait la, travaillant de ses mains, en habile mecanicien qu'il etait. Il pressait l'ouvrage, mais sans rien negliger pour que tout fut fait avec le plus grand soin! Ne fallait-il pas qu'il redevint absolument maitre de son appareil? S'il ne parvenait pas a reprendre les fugitifs, ceux-ci finiraient par se rapatrier. On ferait des investigations. L'ile X n'echapperait peut-etre pas aux recherches. Et ce serait la fin de cette existence que les hommes de l'_Albatros_ s'etaient creee, - existence surhumaine, sublime! En ce moment; Tom Turner s'approcha de l'ingenieur. Il etait une heure un quart. << Master Robur, dit-il, il me semble que la brise a quelque tendance a mollir, en gagnant dans l'ouest, il est vrai. - Et qu'indique le barometre? demanda Robur, apres avoir observe l'aspect du ciel. - Il est a peu pres stationnaire, repondit le contremaitre. Pourtant, il me semble que les nuages s'abaissent au-dessous de l'_Albatros._ - En effet, Tom Turner, et, dans ce cas, il ne serait pas impossible qu'il plut a la surface de la mer. Mais, pourvu que nous demeurions au-dessus de la zone des pluies, peu importe! Nous ne serons pas genes dans l'achevement de notre travail. - Si la pluie tombe, reprit Tom Turner, ce doit etre une pluie fine - du moins la forme des nuages le fait supposer - et il est probable que, plus bas, la brise va calmir tout a fait. - Sans doute, Tom, repondit Robur. Neanmoins, il me semble preferable de ne pas redescendre encore. Achevons de reparer nos avaries et alors nous pourrons manœuvrer a notre convenance. Tout est la. >> A deux heures et quelques minutes, la premiere partie du travail etait finie. L'helice anterieure reinstallee, les piles qui l'actionnaient furent mises en activite. Le mouvement s accelera peu a peu, et l'_Albatros,_ evoluant cap au sud-ouest, revint avec une vitesse moyenne dans la direction de l'ile Chatam. << Tom, dit Robur, il y a deux heures et demie environ que nous avons porte au nord-est. La brise n'a pas change, ainsi que j'ai pu m'en assurer en observant le compas. Donc, j'estime qu'en une heure, au plus, nous pouvons retrouver les parages de l'ile. - Je le crois aussi, master Robur, repondit le contremaitre, car nous avancons a raison d'une douzaine de metres par seconde. Entre trois et quatre heures du matin, l'_Albatros_ aura regagne son point de depart. - Et ce sera tant mieux, Tom! repondit l'ingenieur. Nous avons interet a arriver de nuit et meme a atterrir, sans avoir ete vus. Les fugitifs, nous croyant loin dans le nord, ne se tiendront pas sur leurs gardes. Lorsque l'_Albatros_ sera presque a ras de terre, nous essaierons de le cacher derriere quelques hautes roches de l'ile. Puis, dussions-nous passer quelques jours a Chatam... - Nous les passerons, master Robur, et, quand nous devrions lutter contre une armee d'indigenes... - Nous lutterons, Tom, nous lutterons pour notre _Albatros _ ! >> L'ingenieur se retourna alors vers ses hommes qui attendaient de nouveaux ordres. << Mes amis, leur dit-il, l'heure n'est pas venue de se reposer. Il faut travailler jusqu'au jour. >> Tous etaient prets. Il s'agissait maintenant de recommencer pour le propulseur de l'arriere les reparations qui avaient ete faites pour celui de l'avant. C'etaient les memes avaries, produites par la meme cause, c'est-a-dire par la violence de l'ouragan pendant la traversee du continent antarctique. Mais, afin d'aider a rentrer cette helice en dedans, il parut bon d'arreter, pendant quelques minutes, la marche de l'aeronef et meme de lui imprimer un mouvement retrograde. Sur l'ordre de Robur, l'aide-mecanicien fit machine en arriere, en renversant la rotation de l'helice anterieure. L'aeronef commenca donc a << culer >> doucement, pour employer une expression maritime. Tous se disposaient alors a se rendre a l'arriere, lorsque Tom Turner fut surpris par une singuliere odeur. C'etaient les gaz de la meche, accumules maintenant dans le coffre, qui s'echappaient de la cabine des fugitifs. << Hein? fit le contremaitre. - Qu'y a-t-il? demanda Robur. - Ne sentez-vous pas?... On dirait de la poudre qui brule? - En effet, Tom! - Et cette odeur vient du dernier roufle! - Oui... de la cabine meme... - Est-ce que ces miserables auraient mis le feu?... - Eh! si ne n'etait que le feu ?... s'ecria Robur. Enfonce la porte, Tom, enfonce la porte! >> Mais le contremaitre avait a peine fait un pas vers l'arriere, qu'une explosion formidable ebranla l'_Albatros._ Les roufles volerent en eclats. Les fanaux s'eteignirent, car le courant electrique leur manqua subitement, et l'obscurite redevint complete. Cependant, si la plupart des helices suspensives, tordues ou fracassees, etaient hors d'usage, quelques-unes, a la proue, n'avaient pas cesse de tourner. Soudain, la coque de l'aeronef s'ouvrit un peu en arriere du premier roufle, dont les accumulateurs actionnaient toujours le propulseur de l'avant, et la partie posterieure de la plate-forme culbuta dans l'espace. Presque aussitot s'arreterent les dernieres helices suspensives, et l'_Albatros_ fut precipite vers l'abime. C'etait une chute de trois mille metres pour les huit hommes, accroches, comme des naufrages, a cette epave! En outre, cette chute allait etre d'autant plus rapide que le propulseur de l'avant, apres s'etre redresse verticalement, fonctionnait encore! Ce fut alors que Robur, avec un a-propos qui denotait un extraordinaire sang-froid, se laissant glisser jusqu'au roufle a demi disloque, saisit le levier de mise en train, et changea le sens de la rotation de l'helice qui, de propulsive qu'elle etait, devint suspensive. Chute, assurement, bien qu'elle fut quelque peu retardee; mais, du moins, l'epave ne tomba pas avec cette vitesse croissante des corps abandonnes aux effets de la pesanteur. Et, si c'etait toujours la mort pour les survivants de l'_Albatros,_ puisqu'ils etaient precipites dans la mer, ce n'etait plus la mort par asphyxie, au milieu d'un air que la rapidite de la descente eut rendu irrespirable. Quatre-vingts secondes au plus apres l'explosion, ce qui restait de l'_Albatros_ s'etait abime dans les flots. XVII Dans lequel on revient a deux mois en arriere et ou l'on saute a neuf mois en avant. Quelques semaines auparavant, le 13 juin, au lendemain de cette seance pendant laquelle le WeldonInstitute s'etait abandonne a de si orageuses discussions, il y avait eu dans toutes les classes de la population philadelphienne, noire ou blanche, une emotion plus facile a constater qu'a decrire. Deja, aux premieres heures de la matinee, les conversations portaient uniquement sur l'inattendu et scandaleux incident de la veille. Un intrus, qui se disait ingenieur, un ingenieur qui pretendait s'appeler de cet invraisemblable nom de Robur - Robur-le-Conquerant! - un