The Project Gutenberg EBook of L'Īle Des Pingouins, by Anatole France Copyright laws are changing all over the world. Be sure to check the copyright laws for your country before downloading or redistributing this or any other Project Gutenberg eBook. This header should be the first thing seen when viewing this Project Gutenberg file. Please do not remove it. Do not change or edit the header without written permission. Please read the "legal small print," and other information about the eBook and Project Gutenberg at the bottom of this file. Included is important information about your specific rights and restrictions in how the file may be used. You can also find out about how to make a donation to Project Gutenberg, and how to get involved. **Welcome To The World of Free Plain Vanilla Electronic Texts** **eBooks Readable By Both Humans and By Computers, Since 1971** *****These eBooks Were Prepared By Thousands of Volunteers!***** Title: L'Īle Des Pingouins Author: Anatole France Release Date: July, 2005 [EBook #8524] [This file was first posted on July 19, 2003] Edition: 10 Language: French Character set encoding: US-ASCII *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK, L'ĪLE DES PINGOUINS *** Juliet Sutherland, Tonya Allen, Charles Franks and the Online Distributed Proofreading Team. ANATOLE FRANCE DE L'ACADEMIE FRANCAISE L'ILE DES PINGOUINS PARIS 1908 PREFACE Malgre la diversite apparente des amusements qui semblent m'attirer, ma vie n'a qu'un objet. Elle est tendue tout entiere vers l'accomplissement d'un grand dessein. J'ecris l'histoire des Pingouins. J'y travaille assidument, sans me laisser rebuter par des difficultes frequentes et qui, parfois, semblent insurmontables. J'ai creuse la terre pour y decouvrir les monuments ensevelis de ce peuple. Les premiers livres des hommes furent des pierres. J'ai etudie les pierres qu'on peut considerer comme les annales primitives des Pingouins. J'ai fouille sur le rivage de l'ocean un tumulus inviole; j'y ai trouve, selon la coutume, des haches de silex, des epees de bronze, des monnaies romaines et une piece de vingt sous a l'effigie de Louis- Philippe 1er, roi des Francais. Pour les temps historiques, la chronique de Johannes Talpa, religieux du monastere de Beargarden, me fut d'un grand secours. Je m'y abreuvai d'autant plus abondamment qu'on ne decouvre point d'autre source de l'histoire pingouine dans le haut moyen age. Nous sommes plus riches a partir du XIIIe siecle, plus riches et non plus heureux. Il est extremement difficile d'ecrire l'histoire. On ne sait jamais au juste comment les choses se sont passees; et l'embarras de l'historien s'accroit avec l'abondance des documents. Quand un fait n'est connu que par un seul temoignage, on l'admet sans beaucoup d'hesitation. Les perplexites commencent lorsque les evenements sont rapportes par deux ou plusieurs temoins; car leurs temoignages sont toujours contradictoires et toujours inconciliables. Sans doute les raisons scientifiques de preferer un temoignage a un autre sont parfois tres fortes. Elles ne le sont jamais assez pour l'emporter sur nos passions, nos prejuges, nos interets, ni pour vaincre cette legerete d'esprit commune a tous les hommes graves. En sorte que nous presentons constamment les faits d'une maniere interessee ou frivole. J'allai confier a plusieurs savants archeologues et paleographes de mon pays et des pays etrangers les difficultes que j'eprouvais a composer l'histoire des Pingouins. J'essuyai leurs mepris. Ils me regarderent avec un sourire de pitie qui semblait dire: "Est-ce que nous ecrivons l'histoire, nous? Est-ce que nous essayons d'extraire d'un texte, d'un document, la moindre parcelle de vie ou de verite? Nous publions les textes purement et simplement. Nous nous en tenons a la lettre. La lettre est seule appreciable et definie. L'esprit ne l'est pas; les idees sont des fantaisies. Il faut etre bien vain pour ecrire l'histoire: il faut avoir de l'imagination." Tout cela etait dans le regard et le sourire de nos maitres en paleographie, et leur entretien me decourageait profondement. Un jour qu'apres une conversation avec un sigillographe eminent, j'etais plus abattu encore que d'habitude, je fis soudain cette reflexion, je pensai: "Pourtant, il est des historiens; la race n'en est point entierement disparue. On en conserve cinq ou six a l'Academie des sciences morales. Ils ne publient pas de textes; ils ecrivent l'histoire. Ils ne me diront pas, ceux-la, qu'il faut etre vain pour se livrer a ce genre de travail. Cette idee releva mon courage. Le lendemain (comme on dit, ou l'_en demain_, comme on devrait dire), je me presentai chez l'un d'eux, vieillard subtil. --Je viens, monsieur, lui dis-je, vous demander les conseils de votre experience. Je me donne grand mal pour composer une histoire, et je n'arrive a rien. Il me repondit en haussant les epaules: --A quoi bon, mon pauvre monsieur, vous donner tant de peine, et pourquoi composer une histoire, quand vous n'avez qu'a copier les plus connues, comme c'est l'usage? Si vous avez une vue nouvelle, une idee originale, si vous presentez les hommes et les choses sous un aspect inattendu, vous surprendrez le lecteur. Et le lecteur n'aime pas a etre surpris. Il ne cherche jamais dans une histoire que les sottises qu'il sait deja. Si vous essayez de l'instruire, vous ne ferez que l'humilier et le facher. Ne tentez pas de l'eclairer, il criera que vous insultez a ses croyances. "Les historiens se copient les uns les autres. Ils s'epargnent ainsi de la fatigue et evitent de paraitre outrecuidants. Imitez-les et ne soyez pas original. Un historien original est l'objet de la defiance, du mepris et du degout universels. "Croyez-vous, monsieur, ajouta-t-il, que je serais considere, honore comme je suis, si j'avais mis dans mes livres d'histoire des nouveautes? Et qu'est-ce que les nouveautes? Des impertinences. Il se leva. Je le remerciai de son obligeance et gagnai la porte, il me rappela: --Un mot encore. Si vous voulez que votre livre soit bien accueilli, ne negligez aucune occasion d'y exalter les vertus sur lesquelles reposent les societes: le devouement a la richesse, les sentiments pieux, et specialement la resignation du pauvre, qui est le fondement de l'ordre. Affirmez, monsieur, que les origines de la propriete, de la noblesse, de la gendarmerie seront traitees dans votre histoire avec tout le respect que meritent ces institutions. Faites savoir que vous admettez le surnaturel quand il se presente. A cette condition, vous reussirez dans la bonne compagnie. J'ai medite ces judicieuses observations et j'en ai tenu le plus grand compte. Je n'ai pas a considerer ici les pingouins avant leur metamorphose. Ils ne commencent a m'appartenir qu'au moment ou ils sortent de la zoologie pour entrer dans l'histoire et dans la theologie. Ce sont bien des pingouins que le grand saint Mael changea en hommes, encore faut-il s'en expliquer, car aujourd'hui le terme pourrait preter a la confusion. Nous appelons pingouin, en francais, un oiseau des regions arctiques appartenant a la famille des alcides; nous appelons manchot le type des spheniscides, habitant les mers antarctiques. Ainsi fait, par exemple, M. G. Lecointe, dans sa relation du voyage de la _Belgica_ [Note: G. Lecointe, _Au pays des manchots_. Bruxelles, 1904, in-8 deg..]: "De tous les oiseaux qui peuplent le detroit de Gerlache, dit-il, les manchots sont certes les plus interessants. Ils sont parfois designes, mais improprement, sous le nom de pingouins du sud." Le docteur J.-B. Charcot affirme au contraire que les vrais et les seuls pingouins sont ces oiseaux de l'antarctique, que nous appelons manchots, et il donne pour raison qu'ils recurent des Hollandais, parvenus, en 1598, au cap Magellan, le nom de _pinguinos_, a cause sans doute de leur graisse. Mais si les manchots s'appellent pingouins, comment s'appelleront desormais les pingouins? Le docteur J.-B. Charcot ne nous le dit pas et il n'a pas l'air de s'en inquieter le moins du monde [Note: J.-B. Charcot, _Journal de l'expedition antarctique francaise_ 1903, 1905. Paris, in-8 deg..]. Eh bien! que ses manchots deviennent ou redeviennent pingouins, c'est a quoi il faut consentir. En les faisant connaitre il s'est acquis le droit de les nommer. Du moins qu'il permette aux pingouins septentrionaux de rester pingouins. Il y aura les pingouins du Sud et ceux du Nord, les antarctiques et les arctiques, les alcides ou vieux pingouins et les spheniscides ou anciens manchots. Cela embarrassera peut-etre les ornithologistes soucieux de decrire et de classer les palmipedes; ils se demanderont, sans doute, si vraiment un meme nom convient a deux familles qui sont aux deux poles l'une de l'autre et different par plusieurs endroits, notamment le bec, les ailerons et les pattes. Pour ce qui est de moi, je m'accommode fort bien de cette confusion. Entre mes pingouins et ceux de M. J.-B. Charcot, quelles que soient les dissemblances, les ressemblances apparaissent plus nombreuses et plus profondes. Ceux-ci comme ceux-la se font remarquer par un air grave et placide, une dignite comique, une familiarite confiante, une bonhomie narquoise, des facons a la fois gauches et solennelles. Les uns et les autres sont pacifiques, abondants en discours, avides de spectacles, occupes des affaires publiques et, peut-etre, un peu jaloux des superiorites. Mes hyperboreens ont, a vrai dire, les ailerons, non point squameux, mais couverts de petites pennes; bien que leurs jambes soient plantees un peu moins en arriere que celles des meridionaux ils marchent de meme, le buste leve la tete haute, en balancant le corps d'une aussi digne facon et leur bec sublime (_os sublime_) n'est pas la moindre cause de l'erreur ou tomba l'apotre, quand il les prit pour des hommes. * * * * * Le present ouvrage appartient, je dois le reconnaitre, au genre de la vieille histoire, de celle qui presente la suite des evenements dont le souvenir s'est conserve, et qui indique, autant que possible, les causes et les effets; ce qui est un art plutot qu'une science. On pretend que cette maniere de faire ne contente plus les esprits exacts et que l'antique Clio passe aujourd'hui pour une diseuse de sornettes. Et il pourra bien y avoir, a l'avenir, une histoire plus sure, une histoire des conditions de la vie, pour nous apprendre ce que tel peuple, a telle epoque, produisit et consomma dans tous les modes de son activite. Cette histoire sera, non plus un art, mais une science, et elle affectera l'exactitude qui manque a l'ancienne. Mais, pour se constituer, elle a besoin d'une multitude de statistiques qui font defaut jusqu'ici chez tous les peuples et particulierement chez les Pingouins. Il est possible que les nations modernes fournissent un jour les elements d'une telle histoire. En ce qui concerne l'humanite revolue, il faudra toujours se contenter, je le crains, d'un recit a l'ancienne mode. L'interet d'un semblable recit depend surtout de la perspicacite et de la bonne foi du narrateur. Comme l'a dit un grand ecrivain d'Alca, la vie d'un peuple est un tissu de crimes, de miseres et de folies. Il n'en va pas autrement de la Pingouinie que des autres nations; pourtant son histoire offre des parties admirables, que j'espere avoir mises sous un bon jour. Les Pingouins resterent longtemps belliqueux. Un des leurs, Jacquot le Philosophe, a depeint leur caractere dans un petit tableau de moeurs que je reproduis ici et que, sans doute, on ne verra pas sans plaisir: "Le sage Gratien parcourait la Pingouinie au temps des derniers Draconides. Un jour qu'il traversait une fraiche vallee ou les cloches des vaches tintaient dans l'air pur, il s'assit sur un banc au pied d'un chene, pres d'une chaumiere. Sur le seuil une femme donnait le sein a un enfant; un jeune garcon jouait avec un gros chien; un vieillard aveugle, assis au soleil, les levres entr'ouvertes, buvait la lumiere du jour. "Le maitre de la maison, homme jeune et robuste, offrit a Gratien du pain et du lait. "Le philosophe marsouin ayant pris ce repas agreste: "--Aimables habitants d'un pays aimable, je vous rends graces, dit-il. Tout respire ici la joie, la concorde et la paix. "Comme il parlait ainsi, un berger passa en jouant une marche sur sa musette. "--Quel est cet air si vif? demanda Gratien. "--C'est l'hymne de la guerre contre les Marsouins, repondit le paysan. Tout le monde le chante ici. Les petits enfants le savent avant que de parler. Nous sommes tous de bons Pingouins. "--Vous n'aimez pas les Marsouins? "--Nous les haissons. "--Pour quelle raison les haissez-vous? "--Vous le demandez? Les Marsouins ne sont-ils pas les voisins des Pingouins? "--Sans doute. "--Eh bien, c'est pour cela que les Pingouins haissent les Marsouins. "--Est-ce une raison? "--Certainement. Qui dit voisins dit ennemis. Voyez le champ qui touche au mien. C'est celui de l'homme que je hais le plus au monde. Apres lui mes pires ennemis sont les gens du village qui grimpe sur l'autre versant de la vallee, au pied de ce bois de bouleaux. Il n'y a dans cette etroite vallee, fermee de toutes parts, que ce village et le mien: ils sont ennemis. Chaque fois que nos gars rencontrent ceux d'en face, ils echangent des injures et des coups. Et vous voulez que les Pingouins ne soient pas les ennemis des Marsouins! Vous ne savez donc pas ce que c'est que le patriotisme? Pour moi, voici les deux cris qui s'echappent de ma poitrine: "Vivent les Pingouins! Mort aux Marsouins!" Durant treize siecles, les Pingouins firent la guerre a tous les peuples du monde, avec une constante ardeur et des fortunes diverses. Puis en quelques annees ils se degouterent de ce qu'ils avaient si longtemps aime et montrerent pour la paix une preference tres vive qu'ils exprimaient avec dignite, sans doute, mais de l'accent le plus sincere. Leurs generaux s'accommoderent fort bien de cette nouvelle humeur; toute leur armee, officiers, sous-officiers et soldats, conscrits et veterans, se firent un plaisir de s'y conformer; ce furent les gratte-papier, les rats de bibliotheque qui s'en plaignirent et les culs-de-jatte qui ne s'en consolerent pas. Ce meme Jacquot le Philosophe composa une sorte de recit moral dans lequel il representait d'une facon comique et forte les actions diverses des hommes; et il y mela plusieurs traits de l'histoire de son propre pays. Quelques personnes lui demanderent pourquoi il avait ecrit cette histoire contrefaite et quel avantage, selon lui, en recueillerait sa patrie. --Un tres grand, repondit le philosophe. Lorsqu'ils verront leurs actions ainsi travesties et depouillees de tout ce qui les flattait, les Pingouins en jugeront mieux et, peut-etre, en deviendront-ils plus sages. J'aurais voulu ne rien omettre dans cette histoire de tout ce qui peut interesser les artistes. On y trouvera un chapitre sur la peinture pingouine au moyen age, et, si ce chapitre est moins complet que je n'eusse souhaite, il n'y a point de ma faute, ainsi qu'on pourra s'en convaincre en lisant le terrible recit par lequel je termine cette preface. L'idee me vint, au mois de juin de la precedente annee, d'aller consulter sur les origines et les progres de l'art pingouin le regrette M. Fulgence Tapir, le savant auteur des _Annales universelles de la peinture, de la sculpture et de l'architecture_. Introduit dans son cabinet de travail, je trouvai, assis devant un bureau a cylindre, sous un amas epouvantable de papiers, un petit homme merveilleusement myope dont les paupieres clignotaient derriere des lunettes d'or. Pour suppleer au defaut de ses yeux, son nez allonge, mobile, doue d'un tact exquis, explorait le monde sensible. Par cet organe, Fulgence Tapir se mettait en contact avec l'art et la beaute. On observe qu'en France, le plus souvent, les critiques musicaux sont sourds et les critiques d'art aveugles. Cela leur permet le recueillement necessaire aux idees esthetiques. Croyez-vous qu'avec des yeux habiles a percevoir les formes et les couleurs dont s'enveloppe la mysterieuse nature, Fulgence Tapir se serait eleve, sur une montagne de documents imprimes et manuscrits, jusqu'au faite du spiritualisme doctrinal et aurait concu cette puissante theorie qui fait converger les arts de tous les pays et de tous les temps a l'institut de France, leur fin supreme? Les murs du cabinet de travail, le plancher, le plafond meme portaient des liasses debordantes, des cartons demesurement gonfles, des boites ou se pressait une multitude innombrable de fiches, et je contemplai avec une admiration melee de terreur les cataractes de l'erudition pretes a se rompre. --Maitre, fis-je d'une voix emue, j'ai recours a votre bonte et a votre savoir, tous deux inepuisables. Ne consentiriez-vous pas a me guider dans mes recherches ardues sur les origines de l'art pingouin? --Monsieur, me repondit le maitre, je possede tout l'art, vous m'entendez, tout l'art sur fiches classees alphabetiquement et par ordre de matieres. Je me fais un devoir de mettre a votre disposition ce qui s'y rapporte aux Pingouins. Montez a cette echelle et tirez cette boite que vous voyez la-haut. Vous y trouverez tout ce dont vous avez besoin. J'obeis en tremblant. Mais a peine avais-je ouvert la fatale boite que des fiches bleues s'en echapperent et, glissant entre mes doigts, commencerent a pleuvoir. Presque aussitot, par sympathie, les boites voisines s'ouvrirent et il en coula des ruisseaux de fiches roses, vertes et blanches, et de proche en proche, de toutes les boites les fiches diversement colorees se repandirent en murmurant comme, en avril, les cascades sur le flanc des montagnes. En une minute elles couvrirent le plancher d'une couche epaisse de papier. Jaillissant de leurs inepuisables reservoirs avec un mugissement sans cesse grossi, elles precipitaient de seconde en seconde leur chute torrentielle. Baigne jusqu'aux genoux, Fulgence Tapir, d'un nez attentif, observait le cataclysme; il en reconnut la cause et palit d'epouvante. --Que d'art! s'ecria-t-il. Je l'appelai, je me penchai pour l'aider a gravir l'echelle qui pliait sous l'averse. Il etait trop tard. Maintenant, accable, desespere, lamentable, ayant perdu sa calotte de velours et ses lunettes d'or, il opposait en vain ses bras courts au flot qui lui montait jusqu'aux aisselles. Soudain une trombe effroyable de fiches s'eleva, l'enveloppant d'un tourbillon gigantesque. Je vis durant l'espace d'une seconde dans le gouffre le crane poli du savant et ses petites mains grasses, puis l'abime se referma, et le deluge se repandit sur le silence et l'immobilite. Menace moi-meme d'etre englouti avec mon echelle, je m'enfuis a travers le plus haut carreau de la croisee. Quiberon, 1er septembre 1907. L'ILE DES PINGOUINS LIVRE PREMIER LES ORIGINES CHAPITRE PREMIER VIE DE SAINT MAEL Mael, issu d'une famille royale de Cambrie, fut envoye des sa neuvieme annee dans l'abbaye d'Yvern, pour y etudier les lettres sacrees et profanes. A l'age de quatorze ans, il renonca a son heritage et fit voeu de servir le Seigneur. Il partageait ses heures, selon la regle, entre le chant des hymnes, l'etude de la grammaire et la meditation des verites eternelles. Un parfum celeste trahit bientot dans le cloitre les vertus de ce religieux. Et lorsque le bien heureux Gal, abbe d'Yvern, trepassa de ce monde en l'autre, le jeune Mael lui succeda dans le gouvernement du monastere. Il y etablit une ecole, une infirmerie, une maison des hotes, une forge, des ateliers de toutes sortes et des chantiers pour la construction des navires, et il obligea les religieux a defricher les terres alentour. Il cultivait de ses mains le jardin de l'abbaye, travaillait les metaux, instruisait les novices, et sa vie s'ecoulait doucement comme une riviere qui reflete le ciel et feconde les campagnes. Au tomber du jour, ce serviteur de Dieu avait coutume de s'asseoir sur la falaise, a l'endroit qu'on appelle encore aujourd'hui la chaise de saint Mael. A ses pieds, les rochers, semblables a des dragons noirs, tout velus d'algues vertes et de goemons fauves, opposaient a l'ecume des lames leurs poitrails monstrueux. Il regardait le soleil descendre dans l'ocean comme une rouge hostie qui de son sang glorieux empourprait les nuages du ciel et la cime des vagues. Et le saint homme y voyait l'image du mystere de la Croix, par lequel le sang divin a revetu la terre d'une pourpre royale. Au large, une ligne d'un bleu sombre marquait les rivages de l'ile de Gad, ou sainte Brigide, qui avait recu le voile de saint Malo, gouvernait un monastere de femmes. Or, Brigide, instruite des merites du venerable Mael, lui fit demander, comme un riche present, quelque ouvrage de ses mains. Mael fondit pour elle une clochette d'airain et, quand elle fut achevee, il la benit et la jeta dans la mer. Et la clochette alla sonnant vers le rivage de Gad, ou sainte Brigide, avertie par le son de l'airain sur les flots, la recueillit pieusement, et, suivie de ses filles, la porta en procession solennelle, au chant des psaumes, dans la chapelle du moustier. Ainsi le saint homme Mael marchait de vertus en vertus. Il avait deja parcouru les deux tiers du chemin de la vie, et il esperait atteindre doucement sa fin terrestre au milieu de ses freres spirituels, lorsqu'il connut a un signe certain que la sagesse divine en avait decide autrement et que le Seigneur l'appelait a des travaux moins paisibles mais non moindres en merite. CHAPITRE II VOCATION APOSTOLIQUE DE SAINT MAEL Un jour qu'il allait, meditant, au fond d'une anse tranquille a laquelle des rochers allonges dans la mer faisaient une digue sauvage, il vit une auge de pierre qui nageait comme une barque sur les eaux. C'etait dans une cuve semblable que saint Guirec, le grand saint Colomban et tant de religieux d'Ecosse et d'Irlande etaient alles evangeliser l'Armorique. Naguere encore, sainte Avoye, venue d'Angleterre, remontait la riviere d'Auray dans un mortier de granit rose ou l'on mettra plus tard les enfants pour les rendre forts; saint Vouga passait d'Hibernie en Cornouailles sur un rocher dont les eclats, conserves a Penmarch, gueriront de la fievre les pelerins qui y poseront la tete; saint Samson abordait la baie du mont Saint-Michel dans une cuve de granit qu'on appellera un jour l'ecuelle de saint Samson. C'est pourquoi, a la vue de cette auge de pierre, le saint homme Mael comprit que le Seigneur le destinait a l'apostolat des paiens qui peuplaient encore le rivage et les iles des Bretons. Il remit son baton de frene au saint homme Budoc, l'investissant ainsi du gouvernement de l'abbaye. Puis, muni d'un pain, d'un baril d'eau douce et du livre des Saints Evangiles, il entra dans l'auge de pierre, qui le porta doucement a l'ile d'Hoedic. Elle est perpetuellement battue des vents. Des hommes pauvres y pechent le poisson entre les fentes des rochers et cultivent peniblement des legumes dans des jardins pleins de sable et de cailloux, abrites par des murs de pierres seches et des haies de tamaris. Un beau figuier s'elevait dans un creux de l'ile et poussait au loin ses branches. Les habitants de l'ile l'adoraient. Et le saint homme Mael leur dit: --Vous adorez cet arbre parce qu'il est beau. C'est donc que vous etes sensibles a la beaute. Or, je viens vous reveler la beaute cachee. Et il leur enseigna l'Evangile. Et, apres les avoir instruits, il les baptisa par le sel et par l'eau. Les iles du Morbihan etaient plus nombreuses en ce temps-la qu'aujourd'hui. Car, depuis lors, beaucoup se sont abimees dans la mer. Saint Mael en evangelisa soixante. Puis, dans son auge de granit, il remonta la riviere d'Auray. Et apres trois heures de navigation il mit pied a terre devant une maison romaine. Du toit s'elevait une fumee legere. Le saint homme franchit le seuil sur lequel une mosaique representait un chien, les jarrets tendus et les babines retroussees. Il fut accueilli par deux vieux epoux, Marcus Combabus et Valeria Moerens, qui vivaient la du produit de leurs terres. Autour de la cour interieure regnait un portique dont les colonnes etaient peintes en rouge depuis la base jusqu'a mi-hauteur. Une fontaine de coquillages s'adossait au mur et sous le portique s'elevait un autel, avec une niche ou le maitre de cette maison avait depose de petites idoles de terre cuite, blanchies au lait de chaux. Les unes representaient des enfants ailes, les autres Apollon ou Mercure, et plusieurs etaient en forme d'une femme nue qui se tordait les cheveux. Mais le saint homme Mael, observant ces figures, decouvrit parmi elles l'image d'une jeune mere tenant un enfant sur ses genoux. Aussitot il dit, montrant cette image: --Celle-ci est la Vierge, mere de Dieu. Le poete Virgile l'annonca en carmes sibyllins avant qu'elle ne fut nee, et, d'une voix angelique, il chanta _Jam redit et virgo_. Et l'on fit d'elle dans la gentilite des figures prophetiques telles que celle-ci, que tu as placee, o Marcus, sur cet autel. Et sans doute elle a protege tes lares modiques. C'est ainsi que ceux qui observent exactement la loi naturelle se preparent a la connaissance des verites revelees. Marcus Combabus et Valeria Moerens, instruits par ce discours, se convertirent a la foi chretienne. Ils recurent le bapteme avec leur jeune affranchie, Caelia Avitella, qui leur etait plus chere que la lumiere de leurs yeux. Tous leurs colons renoncerent au paganisme et furent baptises le meme jour. Marcus Combabus, Valeria Moerens et Caelia Avitella menerent depuis lors une vie pleine de merites. Ils trepasserent dans le Seigneur et furent admis au canon des saints. Durant trente-sept annees encore, le bienheureux Mael evangelisa les paiens de l'interieur des terres. Il eleva deux cent dix-huit chapelles et soixante-quatorze abbayes. Or, un certain jour, en la cite de Vannes, ou il annoncait l'Evangile, il apprit que les moines d'Yvern s'etaient relaches en son absence de la regle de saint Gal. Aussitot, avec le zele de la poule qui rassemble ses poussins, il se rendit aupres de ses enfants egares. Il accomplissait alors sa quatre-vingt-dix-septieme annee; sa taille s'etait courbee, mais ses bras restaient encore robustes et sa parole se repandait abondamment comme la neige en hiver au fond des vallees. L'abbe Budoc remit a saint Mael le baton de frene et l'instruisit de l'etat malheureux ou se trouvait l'abbaye. Les religieux s'etaient querelles sur la date a laquelle il convenait de celebrer la fete de Paques. Les uns tenaient pour le calendrier romain, les autres pour le calendrier grec, et les horreurs d'un schisme chronologique dechiraient le monastere. Il regnait encore une autre cause de desordres. Les religieuses de l'ile de Gad, tristement tombees de leur vertu premiere, venaient a tout moment en barque sur la cote d'Yvern. Les religieux les recevaient dans le batiment des hotes et il en resultait des scandales qui remplissaient de desolation les ames pieuses. Ayant termine ce fidele rapport, l'abbe Budoc conclut en ces termes: --Depuis la venue de ces nonnes, c'en est fait de l'innocence et du repos de nos moines. --Je le crois volontiers, repondit le bienheureux Mael. Car la femme est un piege adroitement construit: on y est pris des qu'on l'a flaire. Helas! l'attrait delicieux de ces creatures s'exerce de loin plus puissamment encore que de pres. Elles inspirent d'autant plus le desir qu'elles le contentent moins. De la ce vers d'un poete a l'une d'elles: Presente je vous fuis, absente je vous trouve. Aussi voyons-nous, mon fils, que les blandices de l'amour charnel sont plus puissantes sur les solitaires et les religieux que sur les hommes qui vivent dans le siecle. Le demon de la luxure m'a tente toute ma vie de diverses manieres, et les plus rudes tentations ne me vinrent pas de la rencontre d'une femme, meme belle et parfumee. Elles me vinrent de l'image d'une femme absente. Maintenant encore, plein de jours et touchant a ma quatre-vingt-dix-huitieme annee, je suis souvent induit par l'Ennemi a pecher contre la chastete, du moins en pensee. La nuit, quand j'ai froid dans mon lit et que se choquent avec un bruit sourd mes vieux os glaces, j'entends des voix qui recitent le deuxieme verset du troisieme livre des Rois: _Dixerunt ergo et servi sui: Quaeramus domino nostro regi adolescentulam virginem, et stet coram rege et foveat eum, dormiatque in sinu suo, et calefaciat dominum nostrum regem._ Et le Diable me montre une enfant dans sa premiere fleur qui me dit:--Je suis ton Abilag; je suis ta Sunamite. O mon seigneur, fais-moi une place dans la couche. "Croyez-moi, ajouta le vieillard, ce n'est pas sans un secours particulier du Ciel qu'un religieux peut garder sa chastete de fait et d'intention. S'appliquant aussitot a retablir l'innocence et la paix dans le monastere, il corrigea le calendrier d'apres les calculs de la chronologie et de l'astronomie et le fit accepter par tous les