personnage d'origine inconnue, de nationalite anonyme, s'etait presente inopinement dans la salle des seances, avait insulte les ballonistes, honni les dirigeurs d'aerostats, vante les merveilles des appareils plus lourds que l'air, souleve des huees au milieu d'un tumulte epouvantable, provoque des menaces qu'il avait retournees contre ses adversaires. Enfin, apres avoir abandonne la tribune dans le tapage des revolvers, il avait disparu, et, malgre toutes les recherches, on n'avait plus entendu parler de lui. Assurement, cela etait bien fait pour exercer toutes les langues, enflammer toutes les imaginations. On ne s'en fit pas faute a Philadelphie, ni dans les trente-six autres Etats de l'Union, et, pour dire le vrai, aussi bien dans l'Ancien que dans le Nouveau Monde. Mais, de combien cet emoi fut depasse, lorsque, le soir du 13 juin, il fut constant que ni le president ni le secretaire du Weldon-Institute n'avaient reparu a leur domicile. Gens ranges pourtant, honorables et sages. La veille, ils avaient quitte la salle des seances en citoyens qui ne songent qu'a rentrer tranquillement chez eux, en celibataires dont aucun visage renfrogne n'accueillera le retour au logis. Ne se seraient-ils point absentes, par hasard? Non, ou du moins ils n'avaient rien dit qui put le faire croire. Et meme il avait ete convenu que, le lendemain, ils reprendraient leur place au bureau du club, l'un comme president, l'autre comme secretaire, en prevision d'une seance ou seraient discutes les evenements de la soiree precedente. Et non seulement, disparition complete de ces deux personnages considerables de l'Etat de Pennsylvanie, mais aucune nouvelle du valet Frycollin. Introuvable comme son maitre. Non! jamais Negre, depuis Toussaint Louverture, Soulouque et Dessaline, n'avait fait autant parler de lui. Il allait prendre une place importante, aussi bien parmi ses collegues de la domesticite philadelphienne que parmi tous ces originaux qu'une excentricite quelconque suffit a mettre en lumiere dans ce beau pays d'Amerique. Le lendemain, rien de nouveau. Les deux collegues ni Frycollin n'ont point reparu. Serieuse inquietude. Commencement d'agitation. Foule nombreuse aux abords des Post and Telegraph offices, pour savoir s'il arriverait quelques nouvelles. Rien encore. Et, cependant, on les avait bien vus, tous les deux, sortir du Weldon-Institute, causer a voix haute, prendre Frycollin qui les attendait, puis descendre Walnut-Street et gagner du cote de Fairmont-Park. Jem Cip, le legumiste, avait meme serre la main droite du president en lui disant : << A demain! >> Et William T. Forbes, le fabricant de sucre de chiffons, avait recu une cordiale poignee de Phil Evans, qui lui avait dit par deux fois : << Au revoir ! ... Au revoir !... >> Miss Doll et Miss Mat Forbes, si attachees a Uncle Prudent par les liens de la plus pure amitie, ne pouvaient revenir de cette disparition, et, afin d'obtenir des nouvelles de l'absent, parlaient encore plus que d'habitude. Enfin, trois, quatre, cinq, six jours se passerent, puis une semaine, deux semaines... Personne, et nul indice qui put mettre sur la trace des trois disparus. On avait pourtant fait de minutieuses recherches dans tout le quartier... Rien! - Dans les rues qui aboutissent au port... Rien! - dans le parc meme, sous les. grands bouquets d'arbres, au plus epais des taillis... Rien! Toujours rien! Toutefois, on reconnut que, sur la grande clairiere, l'herbe avait ete recemment foulee, et d'une facon qui sembla suspecte, puisqu'elle etait inexplicable. A la lisiere du bois qui l'entoure, des traces d'une lutte furent egalement relevees. Une bande de malfaiteurs avait-elle donc rencontre, puis attaque les deux collegues, a cette heure avancee de la nuit, au milieu de ce parc desert? C'etait possible. Aussi, la police proceda-t-elle a une enquete dans les formes et avec toute la lenteur legale. On fouilla la Schuylkill-river, on en racla le fond, on ebarba les rives de leur amas d'herbes. Et, si ce fut inutile, ce ne fut pas en pure perte, car la Schuylkill avait besoin d'un bon travail de faucardement. On le fit a cette occasion. Gens pratiques, les ediles de Philadelphie. Alors on en appela a la publicite des journaux. Des annonces, des reclamations, sinon des reclames, furent envoyees a toutes les feuilles democratiques ou republicaines de l'Union, sans distinction de couleur. Le _Daily Negro,_ journal special de la race noire, publia un portrait de Frycollin, d'apres sa derniere photographie. Recompenses furent offertes, primes promises, a quiconque donnerait quelque nouvelle des trois absents, et meme a tous ceux qui retrouveraient un indice quelconque de nature a mettre sur leurs traces. << Cinq mille dollars! Cinq mille dollars ! ... A tout citoyen qui... >> Rien n'y fit. Les cinq mille dollars resterent dans la caisse du Weldon-Institute. << Introuvables! Introuvables!! Introuvables!!! Uncle Prudent et Phil Evans de Philadelphie! >> Il va sans dire que le club fut mis dans un singulier desarroi par cette inexplicable disparition de son president et de son secretaire. Et, tout d'abord, l'assemblee prit d'urgence une mesure qui suspendait les travaux relatifs a la construction du ballon le _Go a head,_ si avances pourtant. Mais comment, en l'absence des principaux promoteurs de l'affaire, de ceux qui avaient voue a cette entreprise une partie de leur fortune en temps et monnaie, comment aurait-on pu vouloir achever l'œuvre, quand ils n'etaient plus la pour la finir? Il convenait donc d'attendre. Or, precisement a cette epoque, il fut de nouveau question de l'etrange phenomene, qui avait tant surexcite les esprits quelques semaines auparavant. En effet, l'objet mysterieux avait ete revu ou plutot entrevu a diverses reprises dans les hautes couches de l'atmosphere. Certes, personne ne songeait a etablir une connexite entre cette reapparition si singuliere et la disparition non moins inexplicable des deux membres du Weldon-Institute. En effet, il eut fallu une extraordinaire dose d'imagination pour rapprocher ces deux faits l'un de l'autre. Quoi qu'il en soit, l'asteroide, le bolide, le monstre aerien, comme on voudra l'appeler, avait ete reapercu dans des conditions qui permettaient de mieux apprecier ses dimensions et sa forme. Au Canada, d'abord, au-dessus de ces territoires qui s'etendent d'Ottawa a Quebec, et cela le lendemain meme de la disparition des deux collegues; puis, plus tard, au-dessus des plaines du Far West, alors qu'il luttait de vitesse avec un train du grand chemin de fer du Pacifique. A partir de ce jour, les incertitudes du monde savant furent fixees. Ce corps n'etait point un produit de la nature; c'etait un appareil volant, avec application pratique de la theorie du << Plus lourd que l'air >>. Et, si le createur, le maitre de cet aeronef voulait encore garder l'incognito pour sa personne, evidemment il n'y tenait plus pour sa machine, puisqu'il venait de la montrer de si pres sur les territoires du Far West. Quant a la force mecanique dont il disposait, quant a la nature des engins qui lui communiquaient le mouvement, c'etait l'inconnu. En tout cas, ce qui ne laissait aucun doute, c'est que cet aeronef devait etre doue d'une extraordinaire faculte de locomotion. En effet, quelques jours apres, il avait ete signale dans le Celeste Empire, puis sur la partie septentrionale de l'Indoustan, puis au-dessus des immenses steppes de la Russie. Quel etait donc ce hardi mecanicien qui possedait une telle puissance de locomotion, pour lequel les Etats n'avaient plus de frontieres ni les oceans de limites, qui disposait de l'atmosphere terrestre comme d'un domaine? Devait-on penser que ce fut ce Robur, dont les theories avaient ete si brutalement lancees a la face du Weldon-Institute, le jour ou il vint battre en breche cette utopie des ballons dirigeables? Peut-etre quelques esprits perspicaces en eurent-ils la pensee. Mais - chose singuliere assurement - personne ne songea a cette hypothese que ledit Robur put se rattacher en quoi que ce fut a la disparition du president et du secretaire du Weldon-Institute. En somme, cela fut reste a l'etat de mystere, sans une depeche qui arriva de France en Amerique par le fil de New York, a onze heures trente-sept, dans la journee du 6 juillet. Et qu'apportait cette depeche? C'etait le texte du document trouve a Paris dans une tabatiere - document qui revelait ce qu'etaient devenus les deux personnages dont l'Union allait prendre le deuil. Ainsi donc, l'auteur de l'enlevement c'etait Robur, l'ingenieur venu tout expres a Philadelphie pour ecraser la theorie des ballonistes dans son œuf! C'etait lui qui montait l'aeronef _Albatros!_ C'etait lui qui, par represailles, avait enleve Uncle Prudent, Phil Evans, et Frycollin par-dessus le marche! Et ces personnages, on devait les considerer comme a jamais perdus, a moins que, par un moyen quelconque, en construisant un engin capable de lutter avec le puissant appareil, leurs amis terrestres ne parvinssent a les ramener sur la terre! Quelle emotion! Quelle stupeur! Le telegramme parisien avait ete adresse au bureau du Weldon-Institute. Les membres du club en eurent aussitot connaissance. Dix minutes apres, tout Philadelphie recevait la nouvelle par ses telephones, puis, en moins d'une heure, toute l'Amerique, car elle s'etait electriquement propagee sur les innombrables fils du nouveau continent. On n'y voulait pas croire, et rien n'etait plus certain. Ce devait etre une mystification de mauvais plaisant, disaient les uns, une << fumisterie >> du plus mauvais gout, disaient les autres! Comment ce rapt eut-il pu s'accomplir a Philadelphie, et si secretement? Comment cet _Albatros_ avait-il atterri dans Fairmont-Park, sans que son apparition eut ete signalee sur les horizons de l'Etat de Pennsylvanie? Tres bien. C'etaient des arguments. Les incredules avaient encore le droit de douter. Mais, ce droit, ils ne l'eurent plus, sept jours apres l'arrivee du telegramme. Le 13 juillet, le paquebot francais _Normandie_ avait mouille dans les eaux de l'Hudson, et il apportait la fameuse tabatiere. Le railway de New York l'expedia en toute hate a Philadelphie. C'etait bien la tabatiere du president du Weldon-Institute. Jem Cip n'aurait pas mal fait, ce jour-la, de prendre une nourriture plus substantielle, car il faillit tomber en pamoison, quand il la reconnut. Que de fois il y avait puise la prise de l'amitie! Et Miss Doll et Miss Mat la reconnurent aussi, cette tabatiere, qu'elles avaient si souvent regardee avec l'espoir d'y plonger, un jour, leurs maigres doigts de vieilles filles! Puis ce furent leur pere, William T. Forbes, Truk Milnor, Bat T. Fyn et bien d'autres du Weldon-Institute! Cent fois ils l'avaient vue s'ouvrir et se refermer entre les mains de leur venere president. Enfin elle eut pour elle le temoignage de tous les amis que comptait Uncle Prudent dans cette bonne cite de Philadelphie, dont le nom indique - on ne saurait trop le repeter - que ses habitants s aiment comme des freres. Ainsi il n'etait pas permis de conserver l'ombre d'un doute _a_ cet egard. Non seulement la tabatiere du president, mais l'ecriture, tracee sur le document, ne permettaient plus aux incredules de hocher la tete. Alors les lamentations commencerent, les mains desesperees se leverent vers le ciel. Uncle Prudent et son collegue, emportes dans un appareil volant, sans qu'on put meme entrevoir un moyen de les delivrer! La Compagnie du Niagara-Falls, dont Uncle Prudent etait le plus gros actionnaire, faillit suspendre ses affaires et arreter ses chutes. La _Walton-Watch Company_ songea a liquider son usine a montres, maintenant qu'elle avait perdu son directeur, Phil Evans. Oui! ce fut un deuil general, et le mot deuil n'est pas exagere, car a part quelques cerveaux brules comme il s'en rencontre meme aux Etats-Unis, on n'esperait plus jamais revoir ces deux honorables citoyens. Cependant, apres son passage au-dessus de Paris, on n'entendit plus parler de l'_Albatros._ Quelques heures plus tard, il avait ete apercu au-dessus de Rome, et c'etait tout. Il ne faut pas s'en etonner, etant donne la vitesse avec laquelle l'aeronef avait traverse l'Europe du nord au sud, et la Mediterranee de l'ouest a l'est. Grace a cette vitesse, aucune lunette n'avait pu le saisir sur un point quelconque de sa trajectoire. Tous les observatoires eurent beau mettre leur personnel a l'affut nuit et jour, la machine volante de Robur-le-Conquerant s'en etait allee ou si loin ou si haut - en Icarie, comme il le disait - qu'on desespera d'en jamais retrouver la trace. Il convient d'ajouter que, si sa rapidite fut plus moderee au-dessus du littoral de l'Afrique, comme le document n'etait pas encore connu, on ne s'avisa pas de chercher l'aeronef dans les hauteurs du ciel algerien. Assurement, il fut apercu au-dessus de Tombouctou; mais l'observatoire de cette ville celebre - s'il y en a un - n'avait pas encore eu le temps d'envoyer en Europe le resultat de ses observations. Quant au roi du Dahomey, il aurait plutot fait couper la tete a vingt mille de ses sujets, y compris ses ministres, que d'avouer qu'il avait eu le dessous dans sa lutte avec un appareil aerien. Question d'amour-propre. Au-dela, ce fut l'Atlantique que traversa l'ingenieur Robur. Ce fut la Terre de Feu qu'il atteignit, puis le cap Horn. Ce furent les terres australes et l'immense domaine du pole, qu'il depassa, un peu malgre lui. Or, de ces regions antarctiques, il n'y avait aucune nouvelle a attendre. Juillet