religieux; il renvoya les filles dechues de sainte Brigide dans leur monastere; mais loin de les chasser brutalement, il les fit conduire a leur navire avec des chants de psaumes et de litanies. --Respectons en elles, disait-il, les filles de Brigide et les fiancees du Seigneur. Gardons-nous d'imiter les pharisiens qui affectent de mepriser les pecheresses. Il faut humilier ces femmes dans leur peche et non dans leur personne et leur faire honte de ce qu'elles ont fait et non de ce qu'elles sont: car elles sont des creatures de Dieu. Et le saint homme exhorta ses religieux a fidelement observer la regle de leur ordre: --Quand il n'obeit pas au gouvernail, leur dit-il, le navire obeit a l'ecueil. CHAPITRE III LA TENTATION DE SAINT MAEL Le bienheureux Mael avait a peine retabli l'ordre dans l'abbaye d'Yvern quand il apprit que les habitants de l'ile d'Hoedic, ses premiers catechumenes, et de tous les plus chers a son coeur, etaient retournes au paganisme et qu'ils suspendaient des couronnes de fleurs et des bandelettes de laine aux branches du figuier sacre. Le batelier qui portait ces douloureuses nouvelles exprima la crainte que bientot ces hommes egares ne detruisissent par le fer et par le feu la chapelle elevee sur le rivage de leur ile. Le saint homme resolut de visiter sans retard ses enfants infideles afin de les ramener a la foi et d'empecher qu'ils ne se livrassent a des violences sacrileges. Comme il se rendait a la baie sauvage ou son auge de pierre etait mouillee, il tourna ses regards sur les chantiers qu'il avait etablis trente ans auparavant, au fond de cette baie, pour la construction des navires, et qui retentissaient, a cette heure, du bruit des scies et des marteaux. A ce moment, le Diable qui ne se lasse jamais, sortit des chantiers, s'approcha du saint homme, sous la figure d'un religieux nomme Samson et le tenta en ces termes: --Mon pere, les habitants de l'ile d'Hoedic commettent incessamment des peches. Chaque instant qui s'ecoule les eloigne de Dieu. Ils vont bientot porter le fer et le feu dans la chapelle que vous avez elevee de vos mains venerables sur le rivage de l'ile. Le temps presse. Ne pensez- vous point que votre auge de pierre vous conduirait plus vite vers eux, si elle etait greee comme une barque, et munie d'un gouvernail, d'un mat et d'une voile; car alors vous seriez pousse par le vent. Vos bras sont robustes encore et propres a gouverner une embarcation. On ferait bien aussi de mettre une etrave tranchante a l'avant de votre auge apostolique. Vous etes trop sage pour n'en avoir pas eu deja l'idee. --Certes, le temps presse, repondit le saint homme. Mais agir comme vous dites, mon fils Samson, ne serait-ce pas me rendre semblable a ces hommes de peu de foi, qui ne se fient point au Seigneur? Ne serait-ce point mepriser les dons de Celui qui m'a envoye la cuve de pierre sans agres ni voilure? A cette question, le Diable, qui est grand theologien, repondit par cette autre question: --Mon pere, est-il louable d'attendre, les bras croises, que vienne le secours d'en haut, et de tout demander a Celui qui peut tout, au lieu d'agir par prudence humaine et de s'aider soi-meme? --Non certes, repondit le saint vieillard Mael, et c'est tenter Dieu que de negliger d'agir par prudence humaine. --Or, poussa le Diable, la prudence n'est-elle point, en ce cas-ci, de greer la cuve? --Ce serait prudence si l'on ne pouvait d'autre maniere arriver a point. --Eh! eh! votre cuve est-elle donc bien rapide? --Elle l'est autant qu'il plait a Dieu. --Qu'en savez-vous? Elle va comme la mule de l'abbe Budoc. C'est un vrai sabot. Vous est-il defendu de la rendre plus vite? --Mon fils, la clarte orne vos discours, mais ils sont tranchants a l'exces. Considerez que cette cuve est miraculeuse. --Elle l'est, mon pere. Une auge de granit qui flotte sur l'eau comme un bouchon de liege est une auge miraculeuse. Il n'y a point de doute. Qu'en concluez-vous? --Mon embarras est grand. Convient-il de perfectionner par des moyens humains et naturels une si miraculeuse machine? --Mon pere, si vous perdiez le pied droit et que Dieu vous le rendit, ce pied serait-il miraculeux? --Sans doute, mon fils. --Le chausseriez-vous? --Assurement. --Eh bien! si vous croyez qu'on peut chausser d'un soulier naturel un pied miraculeux, vous devez croire aussi qu'on peut mettre des agres naturels a une embarcation miraculeuse. Cela est limpide. Helas! pourquoi faut-il que les plus saints personnages aient leurs heures de langueur et de tenebres? On est le plus illustre des apotres de la Bretagne, on pourrait accomplir des oeuvres dignes d'une louange eternelle.... Mais l'esprit est lent et la main paresseuse! Adieu donc, mon pere! Voyagez a petites journees, et quand enfin vous approcherez des cotes d'Hoedic, vous regarderez fumer les ruines de la chapelle elevee et consacree par vos mains. Les paiens l'auront brulee avec le petit diacre que vous y avez mis et qui sera grille comme un boudin. --Mon trouble est extreme, dit le serviteur de Dieu, en essuyant de sa manche son front mouille de sueur. Mais, dis-moi, mon fils Samson, ce n'est point une petite tache que de greer cette auge de pierre. Et ne nous arrivera-t-il pas, si nous entreprenons une telle oeuvre, de perdre du temps loin d'en gagner. --Ah! mon pere, s'ecria le Diable, en un tour de sablier la chose sera faite. Nous trouverons les agres necessaires dans ce chantier que vous avez jadis etabli sur cette cote et dans ces magasins abondamment garnis par vos soins. J'ajusterai moi meme toutes les pieces navales. Avant d'etre moine, j'ai ete matelot et charpentier; et j'ai fait bien d'autres metiers encore. A l'ouvrage! Aussitot il entraine le saint homme dans un hangar tout rempli des choses necessaires a la navigation. --A vous cela, mon pere! Et il lui jette sur les epaules la toile, le mat, la corne et le gui. Puis, se chargeant lui-meme d'une etrave et d'un gouvernail avec la meche et la barre et saisissant un sac de charpentier plein d'outils, il court au rivage, tirant apres lui par sa robe le saint homme plie, suant et soufflant, sous le faix de la toile et des bois. CHAPITRE IV NAVIGATION DE SAINT MAEL SUR L'OCEAN DE GLACE Le Diable, s'etant trousse jusqu'aux aisselles, traina l'auge sur le sable et la grea en moins d'une heure. Des que le saint homme Mael se fut embarque, cette cuve, toutes voiles deployees, fendit les eaux avec une telle vitesse que la cote fut aussitot hors de vue. Le vieillard gouvernait au sud pour doubler le cap Land's End. Mais un courant irresistible le portait au sud-ouest. Il longea la cote meridionale de l'Irlande et tourna brusquement vers le septentrion. Le soir, le vent fraichit. En vain Mael essaya de replier la toile. La cuve fuyait eperdument vers les mers fabuleuses. A la clarte de la lune, les sirenes grasses du Nord, aux cheveux de chanvre, vinrent soulever autour de lui leurs gorges blanches et leurs croupes roses; et, battant de leurs queues d'emeraude la vague ecumeuse, elles chanterent en cadence: Ou cours-tu, doux Mael, Dans ton auge eperdue? Ta voile est gonflee Comme le sein de Junon Quand il en jaillit la Voie lactee. Un moment elles le poursuivirent, sous les etoiles, de leurs rires harmonieux. Mais la cuve fuyait plus rapide cent fois que le navire rouge d'un Viking. Et les petrels, surpris dans leur vol, se prenaient les pattes aux cheveux du saint homme. Bientot une tempete s'eleva, pleine d'ombre et de gemissements, et l'auge, poussee par un vent furieux, vola comme une mouette dans la brume et la houle. Apres une nuit de trois fois vingt-quatre heures, les tenebres se dechireront soudain. Et le saint homme decouvrit a l'horizon un rivage plus etincelant que le diamant. Ce rivage grandit rapidement, et bientot, a la clarte glaciale d'un soleil inerte et bas, Mael vit monter au-dessus des flots une ville blanche, aux rues muettes, qui, plus vaste que Thebes aux cent portes, etendait a perte de vue les ruines de son forum de neige, de ses palais de givre, de ses arcs de cristal et de ses obelisques irises. L'ocean etait couvert de glaces flottantes, autour desquelles nageaient des hommes marins au regard sauvage et doux. Et Leviathan passa, lancant une colonne d'eau jusqu'aux nuees. Cependant, sur un bloc de glace qui nageait de conserve avec l'auge de pierre, une ourse blanche etait assise, tenant son petit entre ses bras, et Mael l'entendit qui murmurait doucement ce vers de Virgile: _Incipe parve puer_. Et le vieillard, plein de tristesse et de trouble, pleura. L'eau douce avait, en se gelant, fait eclater le baril qui la contenait. Et pour etancher sa soif, Mael sucait des glacons. Et il mangeait son pain trempe d'eau salee. Sa barbe et ses cheveux se brisaient comme du verre. Sa robe recouverte d'une couche de glace lui coupait a chaque mouvement les articulations des membres. Les vagues monstrueuses se soulevaient et leurs machoires ecumantes s'ouvraient toutes grandes sur le vieillard. Vingt fois des paquets de mer emplirent l'embarcation. Et le livre des saints Evangiles, que l'apotre gardait precieusement sous une couverture de pourpre, marquee d'une croix d'or, l'ocean l'engloutit. Or, le trentieme jour, la mer se calma. Et voici qu'avec une effroyable clameur du ciel et des eaux une montagne d'une blancheur eblouissante, haute de trois cents pieds, s'avance vers la cuve de pierre. Mael gouverne pour l'eviter; la barre se brise dans ses mains. Pour ralentir sa marche a l'ecueil, il essaye encore de prendre des ris. Mais, quand il veut nouer les garcettes, le vent les lui arrache, et le filin, en s'echappant, lui brule les mains. Et il voit trois demons aux ailes de peau noire, garnies de crochets, qui, pendus aux agres, soufflent dans la toile. Comprenant a cette vue que l'Ennemi l'a gouverne en toutes ces choses, il s'arme du signe de la Croix. Aussitot un coup de vent furieux, plein de sanglots et de hurlements, souleve l'auge de pierre, emporte la mature avec toute la toile, arrache le gouvernail et l'etrave. Et l'auge s'en fut a la derive sur la mer apaisee. Le saint homme, s'agenouillant, rendit graces au Seigneur, qui l'avait delivre des pieges du demon. Alors il reconnut, assise sur un bloc de glace, l'ourse mere, qui avait parle dans la tempete. Elle pressait sur son sein son enfant bien-aime, et tenait a la main un livre de pourpre marque d'une croix d'or. Ayant accoste l'auge de granit, elle salua le saint homme par ces mots: --_Pax tibi, Mael_. Et elle lui tendit le livre. Le saint homme reconnut son evangeliaire, et, plein d'etonnement, il chanta dans l'air tiedi une hymne au Createur et a la creation. CHAPITRE V BAPTEME DES PINGOUINS Apres etre alle une heure a la derive, le saint homme aborda une plage etroite, fermee par des montagnes a pic. Il marcha le long du rivage, tout un jour et une nuit, contournant les rochers qui formaient une muraille infranchissable. Et il s'assura ainsi que c'etait une ile ronde, au milieu de laquelle s'elevait une montagne couronnee de nuages. Il respirait avec joie la fraiche haleine de l'air humide. La pluie tombait, et cette pluie etait si douce que le saint homme dit au Seigneur: --Seigneur, voici l'ile des larmes, l'ile de la contrition. La plage etait deserte. Extenue de fatigue et de faim, il s'assit sur une pierre, dans les creux de laquelle reposaient des oeufs jaunes, marques de taches noires et gros comme des oeufs de cygne. Mais il n'y toucha point, disant: --Les oiseaux sont les louanges vivantes de Dieu. Je ne veux pas que par moi manque une seule de ces louanges. Et il macha des lichens arraches au creux des pierres. Le saint homme avait accompli presque entierement le tour de l'ile sans rencontrer d'habitants, quand il parvint a un vaste cirque forme par des rochers fauves et rouges, pleins de cascades sonores, et dont les pointes bleuissaient dans les nuees. La reverberation des glaces polaires avait brule les yeux du vieillard. Pourtant, une faible lumiere se glissait encore entre ses paupieres gonflees. Il distingua des formes animees qui se pressaient en etages sur ces rochers, comme une foule d'hommes sur les gradins d'un amphitheatre. Et en meme temps ses oreilles, assourdies par les longs bruits de la mer, entendirent faiblement des voix. Pensant que c'etait la des hommes vivant selon la loi naturelle, et que le Seigneur l'avait envoye a eux pour leur enseigner la loi divine, il les evangelisa. Monte sur une haute pierre au milieu du cirque sauvage: --Habitants de cette ile, leur dit-il, quoique vous soyez de petite taille, vous semblez moins une troupe de pecheurs et de mariniers que le senat d'une sage republique. Par votre gravite, votre silence, votre tranquille maintien, vous composez sur ce rocher sauvage une assemblee comparable aux Peres-Conscrits de Rome deliberant dans le temple de la Victoire, ou plutot aux philosophes d'Athenes disputant sur les bancs de l'Areopage. Sans doute, vous ne possedez ni leur science ni leur genie; mais peut-etre, au regard de Dieu, l'emportez vous sur eux. Je devine que vous etes simples et bons. En parcourant les bords de votre ile, je n'y ai decouvert aucune image de meurtre, aucun signe de carnage, ni tetes ni chevelures d'ennemis suspendues a une haute perche ou clouees aux portes des villages. Il me semble que vous n'avez point d'arts, et que vous ne travaillez point les metaux. Mais vos coeurs sont purs et vos mains innocentes. Et la verite entrera facilement dans vos ames. Or, ce qu'il avait pris pour des hommes de petite taille, mais d'une allure grave, c'etaient des pingouins que reunissait le printemps, et qui se tenaient ranges par couples sur les degres naturels de la roche, debout dans la majeste de leurs gros ventres blancs. Par moments ils agitaient comme des bras leurs ailerons et poussaient des cris pacifiques. Ils ne craignaient point les hommes, parce qu'ils ne les connaissaient pas et n'en avaient jamais recu d'offense; et il y avait en ce religieux une douceur qui rassurait les animaux les plus craintifs, et qui plaisait extremement a ces pingouins. Ils tournaient vers lui, avec une curiosite amie, leur petit oeil rond prolonge en avant par une tache blanche ovale, qui donnait a leur regard quelque chose de bizarre et d'humain. Touche de leur recueillement, le saint homme leur enseignait l'Evangile. --Habitants de cette ile, le jour terrestre qui vient de se lever sur vos rochers est l'image du jour spirituel qui se leve dans vos ames. Car je vous apporte la lumiere interieure; je vous apporte la lumiere et la chaleur de l'ame. De meme que le soleil fait fondre les glaces de vos montagnes, Jesus-Christ fera fondre les glaces de vos coeurs. Ainsi parla le vieillard. Comme partout dans la nature la voix appelle la voix, comme tout ce qui respire a la lumiere du jour aime les chants alternes, les pingouins repondirent au vieillard par les sons de leur gosier. Et leur voix se faisait douce, car ils etaient dans la saison de l'amour. Et le saint homme, persuade qu'ils appartenaient a quelque peuplade idolatre et faisaient en leur langage adhesion a la foi chretienne, les invita a recevoir le bapteme. --Je pense, leur dit-il, que vous vous baignez souvent. Car tous les creux de ces roches sont pleins d'une eau pure, et j'ai vu tantot, en me rendant a votre assemblee, plusieurs d'entre vous plonges dans ces baignoires naturelles. Or, la purete du corps est l'image de la purete spirituelle. Et il leur enseigna l'origine, la nature et les effets du bapteme. --Le bapteme, leur dit-il, est Adoption, Renaissance, Regeneration, Illumination. Et il leur expliqua successivement chacun de ces points. Puis, ayant beni prealablement l'eau qui tombait des cascades et recite les exorcismes, il baptisa ceux qu'il venait d'enseigner, en versant sur la tete de chacun d'eux une goutte d'eau pure et en prononcant les paroles consacrees. Et il baptisa ainsi les oiseaux pendant trois jours et trois nuits. CHAPITRE VI UNE ASSEMBLEE AU PARADIS Quand le bapteme des pingouins fut connu dans le Paradis, il n'y causa ni joie ni tristesse, mais une extreme surprise. Le Seigneur lui-meme etait embarrasse. Il reunit une assemblee de clercs et de docteurs et leur demanda s'ils estimaient que ce bapteme fut valable. --Il est nul, dit saint Patrick. --Pourquoi est-il nul? demanda saint Gal, qui avait evangelise les Cornouailles et forme le saint homme Mael aux travaux apostoliques. --Le sacrement du bapteme, repondit saint Patrick, est nul quand il est donne a des oiseaux, comme le sacrement du mariage est nul quand il est donne a un eunuque. Mais saint Gal: --Quel rapport pretendez-vous etablir entre le bapteme d'un oiseau et le mariage d'un eunuque? Il n'y en a point. Le mariage est, si j'ose dire, un sacrement conditionnel, eventuel. Le pretre benit par avance un acte; il est evident que, si l'acte n'est pas consomme, la benediction demeure sans effet. Cela saute aux yeux. J'ai connu sur la terre, dans la ville d'Antrim, un homme riche nomme Sadoc qui, vivant en concubinage avec une femme, la rendit mere de neuf enfants. Sur ses vieux jours, cedant a mes objurgations, il consentit a l'epouser et je benis leur union. Malheureusement le grand age de Sadoc l'empecha de consommer le mariage. Peu de temps apres, il perdit tous ses biens et Germaine (tel etait le nom de cette femme), ne se sentant point en etat de supporter l'indigence, demanda l'annulation d'un mariage qui n'avait point de realite. Le pape accueillit sa demande, car elle etait juste. Voila pour le mariage. Mais le bapteme est confere sans restrictions ni reserves d'aucune sorte. Il n'y a point de doute: c'est un sacrement que les pingouins ont recu. Appele a donner son avis, le pape saint Damase s'exprima en ces termes: --Pour savoir si un bapteme est valable et produira ses consequences, c'est-a-dire la sanctification, il faut considerer qui le donne et non qui le recoit. En effet, la vertu sanctifiante de ce sacrement resulte de l'acte exterieur par lequel il est confere, sans que le baptise coopere a sa propre sanctification par aucun acte personnel; s'il en etait autrement on ne l'administrerait point aux nouveau-nes. Et il n'est besoin, pour baptiser, de remplir aucune condition particuliere; il n'est pas necessaire d'etre en etat de grace; il suffit d'avoir l'intention de faire ce que fait l'Eglise, de prononcer les paroles consacrees et d'observer les formes prescrites. Or, nous ne pouvons douter que le venerable Mael n'ait opere dans ces conditions. Donc les pingouins sont baptises. --Y pensez-vous? demanda saint Guenole. Et que croyez-vous donc que soit le bapteme? Le bapteme est le procede de la regeneration par lequel l'homme nait d'eau et d'esprit, car entre dans l'eau couvert de crimes, il en sort neophyte, creature nouvelle, abondante en fruits de justice; le bapteme est le germe de l'immortalite; le bapteme est le gage de la resurrection; le bapteme est l'ensevelissement avec le Christ en sa mort et la communion a la sortie du sepulcre. Ce n'est pas un don a faire a des oiseaux. Raisonnons, mes peres. Le bapteme efface le peche originel; or les pingouins n'ont pas ete concus dans le peche; il remet toutes les peines du peche; or les pingouins n'ont pas peche; il produit la grace et le don des vertus, unissant les chretiens a Jesus-Christ, comme les membres au chef, et il tombe sous le sens que les pingouins ne sauraient acquerir les vertus des confesseurs, des vierges et des veuves, recevoir des graces et s'unir a.... Saint Damase ne le laissa point achever: --Cela prouve, dit-il vivement, que le bapteme etait inutile; cela ne prouve pas qu'il ne soit pas effectif. --Mais a ce compte, repliqua saint Guenole, on baptiserait au nom du Pere, du Fils et de l'Esprit, par aspersion ou immersion, non seulement un oiseau ou un quadrupede, mais aussi un objet inanime, une statue, une table, une chaise, etc. Cet animal serait chretien, cette idole, cette table seraient chretiennes! C'est absurde! Saint Augustin prit la parole. Il se fit un grand silence. --Je vais, dit l'ardent eveque d'Hippone, vous montrer, par un exemple, la puissance des formules. Il s'agit, il est vrai, d'une operation diabolique. Mais s'il est etabli que des formules enseignees par le Diable ont de l'effet sur des animaux prives d'intelligence, ou meme sur des objets inanimes, comment douter encore que l'effet des formules sacramentelles ne s'etende sur les esprits des brutes et sur la matiere inerte? Voici cet exemple: "Il y avait, de mon vivant, dans la ville de Madaura, patrie du philosophe Apulee, une magicienne a qui il suffisait de bruler sur un trepied, avec certaines herbes et en prononcant certaines paroles, quelques cheveux coupes sur la tete d'un homme pour attirer aussitot cet homme dans son lit. Or, un jour qu'elle voulait obtenir, de cette maniere, l'amour d'un jeune garcon, elle brula, trompee par sa servante, au lieu des cheveux de cet adolescent, des poils arraches a une outre de peau de bouc qui pendait a la boutique d'un cabaretier. Et la nuit, l'outre pleine de vin bondit a travers la ville, jusqu'au seuil de la magicienne. Le fait est veritable. Dans les sacrements comme dans les enchantements, c'est la forme qui opere. L'effet d'une formule divine ne saurait etre moindre en force et en etendue, que l'effet d'une formule infernale. Ayant parle de la sorte, le grand Augustin s'assit au milieu des applaudissements. Un bienheureux, d'un age avance et d'aspect melancolique, demanda la parole. Personne ne le connaissait. Il se nommait Probus et n'etait point inscrit dans le canon des saints. --Que la compagnie veuille m'excuser, dit-il. Je n'ai point d'aureole, et c'est sans eclat que j'ai gagne la beatitude eternelle. Mais apres ce que vient de vous dire le grand saint Augustin, je crois a propos de vous faire part d'une cruelle experience que j'ai faite sur les conditions necessaires a la validite d'un sacrement. L'eveque d'Hippone a bien raison de le dire: un sacrement depend de la forme. Sa vertu est dans la forme; son vice est dans la forme. Ecoutez, confesseurs et pontifes, ma lamentable histoire. J'etais pretre a Rome, sous le principat de l'empereur Gordien. Sans me recommander comme vous par des merites singuliers, j'exercais le sacerdoce avec piete. J'ai desservi pendant quarante ans l'eglise de Sainte-Modeste-hors-les-Murs. Mes habitudes etaient regulieres. Je me rendais chaque samedi aupres d'un cabaretier nomme Barjas, qui logeait avec ses amphores sous la porte Capene, et je lui achetais le vin que je consacrais chaque jour de la semaine. Je n'ai point, dans ce long espace de temps, manque un seul matin de celebrer le tres saint sacrifice de la messe. Pourtant j'etais sans joie et c'est le coeur serre d'angoisse que je demandais sur les degres de l'autel: "Pourquoi es-tu triste, mon ame, et pourquoi me troubles-tu?" Les fideles que je conviais a la sainte table me donnaient des sujets d'affliction, car ayant encore, pour ainsi dire, sur la langue l'hostie administree par mes mains, ils retombaient dans le peche, comme si le sacrement eut ete sur eux sans force et sans efficacite. J'atteignis enfin le terme de mes epreuves terrestres et, m'etant endormi dans le Seigneur, je me reveillai au sejour des elus. J'appris alors, de la bouche de l'ange qui m'avait transporte, que le cabaretier Barjas, de la porte Capene, vendait pour du vin une decoction de racines et d'ecorces dans laquelle n'entrait point une seule goutte du jus de la vigne et que je n'avais pu transmuer ce vil breuvage en sang, puisque ce n'etait pas du vin, et que le vin seul se change au sang de Jesus-Christ, que par consequent toutes mes consecrations etaient nulles et que, a notre insu, nous etions, mes fideles et moi, depuis quarante ans prives du sacrement de l'eucharistie et excommunies de fait. A cette revelation, je fus saisi d'une stupeur qui m'accable encore aujourd'hui dans ce sejour de la beatitude. Je le parcours incessamment sur toute son etendue sans rencontrer un seul des chretiens que j'admis autrefois a la sainte table dans la basilique de la bienheureuse Modeste. "Prives du pain des anges, ils s'abandonnerent sans force aux vices les plus abominables et ils sont tous alles en enfer. Je me plais a penser que le cabaretier Barjas est damne. Il y a dans ces choses une logique digne de l'auteur de toute logique. Neanmoins mon malheureux exemple prouve qu'il est parfois facheux que, dans les sacrements, la forme l'emporte sur le fond. Je le demande humblement: la sagesse eternelle n'y pourrait-elle remedier? --Non, repondit le Seigneur. Le remede serait pire que le mal. Si dans les regles du salut le fond l'emportait sur la forme, ce serait la ruine du sacerdoce. --Helas! mon Dieu, soupira l'humble Probus, croyez-en ma triste experience: tant que vous reduirez vos sacrements a des formules votre justice rencontrera de terribles obstacles. --Je le sais mieux que vous, repliqua le Seigneur. Je vois d'un meme regard les problemes actuels, qui sont difficiles, et les problemes futurs, qui ne le seront pas moins. Ainsi, je puis vous annoncer qu'apres que le soleil aura tourne encore deux cent quarante fois autour de la terre.... --Sublime langage! s'ecrierent les anges. --Et digne du createur du monde, repondirent les pontifes. --C'est, reprit le Seigneur, une facon de dire en rapport avec ma vieille cosmogonie et dont je ne me deferai pas sans qu'il en coute a mon immutabilite.... Apres donc que le soleil aura tourne encore deux cent quarante fois autour de la terre, il ne se trouvera plus a Rome un seul clerc sachant le latin. En chantant les litanies dans les eglises, on invoquera les saints Orichel, Roguel et Totichel qui sont, vous le savez, des diables et non des anges. Beaucoup de voleurs, ayant dessein de communier, mais craignant d'etre obliges, pour obtenir leur pardon, d'abandonner a l'Eglise les objets derobes, se confesseront a des pretres errants qui, n'entendant ni l'italien ni le latin et parlant seulement le patois de leur village, iront, par les cites et les bourgs, vendre a vil prix, souvent pour une bouteille de vin, la remission des peches. Vraisemblablement, nous n'aurons point a nous soucier de ces absolutions auxquelles manquera la contrition pour etre valables; mais il pourra bien arriver que les baptemes nous causent encore de l'embarras. Les pretres deviendront a ce point ignares, qu'ils baptiseront les enfants _in nomine patria et filia et spirita sancta_, comme Louis de Potter se fera un plaisir de le relater au tome III de son _Histoire philosophique, politique et critique du christianisme_. Ce sera une question ardue que de decider sur la validite de tels baptemes; car enfin, si je m'accommode pour mes textes sacres d'un grec moins elegant que celui de Platon et d'un latin qui ne ciceronise guere, je ne saurais admettre comme formule liturgique un pur charabia. Et l'on fremit, quand on songe qu'il sera procede avec cette inexactitude sur des millions de nouveau-nes. Mais revenons a nos pingouins. --Vos divines paroles, Seigneur, nous y ont deja ramenes, dit saint Gal. Dans les signes de la religion et les regles du salut, la forme l'emporte necessairement sur le fond et la validite d'un sacrement depend uniquement de sa forme. Toute la question est de savoir si oui ou non les pingouins ont ete baptises dans les formes. Or la reponse n'est pas douteuse. Les peres et les docteurs en tomberent d'accord, et leur perplexite n'en devint que plus cruelle. --L'etat de chretien, dit saint Corneille, ne va pas sans de graves inconvenients pour un pingouin. Voila des oiseaux dans l'obligation de faire leur salut. Comment y pourront-ils reussir? Les moeurs des oiseaux sont, en bien des points, contraires aux commandements de l'Eglise. Et les pingouins n'ont pas de raison pour en changer. Je veux dire qu'ils ne sont pas assez raisonnables pour en prendre de meilleures. --Ils ne le peuvent pas, dit le Seigneur; mes decrets les en empechent. --Toutefois, reprit saint Corneille, par la vertu du bapteme, leurs actions cessent de demeurer indifferentes. Desormais elles seront bonnes ou mauvaises, susceptibles de merite ou de demerite. --C'est bien ainsi que la question se pose, dit le Seigneur. --Je n'y vois qu'une solution, dit saint Augustin. Les pingouins iront en enfer. --Mais ils n'ont point d'ame, fit observer saint Irenee. --C'est facheux, soupira Tertullien. --Sans doute, reprit saint Gal. Et je reconnais que le saint homme Mael, mon disciple, a, dans son zele aveugle, cree au Saint-Esprit de grandes difficultes theologiques et porte le desordre dans l'economie des mysteres. --C'est un vieil etourdi, s'ecria en haussant les epaules saint Adjutor d'Alsace. Mais le Seigneur, tournant sur Adjutor un regard de reproche: --Permettez, dit-il: le saint homme Mael n'a pas comme vous, mon bienheureux, la science infuse. Il ne me voit pas. C'est un vieillard accable d'infirmites; il est a moitie sourd et aux trois quarts aveugle. Vous etes trop severe pour lui. Cependant je reconnais que la situation est embarrassante. --Ce n'est heureusement qu'un desordre passager, dit saint Irenee. Les pingouins sont baptises, leurs oeufs ne le seront pas et le mal s'arretera a la generation actuelle. --Ne parlez pas ainsi, mon fils Irenee, dit le Seigneur. Les regles que les physiciens etablissent sur la terre souffrent des exceptions, parce qu'elles sont imparfaites et ne s'appliquent pas exactement a la nature. Mais les regles que j'etablis sont parfaites et ne souffrent aucune exception. Il faut decider du sort des pingouins baptises, sans enfreindre aucune loi divine et conformement au decalogue ainsi qu'aux commandements de mon Eglise. --Seigneur, dit saint Gregoire de Nazianze, donnez-leur une ame immortelle. --Helas! Seigneur, qu'en feraient-ils? soupira Lactance. Ils n'ont pas une voix harmonieuse pour chanter vos louanges. Ils ne sauraient celebrer vos mysteres. --Sans doute, dit saint Augustin, ils n'observeront pas la loi divine. --Ils ne le pourront pas, dit le Seigneur. --Ils ne le pourront pas, poursuivit saint Augustin. Et si, dans votre sagesse, Seigneur, vous leur infusez une ame immortelle, ils bruleront eternellement en enfer, en vertu de vos decrets adorables. Ainsi sera retabli l'ordre auguste, trouble par ce vieux Cambrien. --Vous me proposez, fils de Monique, une solution correcte, dit le Seigneur, et qui s'accorde avec ma sagesse. Mais elle ne contente point ma clemence. Et, bien qu'immuable par essence, a mesure que je dure, j'incline davantage a la douceur. Ce changement de caractere est sensible a qui lit mes deux testaments. Comme la discussion se prolongeait sans apporter beaucoup de lumieres et que les bienheureux montraient de la propension a repeter toujours la meme chose, on decida de consulter sainte Catherine d'Alexandrie. C'est ce qu'on faisait ordinairement dans les cas difficiles. Sainte Catherine avait, sur la terre, confondu cinquante docteurs tres savants. Elle connaissait la philosophie de Platon aussi bien que l'Ecriture sainte et possedait la rhetorique. CHAPITRE VII UNE ASSEMBLEE AU PARADIS (suite et fin) Sainte Catherine se rendit dans l'assemblee, la tete ceinte d'une couronne d'emeraudes, de saphirs et de perles, et vetue d'une robe de drap d'or. Elle portait au cote une roue flamboyante, image de celle dont les eclats avaient frappe ses persecuteurs. Le Seigneur l'ayant invitee a parler, elle s'exprima en ces termes: --Seigneur, pour resoudre le probleme que vous daignez me soumettre, je n'etudierai pas les moeurs des animaux en general, ni celles des oiseaux en particulier. Je ferai seulement remarquer aux docteurs, confesseurs et pontifes, reunis dans cette assemblee, que la separation entre l'homme et l'animal n'est pas complete, puisqu'il se trouve des monstres qui procedent a la fois de l'un et de l'autre. Tels sont les chimeres, moitie nymphes et moitie serpents; les trois gorgones, les capripedes; telles sont les scylles et les sirenes qui chantent dans la mer. Elles ont un buste de femme et une queue de poisson. Tels sont aussi les centaures, hommes jusqu'a la ceinture et chevaux pour le reste. Noble race de monstres. L'un d'eux, vous ne l'ignorez point, a su, guide par les seules lumieres de la raison, s'acheminer vers la beatitude eternelle, et vous voyez parfois sur les nuees d'or se cabrer sa poitrine heroique. Le centaure Chiron merita par ses travaux terrestres de partager le sejour des bienheureux: il fit l'education d'Achille; et ce jeune heros, au sortir des mains du centaure, vecut deux ans, habille a la maniere d'une jeune vierge, parmi les filles du roi Lycomede. Il partagea leurs jeux et leur couche sans leur laisser soupconner un moment qu'il n'etait point une jeune vierge comme elles. Chiron, qui l'avait nourri dans de si bonnes moeurs, est, avec l'empereur Trajan, le seul juste qui ait obtenu la gloire celeste en observant la loi naturelle. Et pourtant ce n'etait qu'un demi-homme. "Je crois avoir prouve par cet exemple qu'il suffit de posseder quelques parties d'homme, a la condition toutefois qu'elles soient nobles, pour parvenir a la beatitude eternelle. Et ce que le centaure Chiron a pu obtenir sans etre regenere par le bapteme, comment des pingouins ne le meriteraient-ils pas, apres avoir ete baptises, s'ils devenaient demi- pingouins et demi-hommes? C'est pourquoi je vous supplie, Seigneur, de donner aux pingouins du vieillard Mael une tete et un buste humains, afin qu'ils puissent vous louer dignement, et de leur accorder une ame immortelle, mais petite. Ainsi parla Catherine, et les peres, les docteurs, les confesseurs, les pontifes firent entendre un murmure d'approbation. Mais saint Antoine, ermite, se leva et, tendant vers le Tres-Haut deux bras noueux et rouges: --N'en faites rien, Seigneur mon Dieu, s'ecria-t-il, au nom de votre saint Paraclet, n'en faites rien! Il parlait avec une telle vehemence que sa longue barbe blanche s'agitait a son menton comme une musette vide a la bouche d'un cheval affame. --Seigneur, n'en faites rien. Des oiseaux a tete humaine, cela existe deja. Sainte Catherine n'a rien imagine de nouveau. --L'imagination assemble et compare; elle ne cree jamais, repliqua sechement sainte Catherine. --... Cela existe deja, poursuivit saint Antoine, qui ne voulait rien entendre. Cela s'appelle les harpies, et ce sont les plus incongrus animaux de la creation. Un jour que, dans le desert, je recus a souper saint Paul, abbe, je mis la table au seuil de ma cabane, sous un vieux sycomore. Les harpies vinrent s'asseoir dans les branches; elles nous assourdirent de leurs cris aigus et fianterent sur tous les mets. L'importunite de ces monstres m'empecha d'entendre les enseignements de saint Paul, abbe, et nous mangeames de la fiente d'oiseau avec notre pain et nos laitues. Comment peut-on croire que les harpies vous loueront dignement, Seigneur? "Certes, dans mes tentations, j'ai vu beaucoup d'etres hybrides, non seulement des femmes serpents et des femmes poissons, mais des etres composes avec plus d'incoherence encore, comme des hommes dont le corps etait fait d'une marmite, d'une cloche, d'une horloge, d'un buffet rempli de nourriture et de vaisselle, ou meme d'une maison avec des portes et des fenetres, par lesquelles on apercevait des personnes occupees a des travaux domestiques. L'eternite ne suffirait pas s'il me fallait decrire tous les monstres qui m'ont assailli dans ma solitude, depuis les baleines greees comme des navires jusqu'a la pluie de bestioles rouges qui changeait en sang l'eau de ma fontaine. Mais aucun n'etait aussi degoutant que ces harpies qui brulerent de leurs excrements les feuilles de mon beau sycomore. --Les harpies, fit observer Lactance, sont des monstres femelles au corps d'oiseau. Elles ont d'une femme la tete et la poitrine. Leur indiscretion, leur impudence et leur obscenite procedent de leur nature feminine, ainsi que l'a demontre le poete Virgile en son _Eneide_. Elles participent de la malediction d'Eve. --Ne parlons plus de la malediction d'Eve, dit le Seigneur. La seconde Eve a rachete la premiere. Paul Orose, auteur d'une histoire universelle que Bossuet devait plus tard imiter, se leva et supplia le Seigneur: --Seigneur, entendez ma priere et celle d'Antoine. Ne fabriquez plus de monstres a la facon des centaures, des sirenes et des faunes, chers aux Grecs assembleurs de fables. Vous n'en aurez aucune satisfaction. Ces sortes de monstres ont des inclinations paiennes et leur double nature ne les dispose pas a la purete des moeurs. Le suave Lactance repliqua en ces termes: --Celui qui vient de parler est assurement le meilleur historien qui soit dans le Paradis, puisqu'Herodote, Thucydide, Polybe Tite-Live, Velleius Paterculus, Cornelius Nepos, Suetone, Manethon, Diodore de Sicile, Dion Cassius, Lampride, sont prives de la vue de Dieu et que Tacite souffre en enfer les tourments dus aux blasphemateurs. Mais il s'en faut que Paul Orose connaisse aussi bien les cieux que la terre. Car il ne songe point que les anges, qui procedent de l'homme et de l'oiseau, sont la purete meme. --Nous nous egarons, dit l'Eternel. Que viennent faire ici ces centaures, ces harpies et ces anges? Il s'agit de pingouins. --Vous l'avez dit, Seigneur; il s'agit de pingouins, declara le doyen des cinquante docteurs confondus en leur vie mortelle par la vierge d'Alexandrie, et j'ose exprimer cet avis que, pour faire cesser le scandale dont les cieux s'emeuvent, il faut, comme le propose sainte Catherine qui nous a confondus, donner aux pingouins du vieillard Mael la moitie d'un corps humain, avec une ame eternelle, proportionnee a cette moitie. Sur cette parole, il s'eleva dans l'assemblee un grand bruit de conversations particulieres et de disputes doctorales. Les peres grecs contestaient avec les latins vehementement sur la substance, la nature et les dimensions de l'ame qu'il convenait de donner aux pingouins. --Confesseurs et pontifes, s'ecria le Seigneur, n'imitez point les conclaves et les synodes de la terre. Et ne portez point dans l'Eglise triomphante ces violences qui troublent l'Eglise militante. Car, il n'est que trop vrai: dans tous les conciles, tenus sous l'inspiration de mon Esprit, en Europe, en Asie, en Afrique, les peres ont arrache la barbe et les yeux aux peres. Toutefois ils furent infaillibles, car j'etais avec eux. L'ordre etant retabli, le vieillard Hermas se leva et prononca ces lentes paroles: --Je vous louerai, Seigneur, de ce que vous fites naitre Saphira, ma mere, parmi votre peuple, aux jours ou la rosee du ciel rafraichissait la terre en travail de son Sauveur. Et je vous louerai, Seigneur, de m'avoir donne de voir de mes yeux mortels les apotres de votre divin fils. Et je parlerai dans cette illustre assemblee parce que vous avez voulu que la verite sortit de la bouche des humbles, et je dirai: Changez ces pingouins en hommes. C'est la seule determination convenable a votre justice et a votre misericorde. Plusieurs docteurs demandaient la parole; d'autres la prenaient. Personne n'ecoutait et tous les confesseurs agitaient tumultueusement leurs palmes et leurs couronnes. Le Seigneur, d'un geste de sa droite, apaisa les querelles de ses elus: --N'en deliberons plus, dit-il. L'avis ouvert par le doux vieillard Hermas est le seul conforme a mes desseins eternels. Ces oiseaux seront changes en hommes. Je prevois a cela plusieurs inconvenients. Beaucoup entre ces hommes se donneront des torts qu'ils n'auraient pas eus comme pingouins. Certes, leur sort, par l'effet de ce changement, sera bien moins enviable qu'il n'eut ete sans ce bapteme et cette incorporation a la famille d'Abraham. Mais il convient que ma prescience n'entreprenne pas sur leur libre arbitre. Afin de ne point porter atteinte a la liberte humaine, j'ignore ce que je sais, j'epaissis sur mes yeux les voiles que j'ai perces et, dans mon aveugle clairvoyance, je me laisse surprendre par ce que j'ai prevu. Et aussitot, appelant l'archange Raphael: --Va trouver, lui dit-il, le saint homme Mael; avertis-le de sa meprise et dis-lui que, arme de mon Nom, il change ces pingouins en hommes. CHAPITRE VIII METAMORPHOSE DES PINGOUINS L'archange, descendu dans l'ile des Pingouins, trouva le saint homme endormi au creux d'un rocher, parmi ses nouveaux disciples. Il lui posa la main sur l'epaule et, l'ayant eveille, dit d'une voix douce: --Mael, ne crains point! Et le saint homme, ebloui par une vive lumiere, enivre d'une odeur delicieuse, reconnut l'ange du Seigneur et se prosterna le front contre terre. Et l'ange dit encore: --Mael, connais ton erreur: croyant baptiser des enfants d'Adam, tu as baptise des oiseaux; et voici que par toi des pingouins sont entres dans l'Eglise de Dieu. A ces mots, le vieillard demeura stupide. Et l'ange reprit: --Leve-toi, Mael, arme-toi du Nom puissant du Seigneur et dis a ces oiseaux: "Soyez des hommes!" Et le saint homme Mael, ayant pleure et prie, s'arma du Nom puissant du Seigneur et dit aux oiseaux: --Soyez des hommes! Aussitot les pingouins se transformerent. Leur front s'elargit et leur tete s'arrondit en dome, comme Sainte-Marie Rotonde dans la ville de Rome. Leurs yeux ovales s'ouvrirent plus grands sur l'univers; un nez charnu habilla les deux fentes de leurs narines; leur bec se changea en bouche et de cette bouche sortit la parole; leur cou s'accourcit et grossit; leurs ailes devinrent des bras et leurs pattes des jambes; une ame inquiete habita leur poitrine. Pourtant il leur restait quelques traces de leur premiere nature. Ils etaient enclins a regarder de cote; ils se balancaient sur leurs cuisses trop courtes; leur corps restait couvert d'un fin duvet. Et Mael rendit graces au Seigneur de ce qu'il avait incorpore ces pingouins a la famille d'Abraham. Mais il s'affligea a la pensee que, bientot, il quitterait cette ile pour n'y plus revenir et que, loin de lui, peut-etre, la foi des pingouins perirait, faute de soins, comme une plante trop jeune et trop tendre. Et il concut l'idee de transporter leur ile sur les cotes d'Armorique. --J'ignore les desseins de la Sagesse eternelle, se dit-il. Mais si Dieu veut que l'ile soit transportee, qui pourrait empecher qu'elle le fut? Et le saint homme du lin de son etole fila une corde tres mince, d'une longueur de quarante pieds. Il noua un bout de cette corde autour d'une pointe de rocher qui percait le sable de la greve et, tenant a la main l'autre bout de la corde, il entra dans l'auge de pierre. L'auge glissa sur la mer, et remorqua l'ile des Pingouins; apres neuf jours de navigation elle aborda heureusement au rivage des Bretons, amenant l'ile avec elle. LIVRE II LES TEMPS ANCIENS CHAPITRE PREMIER LES PREMIERS VOILES Ce jour-la, saint Mael s'assit, au bord de l'ocean, sur une pierre qu'il trouva brulante. Il crut que le soleil l'avait chauffee, et il en rendit graces au Createur du monde, ne sachant pas que le Diable venait de s'y reposer. L'apotre attendait les moines d'Yvern, charges d'amener une cargaison de tissus et de peaux, pour vetir les habitants de l'ile d'Alca. Bientot il vit debarquer un religieux nomme Magis, qui portait un coffre sur son dos. Ce religieux jouissait d'une grande reputation de saintete. Quand il se fut approche du vieillard, il posa le coffre a terre et dit, en s'essuyant le front du revers de sa manche: --Eh bien, mon pere, voulez-vous donc vetir ces pingouins? --Rien n'est plus necessaire, mon fils, repondit le vieillard. Depuis qu'ils sont incorpores a la famille d'Abraham, ces pingouins participent de la malediction d'Eve, et ils savent qu'ils sont nus, ce qu'ils ignoraient auparavant. Et il n'est que temps de les vetir, car voici qu'ils perdent le duvet qui leur restait apres leur metamorphose. --Il est vrai, dit Magis, en promenant ses regards sur le rivage ou l'on voyait les pingouins occupes a pecher la crevette, a cueillir des moules, a chanter ou a dormir; ils sont nus. Mais ne croyez-vous pas, mon pere, qu'il ne vaudrait pas mieux les laisser nus? Pourquoi les vetir? Lors qu'ils porteront des habits et qu'ils seront soumis a la loi morale, ils en prendront un immense orgueil, une basse hypocrisie et une cruaute superflue. --Se peut-il, mon fils, soupira le vieillard, que vous conceviez si mal les effets de la loi morale a laquelle les gentils eux-memes se soumettent? --La loi morale, repliqua Magis, oblige les hommes qui sont des betes a vivre autrement que des betes, ce qui les contrarie sans doute; mais aussi les flatte et les rassure; et, comme ils sont orgueilleux, poltrons et avides de joie, ils se soumettent volontiers a des contraintes dont ils tirent vanite et sur lesquelles ils fondent et leur securite presente et l'espoir de leur felicite future. Tel est le principe de toute morale.... Mais ne nous egarons point. Mes compagnons dechargent en cette ile leur cargaison de tissus et de peaux. Songez-y, mon pere, tandis qu'il en est temps encore! C'est une chose d'une grande consequence que d'habiller les pingouins. A present, quand un pingouin desire une pingouine, il sait precisement ce qu'il desire, et ses convoitises sont bornees par une connaissance exacte de l'objet convoite. En ce moment, sur la plage, deux ou trois couples de pingouins font l'amour au soleil. Voyez avec quelle simplicite! Personne n'y prend garde et ceux qui le font n'en semblent pas eux-memes excessivement occupes. Mais quand les pingouines seront voilees, le pingouin ne se rendra pas un compte aussi juste de ce qui l'attire vers elles. Ses desirs indetermines se repandront en toutes sortes de reves et d'illusions; enfin, mon pere, il connaitra l'amour et ses folles douleurs. Et, pendant ce temps, les pingouines, baissant les yeux et pincant les levres, vous prendront des airs de garder sous leurs voiles un tresor!... Quelle pitie! "Le mal sera tolerable tant que ces peuples resteront rudes et pauvres; mais attendez seulement un millier d'annees et vous verrez de quelles armes redoutables vous aurez ceint, mon pere, les filles d'Alca. Si vous le permettez, je puis vous en donner une idee par avance. J'ai quelques nippes dans cette caisse. Prenons au hasard une de ces pingouines dont les pingouins font si peu de cas, et habillons-la le moins mal que nous pourrons. "En voici precisement une qui vient de notre cote. Elle n'est ni plus belle ni plus laide que les autres; elle est jeune. Personne ne la regarde. Elle chemine indolemment sur la falaise, un doigt dans le nez et se grattant le dos jusqu'au jarret. Il ne vous echappe pas, mon pere, qu'elle a les epaules etroites, les seins lourds, le ventre gros et jaune, les jambes courtes. Ses genoux, qui tirent sur le rouge, grimacent a tous les pas qu'elle fait, et il semble qu'elle ait a chaque articulation des jambes une petite tete de singe. Ses pieds, epanouis et veineux, s'attachent au rocher par quatre doigts crochus, tandis que les gros orteils se dressent sur le chemin comme les tetes de deux serpents pleins de prudence. Elle se livre a la marche; tous ses muscles sont interesses a ce travail, et, de ce que nous les voyons fonctionner a decouvert, nous prenons d'elle l'idee d'une machine a marcher, plutot que d'une machine a faire l'amour, bien qu'elle soit visiblement l'une et l'autre et contienne en elle plusieurs mecanismes encore. Eh bien, venerable apotre, vous allez voir ce que je vais vous en faire. A ces mots, le moine Magis atteint en trois bonds la femme pingouine, la souleve, l'emporte repliee sous son bras, la chevelure trainante, et la jette epouvantee aux pieds du saint homme Mael. Et tandis qu'elle pleure et le supplie de ne lui point faire de mal, il tire de son coffre une paire de sandales et lui ordonne de les chausser. --Serres dans les cordons de laine, ses pieds, fit-il observer au vieillard, en paraitront plus petits. Les semelles, hautes de deux doigts, allongeront elegamment ses jambes et le faix qu'elles portent en sera magnifie. Tout en nouant ses chaussures, la pingouine jeta sur le coffre ouvert un regard curieux, et, voyant qu'il etait plein de joyaux et de parures, elle sourit dans ses larmes. Le moine lui tordit les cheveux sur la nuque et les couronna d'un chapeau de fleurs. Il lui entoura les poignets de cercles d'or et, l'ayant fait mettre debout, il lui passa sous les seins et sur le ventre un large bandeau de lin, alleguant que la poitrine en concevrait une fierte nouvelle et que les flancs en seraient evides pour la gloire des hanches. Au moyen des epingles qu'il tirait une a une de sa bouche, il ajustait ce bandeau. --Vous pouvez serrer encore, fit la pingouine. Quand il eut, avec beaucoup d'etude et de soins, contenu de la sorte les parties molles du buste, il revetit tout le corps d'une tunique rose, qui en suivait mollement les lignes. --Tombe-t-elle bien? demanda la pingouine. Et, la taille flechie, la tete de cote, le menton sur l'epaule, elle observait d'un regard attentif la facon de sa toilette. Magis lui ayant demande si elle ne croyait pas que la robe fut un peu longue, elle repondit avec assurance que non, qu'elle la releverait. Aussitot, tirant de la main gauche sa jupe par derriere, elle la serra obliquement au-dessus des jarrets, prenant soin de decouvrir a peine les talons. Puis elle s'eloigna a pas menus en balancant les hanches. Elle ne tournait pas la tete; mais en passant pres d'un ruisseau, elle s'y mira du coin de l'oeil. Un pingouin, qui la rencontra d'aventure, s'arreta surpris, et rebroussant chemin, se mit a la suivre. Comme elle longeait le rivage, des pingouins qui revenaient de la peche s'approcherent d'elle et, l'ayant contemplee, marcherent sur sa trace. Ceux qui etaient couches sur le sable se leverent et se joignirent aux autres. Sans interruption, a son approche, devalaient des sentiers de la montagne, sortaient des fentes des rochers, emergeaient du fond des eaux, de nouveaux pingouins qui grossissaient le cortege. Et tous, hommes murs aux robustes epaules, a la poitrine velue, souples adolescents, vieillards secouant les plis nombreux de leur chair rose aux soies blanches, ou trainant leurs jambes plus maigres et plus seches que le baton de genevrier qui leur en faisait une troisieme, se pressaient, haletants, et ils exhalaient une acre odeur et des souffles rauques. Cependant, elle allait tranquille et semblait ne rien voir. --Mon pere, s'ecria Magis, admirez comme ils cheminent tous le nez darde sur le centre spherique de cette jeune demoiselle, maintenant que ce centre est voile de rose. La sphere inspire les meditations des geometres par le nombre de ses proprietes; quand elle procede de la nature physique et vivante, elle en acquiert des qualites nouvelles. Et pour que l'interet de cette figure fut pleinement revele aux pingouins, il fallut que, cessant de la voir distinctement par leurs yeux, ils fussent amenes a se la representer en esprit. Moi-meme, je me sens a cette heure irresistiblement entraine vers cette pingouine. Est-ce parce que sa jupe lui a rendu le cul essentiel, et que, le simplifiant avec magnificence, elle le revet d'un caractere synthetique et general et n'en laisse paraitre que l'idee pure, le principe divin, je ne saurais le dire; mais il me semble que, si je l'embrassais, je tiendrais dans mes mains le firmament des voluptes humaines. Il est certain que la pudeur communique aux femmes un attrait invincible. Mon trouble est tel que j'essayerais en vain de le cacher. Il dit, et troussant sa robe horriblement, il s'elance sur la queue des pingouins, les presse, les culbute, les surmonte, les foule aux pieds, les ecrase, atteint la fille d'Alca, la saisit a pleines mains par l'orbe rose qu'un peuple entier crible de regards et de desirs et qui soudain disparait, aux bras du moine, dans une grotte marine. Alors les pingouins crurent que le soleil venait de s'eteindre. Et le saint homme Mael connut que le Diable avait pris les traits du moine Magis pour donner des voiles a la fille d'Alca. Il etait trouble dans sa chair et son ame etait triste. En regagnant a pas lents son ermitage, il vit de petites pingouines de six a sept ans, la poitrine plate et les cuisses creuses, qui s'etaient fait des ceintures d'algues et de goemons et parcouraient la plage en regardant si les hommes ne les suivaient pas. CHAPITRE II LES PREMIERS VOILES (SUITE ET FIN) Le saint homme Mael ressentait une profonde affliction de ce que les premiers voiles mis a une fille d'Alca eussent trahi la pudeur pingouine, loin de la servir. Il n'en persista pas moins dans son dessein de donner des vetements aux habitants de l'ile miraculeuse. Les ayant convoques sur le rivage, il leur distribua les habits que les religieux d'Yvern avaient apportes. Les pingouins recurent des tuniques courtes et des braies, les pingouines des robes longues. Mais il s'en fallut de beaucoup que ces robes fissent l'effet que la premiere avait produit. Elles n'etaient pas aussi belles, la facon en etait rude et sans art, et l'on n'y faisait plus attention puisque toutes les femmes en portaient. Comme elles preparaient les repas et travaillaient aux champs, elles n'eurent bientot plus que des corsages crasseux et des cotillons sordides. Les pingouins accablaient de travail leurs malheureuses compagnes qui ressemblaient a des betes de somme. Ils ignoraient les troubles du coeur et le desordre des passions. Leurs moeurs etaient innocentes. L'inceste, tres frequent, y revetait une simplicite rustique, et si l'ivresse portait un jeune garcon a violer son aieule, le lendemain, il n'y songeait plus. CHAPITRE III LE BORNAGE DES CHAMPS ET L'ORIGINE DE LA PROPRIETE L'ile ne gardait point son apre aspect d'autrefois, lorsque, au milieu des glaces flottantes elle abritait dans un amphitheatre de rochers un peuple d'oiseaux. Son pic neigeux s'etait affaisse et il n'en subsistait plus qu'une colline, du haut de laquelle on decouvrait les rivages d'Armorique, couverts d'une brume eternelle, et l'ocean seme de sombres ecueils, semblables a des monstres a demi souleves sur l'abime. Ses cotes etaient maintenant tres etendues et profondement decoupees, et sa figure rappelait la feuille de murier. Elle se couvrit soudain d'une herbe salee, agreable aux troupeaux, de saules, de figuiers antiques et de chenes augustes. Le fait est atteste par Bede le Venerable et plusieurs autres auteurs dignes de foi. Au nord, le rivage formait une baie profonde, qui devint par la suite un des plus illustres ports de l'univers. A l'est, au long d'une cote rocheuse battue par une mer ecumante, s'etendait une lande deserte et parfumee. C'etait le rivage des Ombres, ou les habitants de l'ile ne s'aventuraient jamais, par crainte des serpents niches dans le creux des roches et de peur d'y rencontrer les ames des morts, semblables a des flammes livides. Au sud, des vergers et des bois bordaient la baie tiede des Plongeons. Sur ce rivage fortune le vieillard Mael construisit une eglise et un moustier de bois. A l'ouest, deux ruisseaux, le Clange et la Surelle, arrosaient les vallees fertiles des Dalles et des Dombes. Or, un matin d'automne, le bienheureux Mael, qui se promenait dans la vallee du Clange en compagnie d'un religieux d'Yvern, nomme Bulloch, vit passer par les chemins des troupes d'hommes farouches, charges de pierres. En meme temps, il entendit de toutes parts des cris et des plaintes monter de la vallee vers le ciel tranquille. Et il dit a Bulloch: --J'observe avec tristesse, mon fils, que les habitants de cette ile, depuis qu'ils sont devenus des hommes, agissent avec moins de sagesse qu'auparavant. Lorsqu'ils etaient oiseaux, ils ne se querellaient que dans la saison des amours. Et maintenant ils se disputent en tous les temps; ils se cherchent noise ete comme hiver. Combien ils sont dechus de cette majeste paisible qui, repandue sur l'assemblee des pingouins, la rendait semblable au senat d'une sage republique! "Regarde, mon fils Bulloch, du cote de la Surelle. Il se trouve precisement dans la fraiche vallee une douzaine d'hommes pingouins, occupes a s'assommer les uns les autres avec des beches et des pioches dont il vaudrait mieux qu'ils travaillassent la terre. Cependant, plus cruelles que les hommes, les femmes dechirent de leurs ongles le visage de leurs ennemis. Helas! mon fils Bulloch, pourquoi se massacrent-ils ainsi? --Par esprit d'association, mon pere, et prevision de l'avenir, repondit Bulloch. Car l'homme est par essence prevoyant et sociable. Tel est son caractere. Il ne peut se concevoir sans une certaine appropriation des choses. Ces pingouins que vous voyez, o maitre, s'approprient des terres. --Ne pourraient-ils se les approprier avec moins de violence? demanda le vieillard. Tout en combattant, ils echangent des invectives et des menaces. Je ne distingue pas leurs paroles. Elles sont irritees, a en juger par le ton. --Ils s'accusent reciproquement de vol et d'usurpation, repondit Bulloch. Tel est le sens general de leurs discours. A ce moment, le saint homme Mael, joignant les mains, poussa un grand soupir: --Ne voyez-vous pas, mon fils, s'ecria-t-il, ce furieux qui coupe avec ses dents le nez de son adversaire terrasse, et cet autre qui broie la tete d'une femme sous une pierre enorme? --Je les vois, repondit Bulloch. Ils creent le droit; ils fondent la propriete; ils etablissent les principes de la civilisation, les bases des societes et les assises de l'Etat. --Comment cela? demanda le vieillard Mael. --En bornant leurs champs. C'est l'origine de toute police. Vos pingouins, o maitre, accomplissent la plus auguste des fonctions. Leur oeuvre sera consacree a travers les siecles par les legistes, protegee et confirmee par les magistrats. Tandis que le moine Bulloch prononcait ces paroles, un grand pingouin a la peau blanche, au poil roux, descendait