s'ecoula, et nul œil humain ne pouvait se vanter d'avoir meme entrevu l'aeronef. Aout s'acheva, et l'incertitude au sujet des prisonniers de Robur demeura complete. C'etait a se demander si l'ingenieur, a l'exemple d'Icare, le plus vieux mecanicien dont l'histoire fasse mention, n'avait pas peri victime de sa temerite. Enfin les vingt-sept premiers jours de septembre s'ecoulerent sans resultat. Certainement, on se fait a tout en ce monde. Il est dans la nature humaine de se blaser sur les douleurs qui s'eloignent. On oublie, parce qu'il est necessaire d'oublier. Mais, cette fois, il faut le dire a son honneur, le public terrestre se retint sur cette pente. Non! il ne devint point indifferent au sort de deux Blancs et d'un Noir, enleves comme le prophete Elie, mais dont la Bible n'avait pas promis le retour sur la terre. Et ceci fut plus sensible a Philadelphie qu'en tout autre lieu. Il s'y joignait, d'ailleurs, de certaines craintes personnelles. Par represailles, Robur avait arrache Uncle Prudent et Phil Evans a leur sol natal. Certes, il s'etait bien venge, quoique en dehors de tout droit. Mais cela suffirait-il a sa vengeance? Ne voudrait-il pas l'exercer encore sur quelques-uns des collegues du president et du secretaire du Weldon-Institute? Et qui pouvait se dire a l'abri des atteintes de ce tout-puissant maitre des regions aeriennes? Or, voila que, le 28 septembre, une nouvelle courut la ville. Uncle Prudent et Phil Evans auraient reparu, dans l'apres-midi, au domicile particulier du president du Weldon-Institute. Et le plus extraordinaire, c'est que la nouvelle etait vraie, quoique les esprits senses ne voulussent point y croire. Cependant il fallut se rendre a l'evidence. C'etaient bien les deux disparus, en personne, non leur ombre... Frycollin lui-meme etait de retour. Les membres du club, puis leurs amis, puis la foule, se porterent devant la maison de Uncle Prudent. On acclama les deux collegues, on les fit passer de main en main au milieu des hurrahs et des hips! Jem Cip etait la, ayant abandonne son dejeuner -un roti de laitues cuites - puis, William T. Forbes et ses deux filles, Miss Doit et Miss Mat. Et, en ce jour, Uncle Prudent aurait pu les epouser toutes deux s'il eut ete Mormon; mais il ne l'etait pas et n'avait aucune propension a le devenir. Il y avait aussi Truk Milnor, Bat T. Fyn, enfin tous les membres du club. On se demande encore aujourd'hui comment Uncle Prudent et Phil Evans purent sortir vivants des milliers de bras par lesquels ils durent passer en traversant toute la ville. Le soir meme, le Weldon-Institute devait tenir sa seance hebdomadaire. On comptait que les deux collegues prendraient place au bureau. Or, comme ils n'avaient encore rien dit de leurs aventures - peut-etre ne leur avait-on pas laisse le temps de parler? - on esperait aussi qu'ils raconteraient par le menu leurs impressions de voyage. En effet, pour une raison ou pour une autre, tous deux etaient restes muets. Muet aussi le valet Frycollin, que ses congeneres avaient failli ecarteler dans leur delire. Mais ce que les deux collegues n'avaient pas dit ou n'avaient pas voulu dire, le voici Il n'y a point a revenir sur ce que l'on sait de la nuit du 27 au 28 juillet, l'audacieuse evasion du president et du secretaire du Weldon-Institute, leur impression si vive quand ils foulerent les roches de l'ile Chatam, le coup de feu tire sur Phil Evans, le cable tranche, et _l'Albatros,_ alors prive de ses propulseurs, entraine au large par la brise du sud-ouest, tandis qu'il s'elevait a une grande hauteur. Ses fanaux allumes avaient permis de le suivre pendant quelque temps. Puis, il n'avait pas tarde a disparaitre. Les fugitifs n'avaient plus rien a craindre. Comment Robur aurait-il pu revenir sur l'ile, puisque ses helices devaient encore etre hors d'etat de fonctionner pendant trois ou quatre heures? D'ici la, l'_Albatros,_ detruit par l'explosion, ne serait plus qu'une epave flottant sur la mer, et ceux qu'il portait, des cadavres dechires que l'Ocean ne pourrait pas meme rendre. L'acte de vengeance aurait ete accompli dans toute son horreur. Uncle Prudent et Phil Evans, se considerant comme en etat de legitime defense, n'avaient pas eu un remords. Phil Evans n'etait que legerement blesse par la balle lancee de l'_Albatros._ Aussi tous trois s'occuperent de remonter le littoral avec l'espoir de rencontrer quelques indigenes. Cet espoir ne fut pas trompe. Une cinquantaine de naturels, vivant de la peche, habitaient la cote occidentale de Chatam. Ils avaient vu l'aeronef descendre sur l'ile. Ils firent aux fugitifs l'accueil que meritaient des etres surnaturels. On les adora, ou peu s'en faut. On les logea dans la plus confortable des cases. Jamais Frycollin ne retrouverait une pareille occasion de passer pour le dieu des Noirs. Ainsi qu'ils l'avaient prevu, Uncle Prudent et Phil Evans ne virent pas revenir l'aeronef. Ils devaient en conclure que la catastrophe avait du se produire dans quelque haute zone de l'atmosphere. On n'entendrait plus jamais parler de l'ingenieur Robur ni de la prodigieuse machine que ses compagnons montaient avec lui. Maintenant il fallait attendre une occasion de regagner l'Amerique. Or, l'ile Chatam est peu frequentee des navigateurs. Tout le mois d'aout se passa ainsi, et les fugitifs pouvaient se demander s'ils n'avaient pas change une prison pour une autre, dont Frycollin, toutefois, s'arrangeait mieux que de sa prison aerienne. Enfin, le 3 septembre, un navire vint faire de l'eau a l'aiguade de l'ile Chatam. On ne l'a pas oublie, au moment de l'enlevement a Philadelphie, Uncle Prudent avait sur lui quelques milliers de dollars-papier - plus qu'il ne fallait pour regagner l'Amerique. Apres avoir remercie leurs adorateurs qui ne leur epargnerent pas les plus respectueuses demonstrations, Uncle Prudent, Phil Evans et Frycollin s'embarquerent pour Aukland. Ils ne raconterent rien de leur histoire, et, en deux jours, ils arriverent dans la capitale de la NouvelleZelande. La, un paquebot du Pacifique les prit comme passagers, et, le 20 septembre, apres une traversee des plus heureuses, les survivants de l'_Albatros_ debarquaient a San Francisco. Ils n'avaient point dit qui ils etaient ni d'ou ils venaient; mais, comme ils avaient paye d'un bon prix leur transport, ce n est pas un capitaine americain qui leur en eut demande davantage. A San Francisco, Uncle Prudent, son collegue et le valet Frycollin prirent le premier train du grand chemin de fer du Pacifique. Le 27, ils arrivaient a Philadelphie. Voila le recit compendieux de ce qui s'etait passe depuis l'evasion des fugitifs et leur depart de l'ile Chatam. Voila comment, le soir meme, le president et le secretaire purent prendre place au bureau du Weldon-Institute, au