dans la vallee, un tronc d'arbre sur l'epaule. S'approchant d'un petit pingouin, tout brule du soleil, qui arrosait ses laitues, il lui cria: --Ton champ est a moi! Et, ayant prononce cette parole puissante, il abattit sa massue sur la tete du petit pingouin, qui tomba mort sur la terre cultivee par ses mains. A ce spectacle, le saint homme Mael fremit de tout son corps et versa des larmes abondantes. Et d'une voix etouffee par l'horreur et la crainte, il adressa au ciel cette priere: --Mon Dieu, mon Seigneur, o toi qui recus les sacrifices du jeune Abel, toi qui maudis Cain, venge, Seigneur, cet innocent pingouin, immole sur son champ, et fais sentir au meurtrier le poids de ton bras. Est-il crime plus odieux, est-il plus grave offense a ta justice, o Seigneur, que ce meurtre et ce vol? --Prenez garde, mon pere, dit Bulloch avec douceur, que ce que vous appelez le meurtre et le vol est en effet la guerre et la conquete, fondements sacres des empires et sources de toutes les vertus et de toutes les grandeurs humaines. Considerez surtout qu'en blamant le grand pingouin, vous attaquez la propriete dans son origine et son principe. Je n'aurai pas de peine a vous le demontrer. Cultiver la terre est une chose, posseder la terre en est une autre. Et ces deux choses ne doivent pas etre confondues. En matiere de propriete, le droit du premier occupant est incertain et mal assis. Le droit de conquete, au contraire, repose sur des fondements solides. Il est le seul respectable parce qu'il est le seul qui se fasse respecter. La propriete a pour unique et glorieuse origine la force. Elle nait et se conserve par la force. En cela elle est auguste et ne cede qu'a une force plus grande. C'est pourquoi il est juste de dire que quiconque possede est noble. Et ce grand homme roux, en assommant un laboureur pour lui prendre son champ, vient de fonder a l'instant une tres noble maison sur cette terre. Je veux l'en feliciter. Ayant ainsi parle, Bulloch s'approcha du grand pingouin qui, debout au bord du sillon ensanglante, s'appuyait sur sa massue. Et s'etant incline jusqu'a terre: --Seigneur Greatauk, prince tres redoute, lui dit-il, je viens vous rendre hommage, comme au fondateur d'une puissance legitime et d'une richesse hereditaire. Enfoui dans votre champ, le crane du vil pingouin que vous avez abattu attestera a jamais les droits sacres de votre posterite sur cette terre anoblie par vous. Heureux vos fils et les fils de vos fils! Ils seront Greatauk ducs du Skull, et ils domineront sur l'ile d'Alca. Puis, elevant la voix, et se tournant vers le saint vieillard Mael: --Mon pere, benissez Greatauk. Car toute puissance vient de Dieu. Mael restait immobile et muet, les yeux leves vers le ciel: il eprouvait une incertitude douloureuse a juger la doctrine du moine Bulloch. C'est pourtant cette doctrine qui devait prevaloir aux epoques de haute civilisation. Bulloch peut etre considere comme le createur du droit civil en Pingouinie. CHAPITRE IV LA PREMIERE ASSEMBLEE DES ETATS DE PINGOUINIE. --Mon fils Bulloch, dit le vieillard Mael, nous devons faire le denombrement des Pingouins et inscrire le nom de chacun d'eux dans un livre. --Rien n'est plus urgent, repondit Bulloch; il ne peut y avoir de bonne police sans cela. Aussitot l'apotre, avec le concours de douze religieux, fit proceder au recensement du peuple. Et le vieillard Mael dit ensuite: --Maintenant que nous tenons registre de tous les habitants, il convient, mon fils Bulloch, de lever un impot equitable, afin de subvenir aux depenses publiques et a l'entretien de l'abbaye. Chacun doit contribuer selon ses moyens. C'est pourquoi, mon fils, convoquez les Anciens d'Alca, et d'accord avec eux nous etablirons l'impot. Les Anciens, ayant ete convoques, se reunirent, au nombre de trente, dans la cour du moustier de bois, sous le grand sycomore. Ce furent les premiers Etats de Pingouinie. Ils etaient formes aux trois quarts des gros paysans de la Surelle et du Clange. Greatauk, comme le plus noble des Pingouins, s'assit sur la plus haute pierre. Le venerable Mael prit place au milieu de ses religieux et prononca ces paroles: --Enfants, le Seigneur donne, quand il lui plait, les richesses aux hommes et les leur retire. Or, je vous ai rassembles pour lever sur le peuple des contributions afin de subvenir aux depenses publiques et a l'entretien des religieux. J'estime que ces contributions doivent etre en proportion de la richesse de chacun. Donc celui qui a cent boeufs en donnera dix; celui qui en a dix en donnera un. Quand le saint homme eut parle, Morio, laboureur a Anis-sur-Clange, un des plus riches hommes parmi les Pingouins, se leva et dit: --O Mael, o mon pere, j'estime qu'il est juste que chacun contribue aux depenses publiques et aux frais de l'Eglise. Pour ce qui est de moi, je suis pret a me depouiller de tout ce que je possede dans l'interet de mes freres pingouins et, s'il le fallait, je donnerais de grand coeur jusqu'a ma chemise. Tous les anciens du peuple sont disposes, comme moi, a faire le sacrifice de leurs biens; et l'on ne saurait douter de leur devouement absolu au pays et a la religion. Il faut donc considerer uniquement l'interet public et faire ce qu'il commande. Or ce qu'il commande, o mon pere, ce qu'il exige, c'est de ne pas beaucoup demander a ceux qui possedent beaucoup; car alors les riches seraient moins riches et les pauvres plus pauvres. Les pauvres vivent du bien des riches; c'est pourquoi ce bien est sacre. N'y touchez pas: ce serait mechancete gratuite. A prendre aux riches, vous ne retireriez pas grand profit, car ils ne sont guere nombreux; et vous vous priveriez, au contraire, de toutes ressources, en plongeant le pays dans la misere. Tandis que, si vous demandez un peu d'aide a chaque habitant, sans egard a son bien, vous recueillerez assez pour les besoins publics, et vous n'aurez pas a vous enquerir de ce que possedent les citoyens, qui regarderaient toute recherche de cette nature comme une odieuse vexation. En chargeant tout le monde egalement et legerement, vous epargnerez les pauvres, puisque vous leur laisserez le bien des riches. Et comment serait-il possible de proportionner l'impot a la richesse? Hier j'avais deux cents boeufs; aujourd'hui j'en ai soixante, demain j'en aurais cent. Clunic a trois vaches, mais elles sont maigres; Nicclu n'en a que deux, mais elles sont grasses. De Clunic ou de Nicclu quel est le plus riche? Les signes de l'opulence sont trompeurs. Ce qui est certain, c'est que tout le monde boit et mange. Imposez les gens d'apres ce qu'ils consomment. Ce sera la sagesse et ce sera la justice. Ainsi parla Morio, aux applaudissements des Anciens. --Je demande qu'on grave ce discours sur des tables d'airain, s'ecria le moine Bulloch. Il est dicte pour l'avenir; dans quinze cents ans, les meilleurs entre les Pingouins ne parleront pas autrement. Les Anciens applaudissaient encore, lorsque Greatauk, la main sur le pommeau de l'epee, fit cette breve declaration: --Etant noble, je ne contribuerai pas; car contribuer est ignoble. C'est a la canaille a payer. Sur cet avis, les Anciens se separerent en silence. Ainsi qu'a Rome, il fut procede au cens tous les cinq ans; et l'on s'apercut, par ce moyen, que la population s'accroissait rapidement. Bien que les enfants y mourussent en merveilleuse abondance et que les famines et les pestes vinssent avec une parfaite regularite depeupler des villages entiers, de nouveaux Pingouins, toujours plus nombreux, contribuaient par leur misere privee a la prosperite publique. CHAPITRE V LES NOCES DE KRAKEN ET D'ORBEROSE En ce temps-la, vivait dans l'ile d'Alca un homme pingouin dont le bras etait robuste et l'esprit subtil. Il se nommait Kraken et avait sa demeure sur le rivage des Ombres, ou les habitants de l'ile ne s'aventuraient jamais, par crainte des serpents niches au creux des roches et de peur d'y rencontrer les ames des Pingouins morts sans bapteme qui, semblables a des flammes livides et trainant de longs gemissements, erraient, la nuit, sur le rivage desole. Car on croyait communement, mais sans preuves, que, parmi les Pingouins changes en hommes a la priere du bienheureux Mael, plusieurs n'avaient pas recu le bapteme et revenaient apres leur mort pleurer dans la tempete. Kraken habitait sur la cote sauvage une caverne inaccessible. On n'y penetrait que par un souterrain naturel de cent pieds de long dont un bois epais cachait l'entree. Or un soir que Kraken cheminait a travers la campagne deserte, il rencontra, par hasard, une jeune pingouine, pleine de grace. C'etait celle-la meme que, naguere, le moine Magis avait habillee de sa main, et qui la premiere avait porte des voiles pudiques. En souvenir du jour ou la foule emerveillee des Pingouins l'avait vue fuir glorieusement dans sa robe couleur d'aurore, cette vierge avait recu le nom d'Orberose [Note: "Orbe, _poetique_, globe en parlant des corps celestes. Par extension toute espece de corps globuleux." (Littre.)] A la vue de Kraken, elle poussa un cri d'epouvante et s'elanca pour lui echapper. Mais le heros la saisit par les voiles qui flottaient derriere elle et lui adressa ces paroles: --Vierge, dis-moi ton nom, ta famille, ton pays. Cependant Orberose regardait Kraken avec epouvante. --Est-ce vous que je vois, seigneur, lui demanda-t-elle en tremblant, ou n'est-ce pas plutot votre ame indignee? Elle parlait ainsi parce que les habitants d'Alca, n'ayant plus de nouvelles de Kraken depuis qu'il habitait le rivage des Ombres, le croyaient mort et descendu parmi les demons de la nuit. --Cesse de craindre, fille d'Alca, repondit Kraken. Car celui qui te parle n'est pas une ame errante, mais un homme plein de force et de puissance. Je possederai bientot de grandes richesses. Et la jeune Orberose demanda: --Comment penses-tu acquerir de grandes richesses, o Kraken, etant fils des Pingouins? --Par mon intelligence, repondit Kraken. --Je sais, fit Orberose, que du temps que tu habitais parmi nous, tu etais renomme pour ton adresse a la chasse et a la peche. Personne ne t'egalait dans l'art de prendre le poisson dans un filet ou de percer de fleches les oiseaux rapides. --Ce n'etait la qu'une industrie vulgaire et laborieuse, o jeune fille. J'ai trouve le moyen de me procurer sans fatigue de grands biens. Mais, dis-moi qui tu es. --Je me nomme Orberose, repondit la jeune fille. --Comment te trouvais-tu si loin de ta demeure, dans la nuit? --Kraken, ce ne fut pas sans la volonte du Ciel. --Que veux-tu dire, Orberose? --Que le ciel, o Kraken, me mit sur ton chemin, j'ignore pour quelle raison. Kraken la contempla longtemps dans un sombre silence. Puis il lui dit avec douceur: --Orberose, viens dans ma maison, c'est celle du plus ingenieux et du plus brave entre les fils des Pingouins. Si tu consens a me suivre, je ferai de toi ma compagne. Alors, baissant les yeux, elle murmura: --Je vous suivrai, seigneur. C'est ainsi que la belle Orberose devint la compagne du heros Kraken. Cet hymen ne fut point celebre par des chants et des flambeaux, parce que Kraken ne consentait point a se montrer au peuple des Pingouins; mais, cache dans sa caverne, il formait de grands desseins. CHAPITRE VI LE DRAGON D'ALCA "Nous allames ensuite visiter le cabinet d'histoire naturelle.... L'administrateur nous montra une espece de paquet empaille qu'il nous dit renfermer le squelette d'un dragon: preuve, ajouta-t-il, que le dragon n'est pas un animal fabuleux." (_Memoires de Jacques Casanova._ Paris, 1843, t. IV, pp. 404, 405.) Cependant les habitants d'Alca exercaient les travaux de la paix. Ceux de la cote septentrionale allaient dans des barques pecher les poissons et les coquillages. Les laboureurs des Dombes cultivaient l'avoine, le seigle et le froment. Les riches Pingouins de la vallee des Dalles elevaient des animaux domestiques et ceux de la baie des Plongeons cultivaient leurs vergers. Des marchands de Port-Alca faisaient avec l'Armorique le commerce des poissons sales. Et l'or des deux Bretagnes, qui commencait a s'introduire dans l'ile, y facilitait les echanges. Le peuple pingouin jouissait dans une tranquillite profonde du fruit de son travail quand, tout a coup, une rumeur sinistre courut de village en village. On apprit partout a la fois qu'un dragon affreux avait ravage deux fermes dans la baie des Plongeons. Peu de jours auparavant la vierge Orberose avait disparu. On ne s'etait pas inquiete tout de suite de son absence parce qu'elle avait ete enlevee plusieurs fois par des hommes violents et pleins d'amour. Et les sages ne s'en etonnaient pas, considerant que cette vierge etait la plus belle des Pingouines. On remarquait meme qu'elle allait parfois au devant de ses ravisseurs, car nul ne peut echapper a sa destinee. Mais cette fois, ne la voyant point revenir, on craignit que le dragon ne l'eut devoree. Aussi bien les habitants de la vallee des Dalles s'apercurent bientot que ce dragon n'etait pas une fable contee par des femmes autour des fontaines. Car une nuit le monstre devora dans le village d'Anis six poules, un mouton et un jeune enfant orphelin nomme le petit Elo. Des animaux et de l'enfant on ne retrouva rien le lendemain matin. Aussitot les Anciens du village s'assemblerent sur la place publique et siegerent sur le banc de pierre pour aviser a ce qu'il etait expedient de faire en ces terribles circonstances. Et, ayant appele tous ceux des Pingouins qui avaient vu le dragon durant la nuit sinistre, ils leur demanderent: --N'avez-vous point observe sa forme et ses habitudes? Et chacun repondit a son tour: --Il a des griffes de lion, des ailes d'aigle et la queue d'un serpent. --Son dos est herisse de cretes epineuses. --Tout son corps est couvert d'ecailles jaunissantes. --Son regard fascine et foudroie. Il vomit des flammes. --Il empeste l'air de son haleine. --Il a une tete de dragon, des griffes de lion, une queue de poisson. Et une femme d'Anis, qui passait pour saine d'esprit et de bon jugement et a qui le dragon avait pris trois poules, deposa comme il suit: --Il est fait comme un homme. A preuve que j'ai cru que c'etait mon homme et que je lui ai dit: "Viens donc te coucher, grosse bete." D'autres disaient: --Il est fait comme un nuage. --Il ressemble a une montagne. Et un jeune enfant vint et dit: --Le dragon, je l'ai vu qui otait sa tete dans la grange pour donner un baiser a ma soeur Minnie. Et les Anciens demanderent encore aux habitants: --Comment le dragon est-il grand? Et il leur fut repondu: --Grand comme un boeuf. --Comme les grands navires de commerce des Bretons. --Il est de la taille d'un homme. --Il est plus haut que le figuier sous lequel vous etes assis. --Il est gros comme un chien. Interroges enfin sur sa couleur, les habitants dirent: --Rouge. --Verte. --Bleue. --Jaune. --Il a la tete d'un beau vert; les ailes sont orange vif, lave de rose; les bords d'un gris d'argent; la croupe et la queue rayees de bandes brunes et roses, le ventre jaune vif, mouchete de noir. --Sa couleur? Il n'a pas de couleur. --Il est couleur de dragon. Apres avoir entendu ces temoignages, les Anciens demeurerent incertains sur ce qu'il y avait a faire. Les uns proposaient d'epier le dragon, de le surprendre et de l'accabler d'une multitude de fleches. D'autres, considerant qu'il etait vain de s'opposer par la force a un monstre si puissant, conseillaient de l'apaiser par des offrandes. --Payons-lui le tribut, dit l'un d'eux qui passait pour sage. Nous pourrons nous le rendre propice en lui faisant des presents agreables, des fruits, du vin, des agneaux, une jeune vierge. D'autres enfin etaient d'avis d'empoisonner les fontaines ou il avait coutume de boire ou de l'enfumer dans sa caverne. Mais aucun de ces avis ne prevalut. On disputa longuement et les Anciens se separerent sans avoir pris aucune resolution. CHAPITRE VII LE DRAGON D'ALCA (SUITE) Durant tout le mois dedie par les Romains a leur faux dieu Mars ou Mavors, le dragon ravagea les fermes des Dalles et des Dombes, enleva cinquante moutons, douze porcs et trois jeunes garcons. Toutes les familles etaient en deuil et l'ile se remplissait de lamentations. Pour conjurer le fleau, les Anciens des malheureux villages qu'arrosent le Clange et la Surelle resolurent de se reunir et d'aller ensemble demander secours au bienheureux Mael. Le cinquieme jour du mois dont le nom, chez les Latins, signifie ouverture, parce qu'il ouvre l'annee, ils se rendirent en procession au moustier de bois qui s'elevait sur la cote meridionale de l'ile. Introduits dans le cloitre, ils firent entendre des sanglots et des gemissements. Emu de leurs plaintes, le vieillard Mael, quittant la salle ou il se livrait a l'etude de l'astronomie et a la meditation des Ecritures, descendit vers eux, appuye sur son baton pastoral. A sa venue les Anciens prosternes tendirent des rameaux verts. Et plusieurs d'entre eux brulerent des herbes aromatiques. Et le saint homme, s'etant assis pres de la fontaine claustrale, sous un figuier antique, prononca ces paroles: --O mes fils, posterite des Pingouins, pourquoi pleurez-vous et gemissez-vous? Pourquoi tendez-vous vers moi ces rameaux suppliants? Pourquoi faites-vous monter vers le ciel la fumee des aromates? Attendez-vous que je detourne de vos tetes quelque calamite? Pourquoi m'implorez-vous? Je suis pret a donner ma vie pour vous. Dites seulement ce que vous esperez de votre pere. A ces questions le premier des Anciens repondit: --Pere des enfants d'Alca, o Mael, je parlerai pour tous. Un dragon tres horrible ravage nos champs, depeuple nos etables et ravit dans son antre la fleur de notre jeunesse. Il a devore l'enfant Elo et sept jeunes garcons; il a broye entre ses dents affamees la vierge Orberose, la plus belle des Pingouines. Il n'est point de village ou il ne souffle son haleine empoisonnee et qu'il ne remplisse de desolation. "En proie a ce fleau redoutable, nous venons, o Mael, te prier, comme le plus sage, d'aviser au salut des habitants de cette ile, de peur que la race antique des Pingouins ne s'eteigne. --O le premier des Anciens d'Alca, repliqua Mael, ton discours me plonge dans une profonde affliction, et je gemis a la pensee que cette ile est en proie aux fureurs d'un dragon epouvantable. Un tel fait n'est pas unique, et l'on trouve dans les livres plusieurs histoires de dragons tres feroces. Ces monstres se rencontrent principalement dans les cavernes, aux bords des eaux et de preference chez les peuples paiens. Il se pourrait que plusieurs d'entre vous, bien qu'ayant recu le saint bapteme, et tout incorpores qu'ils sont a la famille d'Abraham, aient adore des idoles, comme les anciens Romains, ou suspendu des images, des tablettes votives, des bandelettes de laine et des guirlandes de fleurs aux branches de quelque arbre sacre. Ou bien encore les Pingouines ont danse autour d'une pierre magique et bu l'eau des fontaines habitees par les nymphes. S'il en etait ainsi, je croirais que le Seigneur a envoye ce dragon pour punir sur tous les crimes de quelques-uns et afin de vous induire, o fils des Pingouins, a exterminer du milieu de vous le blaspheme, la superstition et l'impiete. C'est pourquoi je vous indiquerai comme remede au grand mal dont vous souffrez de rechercher soigneusement l'idolatrie dans vos demeures et de l'en extirper. J'estime qu'il sera efficace aussi de prier et de faire penitence. Ainsi parla le saint vieillard Mael. Et les Anciens du peuple pingouin, lui ayant baise les pieds, retournerent dans leurs villages avec une meilleure esperance. CHAPITRE VIII LE DRAGON D'ALCA (SUITE) Suivant les conseils du saint homme Mael, les habitants d'Alca s'efforcerent d'extirper les superstitions qui avaient germe parmi eux. Ils veillerent a ce que les filles n'allassent plus danser autour de l'arbre des fees, en prononcant des incantations. Ils defendirent severement aux jeunes meres de frotter leurs nourrissons pour les rendre forts, aux pierres dressees dans les campagnes. Un vieillard des Dombes, qui annoncait l'avenir en secouant des grains d'orge sur un tamis, fut jete dans un puits. Cependant, le monstre continuait a ravager chaque nuit les basses-cours et les etables. Les paysans epouvantes se barricadaient dans leurs maisons. Une femme enceinte qui, par une lucarne, vit au clair de lune l'ombre du dragon sur le chemin bleu, en fut si epouvantee qu'elle accoucha incontinent avant terme. En ces jours d'epreuve, le saint homme Mael meditait sans cesse sur la nature des dragons et sur les moyens de les combattre. Apres six mois d'etudes et de prieres, il lui parut bien avoir trouve ce qu'il cherchait. Un soir, comme il se promenait sur le rivage de la mer, en compagnie d'un jeune religieux nomme Samuel, il lui exprima sa pensee en ces termes: --J'ai longuement etudie l'histoire et les moeurs des dragons, non pour satisfaire une vaine curiosite, mais afin d'y decouvrir des exemples a suivre dans les conjonctures presentes. Et telle est, mon fils Samuel, l'utilite de l'histoire. "C'est un fait constant que les dragons sont d'une vigilance extreme. Ils ne dorment jamais. Aussi les voit-on souvent employes a garder des tresors. Un dragon gardait a Colchis la toison d'or que Jason conquit sur lui. Un dragon veillait sur les pommes d'or du jardin des Hesperides. Il fut tue par Hercule et transforme par Junon en une etoile du ciel. Le fait est rapporte dans des livres; s'il est veritable, il se produisit par magie, car les dieux des paiens sont en realite des diables. Un dragon defendait aux hommes rudes et ignorants de boire a la fontaine de Castalie. Il faut se rappeler aussi le dragon d'Andromede, qui fut tue par Persee. "Mais quittons les fables des paiens, ou l'erreur est melee sans cesse a la verite. Nous rencontrons des dragons dans les histoires du glorieux archange Michel, des saints Georges, Philippe, Jacques le Majeur, et Patrice, des saintes Marthe et Marguerite. Et c'est en de tels recits, dignes de toute creance, que nous devons chercher reconfort et conseil. "L'histoire du dragon de Silene nous offre notamment de precieux exemples. Il faut que vous sachiez, mon fils, que, au bord d'un vaste etang, voisin de cette ville, habitait un dragon effroyable qui s'approchait parfois des murailles et empoisonnait de son haleine tous ceux qui sejournaient dans les faubourgs. Et, pour n'etre point devores par le monstre, les habitants de Silene lui livraient chaque matin un des leurs. On tirait la victime au sort. Le sort, apres cent autres, designa la fille du roi. "Or, saint Georges, qui etait tribun militaire, passant par la ville de Silene, apprit que la fille du roi venait d'etre conduite a l'animal feroce. Aussitot, il remonta sur son cheval et, s'armant de sa lance, courut a la rencontre du dragon, qu'il atteignit au moment ou le monstre allait devorer la vierge royale. Et quand saint Georges eut terrasse le dragon, la fille du roi noua sa ceinture autour du cou de la bete, qui la suivit comme un chien qu'on mene en laisse. "Cela nous est un exemple du pouvoir des vierges sur les dragons. L'histoire de sainte Marthe nous en fournit une preuve plus certaine encore. Connaissez-vous cette histoire, mon fils Samuel? --Oui, mon pere, repondit Samuel. Et le bienheureux Mael poursuivit: --Il y avait, dans une foret, sur les bords du Rhone, entre Arles et Avignon, un dragon mi-quadrupede et mi-poisson, plus gros qu'un boeuf, avec des dents aigues comme des cornes et de grandes ailes aux epaules. Il coulait les bateaux et devorait les passagers. Or, sainte Marthe, a la priere du peuple, alla vers ce dragon, qu'elle trouva occupe a devorer un homme; elle lui passa sa ceinture autour du cou et le conduisit facilement a la ville. "Ces deux exemples m'induisent a penser qu'il convient de recourir au pouvoir de quelque vierge pour vaincre le dragon qui seme l'epouvante et la mort dans l'ile d'Alca. "C'est pourquoi, mon fils Samuel, ceins tes reins et va, je te prie, avec deux de tes compagnons, dans tous les villages de cette ile, et publie partout qu'une vierge pourra seule delivrer l'ile du monstre qui la depeuple. "Tu chanteras des cantiques et des psaumes, et tu diras: "--O fils des pingouins, s'il est parmi vous une vierge tres pure, qu'elle se leve et que, armee du signe de la croix, elle aille combattre le dragon! Ainsi parla le vieillard, et le jeune Samuel promit d'obeir. Des le lendemain, il ceignit ses reins et partit avec deux de ses compagnons pour annoncer aux habitants d'Alca qu'une vierge etait seule capable de delivrer les Pingouins des fureurs du dragon. CHAPITRE IX LE DRAGON D'ALCA (SUITE) Orberose aimait son epoux, mais elle n'aimait pas que lui. A l'heure ou Venus s'allume dans le ciel pale, tandis que Kraken allait repandant l'effroi sur les villages, elle visitait, en sa maison roulante, un jeune berger des Dalles, nomme Marcel, dont la forme gracieuse enveloppait une infatigable vigueur. La belle Orberose partageait avec delices la couche aromatique du pasteur. Mais, loin de se faire connaitre a lui pour ce qu'elle etait, elle se donnait le nom de Brigide et se disait la fille d'un jardinier de la baie des Plongeons. Lorsque echappee a regret de ses bras, elle cheminait, a travers les prairies fumantes, vers le rivage des Ombres, si d'aventure elle rencontrait quelque paysan attarde, aussitot elle deployait ses voiles comme de grandes ailes et s'ecriait: --Passant, baisse les yeux, pour n'avoir point a dire: Helas! helas! malheur a moi, car j'ai vu l'ange du Seigneur. Le villageois tremblant s'agenouillait le front contre terre. Et plusieurs disaient, dans l'ile, que, la nuit, sur les chemins passaient des anges et qu'on mourait pour les avoir vus. Kraken ignorait les amours d'Orberose et de Marcel, car il etait un heros, et les heros ne penetrent jamais les secrets de leurs femmes. Mais, tout en ignorant ces amours, Kraken en goutait les precieux avantages. Il retrouvait chaque nuit sa compagne plus souriante et plus belle, respirant, exhalant la volupte et parfumant le lit conjugal d'une odeur delicieuse de fenouil et de verveine. Elle aimait Kraken d'un amour qui ne devenait jamais importun ni soucieux parce qu'elle ne l'apesantissait pas sur lui seul. Et l'heureuse infidelite d'Orberose devait bientot sauver le heros d'un grand peril et assurer a jamais sa fortune et sa gloire. Car ayant vu passer dans le crepuscule un bouvier de Belmont, qui piquait ses boeufs, elle se prit a l'aimer plus qu'elle n'avait jamais aime le berger Marcel. Il etait bossu, ses epaules lui montaient par-dessus les oreilles; son corps se balancait sur des jambes inegales; ses yeux torves roulaient des lueurs fauves sous des cheveux en broussailles. De son gosier sortait une voix rauque et des rires stridents; il sentait l'etable. Cependant il lui etait beau. "Tel, comme dit Gnathon, a aime une plante, tel autre un fleuve, tel autre une bete." Or, un jour que, dans un grenier du village, elle soupirait etendue et detendue entre les bras du bouvier, soudain des sons de trompe, des rumeurs, des bruits de pas, surprirent ses oreilles; elle regarda par la lucarne et vit les habitants assembles sur la place du marche, autour d'un jeune religieux qui, monte sur une pierre, prononca d'une voix claire ces paroles: --Habitants de Belmont, l'abbe Mael, notre pere venere, vous mande par ma bouche que ni la force des bras ni la puissance des armes ne prevaudra contre le dragon; mais la bete sera surmontee par une vierge. Si donc il se trouve parmi vous une vierge tres nette et tout a fait intacte, qu'elle se leve et qu'elle aille au devant du monstre; et quand elle l'aura rencontre, elle lui passera sa ceinture autour du col et le conduira aussi facilement que si c'etait un petit chien. Et le jeune religieux, ayant releve sa cucule sur sa tete, s'en fut porter en d'autres villages le mandement du bienheureux Mael. Il etait deja loin quand, accroupie dans la paille amoureuse, une main sur le genou et le menton sur la main, Orberose meditait encore ce qu'elle venait d'entendre. Bien qu'elle craignit beaucoup moins pour Kraken le pouvoir d'une vierge que la force des hommes armes, elle ne se sentait pas rassuree par le mandement du bienheureux Mael; un instinct vague et sur, qui dirigeait son esprit, l'avertissait que desormais Kraken ne pouvait plus etre dragon avec securite. Elle demanda au bouvier: --Mon coeur, que penses-tu du dragon? Le rustre secoua la tete: --Il est certain que, dans les temps anciens, des dragons ravageaient la terre; et l'on en voyait de la grosseur d'une montagne. Mais il n'en vient plus, et je crois que ce qu'on prend ici pour un monstre recouvert d'ecailles, ce sont des pirates ou des marchands qui ont emporte dans leur navire la belle Orberose et les plus beaux parmi les enfants d'Alca. Et si l'un de ces brigands tente de me voler mes boeufs, je saurai, par force ou par ruse, l'empecher de me nuire. Cette parole du bouvier accrut les apprehensions d'Orberose et ranima sa sollicitude pour un epoux qu'elle aimait. CHAPITRE X LE DRAGON D'ALCA (SUITE) Les jours s'ecoulerent et aucune pucelle ne se leva dans l'ile pour combattre le monstre. Et, dans le moustier de bois, le vieillard Mael, assis sur un banc, a l'ombre d'un antique figuier, en compagnie d'un religieux plein de piete, nomme Regimental, se demandait avec inquietude et tristesse comment il ne se trouvait point dans Alca une seule vierge capable de surmonter la bete. Il soupira et le frere Regimental soupira de meme. A ce moment le jeune Samuel, venant a passer dans le jardin, le vieillard Mael l'appela et lui dit: --J'ai medite de nouveau, mon fils, sur les moyens de detruire le dragon qui devore la fleur de notre jeunesse, de nos troupeaux et de nos recoltes. A cet egard, l'histoire des dragons de saint Riok et de saint Pol de Leon me semble particulierement instructive. Le dragon de saint Riok etait long de six toises; sa tete tenait du coq et du basilic, son corps du boeuf et du serpent; il desolait les rives de l'Elorn, au temps du roi Bristocus. Saint Riok, age de deux ans, le mena en laisse jusqu'a la mer ou le monstre se noya tres volontiers. Le dragon de saint Pol, long de soixante pieds, n'etait pas moins terrible. Le bienheureux apotre de Leon le lia de son etole et le donna a conduire a un jeune seigneur d'une grande purete. Ces exemples prouvent que, aux yeux de Dieu, un puceau est aussi agreable qu'une pucelle. Le ciel n'y fait point de difference. C'est pourquoi, mon fils, si vous voulez m'en croire, nous nous rendrons tous deux au rivage des Ombres; parvenus a la caverne du dragon, nous appellerons le monstre a haute voix et, quand il s'approchera, je nouerai mon etole autour de son cou et vous le menerez en laisse jusqu'a la mer ou il ne manquera pas de se noyer. A ce discours du vieillard, Samuel baissa la tete et ne repondit pas. --Vous semblez hesiter, mon fils, dit Mael. Le frere Regimental, contrairement a son habitude, prit la parole sans etre interroge. --On hesiterait a moins, fit-il. Saint Riok n'avait que deux ans quand il surmonta le dragon. Qui vous dit que neuf ou dix ans plus tard il en eut encore pu faire autant? Prenez garde, mon pere, que le dragon qui desole notre ile a devore le petit Elo et quatre ou cinq autres jeunes garcons. Frere Samuel n'est pas assez presomptueux pour se croire a dix- neuf ans plus innocent qu'eux a douze et a quatorze. "Helas! ajouta le moine en gemissant, qui peut se vanter d'etre chaste en ce monde ou tout nous donne l'exemple et le modele de l'amour, ou tout dans la nature, betes et plantes, nous montre et nous conseille les voluptueux embrassements? Les animaux sont ardents a s'unir selon leurs guises; mais il s'en faut que les divers hymens des quadrupedes, des oiseaux, des poissons, et des reptiles egalent en venuste les noces des arbres. Tout ce que les paiens, dans leurs fables, ont imagine d'impudicites monstrueuses est depasse par la plus simple fleur des champs, et si vous saviez les fornications des lis et des roses, vous ecarteriez des autels ces calices d'impurete, ces vases de scandale. --Ne parlez pas ainsi, frere Regimental, repondit le vieillard Mael. Soumis a la loi naturelle, les animaux et les plantes sont toujours innocents. Ils n'ont pas d'ame a sauver; tandis que l'homme.... --Vous avez raison, repliqua le frere Regimental; c'est une autre paire de manches. Mais n'envoyez pas le jeune Samuel au dragon: le dragon le mangerait. Depuis deja cinq ans Samuel n'est plus en etat d'etonner les monstres par son innocence. L'annee de la comete, le Diable, pour le seduire, mit un jour sur son chemin une laitiere qui troussait son cotillon pour passer un gue. Samuel fut tente; mais il surmonta la tentation. Le Diable, qui ne se lasse pas, lui envoya dans un songe, l'image de cette jeune fille. L'ombre fit ce que n'avait pu faire le corps: Samuel succomba. A son reveil, il trempa de ses larmes sa couche profanee. Helas! le repentir ne lui rendit point son innocence. En entendant ce recit, Samuel se demandait comment son secret pouvait etre connu, car il ne savait pas que le Diable avait emprunte l'apparence du frere Regimental pour troubler en leur coeur les moines d'Alca. Et le vieillard Mael songeait, et il se demandait avec angoisse: --Qui nous delivrera de la dent du dragon? Qui nous preservera de son haleine? Qui nous sauvera de son regard? Cependant les habitants d'Alca commencaient a prendre courage. Les laboureurs des Dombes et les bouviers de Belmont juraient que, contre un animal feroce, ils vaudraient mieux qu'une fille, et ils s'ecriaient, en se tapant le gras du bras: "Ores vienne le dragon!" Beaucoup d'hommes et de femmes l'avaient vu. Ils ne s'entendaient pas sur sa forme et sa figure, mais tous maintenant s'accordaient a dire qu'il n'etait pas si grand qu'on avait cru, et que sa taille ne depassait pas de beaucoup celle d'un homme. On organisait la defense: vers la tombee du jour, des veilleurs se tenaient a l'entree des villages, prets a donner l'alarme; des compagnies armees de fourches et de faux gardaient, la nuit, les parcs ou les betes etaient renfermees. Une fois meme, dans le village d'Anis, de hardis laboureurs le surprirent sautant le mur de Morio; armes de fleaux, de faux et de fourches, ils lui coururent sus, et ils le serraient de pres. L'un d'eux, vaillant homme et tres alerte, pensa bien l'avoir pique de sa fourche; mais il glissa dans une mare et le laissa echapper. Les autres l'eussent surement atteint, s'ils ne s'etaient attardes a rattraper les lapins et les poules qu'il abandonnait dans sa fuite. Ces laboureurs declarerent aux anciens du village que le monstre leur paraissait de forme et de proportions assez humaines, a part la tete et la queue, qui etaient vraiment epouvantables. CHAPITRE XI LE DRAGON D'ALCA (suite) Ce jour-la Kraken rentra dans sa caverne plus tot que de coutume. Il tira de sa tete son casque de veau marin surmonte de deux cornes de boeuf et dont la visiere s'armait de crocs formidables. Il jeta sur la table ses gants termines par des griffes horribles: c'etaient des becs d'oiseaux pecheurs. Il decrocha son ceinturon ou pendait une longue queue verte aux replis tortueux. Puis il ordonna a son page Elo de lui tirer ses bottes et, comme l'enfant n'y reussissait pas assez vite, il l'envoya d'un coup de pied a l'autre bout de la grotte. Sans regarder la belle Orberose, qui filait la laine, il s'assit devant la cheminee ou rotissait un mouton, et murmura: --Ignobles Pingouins!... Il n'est pas pire metier que de faire le dragon. --Que dit mon seigneur? demanda la belle Orberose. --On ne me craint plus, poursuivit Kraken, Autrefois tout fuyait a mon approche. J'emportais dans mon sac poules et lapins; je chassais devant moi moutons et cochons, vaches et boeufs. Aujourd'hui ces rustres font bonne garde; ils veillent. Tantot, dans le village d'Anis, poursuivi par des laboureurs armes de fleaux, de faux et de fourches fieres, je dus lacher poules et lapins, prendre ma queue sur mon bras et courir a toutes jambes. Or, je vous le demande, est-ce une allure convenable a un dragon de Cappadoce, que de se sauver comme un voleur, sa queue sur le bras? Encore, embarrasse de cretes, de cornes, de crocs, de griffes, d'ecailles, j'echappai a grand peine a une brute qui m'enfonca un demi- pouce de sa fourche dans la fesse gauche. Et ce disant, il portait la main avec sollicitude a l'endroit offense. Et apres s'etre livre quelques instants a des meditations ameres: --Quels idiots que ces Pingouins! Je suis las de souffler des flammes au nez de tels imbeciles. Orberose, tu m'entends?... Ayant ainsi parle, le heros souleva entre ses mains le casque epouvantable et le contempla longtemps dans un sombre silence. Puis il prononca ces paroles rapides: --Ce casque, je l'ai taille de mes mains, en forme de tete de poisson, dans la peau d'un veau marin. Pour le rendre plus formidable, je l'ai surmonte de cornes de boeuf, et je l'ai arme d'une machoire de sanglier; j'y ai fait pendre une queue de cheval, teinte de vermillon. Aucun habitant de cette ile n'en pouvait soutenir la vue, quand je m'en coiffais jusqu'aux epaules dans le crepuscule melancolique. A son approche, femmes, enfants, jeunes hommes, vieillards fuyaient eperdus, et je portais l'epouvante dans la race entiere des Pingouins. Par quels conseils ce peuple insolent, quittant ses premieres terreurs, ose-t-il aujourd'hui regarder en face cette gueule horrible et poursuivre cette criniere effrayante? Et jetant son casque sur le sol rocheux: --Peris, casque trompeur! s'ecria Kraken. Je jure par tous les demons d'Armor de ne jamais plus te porter sur ma tete. Et ayant fait ce serment, il foula aux pieds son casque, ses gants, ses bottes et sa queue aux replis tortueux. --Kraken, dit la belle Orberose, permettez-vous a votre servante d'user d'artifice pour sauver votre gloire et vos biens? Ne meprisez point l'aide d'une femme. Vous en avez besoin, car les hommes sont tous des imbeciles. --Femme, demanda Kraken, quels sont tes desseins? Et la belle Oberose avertit son epoux que des moines allaient par les villes et les campagnes, enseignant aux habitants la maniere la plus convenable de combattre le dragon; que, selon leurs instructions, la bete serait surmontee par une vierge et que, si une pucelle passait sa ceinture autour du col du dragon, elle le conduirait aussi facilement que si c'etait un petit chien. --Comment sais-tu que les moines enseignent ces choses? demanda Kraken. --Mon ami, repondit Orberose, n'interrompez donc pas des propos graves par une question frivole.... "Si donc, ajouterent ces religieux, il se trouve dans Alca une vierge tres pure, qu'elle se leve!" Or, j'ai resolu, Kraken, de repondre a leur appel. J'irai trouver le saint vieillard Mael et lui dirai: "Je suis la vierge designee par le Ciel pour surmonter le dragon." A ces mots Kraken se recria: --Comment seras-tu cette vierge tres pure? Et pourquoi veux-tu me combattre, Orberose? As-tu perdu la raison? Sache bien que je ne me laisserai pas vaincre par toi! --Avant de se mettre en colere, ne pourrait-on pas essayer de comprendre? soupira la belle Orberose avec un mepris profond et doux. Et elle exposa ses desseins subtils. En l'ecoutant, le heros demeurait pensif. Et quand elle eut cesse de parler: --Orberose, ta ruse est profonde, dit-il. Et, si tes desseins s'accomplissent selon tes previsions, j'en tirerai de grands avantages. Mais comment seras-tu la vierge designee par le ciel? --N'en prends nul souci, Kraken, repliqua-t-elle. Et allons nous coucher. Le lendemain, dans la caverne parfumee de l'odeur des graisses, Kraken tressait une carcasse tres difforme d'osier et la recouvrait de peaux effroyablement herissees, squameuses et squalides. A l'une des extremites de cette carcasse, la belle Orberose cousit le cimier farouche et la visiere hideuse, que portait Kraken dans ses courses devastatrices, et, a l'autre bout, elle assujettit la queue aux replis tortueux que le heros avait coutume de trainer derriere lui. Et, quand cet ouvrage fut acheve, ils instruisirent le petit Elo et les cinq autres enfants, qui les servaient, a s'introduire dans cette machine, a la faire marcher, a y souffler dans des trompes et a y bruler de l'etoupe, afin de jeter des flammes et de la fumee par la gueule du dragon. CHAPITRE XII LE DRAGON D'ALCA (SUITE) Orberose, ayant revetu une robe de bure et ceint une corde grossiere, se rendit au moustier et demanda a parler au bienheureux Mael. Et, parce qu'il etait interdit aux femmes d'entrer dans l'enceinte du moustier, le vieillard s'avanca hors des portes, tenant de sa dextre la crosse pastorale et s'appuyant de la main gauche sur l'epaule du frere Samuel, le plus jeune de ses disciples. Il demanda: --Femme, qui es-tu? --Je suis la vierge Orberose. A cette reponse, Mael leva vers le ciel ses bras tremblants. --Dis-tu vrai, femme? C'est un fait certain qu'Orberose fut devoree par le dragon. Et je vois Orberose, et je l'entends! Ne serait-ce point, o ma fille, que dans les entrailles du monstre tu t'armas du signe de la croix et sortis intacte de sa gueule? C'est ce qui me semble le plus croyable. --Tu ne te trompes pas, mon pere, repondit Orberose. C'est precisement ce qui m'advint. Aussitot sortie des entrailles de la bete, je me refugiai dans un ermitage sur le rivage des Ombres. J'y vivais dans la solitude, me livrant a la priere et a la meditation et accomplissant des austerites inouies, quand j'appris par revelation celeste que seule une pucelle pourrait surmonter le dragon, et que j'etais cette pucelle. --Montre-moi un signe de ta mission, dit le vieillard. --Le signe c'est moi-meme, repondit Orberose. --Je n'ignore pas le pouvoir de celles qui ont mis un sceau a leur chair, repliqua l'apotre des Pingouins. Mais es-tu bien telle que tu dis? --Tu le verras a l'effet, repondit Orberose. Le moine Regimental s'etant approche: --Ce sera, dit-il, la meilleure preuve. Le roi Salomon a dit: "Trois choses sont difficiles a connaitre et une quatrieme impossible, ce sont la trace du serpent sur la pierre, de l'oiseau dans l'air, du navire dans l'eau, de l'homme dans la femme. J'estime impertinentes ces matrones qui pretendent en remontrer en de telles matieres au plus sage des rois. Mon pere, si vous m'en croyez, vous ne les consulterez pas a l'endroit de la pieuse Orberose. Quand elles vous auront donne leur opinion, vous n'en serez pas plus avance qu'auparavant. La virginite est non moins difficile a prouver qu'a garder. Pline nous enseigne, en son histoire, que les signes en sont imaginaires ou tres incertains [Note: Nous avons cherche vainement cette phrase dans l'_Histoire naturelle_ de Pline. (Edit.)]. Telle qui porte sur elle les quatorze marques de la corruption est pure aux yeux des anges et telle au contraire qui, visitee par les matrones au doigt et a l'oeil, feuillet par feuillet, sera reconnue intacte, se sait redevable de ces bonnes apparences aux artifices d'une perversite savante. Quant a la purete de la sainte fille que voici, j'en mettrais ma main au feu. Il parlait ainsi parce qu'il etait le Diable. Mais le vieillard Mael ne le savait pas. Il demanda a la pieuse Orberose: --Ma fille, comment vous y prendrez-vous pour vaincre un animal aussi feroce que celui qui vous a devoree? La vierge repondit: --Demain, au lever du soleil, o Mael, tu convoqueras le peuple sur la colline, devant la lande desolee qui s'etend jusqu'au rivage des Ombres, et tu veilleras a ce qu'aucun homme pingouin ne se tienne a moins de cinq cents pas des rochers, car il serait aussitot empoisonne par l'haleine du monstre. Et le dragon sortira des rochers et je lui passerai ma ceinture autour du col, et je le conduirai en laisse comme un chien docile. --Ne te feras-tu pas accompagner d'un homme courageux et plein de piete, qui tuera le dragon? demanda Mael. --Tu l'as dit, o vieillard: je livrerai le monstre a Kraken qui l'egorgera de son epee etincelante. Car il faut que tu saches que le noble Kraken, qu'on croyait mort, reviendra parmi les Pingouins et qu'il tuera le dragon. Et du ventre de la bete sortiront les petits enfants qu'elle a devores. --Ce que tu m'annonces, o vierge, s'ecria l'apotre, me semble prodigieux et au-dessus de la puissance humaine. --Ce l'est, repliqua la vierge Orberose. Mais apprends, o Mael, que j'ai eu revelation que, pour loyer de sa delivrance, le peuple pingouin devra payer au chevalier Kraken un tribut annuel de trois cents poulets, douze moutons, deux boeufs, trois cochons, mil huit cents imaux de ble et les legumes de saison; et qu'en outre, les enfants qui sortiront du ventre du dragon seront donnes et laisses audit Kraken pour le servir et lui obeir en toutes choses. "Si le peuple pingouin manquait a tenir ses engagements, un nouveau dragon aborderait dans l'ile, plus terrible que le premier. J'ai dit. CHAPITRE XIII LE DRAGON D'ALCA (SUITE ET FIN) Le peuple des Pingouins, convoque par le vieillard Mael, passa la nuit sur le rivage des Ombres, a la limite que le saint homme avait tracee, afin qu'aucun entre les Pingouins ne fut empoisonne par le souffle du monstre. Les voiles de la nuit couvraient encore la terre, lorsque, precede d'un mugissement rauque, le dragon montra sur les rochers du rivage sa forme indistincte et portenteuse. Il rampait comme un serpent et son corps tortueux semblait long de quinze pieds. A sa vue, la foule recule d'epouvante. Mais bientot tous les regards se tournent vers la vierge Orberose, qui, dans les premieres lueurs de l'aube, s'avance vetue de blanc sur la bruyere rose. D'un pas intrepide et modeste elle marche vers la bete qui, poussant des hurlements affreux, ouvre une gueule enflammee. Un immense cri de terreur et de pitie s'eleve du milieu des Pingouins. Mais la vierge, deliant sa ceinture de lin, la passe au cou du dragon, qu'elle mene en laisse, comme un chien fidele, aux acclamations des spectateurs. Elle a deja parcouru un long espace de la lande, lorsque apparait Kraken arme d'une epee etincelante. Le peuple, qui le croyait mort, jette des cris de surprise et de joie. Le heros s'elance sur la bete, la retourne, et de son epee, lui ouvre le ventre dont sortent, en chemise, les cheveux boucles et les mains jointes, le petit Elo et les cinq autres enfants que le monstre avait devores. Aussitot, ils se jettent aux genoux de la vierge Orberose qui les prend dans ses bras et leur dit a l'oreille: --Vous irez par les villages et vous direz: "Nous sommes les pauvres petits enfants que le dragon a devores et nous sommes sortis en chemise de son ventre." Les habitants vous donneront en abondance tout ce que vous pourrez souhaiter. Mais si vous parlez autrement, vous n'aurez que des nasardes et des fessees. Allez! Plusieurs Pingouins, voyant le dragon eventre, se precipitaient pour le mettre en lambeaux, les uns par un sentiment de fureur et de vengeance, les autres afin de s'emparer de la pierre magique, nommee dracontite, engendree dans sa tete; les meres des enfants ressuscites couraient embrasser leurs chers petits. Mais le saint homme Mael les retint, leur representant qu'ils n'etaient pas assez saints, les uns et les autres, pour s'approcher du dragon sans mourir. Et bientot le petit Elo et les cinq autres enfants vinrent vers le peuple et dirent: --Nous sommes les pauvres petits enfants que le dragon a devores et nous sommes sortis en chemise de son ventre. Et tous ceux qui les entendaient disaient en les baisant: --Enfants benis, nous vous donnerons en abondance tout ce que vous pourrez souhaiter. Et la foule du peuple se separa, pleine d'allegresse, en chantant des hymnes et des cantiques. Pour commemorer ce jour ou la Providence delivra le peuple d'un cruel fleau, des processions furent instituees dans lesquelles on promenait le simulacre d'un dragon enchaine. Kraken leva le tribut et devint le plus riche et le plus puissant des Pingouins. En signe de sa victoire, afin d'inspirer une terreur salutaire, il portait sur sa tete une crete de dragon et il avait coutume de dire au peuple: --Maintenant que le monstre est mort, c'est moi le dragon. Orberose noua longtemps ses genereux bras au cou des bouviers et des patres qu'elle egalait aux dieux. Et quand elle ne fut plus belle, elle se consacra au Seigneur. Objet de la veneration publique, elle fut admise, apres sa mort, dans le canon des saints et devint la celeste patronne de la Pingouinie. Kraken laissa un fils qui porta comme son pere la crete du dragon et fut, pour cette raison, surnomme Draco. Il fonda la premiere dynastie royale des Pingouins. LIVRE III LE MOYEN AGE ET LA RENAISSANCE CHAPITRE PREMIER BRIAN LE PIEUX ET LA REINE GLAMORGANE Les rois d'Alca issus de Draco, fils de Kraken, portaient sur la tete une crete effroyable de dragon, insigne sacre dont la seule vue inspirait aux peuples la veneration, la terreur et l'amour. Ils etaient perpetuellement en lutte soit avec leurs vassaux et leurs sujets, soit avec les princes des iles et des continents voisins. Les plus anciens de ces rois ont laisse seulement un nom. Encore ne savons-nous ni le prononcer ni l'ecrire. Le premier Draconide dont on connaisse l'histoire est Brian le Pieux, estime pour sa ruse et son courage aux guerres et dans les chasses. Il etait chretien, aimait les lettres et favorisait les hommes voues a la vie monastique. Dans la salle de son palais ou, sous les solives enfumees, pendaient les tetes, les ramures et les cornes des betes sauvages, il donnait des festins auxquels etaient convies tous les joueurs de harpe d'Alca et des iles voisines, et il y chantait lui-meme les louanges des heros. Equitable et magnanime, mais enflamme d'un ardent amour de la gloire, il ne pouvait s'empecher de mettre a mort ceux qui avaient mieux chante que lui. Les moines d'Yvern ayant ete chasses par les paiens qui ravageaient la Bretagne, le roi Brian les appela dans son royaume et fit construire pour eux, pres de son palais, un moustier de bois. Chaque jour, il se rendait avec la reine Glamorgane, son epouse, dans la chapelle du moustier, assistait aux ceremonies religieuses et chantait des hymnes. Or, parmi ces moines, se trouvait un religieux, nomme Oddoul, qui, dans la fleur de sa jeunesse, s'ornait de science et de vertus. Le Diable en concut un grand depit et essaya plusieurs fois de l'induire en tentation. Il prit diverses formes et lui montra tour a tour un cheval de guerre, une jeune vierge, une coupe d'hydromel; puis il lui fit sonner deux des dans un cornet et lui dit: --Veux-tu jouer avec moi les royaumes de ce monde contre un des cheveux de ta tete? Mais l'homme du Seigneur, arme du signe de la croix, repoussa l'ennemi. S'apercevant qu'il ne le pourrait seduire, le Diable imagina pour le perdre un habile artifice. Par une nuit d'ete, il s'approcha de la reine endormie sur sa couche, lui representa l'image du jeune religieux qu'elle voyait tous les jours dans le moustier de bois, et il mit un charme sur cette image. Aussitot l'amour entra comme un poison subtil dans les veines de Glamorgane. Et l'envie d'en faire a son plaisir avec Oddoul la consumait. Elle trouvait sans cesse des pretextes pour l'attirer pres d'elle. Plusieurs fois elle lui demanda d'instruire ses enfants dans la lecture et le chant. --Je vous les confie, lui dit-elle. Et je suivrai les lecons que vous leur donnerez, afin de m'instruire moi-meme. Avec les fils vous enseignerez la mere. Mais le jeune religieux s'excusait, tantot sur ce qu'il n'etait pas un maitre assez savant, tantot sur ce que son etat lui interdisait le commerce des femmes. Ce refus irrita les desirs de Glamorgane. Un jour qu'elle languissait sur sa couche, son mal etant devenu intolerable, elle fit appeler Oddoul dans sa chambre. Il vint par obeissance, mais demeura les yeux baisses sur le seuil de la porte. De ce qu'il ne la regardait point elle ressentait de l'impatience et de la douleur. --Vois, lui dit-elle, je n'ai plus de force, une ombre est sur mes yeux. Mon corps est brulant et glace. Et comme il se taisait et ne faisait pas un mouvement, elle l'appela d'une voix suppliante: --Viens pres de moi, viens! Et, de ses bras tendus qu'allongeait le desir, elle tenta de le saisir et de l'attirer a elle. Mais il s'enfuit en lui reprochant son impudicite. Alors, outree de colere, et craignant qu'Oddoul ne publiat la honte ou elle etait tombee, elle imagina de le perdre lui-meme pour n'etre point perdue par lui. D'une voix eploree qui retentit dans tout le palais, elle appela a l'aide, comme si vraiment elle courait un grand danger. Ses servantes accourues virent le jeune moine qui fuyait et la reine qui ramenait sur elle les draps de sa couche; elles crierent toutes ensemble au meurtre. Et lorsque, attire par le bruit, le roi Brian entra dans la chambre, Glamorgane, lui montrant ses cheveux epars, ses yeux luisants de larmes et sa poitrine, que, dans la fureur de son amour, elle avait dechire de ses ongles: --Mon seigneur et mon epoux, voyez, dit-elle, la trace des outrages que j'ai subis. Pousse d'un desir infame, Oddoul s'est approche de moi et a tente de me faire violence. En entendant ces plaintes, en voyant ce sang, le roi, transporte de fureur, ordonna a ses gardes de s'emparer du jeune religieux et de le bruler vif devant le palais, sous les yeux de la reine. Instruit de cette aventure, l'abbe d'Yvern alla trouver le roi et lui dit: --Roi Brian, connaissez par cet exemple la difference d'une femme chretienne et d'une femme paienne. Lucrece romaine fut la plus vertueuse des princesses idolatres; pourtant elle n'eut pas la force de se defendre contre les attaques d'un jeune effemine, et, confuse de sa faiblesse, elle tomba dans le desespoir, tandis que Glamorgane a resiste victorieusement aux assauts d'un criminel plein de rage et possede du plus redoutable des demons. Cependant Oddoul, dans la prison du palais, attendait le moment d'etre brule vif. Mais Dieu ne souffrit pas que l'innocent perit. Il lui envoya un ange qui, ayant pris la forme d'une servante de la reine, nommee Gudrune, le tira de sa prison et le conduisit dans la chambre meme qu'habitait cette femme dont il avait l'apparence. Et l'ange dit au jeune Oddoul: --Je t'aime parce que tu oses. Et le jeune Oddoul, croyant entendre Gudrune elle-meme, repondit, les yeux baisses: --C'est par la grace du Seigneur que j'ai resiste aux violences de la reine et brave le courroux de cette femme puissante. Et l'ange demanda: --Comment? tu n'as pas fait ce dont la reine t'accuse? --En verite! non, je ne l'ai pas fait, repondit Oddoul, la main sur son coeur. --Tu ne l'as pas fait? --Non! je ne l'ai pas fait. La seule pensee d'une pareille action me remplit d'horreur. --Alors, s'ecria l'ange, qu'est-ce que tu fiches ici, espece d'andouille? [Note: Le chroniqueur pingouin qui rapporte le fait emploie cette expression: _Species inductilis_. J'ai traduit litteralement.] Et il ouvrit la porte pour favoriser la fuite du jeune religieux. Oddoul se sentit violemment pousse dehors. A peine etait-il descendu dans la rue qu'une main lui versa un pot de chambre sur la tete; et il songea: --Tes desseins sont mysterieux, Seigneur, et tes voies impenetrables. CHAPITRE II DRACO LE GRAND--TRANSLATION DES RELIQUES DE SAINTE ORBEROSE La posterite directe de Brian le Pieux s'eteignit vers l'an 900, en la personne de Collic au Court-Nez. Un cousin de ce prince, Bosco le Magnanime, lui succeda et prit soin, pour s'assurer le trone, d'assassiner tous ses parents. Il sortit de lui une longue lignee de rois puissants. L'un d'eux, Draco le Grand, atteignit a une haute renommee d'homme de guerre. Il fut plus souvent battu que les autres. C'est a cette constance dans la defaite qu'on reconnait les grands capitaines. En vingt ans, il incendia plus de cent mille hameaux, bourgs, faubourgs, villages, villes, cites et universites. Il portait la flamme indifferemment sur les terres ennemies et sur son propre domaine. Et il avait coutume de dire, pour expliquer sa conduite: --Guerre sans incendie est comme tripes sans moutarde: c'est chose insipide. Sa justice etait rigoureuse. Quand les paysans qu'il faisait prisonniers ne pouvaient acquitter leur rancon, il les faisait pendre a un arbre, et si quelque malheureuse femme venait l'implorer en faveur de son mari insolvable, il la trainait par les cheveux a la queue de son cheval. Il vecut en soldat, sans mollesse. On se plait a reconnaitre que ses moeurs etaient pures. Non seulement il ne laissa pas dechoir son royaume de sa gloire hereditaire, mais encore il soutint vaillamment jusque dans ses revers l'honneur du peuple pingouin. Draco le Grand fit transferer a Alca les reliques de sainte Orberose. Le corps de la bienheureuse avait ete enseveli dans une grotte du rivage des Ombres, au fond d'une landes parfumee. Les premiers pelerins qui l'allerent visiter furent les jeunes garcons et les jeunes filles des villages voisins. Ils s'y rendaient, de preference, par couples, le soir, comme si les pieux desirs cherchaient naturellement, pour se satisfaire, l'ombre et la solitude. Il vouaient a la sainte un culte fervent et discret, dont ils semblaient jaloux de garder le mystere; ils n'aimaient point a publier trop haut les impressions qu'ils y eprouvaient; mais on les surprenait se murmurant les uns aux autres les mots d'amour, de delices et de ravissement, qu'ils melaient au saint nom d'Orberose; les uns soupiraient qu'on y oubliait le monde; d'autres disaient qu'on sortait de la grotte dans le calme et l'apaisement; les jeunes filles entre elles rappelaient les delices dont elles y avaient ete penetrees. Telles furent les merveilles qu'accomplit la vierge d'Alca a l'aurore de sa glorieuse eternite: elles avaient la douceur et le vague de l'aube. Bientot le mystere de la grotte, tel qu'un parfum