milieu d'une affluence extraordinaire. Cependant, jamais ni l'un ni l'autre n'avaient ete aussi calmes. Il ne semblait pas, a les voir, que rien d'anormal fut arrive depuis la memorable seance du 12 juin. Trois mois et demi qui ne paraissaient pas compter dans leur existence! Apres les premieres salves de hurrahs que tous deux recurent sans que leur visage refletat la moindre emotion, Uncle Prudent se couvrit et prit la parole. - Honorables citoyens, dit-il, la seance est ouverte. Applaudissements frenetiques et bien legitimes! Car, s'il n'etait pas extraordinaire que cette seance fut ouverte, il l'etait du moins qu'elle le fut par Uncle Prudent, assiste de Phil Evans. Le president laissa l'enthousiasme s'epuiser en clameurs et en battements de mains. Puis il reprit : << A notre derniere seance, messieurs, la discussion avait ete fort vive _(Ecoutez, ecoutez)_ entre les partisans de l'helice avant et de l'helice arriere pour notre ballon _Go a headl (Marques de surprise)._ Or, nous avons trouve moyen de ramener l'accord entre les avantistes et les arrieristes, et ce moyen, le voici c'est de mettre deux helices, une a chaque bout de la nacelle! >> _(Silence de complete stupefaction.)_ Et ce fut tout. Oui, tout! De l'enlevement du president et du secretaire du Weldon-Institute, pas un mot! Pas un mot de l'_Albatros_ ni de l'ingenieur Robur! Pas un mot du voyage! Pas un mot de la facon dont les prisonniers avaient pu s'echapper! Pas un mot enfin de ce qu'etait devenu l'aeronef, s'il courait encore a travers l'espace, si l'on pouvait craindre de nouvelles represailles contre les membres du club! Certes, l'envie ne manquait pas a tous ces ballonistes d'interroger Uncle Prudent et Phil Evans; mais on les vit si serieux, si boutonnes, qu'il parut convenable de respecter leur attitude. Quand ils jugeraient a propos de parler, ils parleraient, et l'on serait trop honore de les entendre. Apres tout, il y avait peut-etre dans ce mystere quelque secret qui ne pouvait encore etre divulgue. Et alors Uncle Prudent, reprenant la parole au milieu d'un silence jusqu'alors inconnu dans les seances du Weldon-Institute << Messieurs, dit-il, il ne reste plus maintenant qu'a terminer l'aerostat le _Go a head_ auquel il appartient de faire la conquete de l'air. - La seance est levee. >> XVIII Qui termine cette veridique histoire de l'_Albatros_ sans la terminer. Le 29 avril de l'annee suivante, sept mois apres le retour si imprevu de Uncle Prudent et de Phil Evans, Philadelphie etait tout en mouvement. Rien de politique pour cette fois. Il ne s'agissait ni d'elections ni de meetings. L'aerostat le _Go a head,_ acheve par les soins du Weldon-Institute, allait enfin prendre possession de son element naturel. Pour aeronaute, le celebre Harry W. Tinder, dont le nom a ete prononce au commencement de ce recit, - plus un aide-aerostier. Pour passagers, le president et le secretaire du Weldon-Institute. Ne meritaient-ils pas un tel honneur? Ne leur appartenait-il pas de venir en personne protester contre tout appareil qui reposerait sur le principe du << Plus lourd que l'air >> ? Cependant, apres sept mois, ils en etaient encore a parler de leurs aventures. Frycollin lui-meme, quelque envie qu'il en eut, n'avait rien dit de l'ingenieur Robur ni de Sa prodigieuse machine. Sans doute, en ballonistes intransigeants qu'ils etaient, Uncle Prudent et Phil Evans ne voulaient pas qu'il fut question d'aeronef ou de tout autre appareil volant. Tant que le ballon le _Go a head_ ne tiendrait pas la premiere place parmi les engins de locomotion aerienne, ils ne voulaient rien admettre des inventions dues aux aviateurs. Ils croyaient encore, ils voulaient croire toujours que le veritable vehicule atmospherique, c'etait l'aerostat et qu a lui seul appartenait l'avenir. D'ailleurs, celui dont ils avaient tire une vengeance si terrible - si juste a leur sens -, celui-la n'existait plus. Aucun de ceux qui l'accompagnaient n'avait pu lui survivre. Le secret de l'_Albatros_ etait maintenant enseveli dans les profondeurs du Pacifique. Quant a admettre que l'ingenieur Robur eut une retraite, une ile de relache, au milieu de ce vaste ocean, ce n'etait qu'une hypothese. En tout cas, les deux collegues se reservaient de decider plus tard s'il ne conviendrait pas de faire quelques recherches a ce sujet. On allait donc enfin proceder a cette grande experience que le Weldon-Institute preparait de si longue date et avec tant de soins. Le _Go a head_ etait le type le plus parfait de ce qui avait ete invente jusqu'a cette epoque dans l'art aerostatique, - ce que sont un _Inflexible_ ou un _Formidable_ dans l'art naval. Le _Go a head_ possedait toutes les qualites que doit avoir un aerostat. Son volume lui permettait de s'elever aux dernieres hauteurs qu'un ballon puisse atteindre; - son impermeabilite, de pouvoir se maintenir indefiniment dans l'atmosphere; - sa solidite, de braver toute dilatation de gaz aussi bien que les violences de la pluie et du vent; - sa capacite, de disposer d'une force ascensionnelle assez considerable pour enlever, avec tous ses accessoires, une machinerie electrique qui devait communiquer a ses propulseurs une puissance de locomotion superieure a tout ce qui avait ete obtenu jusqu'alors. Le _Go a head_ avait une forme allongee qui faciliterait son deplacement suivant l'horizontale. Sa nacelle, plate-forme a peu pres semblable a celle du ballon des capitaines Krebs et Renard, emportait tout l'outillage necessaire aux aerostiers, instruments de physique, cables, ancres, guides-ropes, etc., de plus, les appareils, piles et accumulateurs qui constituaient sa puissance mecanique. Cette nacelle etait munie, a l'avant, d'une helice, et, a l'arriere, d'une helice et d'un gouvernail. Mais, probablement, le rendement des machines du _Go a head_ devait etre tres inferieur au rendement des appareils de l'_Albatros._ Le _Go a head_ avait ete transporte, apres son gonflement, dans la clairiere de Fairmont-Park, a la place meme ou s'etait repose l'aeronef pendant quelques heures. Inutile de dire que sa puissance ascensionnelle lui etait fournie par le plus leger de tous les corps gazeux. Le gaz d'eclairage ne possede qu'une force de sept cents grammes environ par metre cube, - ce qui ne donne qu'une insuffisante rupture d'equilibre avec l'air ambiant. Mais l'hydrogene possede une force d'ascension qui peut etre estimee a onze cents grammes. Cet hydrogene pur, prepare d'apres les procedes et dans les appareils speciaux du celebre Henry Giffard, emplissait l'enorme ballon. Donc, puisque la capacite du _Go a head_ mesurait quarante mille metres cubes, la puissance ascensionnelle de son gaz etait quarante mille multiplies par onze cents, soit de quarante-quatre mille kilogrammes. Dans