subtil, se repandit dans la contree; ce fut pour les ames pures un sujet d'allegresse et d'edification, et les hommes corrompus essayerent en vain d'ecarter, par le mensonge et la calomnie, les fideles des sources de grace qui coulaient du tombeau de la sainte. L'Eglise pourvut a ce que ces graces ne demeurassent point reservees a quelques enfants, mais se repandissent sur toute la chretiente pingouine. Des religieux s'etablirent dans la grotte, batirent un monastere, une chapelle, une hotellerie, sur le rivage, et les pelerins commencerent a affluer. Comme fortifiee par un plus long sejour dans le ciel, la bienheureuse Orberose accomplissait maintenant des miracles plus grands en faveur de ceux qui venaient deposer leur offrande sur sa tombe; elle faisait concevoir des esperances aux femmes jusque-la steriles, envoyait des songes aux vieillards jaloux pour les rassurer sur la fidelite de leurs jeunes epouses injustement soupconnees, tenait eloignes de la contree les pestes, les epizooties, les famines, les tempetes et les dragons de Cappadoce. Mais durant les troubles qui desolerent le royaume au temps du roi Collic et de ses successeurs, le tombeau de sainte Orberose fut depouille de ses richesses, le monastere incendie, les religieux disperses; le chemin, si longtemps foule par tant de devots pelerins, disparut sous l'ajonc, la bruyere et le chardon bleu des sables. Depuis cent ans, la tombe miraculeuse n'etait plus visitee que par les viperes, les belettes et les chauves-souris, quand la sainte apparut a un paysan du voisinage nomme Momordic. --Je suis la vierge Orberose, lui dit-elle; je t'ai choisi pour retablir mon sanctuaire. Avertis les habitants de ces contrees que, s'ils laissent ma memoire abolie et mon tombeau sans honneurs ni richesses, un nouveau dragon viendra desoler la Pingouinie. Des clercs tres savants firent une enquete sur cette apparition qu'ils reconnurent veritable, non diabolique, mais toute celeste, et l'on remarqua plus tard qu'en France, dans des circonstances analogues, sainte Foy et sainte Catherine avaient agi de meme et tenu un semblable langage. Le moustier fut releve et les pelerins affluerent de nouveau. La vierge Orberose operait des miracles de plus en plus grands. Elle guerissait diverses maladies tres pernicieuses, notamment le pied bot, l'hydropisie, la paralysie et le mal de saint Guy. Les religieux, gardiens du tombeau, jouissaient d'une enviable opulence quand la sainte, apparue au roi Draco le Grand, lui ordonna de la reconnaitre pour la patronne celeste du royaume et de transferer ses restes precieux dans la cathedrale d'Alca. En consequence, les reliques bien odorantes de cette vierge furent portees en grande pompe a l'eglise metropolitaine et deposees au milieu du choeur, dans une chasse d'or et d'email, ornee de pierres precieuses. Le chapitre tint registre des miracles operes par l'intervention de la bienheureuse Orberose. Draco le Grand, qui n'avait jamais cesse de defendre et d'exalter la foi chretienne, mourut dans les sentiments de la plus vive piete, laissant de grands biens a l'Eglise. CHAPITRE III LA REINE CRUCHA D'effroyables desordres suivirent la mort de Draco le Grand. On a souvent accuse de faiblesse les successeurs de ce prince. Et il est vrai qu'aucun d'eux ne suivit, meme de loin, l'exemple de ce vaillant ancetre. Son fils Chum, qui etait boiteux, negligea d'accroitre le territoire des Pingouins. Bolo, fils de Chum, perit assassine par les gardes du palais, a l'age de neuf ans, au moment ou il montait sur le trone. Son frere Gun lui succeda. Il n'etait age que de sept ans et se laissa gouverner par sa mere, la reine Crucha. Crucha etait belle, instruite, intelligente; mais elle ne savait pas resister a ses passions. Voici en quels termes le venerable Talpa s'exprime, dans sa chronique, au sujet de cette reine illustre: "La reine Crucha, pour la beaute du visage et les avantages de la taille, ne le cede ni a Semiramis de Babylone, ni a Pentesilee, reine des Amazones, ni a Salome, fille d'Herodiade. Mais elle presente dans sa personne certaines singularites qu'on peut trouver belles ou disgracieuses, selon les opinions contradictoires des hommes et les jugements du monde. Elle a deux petites cornes au front, qu'elle dissimule sous les bandeaux abondants de sa chevelure d'or; elle a un oeil bleu et un noir, le cou penche a gauche, comme Alexandre de Macedoine, six doigts a la main droite et une petite tete de singe au- dessous du nombril. "Sa demarche est majestueuse et son abord affable. Elle est magnifique dans ses depenses, mais elle ne sait pas toujours soumettre sa raison au desir. "Un jour, ayant remarque dans les ecuries du palais un jeune palefrenier d'une grande beaute, elle se sentit incontinent transportee d'amour pour lui et lui confia le commandement des armees. Ce qu'on doit louer sans reserve dans cette grande reine, c'est l'abondance des dons qu'elle fait aux eglises, monasteres et chapelles du royaume, et specialement a la sainte maison de Beargarden, ou, par la grace du Seigneur, j'ai fait profession en ma quatorzieme annee. Elle a fonde des messes pour le repos de son ame en si grand nombre que tout pretre, dans l'Eglise pingouine, est, pour ainsi dire, transforme en un cierge allume au regard du ciel, afin d'attirer la misericorde divine sur l'auguste Crucha." On peut, par ces lignes et par quelques autres dont j'ai enrichi mon texte, juger de la valeur historique et litteraire des _Gesta Pinguinorum_. Malheureusement, cette chronique s'arrete brusquement a la troisieme annee du regne de Draco le Simple, successeur de Gun le Faible. Parvenu a ce point de mon histoire, je deplore la perte d'un guide aimable et sur. Durant les deux siecles qui suivirent, les Pingouins demeurerent plonges dans une anarchie sanglante. Tous les arts perirent. Au milieu de l'ignorance generale, les moines, a l'ombre du cloitre, se livraient a l'etude et copiaient avec un zele infatigable les saintes Ecritures. Comme le parchemin etait rare, ils grattaient les vieux manuscrits pour y transcrire la parole divine. Aussi vit-on fleurir, ainsi qu'un buisson de roses, les Bibles sur la terre pingouine. Un religieux de l'ordre de saint Benoit, Ermold le Pingouin, effaca a lui seul quatre mille manuscrits grecs et latins, pour copier quatre mille fois l'evangile de saint Jean. Ainsi furent detruits en grand nombre les chefs d'oeuvre de la poesie et de l'eloquence antiques. Les historiens sont unanimes a reconnaitre que les couvents pingouins furent le refuge des lettres au moyen age. Les guerres seculaires des Pingouins et des Marsouins remplissent la fin de cette periode. Il est extremement difficile de connaitre la verite sur ces guerres, non parce que les recits manquent, mais parce qu'il y on a plusieurs. Les chroniqueurs marsouins contredisent sur tous les points les chroniqueurs pingouins. Et, de plus, les Pingouins se contredisent entre eux, aussi bien que les Marsouins. J'ai trouve deux chroniqueurs qui s'accordent; mais l'un a copie l'autre. Un fait seul est certain, c'est que les massacres, les viols, les incendies et les pillages se succederent sans interruption. Sous le malheureux prince Bosco IX, le royaume fut a deux doigts de sa ruine. A la nouvelle que la flotte marsouine, composee de six cents grandes nefs, etait en vue d'Alca, l'eveque ordonna une procession solennelle. Le chapitre, les magistrats elus, les membres du parlement et les clercs de l'universite vinrent prendre dans la cathedrale la chasse de sainte Orberose et la promenerent tout autour de la ville, suivis du peuple entier qui chantait des hymnes. La sainte patronne de la Pingouinie ne fut point invoquee en vain; cependant les Marsouins assiegerent la ville en meme temps par terre et par mer, la prirent d'assaut et, durant trois jours et trois nuits, y tuerent, pillerent, violerent et incendierent avec l'indifference qu'engendre l'habitude. On ne saurait trop admirer que, durant ces longs ages de fer, la foi ait ete conservee intacte parmi les Pingouins. La splendeur de la verite eblouissait alors les ames qui n'etaient point corrompues par des sophismes. C'est ce qui explique l'unite des croyances. Une pratique constante de l'Eglise contribua sans doute a maintenir cette heureuse communion des fideles: on brulait immediatement tout Pingouin qui pensait autrement que les autres. CHAPITRE IV LES LETTRES: JOHANNES TALPA C'est sous la minorite du roi Gun que Johannes Talpa, religieux de Beargarden, composa, dans le monastere ou il avait fait profession des l'age d'onze ans et dont il ne sortit jamais un seul jour de sa vie, ses celebres chroniques latines en douze livres _De Gestis Pinguinorum_. Le monastere de Beargarden dresse ses hautes murailles sur le sommet d'un pic inaccessible. On n'y decouvre alentour que les cimes bleues des monts, coupees par les nuees. Quand il entreprit de rediger les _Gesta Pinguinorum_, Johannes Talpa etait deja vieux. Le bon moine a pris soin de nous en avertir dans son livre. "Ma tete a perdu depuis longtemps, dit-il, la parure de ses boucles blondes et mon crane est devenu semblable a ces miroirs de metal convexes, que consultent avec tant d'etude et de soins les dames pingouines. Ma taille, naturellement courte, s'est, avec les ans, abregee et recourbee. Ma barbe blanche rechauffe ma poitrine." Avec une naivete charmante, Talpa nous instruit de certaines circonstances de sa vie et de quelques traits de son caractere. "Issu, nous dit-il, d'une famille noble et destine des l'enfance a l'etat ecclesiastique, on m'enseigna la grammaire et la musique. J'appris a lire sous la discipline d'un maitre qui s'appelait Amicus et qui eut ete mieux nomme Inimicus. Comme je ne parvenais pas facilement a connaitre mes lettres, il me fouettait de verges avec violence, en sorte que je puis dire qu'il m'imprima l'alphabet en traits cuisants sur les fesses." Ailleurs Talpa confesse son inclination naturelle a la volupte. Voici en quels termes expressifs: "Dans ma jeunesse, l'ardeur de mes sens etait telle que, sous l'ombre des bois, j'eprouvais le sentiment de bouillir dans une marmite plutot que de respirer l'air frais. Je fuyais les femmes. En vain! puisqu'il suffisait d'une sonnette ou d'une bouteille pour me les representer." Tandis qu'il redigeait sa chronique, une guerre effroyable, a la fois etrangere et civile, desolait la terre pingouine. Les soldats de Crucha, venus pour defendre le monastere de Beargarden contre les barbares marsouins, s'y etablirent fortement. Afin de le rendre inexpugnable, ils percerent des meurtrieres dans les murs et enleverent de l'eglise la toiture de plomb pour en faire des balles de fronde. Ils allumaient, a la nuit, dans les cours et les cloitres, de grands feux auxquels ils rotissaient des boeufs entiers, embroches aux sapins antiques de la montagne; et, reunis autour des flammes, dans la fumee chargee d'une odeur de resine et de graisse, ils defoncaient les tonneaux de vin et de cervoise. Leurs chants, leurs blasphemes et le bruit de leurs querelles couvraient le son des cloches matinales. Enfin, les Marsouins, ayant franchi les defiles, mirent le siege autour du monastere. C'etaient des guerriers du Nord, vetus et armes de cuivre. Ils appuyaient aux parois de la roche des echelles de cent cinquante toises qui, dans l'ombre et l'orage, se rompaient sous le poids des corps et des armes et repandaient des grappes d'hommes dans les ravins et les precipices; on entendait, au milieu des tenebres, descendre un long hurlement, et l'assaut recommencait. Les Pingouins versaient des ruisseaux de poix ardente sur les assaillants qui flambaient comme des torches. Soixante fois, les Marsouins furieux tenterent l'escalade; ils furent soixante fois repousses. Depuis deja dix mois, ils tenaient le monastere etroitement investi, quand, le saint jour de l'Epiphanie, un patre de la vallee leur enseigna un sentier cache par lequel ils gravirent la montagne, penetrerent dans les souterrains de l'abbaye, se repandirent dans les cloitres, dans les cuisines, dans l'eglise, dans les salles capitulaires, dans la librairie, dans la buanderie, dans les cellules, dans les refectoires, dans les dortoirs, incendierent les batiments, tuerent et violerent sans egard a l'age ni au sexe. Les Pingouins, brusquement reveilles, couraient aux armes; les yeux voiles d'ombre et d'epouvante, ils se frappaient les uns les autres, tandis que les Marsouins se disputaient entre eux, a coups de hache, les vases sacres, les encensoirs, les chandeliers, les dalmatiques, les chasses, les croix d'or et de pierreries. L'air etait charge d'une acre odeur de chair grillee; les cris de mort et les gemissements s'elevaient du milieu des flammes, et, sur le bord des toits croulants, des moines par milliers couraient comme des fourmis et tombaient dans la vallee. Cependant, Johannes Talpa ecrivait sa chronique. Les soldats de Crucha, s'etant retires a la hate, boucherent avec des quartiers de roches toutes les issues du monastere, afin d'enfermer les Marsouins dans les batiments incendies. Et, pour ecraser l'ennemi sous l'eboulement des pierres de taille et des pans de murs, ils se servirent comme de beliers des troncs des plus vieux chenes. Les charpentes embrasees s'effondraient avec un bruit de tonnerre et les arceaux sublimes des nefs s'ecroulaient sous le choc des arbres geants, balances par six cents hommes ensemble. Bientot, il ne resta plus de la riche et vaste abbaye que la cellule de Johannes Talpa, suspendue, par un merveilleux hasard, aux debris d'un pignon fumant. Le vieux chroniqueur ecrivait encore. Cette admirable contention d'esprit peut toutefois sembler excessive chez un annaliste qui s'applique a rapporter les faits accomplis de son temps. Mais, si distrait et detache qu'on soit des choses environnantes, on en ressent l'influence. J'ai consulte le manuscrit original de Johannes Talpa a la Bibliotheque nationale ou il est conserve, fonds ping. K. L., 123 90 _quater_. C'est un manuscrit sur parchemin de 628 feuillets. L'ecriture en est extremement confuse; les lettres, loin de suivre une ligne droite, s'echappent dans toutes les directions, se heurtent et tombent les unes sur les autres dans un desordre ou, pour mieux dire, dans un tumulte affreux. Elles sont si mal formees qu'il est la plupart du temps impossible non seulement de les reconnaitre, mais meme de les distinguer des pates d'encre qui y sont abondamment meles. Ces pages inestimables se ressentent en cela des troubles au milieu desquels elles ont ete tracees. La lecture en est difficile. Au contraire, le style du religieux de Beargarden ne porte la marque d'aucune emotion. Le ton des _Gesta Pinguinorum_ ne s'ecarte jamais de la simplicite. La narration y est rapide et d'une concision qui va parfois jusqu'a la secheresse. Les reflexions sont rares et en general judicieuses. CHAPITRE V LES ARTS: LES PRIMITIFS DE LA PEINTURE PINGOUINE Les critiques pingouins affirment a l'envi que l'art pingouin se distingua des sa naissance par une originalite puissante et delicieuse et qu'on chercherait vainement ailleurs les qualites de grace et de raison qui caracterisent ses premiers ouvrages. Mais les Marsouins pretendent que leurs artistes furent constamment les initiateurs et les maitres des Pingouins. Il est difficile d'en juger, parce que les Pingouins, avant d'admirer leurs peintres primitifs, en detruisirent tous les ouvrages. On ne saurait trop s'affliger de cette perte. Je la ressens pour ma part avec une vivacite cruelle, car je venere les antiquites pingouines et j'ai le culte des primitifs. Ils sont delicieux. Je ne dis pas qu'ils se ressemblent tous; ce ne serait point vrai; mais ils ont des caracteres communs qu'on retrouve dans toutes les ecoles; je veux dire des formules dont ils ne sortent point, et quelque chose d'acheve, car ce qu'ils savent ils le savent bien. On peut heureusement se faire une idee des primitifs pingouins par les primitifs italiens, flamands, allemands et par les primitifs francais qui sont superieurs a tous les autres; comme le dit M. Gruyer, ils ont plus de logique, la logique etant une qualite specialement francaise. Tenterait-on de le nier, qu'il faudrait du moins accorder a la France le privilege d'avoir garde des primitifs quand les autres nations n'en avaient plus. L'exposition des primitifs francais au pavillon de Marsan, en 1904, contenait plusieurs petits panneaux contemporains des derniers Valois et de Henri IV. J'ai fait bien des voyages pour voir les tableaux des freres Van Eyck, de Memling, de Rogier van der Wyden, du maitre de la mort de Marie, d'Ambrogio Lorenzetti et des vieux ombriens. Ce ne fut pourtant ni Bruges, ni Cologne, ni Sienne, ni Perouse qui acheva mon initiation; c'est dans la petite ville d'Arezzo que je devins un adepte conscient de la peinture ingenue. Il y a de cela dix ans ou meme davantage. En ce temps d'indigence et de simplicite, les musees des municipes, a toute heure fermes, s'ouvraient a toute heure aux _forestieri_. Une vieille, un soir, a la chandelle, me montra, pour une une demi-lire, le sordide musee d'Arezzo et j'y decouvris une peinture de Margaritone, un _saint Francois_, dont la tristesse pieuse me tira des larmes. Je fus profondement touche; Margaritone d'Arezzo devint, depuis ce jour, mon primitif le plus cher. Je me figure les primitifs pingouins d'apres les ouvrages de ce maitre. On ne jugera donc pas superflu que je le considere a cette place avec quelque attention, sinon dans le detail de ses oeuvres, du moins sous son aspect le plus general et, si j'ose dire, le plus representatif. Nous possedons cinq ou six tableaux signes de sa main. Son oeuvre capitale, conservee a la _National Gallery_ de Londres, represente la Vierge assise sur un trone et tenant l'enfant Jesus dans ses bras. Ce dont on est frappe d'abord lorsqu'on regarde cette figure, ce sont ses proportions. Le corps, depuis le cou jusqu'aux pieds, n'a que deux fois la hauteur de la tete; aussi parait-il extremement court et trapu. Cet ouvrage n'est pas moins remarquable par la peinture que par le dessin. Le grand Margaritone n'avait en sa possession qu'un petit nombre de couleurs, et il les employait dans toute leur purete, sans jamais rompre les tons. Il en resulte que son coloris offre plus de vivacite que d'harmonie. Les joues de la Vierge et celles de l'enfant sont d'un beau vermillon que le vieux maitre, par une preference naive pour les definitions nettes, a dispose sur chaque visage en deux circonferences si exactes, qu'elles semblent tracees au compas. Un savant critique du XVIIIe siecle, l'abbe Lauzi, a traite les ouvrages de Margaritone avec un profond dedain. "Ce ne sont, a-t-il dit, que de grossiers barbouillages. En ces temps infortunes, on ne savait ni dessiner ni peindre." Tel etait l'avis commun de ces connaisseurs poudres. Mais le grand Margaritone et ses contemporains devaient etre bientot venges d'un si cruel mepris. Il naquit au XIXe siecle, dans les villages bibliques et les cottages reformes de la pieuse Angleterre, une multitude de petits Samuel et de petits Saint-Jean, frises comme des agneaux, qui devinrent, vers 1840 et 1850, des savants a lunettes et instituerent le culte des primitifs. L'eminent theoricien du preraphaelisme, sir James Tuckett, ne craint pas de placer la madone de la _National Gallery_ au rang des chefs- d'oeuvre de l'art chretien. "En donnant a la tete de la Vierge, dit sir James Tuckett, un tiers de la hauteur totale de la figure, le vieux maitre a attire et contenu l'attention du spectateur sur les parties les plus sublimes de la personne humaine et notamment sur les yeux qu'on qualifie volontiers d'organes spirituels. Dans cette peinture, le coloris conspire avec le dessin pour produire une impression ideale et mystique. Le vermillon des joues n'y rappelle pas l'aspect naturel de la peau; il semble plutot que le vieux maitre ait applique sur les visages de la Vierge et de l'Enfant les roses du Paradis." On voit, dans une telle critique, briller, pour ainsi dire, un reflet de l'oeuvre qu'elle exalte; cependant le seraphique esthete d'Edimbourg, Mac Silly, a exprime d'une facon plus sensible encore et plus penetrante l'impression produite sur son esprit par la vue de cette peinture primitive. "La madone de Margaritone, dit le venere Mac Silly, atteint le but transcendant de l'art; elle inspire a ses spectateurs des sentiments d'innocence et de purete; elle les rend semblables aux petits enfants. Et cela est si vrai que, a l'age de soixante six ans, apres avoir eu la joie de la contempler pendant trois heures d'affilee, je me sentis subitement transforme en un tendre nourrisson. Tandis qu'un cab m'emportait a travers _Trafalgar square_, j'agitais mon etui de lunettes comme un hochet, en riant et gazouillant. Et, lorsque la bonne de ma pension de famille m'eut servi mon repas, je me versai des cuillerees de potage dans l'oreille avec l'ingenuite du premier age. "C'est a de tels effets, ajoute Mac Silly, qu'on reconnait l'excellence d'une oeuvre d'art." Margaritone, a ce que rapporte Vasari, mourut a l'age de soixante-dix- sept ans, regrettant d'avoir assez vecu pour voir surgit un nouvel art et la renommee couronner de nouveaux artistes." Ces lignes, que je traduis litteralement, ont inspire a sir James Tuckett les pages les plus suaves, peut-etre, de son oeuvre. Elles font partie du Breviaire des esthetes; tous les preraphaelites les savent par coeur. Je veux les placer ici comme le plus precieux ornement de ce livre. On s'accorde a reconnaitre qu'il ne fut rien ecrit de plus sublime depuis les prophetes d'Israel. LA VISION DE MARGARITONE Margaritone, charge d'ans et de travaux, visitait un jour l'atelier d'un jeune peintre nouvellement etabli dans la ville. Il y remarqua une madone encore toute fraiche, qui, bien que severe et rigide, grace a une certaine exactitude dans les proportions et a un assez diabolique melange d'ombres et de lumieres, ne laissait pas que de prendre du relief et quelque air de vie. A cette vue, le naif et sublime ouvrier d'Arezzo decouvrit avec horreur l'avenir de la peinture. Il murmura, le front dans les mains: --Que de hontes cette figure me fait pressentir! J'y discerne la fin de l'art chretien, qui peint les ames et inspire un ardent desir du ciel. Les peintres futurs ne se borneront pas, comme celui-ci, a rappeler sur un pan de mur ou un panneau de bois la matiere maudite dont nos corps sont formes: ils la celebreront et la glorifieront. Ils revetiront leurs figures des dangereuses apparences de la chair; et ces figures sembleront des personnes naturelles. On leur verra des corps; leurs formes paraitront a travers leurs vetements. Sainte Madeleine aura des seins, sainte Marthe un ventre, sainte Barbe des cuisses, sainte Agnes des fesses (buttocks); saint Sebastien devoilera sa grace adolescente et saint Georges etalera sous le harnais les richesses musculaires d'une virilite robuste; les apotres, les confesseurs, les docteurs et Dieu le Pere lui-meme paraitront en maniere de bons paillards comme vous et moi; les anges affecteront une beaute equivoque, ambigue, mysterieuse qui troublera les coeurs. Quel desir du ciel vous donneront ces representations? Aucun; mais vous y apprendrez a gouter les formes de la vie terrestre. Ou s'arreteront les peintres dans leurs recherches indiscretes? Ils ne s'arreteront point. Ils en arriveront a montrer des hommes et des femmes nus comme les idoles des Romains. Il y aura un art profane et un art sacre, et l'art sacre ne sera pas moins profane que l'autre. "--Arriere! demons! s'ecria le vieux maitre. "Car en une vision prophetique, il decouvrait les justes et les saints devenus pareils a des athletes melancoliques; il decouvrait les Apollo jouant du violon, sur la cime fleurie, au milieu des Muses aux tuniques legeres; il decouvrait les Venus couchees sous les sombres myrtes et les Danae exposant a la pluie d'or leurs flancs delicieux; il decouvrait les Jesus dans les colonnades, parmi les patriciens, les dames blondes, les musiciens, les pages, les negres, les chiens et les perroquets; il decouvrait, en un enchevetrement inextricable de membres humains, d'ailes deployees et de draperies envolees, les Nativites tumultueuses, les Saintes Familles opulentes, les Crucifixions emphatiques; il decouvrait les sainte Catherine, les sainte Barbe, les sainte Agnes, humiliant les patriciennes par la somptuosite de leur velours, de leurs brocarts, de leurs perles et par la splendeur de leur poitrine; il decouvrait les Aurores repandant leurs roses et la multitude des Diane et des Nymphes surprises nues au bord des sources ombreuses. Et le grand Margaritone mourut suffoque par ce pressentiment horrible de la Renaissance et de l'ecole de Bologne." CHAPITRE VI MARBODE Nous possedons un precieux monument de la litterature pingouine au XVe siecle. C'est la relation d'un voyage aux enfers, entrepris par le moine Marbode, de l'ordre de saint Benoit, qui professait pour le poete Virgile une admiration fervente. Cette relation, ecrite en assez bon latin, a ete publiee par M. du Clos des Lunes. On la trouvera ici traduite pour la premiere fois en francais. Je crois rendre service a mes compatriotes en leur faisant connaitre ces pages qui, sans doute, ne sont pas uniques en leur genre dans la litterature latine du moyen age. Parmi les fictions qui peuvent en etre rapprochees nous citerons _le Voyage de saint Brendan_, _la Vision d'Alberic_, _le Purgatoire de saint Patrice_, descriptions imaginaires du sejour suppose des morts, comme la _Divine Comedie_ de Dante Alighieri. Des oeuvres composees sur ce theme la relation de Marbode est une des plus tardives, mais elle n'en est pas la moins singuliere. LA DESCENTE DE MARBODE AUX ENFERS En la quatorze cent cinquante-troisieme annee depuis l'incarnation du fils de Dieu, peu de jours avant que les ennemis de la Croix n'entrassent dans la ville d'Helene et du grand Constantin, il me fut donne a moi, frere Marbode, religieux indigne, de voir et d'ouir ce que personne n'avait encore oui ni vu. J'ai compose de ces choses une relation fidele, afin que le souvenir n'en perisse point avec moi, car le temps de l'homme est court. Le premier jour de mai de ladite annee, a l'heure de vepres, en l'abbaye de Corrigan, assis sur une pierre du cloitre, pres de la fontaine couronnee d'eglantines, je lisais, a mon habitude, quelque chant du poete que j'aime entre tous, Virgile, qui a dit les travaux de la terre, les bergers et les chefs. Le soir suspendait les plis de sa pourpre aux arcs du cloitre et je murmurais d'une voix emue les vers qui montrent comment Didon la Phenicienne traine sous les myrtes des enfers sa blessure encore fraiche. A ce moment, frere Hilaire passa pres de moi, suivi de frere Jacinthe, le portier. Nourri dans des ages barbares, avant la resurrection des Muses, frere Hilaire n'est point initie a la sagesse antique; toutefois la poesie du Mantouan a, comme un flambeau subtil, jete quelques lueurs dans son intelligence. --Frere Marbode, me demanda-t-il, ces vers que vous soupirez ainsi, la poitrine gonflee et les yeux etincelants, appartiennent-ils a cette grande _Eneide_ dont, matin ni soir, vous ne detournez guere les yeux? Je lui repondis que je lisais de Virgile comment le fils d'Anchise apercut Didon pareille a la lune derriere le feuillage. [Note: Le texte porte _... qualem primo qui surgere mense Aut videt aut vidisse putat per nubila lunam._ Frere Marbode, par une etrange inadvertance, substitue a l'image creee par le poete une image toute differente.] --Frere Marbode, repliqua-t-il, je suis certain que Virgile exprime en toute occasion de sages maximes et des pensees profondes. Mais les chants qu'il modula sur la flute syracusaine presentent un sens si beau et une si haute doctrine, qu'on en demeure ebloui. --Prenez garde, mon pere, s'ecria frere Jacinthe d'une voix emue. Virgile etait un magicien qui accomplissait des prodiges avec l'aide des demons. C'est ainsi qu'il perca une montagne pres de Naples et qu'il fabriqua un cheval de bronze ayant le pouvoir de guerir tous les chevaux malades. Il etait necromancien, et l'on montre encore, en une certaine ville d'Italie, le miroir dans lequel il faisait apparaitre les morts. Et pourtant une femme trompa ce grand sorcier. Une courtisane napolitaine l'invita de sa fenetre a se hisser jusqu'a elle dans le panier qui servait a monter les provisions; et elle le laissa toute la nuit suspendu entre deux etages. Sans paraitre avoir entendu ces propos: --Virgile est un prophete, repliqua frere Hilaire; c'est un prophete et qui laisse loin derriere lui les Sibylles avec leurs carmes sacres, et la fille du roi Priam, et le grand divinateur des choses futures, Platon d'Athenes. Tous trouverez dans le quatrieme de ses chants syracusains la naissance de Notre-Seigneur annoncee en un langage qui semble plutot du ciel que de la terre. [Note: Trois siecles avant l'epoque ou vivait notre Marbode on chantait dans les eglises, le jour de Noel: _Maro, vates gentilium, Da Christo testimonium._] "Au temps de mes etudes, lorsque je lus pour la premiere fois: JAM REDIT ET VIRGO, je me sentis plonge dans un ravissement infini; mais tout aussitot j'eprouvai une vive douleur a la pensee que, prive pour toujours de la presence de Dieu, l'auteur de ce chant prophetique, le plus beau qui soit sorti d'une levre humaine, languissait, parmi les Gentils, dans les tenebres eternelles. Cette pensee cruelle ne me quitta plus. Elle me poursuivait jusqu'en mes etudes, mes prieres, mes meditations et mes travaux ascetiques. Songeant que Virgile etait prive de la vue de Dieu et que peut-etre meme il subissait en enfer le sort des reprouves, je ne pouvais gouter ni joie ni repos et il m'arriva de m'ecrier plusieurs fois par jour, les bras tendus vers le ciel: "--Revelez moi, Seigneur, la part que vous fites a celui qui chanta sur la terre comme les anges chantent dans les cieux! "Mes angoisses, apres quelques annees, cesserent lorsque je lus dans un livre ancien que le grand apotre qui appela les Gentils dans l'Eglise du Christ, saint Paul, s'etant rendu a Naples, sanctifia de ses larmes le tombeau du prince des poetes. [Note: _Ad Maronis mausoleum Ductus, fudit super eum Piae rorem lacrymae. Quem te, inquit, reddidissem, Si te vivum invenissem Poetarum maxime!_] Ce me fut une raison de croire que Virgile, comme l'empereur Trajan, fut admis au Paradis pour avoir eu, dans l'erreur le pressentiment de la verite. On n'est point oblige de le croire, mais il m'est doux de me le persuader." Ayant ainsi parle, le vieillard Hilaire me souhaita la paix d'une sainte nuit et s'eloigna avec le frere Jacinthe. Je repris la delicieuse etude de mon poete. Tandis que, le livre a la main, je meditais comment ceux qu'Amour fit perir d'un mal cruel suivent les sentiers secrets au fond de la foret myrteuse, le reflet des etoiles vint se meler en tremblant aux eglantines effeuillees dans l'eau de la fontaine claustrale. Soudain les lueurs, les parfums et la paix du ciel s'abimerent. Un monstrueux Boree, charge d'ombre et d'orage, fondit sur moi en mugissant, me souleva et m'emporta comme un fetu de paille au- dessus des champs, des villes, des fleuves, des montagnes, a travers des nuees tonnantes, durant une nuit faite d'une longue suite de nuits et de jours. Et lorsque apres cette constante et cruelle rage l'ouragan s'apaisa enfin, je me trouvai, loin de mon pays natal, au fond d'un vallon enveloppe de cypres. Alors une femme d'une beaute farouche et trainant de longs voiles s'approcha de moi. Elle me posa la main gauche sur l'epaule et, levant le bras droit vers un chene au feuillage epais: --Vois! me dit-elle. Aussitot je reconnus la Sibylle qui garde le bois sacre de l'Averne et je discernai, parmi les branches touffues de l'arbre que montrait son doigt, le rameau d'or agreable a la belle Proserpine. M'etant dresse debout: --Ainsi donc, m'ecriai-je, o Vierge prophetique, devinant mon desir, tu l'as satisfait. Tu m'as revele l'arbre qui porte la verge resplendissante sans laquelle nul ne peut entrer vivant dans la demeure des morts. Et il est vrai que je souhaitais ardemment de converser avec l'ombre de Virgile. Ayant dit, j'arrachai du tronc antique le rameau d'or et m'elancai sans peur dans le gouffre fumant qui conduit aux bords fangeux du Styx, ou tournoient les ombres comme des feuilles mortes. A la vue du rameau dedie a Proserpine, Charon me prit dans sa barque, qui gemit sous mon poids, et j'abordai la rive des morts, accueilli par les abois silencieux du triple Cerbere. Je feignis de lui jeter l'ombre d'une pierre et le monstre vain s'enfuit dans son antre. La vagissent parmi les joncs les enfants dont les yeux s'ouvrirent et se fermerent en meme temps a la douce lumiere du jour; la, au fond d'une caverne sombre, Minos juge les humains. Je penetrai dans le bois de myrtes ou se trainent languissamment les victimes de l'amour, Phedre, Procris, la triste Eryphyle, Evadne, Pasiphae, Laodamie et Cenis, et Didon la Phenicienne; puis je traversai les champs poudreux reserves aux guerriers illustres. Au dela, s'ouvrent deux routes: celle de gauche conduit au Tartare, sejour des impies. Je pris celle de droite, qui mene a l'Elysee et aux demeures de Dis. Ayant suspendu le rameau sacre a la porte de la deesse, je parvins dans des campagnes amenes, vetues d'une lumiere pourpree. Les ombres des philosophes et des poetes y conversaient gravement. Les Graces et les Muses formaient sur l'herbe des choeurs legers. S'accompagnant de sa lyre rustique, le vieil Homere chantait. Ses yeux etaient fermes, mais ses levres etincelaient d'images divines. Je vis Solon, Democrite et Pythagore qui assistaient, dans la prairie, aux jeux des jeunes hommes et j'apercus, a travers le feuillage d'un antique laurier, Hesiode, Orphee, le melancolique Euripide et la male Sappho. Je passai et reconnus, assis au bord d'un frais ruisseau, le poete Horace, Varius, Gallus et Lycoris. Un peu a l'ecart, Virgile, appuye au tronc d'une yeuse obscure, pensif, regardait les bois. De haute stature et la taille mince, il avait encore ce teint hale, cet air rustique, cette mise negligee, cette apparence inculte qui, de son vivant, cachait son genie. Je le saluai pieusement et demeurai longtemps sans paroles. Enfin, quand la voix put sortir de ma gorge serree: --O toi, si cher aux muses ausoniennes, honneur du nom latin, Virgile, m'ecriai-je, c'est par toi que j'ai senti la beaute; c'est par toi que j'ai connu la table des dieux et le lit des deesses. Souffre les louanges du plus humble de tes adorateurs. --Leve-toi, etranger, me repondit le poete divin. Je reconnais que tu es vivant a l'ombre que ton corps allonge sur l'herbe en ce soir eternel. Tu n'es pas le premier humain qui soit descendu avant sa mort dans ces demeures, bien qu'entre nous et les vivants tout commerce soit difficile. Mais cesse de me louer: je n'aime pas les eloges; les bruits confus de la gloire ont toujours offense mes oreilles. C'est pourquoi, fuyant Rome, ou j'etais connu des oisifs et des curieux, j'ai travaille dans la solitude de ma chere Parthenope. Et puis, pour gouter tes louanges, je ne suis pas assez sur que les hommes de ton siecle comprennent mes vers. Qui es-tu? --Je me nomme Marbode, du royaume d'Alca. J'ai fait profession en l'abbaye de Corrigan. Je lis tes poemes le jour et je les lis la nuit. C'est toi que je suis venu voir dans les Enfers: j'etais impatient de savoir quel y est ton sort. Sur la terre, les doctes en disputent souvent. Les uns tiennent pour extremement probable qu'ayant vecu sous le pouvoir des demons, tu brules maintenant dans les flammes inextinguibles; d'autres, mieux avises, ne se prononcent point, estimant que tout ce qu'on dit des morts est incertain et plein de mensonges; plusieurs, non a la verite des plus habiles, soutiennent que, pour avoir hausse le ton des Muses siciliennes et annonce qu'une nouvelle progeniture descendait des cieux, tu fus admis, comme l'empereur Trajan, a jouir dans le paradis chretien de la beatitude eternelle. --Tu vois qu'il n'en est rien, repondit l'ombre en souriant. --Je te rencontre en effet, o Virgile, parmi les heros et les sages, dans ces Champs-Elysees que toi-meme as decrits. Ainsi donc, contrairement a ce que plusieurs croient sur la terre, nul n'est venu te chercher de la part de Celui qui regne la-haut? Apres un assez long silence: --Je ne te cacherai rien. Il m'a fait appeler; un de ses messagers, un homme simple, est venu me dire qu'on m'attendait et que, bien que je ne fusse point initie a leurs mysteres, en consideration de mes chants prophetiques, une place m'etait reservee parmi ceux de la secte nouvelle. Mais je refusai de me rendre a cette invitation; je n'avais point envie de changer de place. Ce n'est pas que je partage l'admiration des Grecs pour les Champs-Elysees et que j'y goute ces joies qui font perdre a Proserpine le souvenir de sa mere. Je n'ai jamais beaucoup cru moi-meme a ce que j'en ai dit dans mon _Eneide_. Instruit par les philosophes et par les physiciens, j'avais un juste pressentiment de la verite. La vie aux enfers est extremement diminuee; on n'y sent ni plaisir ni peine; on est comme si l'on n'etait pas. Les morts n'y ont d'existence que celle que leur pretent les vivants. Je preferai toutefois y demeurer. --Mais quelle raison donnas-tu, Virgile, d'un refus si etrange? --J'en donnai d'excellentes. Je dis a l'envoye du dieu que je ne meritais point l'honneur qu'il m'apportait, et que l'on supposait a mes vers un sens qu'ils ne comportaient pas. En effet, je n'ai point trahi dans ma quatrieme Eglogue la foi de mes aieux. Des juifs ignorants ont pu seuls interpreter en faveur d'un dieu barbare un chant qui celebre le retour de l'age d'or, predit par les oracles sibylliens. Je m'excusai donc sur ce que je ne pouvais pas occuper une place qui m'etait destinee par erreur et a laquelle je ne me reconnaissais nul droit. Puis, j'alleguai mon humeur et mes gouts, qui ne s'accordaient pas avec les moeurs des nouveaux cieux. "--Je ne suis point insociable, dis-je a cet homme; j'ai montre dans la vie un caractere doux et facile. Bien que la simplicite extreme de mes habitudes m'ait fait soupconner d'avarice, je ne gardais rien pour moi seul; ma bibliotheque etait ouverte a tous, et j'ai conforme ma conduite a cette belle parole d'Euripide: "Tout doit etre commun entre amis". Les louanges, qui m'etaient importunes quand je les recevais, me devenaient agreables lorsqu'elles s'adressaient a Varius ou a Macer. Mais au fond, je suis rustique et sauvage, je me plais dans la societe des betes; je mis tant de soin, a les observer, je prenais d'elles un tel souci que je passai, non point tout a fait a tort, pour un tres bon veterinaire. On m'a dit que les gens de votre secte s'accordaient une ame immortelle et en refusaient une aux animaux: c'est un non-sens qui me fait douter de leur raison. J'aime les troupeaux et peut-etre un peu trop le berger. Cela ne serait pas bien vu chez vous. Il y a une maxime a laquelle je m'efforcai de conformer mes actions: rien de trop. Plus encore que ma faible sante, ma philosophie m'instruisit a user des choses avec mesure. Je suis sobre; une laitue et quelques olives, avec une goutte de falerne, composaient tout mon repas. J'ai frequente moderement le lit des femmes etrangeres; et je ne me suis pas attarde outre mesure a voir, dans la taverne, danser au son du crotale, la jeune syrienne [Note: Cette phrase semble bien indiquer que, si l'on en croyait Marbode, la Copa serait de Virgile.]. Mais si j'ai contenu mes desirs, ce fut pour ma satisfaction et par bonne discipline: craindre le plaisir et fuir la volupte m'eut paru le plus abject outrage qu'on put faire a la nature. On m'assure que durant leur vie certains parmi les elus de ton dieu s'abstenaient de nourriture et fuyaient les femmes par amour de la privation et s'exposaient volontairement a d'inutiles souffrances. Je craindrais de rencontrer ces criminels dont la frenesie me fait horreur. Il ne faut pas demander a un poete de s'attacher trop strictement a une doctrine physique et morale; je suis Romain, d'ailleurs, et les Romains ne savent pas comme les Grecs conduire subtilement des speculations profondes; s'ils adoptent une philosophie, c'est surtout pour en tirer des avantages pratiques. Siron, qui jouissait parmi nous d'une haute renommee, en m'enseignant le systeme d'Epicure, m'a affranchi des vaines terreurs et detourne des cruautes que la religion persuade aux hommes ignorants; j'ai appris de Zenon a supporter avec constance les maux inevitables; j'ai embrasse les idees de Pythagore sur les ames des hommes et des animaux, qui sont les unes et les autres d'essence divine; ce qui nous invite a nous regarder sans orgueil ni sans honte. J'ai su des Alexandrins comment la terre, d'abord molle et ductile, s'affermit a mesure que Neree s'en retirait pour creuser ses demeures humides; comment insensiblement se formerent les choses; de quelle maniere, tombant des nuees allegees, les pluies nourrirent les forets silencieuses et par quel progres enfin de rares animaux commencerent a errer sur les montagnes innomees. Je ne pourrais plus m'accoutumer a votre cosmogonie, mieux faite pour les chameliers des sables de Syrie que pour un disciple d'Aristarque de Samos. Et que deviendrai-je dans le sejour de votre beatitude, si je n'y trouve pas mes amis, mes ancetres, mes maitres et mes dieux, et s'il ne m'est pas donne d'y voir le fils auguste de Rhea, Venus, au doux sourire, mere des Eneades, Pan, les jeunes Dryades, les Sylvains et le vieux Silene barbouille par Egle de la pourpre des mures. "Voila les raisons que je priai cet homme simple de faire valoir au successeur de Jupiter. --Et depuis lors, o grande ombre, tu n'as plus recu de messages? --Je n'en ai recu aucun. --Pour se consoler de ton absence, Virgile, ils ont trois poetes: Commodien, Prudence et Fortunat qui naquirent tous trois en des jours tenebreux ou l'on ne savait plus ni la prosodie ni la grammaire. Mais dis-moi, ne recus-tu jamais, o Mantouan, d'autres nouvelles du Dieu dont tu refusas si deliberement la compagnie? --Jamais, qu'il me souvienne. --Ne m'as-tu point dit que je n'etais pas le premier qui, descendu vivant dans ces demeures, se presenta devant toi? --Tu m'y fais songer. Il y a un siecle et demi, autant qu'il me semble (il est difficile aux ombres de compter les jours et les annees), je fus trouble dans ma profonde paix par un etrange visiteur. Comme j'errais sous les livides feuillages qui bordent le Styx, je vis se dresser devant moi une forme humaine plus opaque et plus sombre que celle des habitants de ces rives: je reconnus un vivant. Il etait de haute taille, maigre, le nez aquilin, le menton aigu, les joues creuses; ses yeux noirs jetaient des flammes, un chaperon rouge, ceint d'une couronne de lauriers, serrait ses tempes decharnees. Ses os percaient la robe etroite et brune qui lui descendait jusqu'aux talons. Il me salua avec une deference que relevait un air de fierte sauvage et m'adressa la parole en un langage plus incorrect et plus obscur que celui des Gaulois dont le divin Julius remplit les legions et la curie. Je finis par comprendre qu'il etait ne pres de Fesules, dans une colonie etrusque fondee par Sylla au bord de l'Arnus, et devenue prospere; qu'il y avait obtenu les honneurs municipaux, mais que, des discordes sanglantes ayant eclate entre le senat, les chevaliers et le peuple, il s'y etait jete d'un coeur impetueux et que maintenant, vaincu, banni, il trainait par le monde un long exil. Il me peignit l'Italie dechiree de plus de discordes et de guerres qu'au temps de ma jeunesse et soupirant apres la venue d'un nouvel Auguste. Je plaignis ses malheurs, me souvenant de ce que j'avais autrefois endure. "Une ame audacieuse l'agitait sans cesse et son esprit nourrissait de vastes pensees, mais il temoignait, helas! par sa rudesse et son ignorance, du triomphe de la barbarie. Il ne connaissait ni la poesie, ni la science, ni meme la langue des Grecs et ne possedait sur l'origine du monde et la nature des dieux aucune tradition antique. Il recitait gravement des fables qui, de mon temps, a Rome, eussent fait rire les petits enfants qui ne payent pas encore pour aller au bain. Le vulgaire croit facilement aux monstres. Les Etrusques particulierement ont peuple les enfers de demons hideux, pareils aux songes d'un malade. Que les imaginations de leur enfance ne les aient point quittes apres tant de siecles, c'est ce qu'expliquent assez la suite et les progres de l'ignorance et de la misere; mais qu'un de leurs magistrats, dont l'esprit s'eleve au-dessus de la commune mesure, partage les illusions populaires et s'effraie de ces demons hideux que, au temps de Porsena, les habitants de cette terre peignaient sur les murs de leurs tombeaux, voila ce dont le sage lui-meme peut s'attrister. Mon Etrusque me recita des vers composes par lui dans un dialecte nouveau, qu'il appelait la langue vulgaire, et dont je ne pouvais comprendre le sens. Mes oreilles furent plus surprises que charmees d'entendre que, pour marquer le rythme, il ramenait a intervalles reguliers trois ou quatre fois le meme son. Cet artifice ne me semble point ingenieux; mais ce n'est pas aux morts a juger les nouveautes. "Au reste, que ce colon de Sylla, ne dans des temps infortunes, fasse des vers inharmonieux, qu'il soit, s'il se peut, aussi mauvais poete que Bavius et Maevius, ce n'est pas ce que je lui reprocherai; j'ai contre lui des griefs qui me touchent davantage. Chose vraiment monstrueuse et a peine croyable! cet homme, retourne sur la terre, y sema, a mon sujet, d'odieux mensonges; il affirma, en plusieurs endroits de ses poemes sauvages, que je lui avais servi de compagnon dans le moderne Tartare, que je ne connais pas; il publia insolemment que j'avais traite les dieux de Rome de dieux faux et menteurs et tenu pour vrai Dieu le successeur actuel de Jupiter. Ami, quand, rendu a la douce lumiere du jour, tu reverras ta patrie, demens ces fables abominables; dis bien a ton peuple que le chantre du pieux Enee n'a jamais encense le dieu des Juifs. "On m'assure que sa puissance decline et qu'on reconnait, a des signes certains, que sa chute est proche. Cette nouvelle me causerait quelque joie si l'on pouvait se rejouir dans ces demeures ou l'on n'eprouve ni craintes ni desirs." Il dit et, avec un geste d'adieu, s'eloigna. Je contemplai son ombre qui glissait sur les asphodeles sans en courber les tiges; je vis qu'elle devenait plus tenue et plus vague a mesure qu'elle s'eloignait de moi; elle s'evanouit avant d'atteindre le bois des lauriers toujours verts. Alors, je compris le sens de ces paroles: "Les morts n'ont de vie que celle que leur pretent les vivants", et je m'acheminai, pensif, a travers la pale prairie, jusqu'a la porte de corne. J'affirme que tout ce qui se trouve dans cet ecrit est veritable [Note: Il y a dans la relation de Marbode un endroit bien digne de remarque, c'est celui ou le religieux de Corrigan decrit l'Alighieri tel que nous nous le figurons aujourd'hui. Les miniatures peintes dans un tres vieux manuscrit de la _Divine Comedie_, le _Codex venetianus_, representent le poete sous l'aspect d'un petit homme gros, vetu d'une tunique courte dont la jupe lui remonte sur le ventre. Quant a Virgile, il porte encore, sur les bois du XVIe siecle, la barbe philosophique. On n'aurait pas cru non plus que ni Marbode ni meme Virgile connussent les tombeaux etrusques de Chiusi et de Corneto, ou se trouvent en effet des peintures murales pleines de diables horribles et burlesques, auxquels ceux d'Orcagna ressemblent beaucoup. Neanmoins, l'authenticite de la _Descente de Marbode aux enfers_ est incontestable: M. du Clos des Lunes l'a solidement etablie; en douter serait douter de la paleographie. CHAPITRE VII SIGNES DANS LA LUNE Alors que la Pingouinie etait encore plongee dans l'ignorance et dans la barbarie, Gilles Loisellier, moine fransciscain, connu par ses ecrits sous le nom d'Aegidius Aucupis, se livrait avec une infatigable ardeur a l'etude des lettres et des sciences. Il donnait ses nuits a la mathematique et a la musique, qu'il appelait les deux soeurs adorables, filles harmonieuses du Nombre et de l'Imagination. Il etait verse dans la medecine et dans l'astrologie. On le soupconnait de pratiquer la magie et il semble vrai qu'il operat des metamorphoses et decouvrit des choses cachees. Les religieux de son couvent, ayant trouve dans sa cellule des livres grecs qu'ils ne pouvaient lire, s'imaginerent que c'etaient des grimoires, et denoncerent comme sorcier leur frere trop savant. Aegidius Aucupis s'enfuit et gagna l'ile d'Irlande ou il vecut trente ans dans l'etude. Il allait de monastere en monastere, cherchant les manuscrits grecs et latins qui y etaient renfermes et il en faisait des copies. Il etudiait aussi la physique et l'alchimie. Il acquit une science universelle et decouvrit notamment des secrets sur les animaux, les plantes et les pierres. On le surprit un jour enferme avec une femme parfaitement belle qui chantait en s'accompagnant du luth et que, plus tard, on reconnut etre une machine qu'il avait construite de ses mains. Il passait souvent la mer d'Irlande pour se rendre dans le pays de Galles et y visiter les librairies des moustiers. Pendant une de ces traversees, se tenant la nuit sur le pont du navire, il vit sous les eaux deux esturgeons qui nageaient de conserve. Il avait l'ouie fine et connaissait le langage des poissons. Or, il entendit que l'un des esturgeons disait a l'autre: --L'homme qu'on voyait depuis longtemps, dans la lune, porter des fagots sur ses epaules est tombe dans la mer. Et l'autre esturgeon dit a son tour: --Et l'on verra dans le disque d'argent l'image de deux amants qui se baisent sur la bouche. Quelques annees plus tard, rentre dans son pays, Aegidius Aucupis y trouva les lettres antiques restaurees, les sciences remises en honneur. Les moeurs s'adoucissaient; les hommes ne poursuivaient plus de leurs outrages les nymphes des fontaines, des bois et des montagnes; ils placaient dans leurs jardins les images des Muses et des Graces decentes et rendaient a la Deesse aux levres d'ambroisie, volupte des hommes et des dieux, ses antiques honneurs. Ils se reconciliaient avec la nature; ils foulaient aux pieds les vaines terreurs et levaient les yeux au ciel sans crainte d'y lire, comme autrefois, des signes de colere et des menaces de damnation. A ce spectacle Aegidius Aucupis rappela dans son esprit ce qu'avaient annonce les deux esturgeons de la mer d'Erin. LIVRE IV LES TEMPS MODERNES TRINCO CHAPITRE PREMIER LA ROUQUINE Aegidius Aucupis, l'Erasme des Pingouins, ne s'etait pas trompe; son temps fut celui du libre examen. Mais ce grand homme prenait pour douceur de moeurs les elegances des humanistes et ne prevoyait pas les effets du reveil de l'intelligence chez les Pingouins. Il amena la reforme religieuse; les catholiques massacrerent les reformes; les reformes massacrerent les catholiques: tels furent les premiers progres de la liberte de pensee. Les catholiques l'emporterent en Pingouinie. Mais l'esprit d'examen avait, a leur insu, penetre en eux; ils associaient la raison a la croyance et pretendaient depouiller la religion des pratiques superstitieuses qui la deshonoraient, comme plus tard on degagea les cathedrales des echoppes que les savetiers, regrattiers et ravaudeuses y avaient adossees. Le mot de legende, qui indiquait d'abord ce que le fidele doit lire, impliqua bientot l'idee de fables pieuses et de contes puerils. Les saints et les saintes eurent a souffrir de cet etat d'esprit. Un petit chanoine, notamment, tres savant, tres austere et tres apre, nomme Princeteau, en signala un si grand nombre comme indignes d'etre chomes, qu'on le surnomma le denicheur de saints. Il ne pensait pas que l'oraison de sainte Marguerite, appliquee en cataplasme sur le ventre des femmes en travail, calmat les douleurs de l'enfantement. La venerable patronne de la Pingouinie n'echappa point a sa critique severe. Voici ce qu'il en dit dans ses _Antiquites d'Alca_. "Rien de plus incertain que l'histoire et meme l'existence de sainte Orberose. Un vieil annaliste anonyme, le religieux des Dombes, rapporte qu'une femme du nom d'Orberose fut possedee par le diable dans une caverne ou, de son temps encore, les petits gars et les petites garces du village venaient faire, en maniere de jeu, le diable et la belle Orberose. Il ajoute que cette femme devint la concubine d'un horrible dragon qui desolait la contree. Cela n'est guere croyable, mais l'histoire d'Orberose, telle qu'on l'a contee depuis, ne semble pas beaucoup plus digne de foi. "La vie de cette sainte par l'abbe Simplicissimus est de trois cents ans posterieure aux pretendus evenements qu'elle rapporte; l'auteur s'y montre credule a l'exces et denue de toute critique." Le soupcon s'attaqua meme aux origines surnaturelles des Pingouins. L'historien Ovidius Capito alla jusqu'a nier le miracle de leur transformation. Il commence ainsi ses _Annales de la Pingouinie_: "Une epaisse obscurite enveloppe cette histoire et il n'est pas exagere de dire qu'elle est tissue de fables pueriles et de contes populaires. Les Pingouins se pretendent sortis des oiseaux baptises par saint Mael et que Dieu changea en hommes par l'intercession de ce glorieux apotre. Ils enseignent que, situee d'abord dans l'ocean glacial, leur ile, flottante comme Delos, etait venue mouiller dans les mers aimees du ciel dont elle est aujourd'hui la reine. Je conjecture que ce mythe rappelle les antiques migrations des Pingouins". Au siecle suivant, qui fut celui des philosophes, le scepticisme devint plus aigu: je n'en veux pour preuve que ce passage celebre de l'_Essai moral_: "Venus on ne sait d'ou (car enfin leurs origines ne sont pas limpides), successivement envahis et conquis par quatre ou cinq peuples du midi, du couchant, du levant, du septentrion; croises, metisses, amalgames, brasses, les Pingouins vantent la purete de leur race, et ils ont raison, car ils sont devenus une race pure. Ce melange de toutes les humanites, rouge, noire, jaune, blanche, tetes rondes, tetes longues, a forme, au cours des siecles, une famille humaine suffisamment homogene et reconnaissable a certains caracteres dus a la communaute de la vie et des moeurs. "Cette idee qu'ils appartiennent a la plus belle race du monde et qu'ils en sont la plus belle famille, leur inspire un noble orgueil, un courage indomptable et la haine du genre humain. "La vie d'un peuple n'est qu'une suite de miseres, de crimes et de folies. Cela est vrai de la nation pingouine comme de toutes les nations. A cela pres son histoire est admirable d'un bout a l'autre." Les deux siecles classiques des Pingouins sont trop connus pour que j'y insiste; mais ce qui n'avait pas ete suffisamment observe, c'est comment les theologiens rationalistes, tels que le chanoine Princeteau, donnerent naissance aux incredules du siecle suivant. Les premiers se servirent de leur raison pour detruire tout ce qui dans la religion ne leur paraissait point essentiel; ils laisserent seuls intacts les articles de foi stricte; leurs successeurs intellectuels, instruits par eux a faire usage de la science et de la raison, s'en servirent contre ce qui restait de croyances; la theologie raisonnable engendra la philosophie naturelle. C'est pourquoi (s'il m'est permis de passer des Pingouins d'autrefois au Souverain Pontife qui gouverne aujourd'hui l'Eglise universelle) on ne saurait trop admirer la sagesse du pape Pie X qui condamne les etudes d'exegese comme contraires a la verite revelee, funestes a la bonne doctrine theologique et mortelles a la foi. S'il se trouve des religieux pour soutenir contre lui les droits de la science, ce sont des docteurs pernicieux et des maitres pestilents, et si quelque chretien les approuve, a moins que ce ne soit une grande linotte, je jure qu'il est de la vache a Colas. A la fin du siecle des philosophes, l'antique regime de la Pingouinie fut detruit de fond en comble, le roi mis a mort, les privileges de la noblesse abolis et la Republique proclamee au milieu des troubles, sous le coup d'une guerre effroyable. L'assemblee qui gouvernait alors la Pingouinie ordonna que tous les ouvrages de metal contenus dans les Eglises fussent mis a la fonte. Les patriotes violerent les tombes des rois. On raconte que, dans son cercueil ouvert, Draco le Grand apparut noir comme l'ebene et si majestueux, que les violateurs s'enfuirent epouvantes. Selon d'autres temoignages, ces hommes grossiers lui mirent une pipe a la bouche et lui offrirent, par derision, un verre de vin. Le dix-septieme jour du mois de la fleur, la chasse de sainte Orberose, offerte depuis cinq siecles, en l'eglise Saint-Mael, a la veneration du peuple, fut transportee dans la maison de ville et soumise aux experts designes par la commune; elle etait de cuivre dore, en forme de nef, toute couverte d'emaux et ornee de pierreries qui furent reconnues fausses. Dans sa prevoyance, le chapitre en avait ote les rubis, les saphirs, les emeraudes et les grandes boules de cristal de roche, et y avait substitue des morceaux de verre. Elle ne contenait qu'un peu de poussiere et de vieux linges qu'on jeta dans un grand feu allume sur la place de Greve pour y consumer les reliques des saints. Le peuple dansait autour en chantant des chansons patriotiques. Du seuil de leur echoppe adossee a la maison de ville, le Rouquin et la Rouquine regardaient cette ronde de forcenes. Le Rouquin tondait les chiens et coupait les chats; il frequentait les cabarets. La Rouquine