cette matinee du 29 avril, tout etait pret. Des onze heures, l'enorme aerostat se balancait a quelques pieds du sol, pret a s'elever au milieu des airs. Temps admirable et fait expres pour cette importante experience. En somme, peut-etre aurait-il mieux valu que la brise eut ete plus forte, ce qui aurait rendu l'epreuve plus concluante. En effet, on n'a jamais mis en doute qu'un ballon put etre dirige dans un air calme; mais, au milieu d'une atmosphere en mouvement, c'est autre chose, et c'est dans ces conditions que les experiences doivent etre tentees. Enfin, il n'y avait pas de vent ni apparence qu'il dut se lever. Ce jour-la, par extraordinaire, l'Amerique du Nord ne se disposait point a envoyer a l'Europe occidentale une des bonnes tempetes de son inepuisable reserve, et jamais jour n'eut ete mieux choisi pour le succes d'une experience aeronautique. Faut-il parler de la foule immense reunie dans Fairmont-Park, des nombreux trains qui avaient verse sur la capitale de la Pennsylvanie les curieux de tous les Etats environnants, de la suspension de la vie industrielle et commerciale qui permettait a tous de venir assister a ce spectacle, patrons, employes, ouvriers, hommes, femmes, vieillards, enfants, membres du Congres, representants de l'armee, magistrats, reporters, indigenes blancs et noirs, entasses dans la vaste clairiere? Faut-il decrire les emotions bruyantes de ce populaire, ces mouvements inexplicables, ces poussees soudaines qui rendaient la masse palpitante et houleuse? Faut-il chiffrer les hips! hips! hips! qui eclaterent de toutes parts comme des detonations de boites d'artifice, lorsque Uncle Prudent et Phil Evans parurent sur la plate-forme, au-dessous de l'aerostat pavoise aux couleurs americaines? Faut-il avouer enfin que le plus grand nombre des curieux n'etait peut-etre pas venu pour voir le _Go a head,_ mais pour contempler ces deux hommes extraordinaires que l'Ancien Monde enviait au Nouveau? Pourquoi deux et non trois? Pourquoi pas Frycollin? C'est que Frycollin trouvait que la campagne de l'_Albatros_ suffisait a sa celebrite. Il avait decline l'honneur d'accompagner son maitre. Il n'eut donc point sa part des acclamations frenetiques qui accueillirent le president et le secretaire du Weldon-Institute. Il va sans dire que, de tous les membres de l'illustre assemblee, pas un ne manquait aux places reservees en dedans des cordes et piquets qui formaient enceinte au milieu de la clairiere. La etaient Truk Milnor, Bat T. Fyn, William T. Forbes, ayant au bras ses deux filles, Miss Doll et Miss Mat. Tous etaient venus affirmer par leur presence que rien ne pourrait jamais separer les partisans du << Plus leger que l'air >> ! Vers onze heures vingt, un coup de canon annonca la fin des derniers preparatifs. Le _Go a head_ n'attendait plus qu'un signal pour partir. Un second coup de canon retentit a onze heures vingt-cinq. Le _Go a head,_ maintenu par ses cordes de filet, s'eleva d'une quinzaine de metres au-dessus de la clairiere. De cette facon la plate-forme dominait cette foule si profondement emue. Uncle Prudent et Phil Evans, debout a l'avant, mirent alors la main gauche sur leur poitrine, - ce qui signifiait qu'ils etaient de cœur avec toute l'assistance. Puis, ils tendirent la main droite vers le zenith, - ce qui signifiait que le plus grand des ballons connus jusqu'a ce jour allait enfin prendre possession du domaine supra-terrestre. Cent mille mains se porterent alors sur cent mille poitrines, et cent mille autres se dresserent vers le ciel. Un troisieme coup de canon eclata a onze heures trente. << Lachez tout! >> cria Uncle Prudent, qui lanca la formule sacramentelle. Et le _Go a head_ s'eleva << majestueusement >>, -adverbe consacre par l'usage dans les descriptions aerostatiques. En verite, c'etait un spectacle superbe! On eut dit d'un vaisseau qui vient de quitter son chantier de construction. Et n'etait-ce pas un vaisseau, lance sur la mer aerienne? Le _Go a head_ monta suivant une rigoureuse verticale - preuve du calme absolu de l'atmosphere -, et il s'arreta a une altitude de deux cent cinquante metres. La, commencerent les manœuvres en deplacement horizontal. Le _Go a head,_ pousse par ses deux helices, alla au-devant du soleil avec une vitesse d'une dizaine de metres a la seconde. C'est la vitesse de la baleine franche au milieu des couches liquides. Et il ne messied pas de le comparer a cette geante des mers boreales, puisqu'il avait aussi la forme de cet enorme cetace. Une nouvelle salve de hurrahs monta vers les habiles aeronautes. Puis, sous l'action de son gouvernail, le _Go a head_ se livra a toutes les evolutions circulaires, obliques, rectilignes, que lui imprimait la main du timonier. Il tourna dans un cercle restreint, il marcha en avant, en arriere, de facon a convaincre les plus refractaires a la direction des ballons, - s'il y en avait eu!... S'il yen avait eu, on les aurait echarpes. Mais pourquoi le vent manquait-il a cette magnifique experience? Ce fut regrettable. On aurait vu, sans doute, le _Go a head_ executer, sans une hesitation, tous les mouvements, soit en deviant par l'oblique comme un navire a voiles qui marche au plus pres, soit en remontant les courants de l'air comme un navire a vapeur. En ce moment, l'aerostat se releva dans l'espace de quelques centaines de metres. On comprit la manœuvre. Uncle Prudent et ses compagnons allaient tenter de trouver un courant quelconque dans de plus hautes zones, afin de completer l'epreuve. Du reste, un systeme de ballonneaux interieurs analogues a la vessie natatoire des poissons et dans lesquels on pouvait introduire une certaine quantite d'air, au moyen de pompes, lui permettait de se deplacer verticalement. Sans jamais jeter de lest pour monter ni perdre de gaz pour descendre, il etait en mesure de s'elever ou de s'abaisser dans l'atmosphere, au gre de l'aeronaute. Toutefois, il avait ete muni d'une soupape a son hemisphere superieur, pour le cas ou il eut ete oblige a quelque rapide descente. C'etait, en somme, l'application de systemes deja connus, mais pousses a un extreme degre de perfection. Le _Go a head_ s'elevait donc en suivant une ligne verticale. Ses enormes dimensions diminuaient graduellement aux regards, comme par un effet d'optique. Ce n'est pas ce qu'il y a de moins curieux pour les spectateurs, dont les vertebres du cou se brisent a regarder en l'air. L'enorme baleine devenait peu a peu un marsouin, en attendant qu'elle fut reduite a l'etat de simple goujon. Le mouvement ascensionnel ne cessant pas, le _Go a head_ atteignit une altitude de quatre mille metres. Mais, dans ce ciel si pur, sans une trainee de brume, il resta constamment visible. Cependant, il se maintenait toujours au-dessus de la clairiere, comme s'il eut ete attache par des fils divergents. Une immense cloche eut emprisonne l'atmosphere qu'elle n'aurait pas ete plus immobilisee. Pas un souffle de vent ni a cette hauteur ni a aucune autre. L'aerostat evoluait sans rencontrer aucune resistance, tres rapetisse par l'eloignement, comme si on l'eut regarde par le petit bout d'une lorgnette. Tout a coup, un cri s'eleva de la foule, un cri suivi de cent mille autres. Tous les bras se tendirent vers un point de l'horizon. Ce point, c'etait le nord-ouest. La, dans le profond azur, est apparu un corps mobile qui s'approche et grandit. Est-ce un oiseau battant des ailes les hautes couches de l'espace? Est-ce un bolide dont la trajectoire coupe obliquement l'atmosphere? En tout cas, il est doue d'une vitesse excessive, et il ne peut tarder a passer au-dessus de la foule. Un soupcon, qui se communique electriquement a tous les cerveaux, court sur toute la clairiere. Mais il semble que le _Go a head_ a vu cet etrange objet. Assurement, il a senti qu'un danger le menace, car sa vitesse est augmentee, et il a pris chasse vers l'est. Oui! la foule a compris! Un nom, jete par un des membres du Weldon-Institute, a ete repete par cent mille bouches : << L'_Albatros I..._ L'_Albatros_ !... >> C'est l'_Albatros,_ en effet! C'est Robur qui reparait dans les hauteurs du ciel! C'est lui qui, semblable a un gigantesque oiseau de proie, va fondre sur le _Go a head!_ Et pourtant, neuf mois avant, l'aeronef, brise par l'explosion, ses helices rompues, sa plate-forme coupee en deux, a ete aneanti. Sans le sang-froid prodigieux de l'ingenieur, qui modifia le sens giratoire du propulseur de l'avant et le changea en une helice suspensive, tout le personnel de l'_Albatros_ eut ete asphyxie par la rapidite meme de la chute. Mais, s'ils avaient pu echapper a l'asphyxie, comment lui et les siens ne s'etaient-ils pas noyes dans les eaux du Pacifique? C'est que les debris de sa plate-forme, les ailes des propulseurs, les cloisons des roufles, tout ce qui restait de l'_Albatros,_ constituait une epave. Si l'oiseau blesse etait tombe dans les flots, ses ailes le soutinrent encore sur les lames. Pendant quelques heures, Robur et ses hommes resterent d'abord sur cette epave, puis, dans le canot de caoutchouc qu'ils avaient retrouve a la surface de l'Ocean. La Providence, pour ceux qui croient a l'intervention divine dans les choses humaines - le hasard, pour ceux qui ont la faiblesse de ne pas croire a la Providence -, vint au secours des naufrages. Un navire les apercut, quelques heures apres le lever du soleil. Ce navire mit une embarcation a la mer. Il recueillit non seulement Robur et ses compagnons, mais aussi les debris flottants de l'aeronef. L'ingenieur se contenta de dire que son batiment avait peri dans une collision, et son incognito fut respecte. Ce navire etait un trois-mats anglais, le _Two Friends,_ de Liverpool. Il se dirigeait vers Melbourne, ou il arriva quelques jours apres. On etait en Australie, mais encore loin de l'ile X, a laquelle il fallait revenir au plus tot. Dans les debris du roufle de l'arriere, l'ingenieur avait pu retrouver une somme assez considerable, qui lui permit de subvenir a tous les besoins de ses compagnons, sans rien demander a personne. Peu de temps apres son arrivee a Melbourne, il fit l'acquisition d'une petite goelette d'une centaine de tonneaux, et ce fut ainsi que Robur, qui se connaissait en marine, regagna l'ile X. Et alors il n'eut plus qu'une idee fixe, une obsession se venger. Mais, pour se venger, il fallait refaire un second _Albatros._ Besogne facile, apres tout, pour celui qui avait construit le premier. On utilisa ce qui pouvait servir de l'ancien aeronef, ses propulseurs, entre autres engins, qui avaient ete embarques avec tous les debris sur la goelette. On refit le mecanisme avec de nouvelles piles et de nouveaux accumulateurs. Bref, en moins de huit mois, tout le travail etait termine, et un nouvel _Albatros,_ identique a celui que l'explosion avait detruit, aussi puissant, aussi rapide, fut pret a prendre l'air. Dire qu'il avait le meme equipage, que cet equipage etait enrage contre Uncle Prudent et Phil Evans en particulier, et contre tout le Weldon-Institute en general, cela se comprend, sans qu'il convienne d'y insister. L'_Albatros_ quitta l'ile X des les premiers jours d'avril. Pendant cette traversee aerienne, il ne voulut pas que son passage put etre signale en aucun point de la terre. Aussi voyagea-t-il presque toujours entre les nuages. Arrive au-dessus de l'Amerique du Nord, en une portion deserte du Far West, il atterrit. La, l'ingenieur, gardant le plus profond incognito, apprit ce qui devait lui faire le plus de plaisir d'apprendre c'est que le Weldon-Institute etait pret a commencer ses experiences, c'est que le _Go a head,_ monte par Uncle Prudent et Phil Evans, allait partir de Philadelphie a la date du 29 avril. Quelle occasion pour satisfaire cette vengeance qui tenait au cœur de Robur et de tous les siens! Vengeance terrible, a laquelle ne pourrait echapper le _Go a head!_ Vengeance publique, qui prouverait en meme temps la superiorite de l'aeronef sur tous les aerostats et autres appareils de ce genre! Et voila pourquoi, ce jour-la, comme un vautour qui se precipite du haut des airs, l'aeronef apparaissait au-dessus de Fairmont-Park. Oui! c'etait l'_Albatros,_ facile a reconnaitre, meme de tous ceux qui ne l'avaient jamais vu! Le _Go a head_ fuyait toujours. Mais il comprit bientot qu'il ne pourrait jamais echapper par une fuite horizontale. Aussi, son salut, le chercha-t-il par une fuite verticale, non en se rapprochant du sol, car l'aeronef aurait pu lui barrer la route, mais en s'elevant dans l'air, en allant dans une zone ou il ne pourrait peut-etre pas etre atteint. C'etait tres audacieux, en meme temps tres logique. Cependant l'_Albatros_ commencait a s'elever avec lui. Bien plus petit que le _Go a head,_ c'etait l'espadon a la poursuite de la baleine qu'il perce de son dard, c'etait le torpilleur courant sur le cuirasse qu'il va faire sauter d'un seul coup. On le vit bien, et avec quelle angoisse! En quelques instants l'aerostat eut atteint cinq mille metres de hauteur. L'_Albatros_ l'avait suivi dans son mouvement ascensionnel. Il evoluait sur ses flancs. Il l'enserrait dans un cercle dont le rayon diminuait a chaque tour. Il pouvait l'aneantir d'un bond, en crevant sa fragile enveloppe. Alors Uncle Prudent et ses compagnons eussent ete broyes dans une effroyable chute! Le public, muet d'horreur, haletant, etait saisi de cette sorte d'epouvante qui oppresse la poitrine, qui prend aux jambes, quand on voit tomber quelqu'un d'une grande hauteur. Un combat aerien se preparait, combat ou ne s'offraient meme pas les chances de salut d'un combat naval, - le premier de ce genre, mais qui ne sera pas le dernier, sans doute, puisque le progres est une des lois de ce monde. Et si le _Go a head_ portait a son cercle equatorial les couleurs americaines, l'_Albatros_ avait arbore son pavillon, l'etamine etoilee avec le soleil d'or de Robur-le-Conquerant. Le _Go a head_ voulut alors essayer de distancer son ennemi en s'elevant plus haut encore. Il se debarrassa du lest qu'il avait en reserve. Il fit un nouveau bond de mille metres. Ce n'etait plus alors qu'un point dans l'espace. L'_Albatros,_ qui le suivait toujours en imprimant a ses helices leur maximum de rotation, etait devenu invisible. Soudain, un cri de terreur s'eleva du sol. Le _Go a head_ grossissait a vue d'œil, tandis que l'aeronef reparaissait en s'abaissant avec lui. Cette fois, c'etait une chute. Le gaz, trop dilate dans les hautes zones, avait creve l'enveloppe, et, a demi degonfle, le ballon tombait assez rapidement. Mais l'aeronef, moderant ses helices suspensives, s'abaissait d'une vitesse egale. Il rejoignit le _Go a head,_ lorsqu'il n'etait plus qu'a douze cents metres du sol, et s'en approcha bord a bord. Robur voulait-il donc l'achever ?... Non!... Il voulait secourir, il voulait sauver son equipage! Et telle fut l'habilete de sa manœuvre que l'aeronaute et son aide purent s'elancer sur la plate-forme de l'aeronef. Uncle Prudent et Phil Evans allaient-ils donc refuser les secours de Robur, refuser d'etre sauves par lui? Ils en etaient bien capables! Mais les gens de l'ingenieur se jeterent sur eux, et, par force, les firent passer du _Go a head_ sur l'_Albatros._ Puis, l'aeronef se degagea et demeura stationnaire, pendant que le ballon, entierement vide de gaz, tombait sur les arbres de la clairiere, ou il resta suspendu comme une gigantesque loque. Un effroyable silence regnait a terre. Il semblait que la vie eut ete suspendue dans toutes les poitrines. Bien des yeux s'etaient fermes pour ne rien voir de la supreme catastrophe. Uncle Prudent et Phil Evans etaient donc redevenus les prisonniers de l'ingenieur Robur. Puisqu'il les avait repris, allait-il les entrainer de nouveau dans l'espace, la ou il etait impossible de le suivre? On pouvait le croire. Cependant, au lieu de remonter dans les airs, l'_Albatros_ continuait de s'abaisser vers le sol. Voulait-il atterrir? On le pensa, et la foule s'ecarta pour lui faire place au milieu de la clairiere. L'emotion etait portee a son maximum d'intensite. L'_Albatros_ s'arreta a deux metres de terre. Alors, au milieu du profond silence, la voix de l'ingenieur se fit entendre. << Citoyens des Etats-Unis, dit-il, le president et le secretaire du Weldon-Institute sont de nouveau en mon pouvoir. En les gardant, je ne ferais qu'user de mon droit de represailles. Mais, a la passion allumee dans leur ame par le succes de l'_Albatros,_ j'ai compris que l'etat des esprits n'etait pas pret pour l'importante revolution que la conquete de l'air doit amener un jour. Uncle Prudent et Phil Evans, vous etes libres ! >> Le president, le secretaire du Weldon-Institute, l'aeronaute et son aide, n'eurent qu'a sauter pour prendre terre. L'_Albatros_ remonta aussitot a une dizaine de metres au-dessus de la foule. Puis, Robur, continuant : << Citoyens des Etats-Unis, dit-il, mon experience est faite; mais mon avis est des a present qu'il ne faut rien prematurer, pas meme le progres. La science ne doit pas devancer les mœurs. Ce sont des evolutions, non des revolutions qu'il convient de faire. En un mot, il faut n'arriver qu'a son heure. J'arriverais trop tot aujourd'hui pour avoir raison des interets contradictoires et divises. Les nations ne sont pas encore mures pour l'union. << Je pars donc, et j'emporte mon secret avec moi. Mais il ne sera pas perdu pour l'humanite. Il lui appartiendra le jour ou elle sera assez instruite pour en tirer profit et assez sage pour n'en jamais abuser. Salut, citoyens des Etats-Unis, salut! >> Et l'_Albatros,_ battant l'air de ses soixante-quatorze helices, emporte par ses deux propulseurs pousses a outrance, disparut vers l'est au milieu d'une tempete de hurrahs, qui, cette fois, etaient admiratifs. Les deux collegues, profondement humilies, ainsi que tout le Weldon-Institute en leur personne, firent la seule chose qu'il y eut a faire : ils s'en retournerent chez eux, tandis que la foule, par un revirement subit, etait prete a les saluer de ses plus vifs sarcasmes, justes a cette heure! ---------------------------------------------------------------------- Et maintenant, toujours cette question Qu'est-ce que ce Robur? Le saura-t-on jamais? On le sait aujourd'hui. Robur, c'est la science future, celle de demain peut-etre. C'est la reserve certaine de l'avenir. Quant a l'_Albatros,_ voyage-t-il encore a travers cette atmosphere terrestre, au milieu de ce domaine que nul ne peut lui ravir? Il n'est pas permis d'en douter. Robur-le-Conquerant reparaitra-t-il un jour, ainsi qu'il l'a annonce? Oui! il viendra livrer le secret d'une invention qui peut modifier les conditions sociales et politiques du monde. Quant a l'avenir de la locomotion aerienne, il appartient a l'aeronef, non a l'aerostat. C'est aux _Albatros_ qu'est definitivement reservee la conquete de l'air! Fin de Robur-le-Conquerant *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK, ROBUR-LE-CONQUERANT *** This file should be named 7robu10.txt or 7robu10.zip Corrected EDITIONS of our eBooks get a new NUMBER, 7robu11.txt VERSIONS based on separate sources get new LETTER, 7robu10a.txt Project Gutenberg eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the US unless a copyright notice is included. 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They tell us you might sue us if there is something wrong with your copy of this eBook, even if you got it for free from someone other than us, and even if what's wrong is not our fault. So, among other things, this "Small Print!" statement disclaims most of our liability to you. It also tells you how you may distribute copies of this eBook if you want to. *BEFORE!* YOU USE OR READ THIS EBOOK By using or reading any part of this PROJECT GUTENBERG-tm eBook, you indicate that you understand, agree to and accept this "Small Print!" statement. If you do not, you can receive a refund of the money (if any) you paid for this eBook by sending a request within 30 days of receiving it to the person you got it from. If you received this eBook on a physical medium (such as a disk), you must return it with your request. ABOUT PROJECT GUTENBERG-TM EBOOKS This PROJECT GUTENBERG-tm eBook, like most PROJECT GUTENBERG-tm eBooks, is a "public domain" work distributed by Professor Michael S. 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