etait rempailleuse et entremetteuse; elle ne manquait pas de sens. --Tu le vois, Rouquin, dit-elle a son homme: ils commettent un sacrilege. Ils s'en repentiront. --Tu n'y connais rien, ma femme, repliqua le Rouquin; ils sont devenus philosophes, et quand on est philosophe, c'est pour la vie. --Je te dis, Rouquin, qu'ils regretteront tot ou tard ce qu'ils font aujourd'hui. Ils maltraitent les saints qui ne les ont pas suffisamment assistes; mais les cailles ne leur tomberont pas pour cela toutes roties dans le bec; ils se trouveront aussi gueux que devant et quand ils auront beaucoup tire la langue, ils redeviendront devots. Un jour arrivera, et plus tot qu'on ne croit, ou la Pingouinie recommencera d'honorer sa benoite patronne. Rouquin, il serait sage de garder pour ce jour-la, en notre logis, au fond d'un vieux pot, une poignee de cendre, quelques os et des chiffons. Nous dirons que ce sont les reliques de sainte Orberose, que nous avons sauvees des flammes, au peril de notre vie. Je me trompe bien, si nous n'en recueillerons pas honneur et profit. Cette bonne action pourra nous valoir, dans notre vieillesse, d'etre charges par monsieur le cure de vendre les cierges et de louer les chaises dans la chapelle de sainte Orberose. Ce jour meme, la Rouquine prit a son foyer un peu de cendres et quelques os ronges et les mit dans un vieux pot de confitures, sur l'armoire. CHAPITRE II TRINCO La Nation souveraine avait repris les terres de la noblesse et du clerge pour les vendre a vil prix aux bourgeois et aux paysans. Les bourgeois et les paysans jugerent que la revolution etait bonne pour y acquerir des terres et mauvaise pour les y conserver. Les legislateurs de la Republique firent des lois terribles pour la defense de la proprite et edicterent la mort contre quiconque proposerait le partage des biens. Mais cela ne servit de rien a la republique. Les paysans, devenus proprietaires, s'avisaient qu'elle avait, en les enrichissant, porte le trouble dans les fortunes et ils souhaitaient l'avenement d'un regime plus respectueux du bien des particuliers et plus capable d'assurer la stabilite des institutions nouvelles. Ils ne devaient pas l'attendre longtemps. La republique, comme Agrippine, portait dans ses flancs son meurtrier. Ayant de grandes guerres a soutenir, elle crea les forces militaires qui devaient la sauver et la detruire. Ses legislateurs pensaient contenir les generaux par la terreur des supplices; mais s'ils trancherent quelquefois la tete aux soldats malheureux, ils n'en pouvaient faire autant aux soldats heureux qui se donnaient sur elle l'avantage de la sauver. Dans l'enthousiasme de la victoire, les Pingouins regeneres se livrerent a un dragon plus terrible que celui de leurs fables qui, comme une cigogne au milieu des grenouilles, durant quatorze annees, d'un bec insatiable les devora. Un demi-siecle apres le regne du nouveau dragon, un jeune maharajah de Malaisie, nomme Djambi, desireux de s'instruire en voyageant, comme le scythe Anacharsis, visita la Pingouinie et fit de son sejour une interessante relation, dont voici la premiere page: VOYAGE DU JEUNE DJAMBI EN PINGOUINIE Apres quatre-vingt-dix jours de navigation j'abordai dans le port vaste et desert des Pingouins philomaques et me rendis a travers des campagnes incultes jusqu'a la capitale en ruines. Ceinte de remparts, pleine de casernes et d'arsenaux, elle avait l'air martial et desole. Dans les rues des hommes rachitiques et bistournes trainaient avec fierte de vieux uniformes et des ferrailles rouillees. --Qu'est-ce que vous voulez? me demanda rudement, sous la porte de la ville, un militaire dont les moustaches menacaient le ciel. --Monsieur, repondis-je, je viens, en curieux, visiter cette ile. --Ce n'est pas une ile, repliqua le soldat. --Quoi! m'ecriai-je, l'ile des Pingouins n'est point une ile? --Non, monsieur, c'est une insule. On l'appelait autrefois ile, mais depuis un siecle, elle porta par decret le nom d'insule. C'est la seule insule de tout l'univers. Vous avez un passeport? --Le voici. --Allez le faire viser au ministere des relations exterieures. Un guide boiteux, qui me conduisait, s'arreta sur une vaste place. --L'insule, dit-il, a donne le jour, vous ne l'ignorez pas, au plus grand genie de l'univers, Trinco, dont vous voyez la statue devant vous; cet obelisque, dresse a votre droite, commemore la naissance de Trinco; la colonne qui s'eleve a votre gauche porte a son faite Trinco, ceint du diademe. Vous decouvrez d'ici l'arc de triomphe dedie a la gloire de Trinco et de sa famille. --Qu'a-t-il fait de si extraordinaire, Trinco? demandai-je. --La guerre. --Ce n'est pas une chose extraordinaire. Nous la faisons constamment, nous autres Malais. --C'est possible, mais Trinco est le plus grand homme de guerre de tous les pays et de tous les temps. Il n'a jamais existe d'aussi grand conquerant que lui. En venant mouiller dans notre port, vous avez vu, a l'est, une ile volcanique, en forme de cone, de mediocre etendue, mais renommee pour ses vins, Ampelophore, et, a l'ouest, une ile plus spacieuse, qui dresse sous le ciel une longue rangee de dents aigues; aussi l'appelle-t-on la Machoire-du-Chien. Elle est riche en mines de cuivre. Nous les possedions toutes deux avant le regne de Trinco; la se bornait notre empire. Trinco etendit la domination pingouine sur l'archipel des Turquoises et le Continent Vert, soumit la sombre Marsouinie, planta ses drapeaux dans les glaces du pole et dans les sables brulants du desert africain. Il levait des troupes dans tous les pays qu'il avait conquis et, quand defilaient ses armees, a la suite de nos voltigeurs philomaques et de nos grenadiers insulaires, de nos hussards et de nos dragons, de nos artilleurs et de nos tringlots, on voyait des guerriers jaunes, pareils, dans leurs armures bleues, a des ecrevisses dressees sur leurs queues; des hommes rouges coiffes de plumes de perroquets, tatoues de figures solaires et genesiques, faisant sonner sur leur dos un carquois de fleches empoisonnees; des noirs tout nus, armes de leurs dents et de leurs ongles; des pygmees montes sur des grues; des gorilles, se soutenant d'un tronc d'arbre, conduits par un vieux male qui portait a sa poitrine velue la croix de la Legion d'honneur. Et toutes ces troupes, emportees sous les etendards de Trinco par le souffle d'un patriotisme ardent, volaient de victoire en victoire. Durant trente ans de guerres Trinco conquit la moitie du monde connu. --Quoi, m'ecriai-je, vous possedez la moitie du monde! --Trinco nous l'a conquis et nous l'a perdu. Aussi grand dans ses defaites que dans ses victoires, il a rendu tout ce qu'il avait conquis. Il s'est fait prendre meme ces deux iles que nous possedions avant lui, Ampelophore et la Machoire-du-Chien. Il a laisse la Pingouinie appauvrie et depeuplee. La fleur de l'insule a peri dans ses guerres. Lors de sa chute, il ne restait dans notre patrie que les bossus et les boiteux dont nous descendons. Mais il nous a donne la gloire. --Il vous l'a fait payer cher! --La gloire ne se paye jamais trop cher, repliqua mon guide. CHAPITRE III VOYAGE DU DOCTEUR OBNUBILE Apres une succession de vicissitudes inouies, dont le souvenir est perdu en grande partie par l'injure du temps et le mauvais style des historiens, les Pingouins etablirent le gouvernement des Pingouins par eux-memes. Ils elurent une diete ou assemblee et l'investirent du privilege de nommer le chef de l'Etat. Celui-ci, choisi parmi les simples Pingouins, ne portait pas au front la crete formidable du monstre, et n'exercait point sur le peuple une autorite absolue. Il etait lui-meme soumis aux lois de la nation. On ne lui donnait pas le titre de roi; un nombre ordinal ne suivait pas son nom. Il se nommait Paturle, Janvion, Truffaldin, Coquenpot, Bredouille. Ces magistrats ne faisaient point la guerre. Ils n'avaient pas d'habit pour cela. Le nouvel Etat recut le nom de chose publique ou republique. Ses partisans etaient appeles republicanistes ou republicains. On les nommait aussi chosards et parfois fripouilles; mais ce dernier terme etait pris en mauvaise part. La democratie pingouine ne se gouvernait point par elle-meme; elle obeissait a une oligarchie financiere qui faisait l'opinion par les journaux, et tenait dans sa main les deputes, les ministres et le president. Elle ordonnait souverainement des finances de la republique et dirigeait la politique exterieure du pays. Les empires et les royaumes entretenaient alors des armees et des flottes enormes; obligee, pour sa surete, de faire comme eux, la Pingouinie succombait sous le poids des armements. Tout le monde deplorait ou feignait de deplorer une si dure necessite; cependant les riches, les gens de negoce et d'affaires s'y soumettaient de bon coeur par patriotisme et par ce qu'ils comptaient sur les soldats et les marins pour defendre leurs biens et acquerir au dehors des marches et des territoires; les grands industriels poussaient a la fabrication des canons et des navires par zele pour la defense nationale et afin d'obtenir des commandes. Parmi les citoyens de condition moyenne et de professions liberales, les uns se resignaient sans plainte a cet etat de choses, estimant qu'il durerait toujours; les autres en attendaient impatiemment la fin et pensaient amener les puissances au desarmement simultane. L'illustre professeur Obnubile etait de ces derniers. --La guerre, disait-il, est une barbarie que le progres de la civilisation fera disparaitre. Les grandes democraties sont pacifiques et leur esprit s'imposera bientot aux autocrates eux-memes. Le professeur Obnubile, qui menait depuis soixante ans une vie solitaire et recluse, dans son laboratoire ou ne penetraient point les bruits du dehors, resolut d'observer par lui-meme l'esprit des peuples. Il commenca ses etudes par la plus grande des democraties et s'embarqua pour la Nouvelle-Atlantide. Apres quinze jours de navigation son paquebot entra, la nuit, dans le bassin de Titanport ou mouillaient des milliers de navires. Un pont de fer, jete au-dessus des eaux, tout resplendissant de lumieres, s'etendait entre deux quais si distants l'un de l'autre que le professeur Obnubile crut naviguer sur les mers de Saturne et voir l'anneau merveilleux qui ceint la planete du Vieillard. Et cet immense transbordeur chariait plus du quart des richesses du monde. Le savant pingouin, ayant debarque, fut servi dans un hotel de quarante-huit etages par des automates, puis il prit la grande voie ferree qui conduit a Gigantopolis, capitale de la Nouvelle-Atlantide. Il y avait dans le train des restaurants, des salles de jeux, des arenes athletiques, un bureau de depeches commerciales et financieres, une chapelle evangelique et l'imprimerie d'un grand journal que le docteur ne put lire, parce qu'il ne connaissait point la langue des Nouveaux Atlantes. Le train rencontrait, au bord des grands fleuves, des villes manufacturieres qui obscurcissaient le ciel de la fumee de leurs fourneaux: villes noires le jour, villes rouges la nuit, pleines de clameurs sous le soleil et de clameurs dans l'ombre. --Voila, songeait le docteur, un peuple bien trop occupe d'industrie et de negoce pour faire la guerre. Je suis, des a present, certain que les Nouveaux Atlantes suivent une politique de paix. Car c'est un axiome admis par tous les economistes que la paix au dehors et la paix au dedans sont necessaires au progres du commerce et de l'industrie. En parcourant Gigantopolis, il se confirma dans cette opinion. Les gens allaient par les voies, emportes d'un tel mouvement, qu'ils culbutaient tout ce qui se trouvait sur leur passage. Obnubile, plusieurs fois renverse, y gagna d'apprendre a se mieux comporter: apres une heure de course, il renversa lui-meme un Atlante. Parvenu sur une grande place, il vit le portique d'un palais de style classique dont les colonnes corinthiennes elevaient a soixante-dix metres au-dessus du stylobate leurs chapiteaux d'acanthe arborescente. Comme il admirait immobile, la tete renversee, un homme d'apparence modeste, l'aborda et lui dit en pingouin: --Je vois a votre habit que vous etes de Pingouinie. Je connais votre langue; je suis interprete jure. Ce palais est celui du Parlement. En ce moment, les deputes des Etats deliberent. Voulez-vous assister a la seance? Introduit dans une tribune, le docteur plongea ses regards sur la multitude des legislateurs qui siegeaient dans des fauteuils de jonc, les pieds sur leur pupitre. Le president se leva et murmura plutot qu'il n'articula, au milieu de l'inattention generale, les formules suivantes, que l'interprete traduisit aussitot au docteur: --La guerre pour l'ouverture des marches mongols etant terminee a la satisfaction des Etats, je vous propose d'en envoyer les comptes a la commission des finances.... "Il n'y a pas d'opposition?... "La proposition est adoptee. "La guerre pour l'ouverture des marches de la Troisieme-Zelande etant terminee a la satisfaction des Etats, je vous propose d'en envoyer les comptes a la commission des finances.... "Il n'y a pas d'opposition?... "La proposition est adoptee. --Ai-je bien entendu? demanda le professeur Obnubile. Quoi? vous, un peuple industriel, vous vous etes engages dans toutes ces guerres! --Sans doute, repondit l'interprete: ce sont des guerres industrielles. Les peuples qui n'ont ni commerce ni industrie ne sont pas obliges de faire la guerre; mais un peuple d'affaires est astreint a une politique de conquetes. Le nombre de nos guerres augmente necessairement avec notre activite productrice. Des qu'une de nos industries ne trouve pas a ecouler ses produits, il faut qu'une guerre lui ouvre de nouveaux debouches. C'est ainsi que nous avons eu cette annee une guerre de charbon, une guerre de cuivre, une guerre de coton. Dans la Troisieme- Zelande nous avons tue les deux tiers des habitants afin d'obliger le reste a nous acheter des parapluies et des bretelles. A ce moment, un gros homme qui siegeait au centre de l'assemblee monta a la tribune. --Je reclame, dit-il, une guerre contre le gouvernement de la republique d'Emeraude, qui dispute insolemment a nos porcs l'hegemonie des jambons et des saucissons sur tous les marches de l'univers. --Qu'est-ce que ce legislateur? demanda le docteur Obnubile. --C'est un marchand de cochons. --Il n'y a pas d'opposition? dit le president. Je mets la proposition aux voix. La guerre contre la republique d'Emeraude fut votee a mains levees a une tres forte majorite. --Comment? dit Obnubile a l'interprete; vous avez vote une guerre avec cette rapidite et cette indifference!... --Oh! c'est une guerre sans importance, qui coutera a peine huit millions de dollars. --Et des hommes.... --Les hommes sont compris dans les huit millions de dollars. Alors le docteur Obnubile se prit la tete dans les mains et songea amerement: --Puisque la richesse et la civilisation comportent autant de causes de guerres que la pauvrete et la barbarie, puisque la folie et la mechancete des hommes sont inguerissables, il reste une bonne action a accomplir. Le sage amassera assez de dynamite pour faire sauter cette planete. Quand elle roulera par morceaux a travers l'espace une amelioration imperceptible sera accomplie dans l'univers et une satisfaction sera donnee a la conscience universelle, qui d'ailleurs n'existe pas. LIVRE V LES TEMPS MODERNES CHATILLON CHAPITRE PREMIER LES REVERENDS PERES AGARIC ET CORNEMUSE Tout regime fait des mecontents. La republique ou chose publique en fit d'abord parmi les nobles depouilles de leurs antiques privileges et qui tournaient des regards pleins de regrets et d'esperances vers le dernier des Draconides, le prince Crucho, pare des graces de la jeunesse et des tristesses de l'exil. Elle fit aussi des mecontents parmi les petits marchands qui, pour des causes economiques tres profondes, ne gagnaient plus leur vie et croyaient que c'etait la faute de la republique, qu'ils avaient d'abord adoree et dont ils se detachaient de jour en jour davantage. Tant chretiens que juifs, les financiers devenaient par leur insolence et leur cupidite le fleau du pays qu'ils depouillaient et avilissaient et le scandale d'un regime qu'ils ne songeaient ni a detruire ni a conserver, assures qu'ils etaient d'operer sans entraves sous tous les gouvernements. Toutefois leurs sympathies allaient au pouvoir le plus absolu, comme au mieux arme contre les socialistes, leurs adversaires chetifs mais ardents. Et de meme qu'ils imitaient les moeurs des aristocrates, ils en imitaient les sentiments politiques et religieux. Leurs femmes surtout, vaines et frivoles, aimaient le prince et revaient d'aller a la cour. Cependant la republique gardait des partisans et des defenseurs. S'il ne lui etait pas permis de croire a la fidelite de ses fonctionnaires, elle pouvait compter sur le devouement des ouvriers manuels, dont elle n'avait pas soulage la misere et qui, pour la defendre aux jours de peril, sortaient en foule des carrieres et des ergastules et defilaient longuement, haves, noirs, sinistres. Ils seraient tous morts pour elle: elle leur avait donne l'esperance. Or, sous le principat de Theodore Formose, vivait dans un faubourg paisible de la ville d'Alca un moine nomme Agaric, qui instruisait les enfants et faisait des mariages. Il enseignait dans son ecole la piete, l'escrime et l'equitation aux jeunes fils des antiques familles, illustres par la naissance, mais dechus de leurs biens comme de leurs privileges. Et, des qu'ils en avaient l'age, il les mariait avec les jeunes filles de la caste opulente et meprisee des financiers. Grand, maigre, noir, Agaric se promenait sans cesse, son breviaire a la main, dans les corridors de l'ecole et les allees du potager, pensif et le front charge de soucis. Il ne bornait pas ses soins a inculquer a ses eleves des doctrines absconses et des preceptes mecaniques, et a leur donner ensuite des femmes legitimes et riches. Il formait des desseins politiques et poursuivait la realisation d'un plan gigantesque. La pensee de sa pensee, l'oeuvre de son oeuvre etait de renverser la republique. Il n'y etait pas mu par un interet personnel. Il jugeait l'etat democratique contraire a la societe sainte a laquelle il appartenait corps et ame. Et tous les moines ses freres en jugeaient de meme. La republique etait en luttes perpetuelles avec la congregation des moines et l'assemblee des fideles. Sans doute, c'etait une entreprise difficile et perilleuse, que de conspirer la mort du nouveau regime. Du moins Agaric etait-il a meme de former une conjuration redoutable. A cette epoque, ou les religieux dirigeaient les castes superieures des Pingouins, ce moine exercait sur l'aristocratie d'Alca une influence profonde. La jeunesse, qu'il avait formee, n'attendait que le moment de marcher contre le pouvoir populaire. Les fils des antiques familles ne cultivaient point les arts et ne faisaient point de negoce. Ils etaient presque tous militaires et servaient la republique. Ils la servaient, mais ils ne l'aimaient pas; ils regrettaient la crete du dragon. Et les belles juives partageaient leurs regrets afin qu'on les prit pour de nobles chretiennes. Un jour de juillet, en passant par une rue du faubourg qui finissait sur des champs poussiereux, Agaric entendit des plaintes qui montaient d'un puits moussu, deserte des jardiniers. Et, presque aussitot, il apprit d'un savetier du voisinage qu'un homme mal vetu, ayant crie: "Vive la chose publique!" des officiers de cavalerie qui passaient l'avaient jete dans le puits ou la vase lui montait par-dessus les oreilles. Agaric donnait volontiers a un fait particulier une signification generale. De l'empuisement de ce chosard, il induisit une grande fermentation de toute la caste aristocratique et militaire, et conclut que c'etait le moment d'agir. Des le lendemain il alla visiter, au fond du bois des Conils, le bon pere Cornemuse. Il trouva le religieux en un coin de son laboratoire, qui passait a l'alambic une liqueur doree. C'etait un petit homme gros et court, colore de vermillon, le crane poli tres precieusement. Ses yeux, comme ceux des cobayes, avaient des prunelles de rubis. Il salua gracieusement son visiteur et lui offrit un petit verre de la liqueur de Sainte-Orberose, qu'il fabriquait et dont la vente lui procurait d'immenses richesses. Agaric fit de la main un geste de refus. Puis, plante sur ses longs pieds et serrant contre son ventre son chapeau melancolique, il garda le silence. --Donnez-vous donc la peine de vous asseoir, lui dit Cornemuse. Agaric s'assit sur un escabeau boiteux et demeura muet. Alors, le religieux des Conils: --Donnez-moi, je vous prie, des nouvelles de vos jeunes eleves. Ces chers enfants pensent-ils bien? --J'en suis tres satisfait, repondit le magister. Le tout est d'etre nourri dans les principes. Il faut bien penser avant que de penser. Car ensuite il est trop tard.... Je trouve autour de moi de grands sujets de consolation. Mais nous vivons dans une triste epoque. --Helas! soupira Cornemuse. --Nous traversons de mauvais jours.... --Des heures d'epreuve. --Toutefois, Cornemuse, l'esprit public n'est pas si completement gate qu'il semble. --C'est possible. --Le peuple est las d'un gouvernement qui le ruine et ne fait rien pour lui. Chaque jour eclatent de nouveaux scandales. La republique se noie dans la honte. Elle est perdue. --Dieu vous entende! --Cornemuse, que pensez-vous du prince Crucho? --C'est un aimable jeune homme et, j'ose dire, le digne rejeton d'une tige auguste. Je le plains d'endurer, dans un age si tendre, les douleurs de l'exil. Pour l'exile le printemps n'a point de fleurs, l'automne n'a point de fruits. Le prince Crucho pense bien; il respecte les pretres; il pratique notre religion; il fait une grande consommation de mes petits produits. --Cornemuse, dans beaucoup de foyers, riches ou pauvres, on souhaite son retour. Croyez-moi, il reviendra. --Puisse-je ne pas mourir avant d'avoir jete mon manteau devant ses pas! soupira Cornemuse. Le voyant dans ces sentiments, Agaric lui depeignit l'etat des esprits tel qu'il se le figurait lui-meme. Il lui montra les nobles et les riches exasperes contre le regime populaire; l'armee refusant de boire de nouveaux outrages, les fonctionnaires prets a trahir, le peuple mecontent, l'emeute deja grondant, et les ennemis des moines, les suppots du pouvoir, jetes dans les puits d'Alca. Il conclut que c'etait le moment de frapper un grand coup. --Nous pouvons, s'ecria-t-il, sauver le peuple pingouin, nous pouvons le delivrer de ses tyrans, le delivrer de lui-meme, restaurer la crete du Dragon, retablir l'ancien Etat, le bon Etat, pour l'honneur de la foi et l'exaltation de l'Eglise. Nous le pouvons si nous le voulons. Nous possedons de grandes richesses et nous exercons de secretes influences; par nos journaux cruciferes et fulminants, nous communiquons avec tous les ecclesiastiques des villes et des campagnes, et nous leur insufflons l'enthousiasme qui nous souleve, la foi qui nous devore. Ils en embraseront leurs penitents et leurs fideles. Je dispose des plus hauts chefs de l'armee; j'ai des intelligences avec les gens du peuple; je dirige, a leur insu, les marchands de parapluies, les debitants de vin, les commis de nouveautes, les crieurs de journaux, les demoiselles galantes et les agents de police. Nous avons plus de monde qu'il ne nous en faut. Qu'attendons-nous? Agissons! --Que pensez-vous faire? demanda Cornemuse. --Former une vaste conjuration, renverser la republique, retablir Crucho sur le trone des Draconides. Cornemuse se passa plusieurs fois la langue sur les levres. Puis il dit avec onction: --Certes, la restauration des Draconides est desirable; elle est eminemment desirable; et, pour ma part, je la souhaite de tout mon coeur. Quant a la republique, vous savez ce que j'en pense.... Mais ne vaudrait-il pas mieux l'abandonner a son sort et la laisser mourir des vices de sa constitution? Sans doute, ce que vous proposez, cher Agaric, est noble et genereux. Il serait beau de sauver ce grand et malheureux pays, de le retablir dans sa splendeur premiere. Mais songez-y: nous sommes chretiens avant que d'etre pingouins. Et il nous faut bien prendre garde de ne point compromettre la religion dans des entreprises politiques. Agaric repliqua vivement: --Ne craignez rien. Nous tiendrons tous les fils du complot, mais nous resterons dans l'ombre. On ne nous verra pas. --Comme des mouches dans du lait, murmura le religieux des Conils. Et, coulant sur son compere ses fines prunelles de rubis: --Prenez garde, mon ami. La republique est peut-etre plus forte qu'il ne semble. Il se peut aussi que nous raffermissions ses forces en la tirant de la molle quietude ou elle repose a cette heure. Sa malice est grande: si nous l'attaquons, elle se defendra. Elle fait de mauvaises lois qui ne nous atteignent guere; quand elle aura peur, elle en fera de terribles contre nous. Ne nous engageons pas a la legere dans une aventure ou nous pouvons laisser des plumes. L'occasion est bonne, pensez-vous; je ne le crois pas, et je vais vous dire pourquoi. Le regime actuel n'est pas encore connu de tout le monde et ne l'est autant dire de personne. Il proclame qu'il est la chose publique, la chose commune. Le populaire le croit et reste democrate et republicain. Mais patience! Ce meme peuple exigera un jour que la chose publique soit vraiment la chose du peuple. Je n'ai pas besoin de vous dire combien de telles pretentions me paraissent insolentes, dereglees et contraires a la politique tiree des Ecritures. Mais le peuple les aura, et il les fera valoir, et ce sera la fin du regime actuel. Ce moment ne peut beaucoup tarder. C'est alors que nous devrons agir dans l'interet de notre auguste corps. Attendons! Qui nous presse? Notre existence n'est point en peril. Elle ne nous est pas rendue absolument intolerable. La republique manque a notre egard de respect et de soumission; elle ne rend pas aux pretres les honneurs qu'elle leur doit. Mais elle nous laisse vivre. Et, telle est l'excellence de notre etat que, pour nous, vivre, c'est prosperer. La chose publique nous est hostile, mais les femmes nous reverent. Le president Formose n'assiste pas a la celebration de nos mysteres; mais j'ai vu sa femme et ses filles a mes pieds. Elles achetent mes fioles a la grosse. Je n'ai pas de meilleures clientes, meme dans l'aristocratie. Disons-nous-le bien: il n'y a pas au monde un pays qui, pour les pretres et les moines, vaille la Pingouinie. En quelle autre contree trouverions-nous a vendre, en si grande quantite et a si haut prix, notre cire vierge, notre encens male, nos chapelets, nos scapulaires, nos eaux benites et notre liqueur de Sainte-Orberose? Quel autre peuple payerait, comme les Pingouins, cent ecus d'or un geste de notre main, un son de notre bouche, un mouvement de nos levres? Pour ce qui est de moi, je gagne mille fois plus, en cette douce, fidele et docile Pingouinie, a extraire l'essence d'une botte de serpolet, que je ne le saurais faire en m'epoumonnant a precher quarante ans la remission des peches dans les Etats les plus populeux d'Europe et d'Amerique. De bonne foi, la Pingouinie en sera-t-elle plus heureuse quand un commissaire de police me viendra tirer hors d'ici et conduire dans un pyroscaphe en partance pour les iles de la Nuit? Ayant ainsi parle, le religieux des Conils se leva et conduisit son hote sous un vaste hangar ou des centaines d'orphelins, vetus de bleu, emballaient des bouteilles, clouaient des caisses, collaient des etiquettes. L'oreille etait assourdie par le bruit des marteaux mele aux grondements sourds des colis sur les rails. --C'est ici que se font les expeditions, dit Cornemuse. J'ai obtenu du gouvernement une ligne ferree a travers le bois et une station a ma porte. Je remplis tous les jours trois voitures de mon produit. Vous voyez que la republique n'a pas tue toutes les croyances. Agaric fit un dernier effort pour engager le sage distillateur dans l'entreprise. Il lui montra le succes heureux, prompt, certain, eclatant. --N'y voulez-vous point concourir? ajouta-t-il. Ne voulez-vous point tirer votre roi d'exil? --L'exil est doux aux hommes de bonne volonte, repliqua le religieux des Conils. Si vous m'en croyez, bien cher frere Agaric, vous renoncerez pour le moment a votre projet. Quant a moi je ne me fais pas d'illusions. Je sais ce qui m'attend. Que je sois ou non de la partie, si vous la perdez, je payerai comme vous. Le pere Agaric prit conge de son ami et regagna satisfait son ecole, Cornemuse, pensait-il, ne pouvant empecher le complot, voudra le faire reussir, et donnera de l'argent. Agaric ne se trompait pas. Telle etait, en effet, la solidarite des pretres et des moines, que les actes d'un seul d'entre eux les engageaient tous. C'etait la, tout a la fois, le meilleur et le pire de leur affaire. CHAPITRE II LE PRINCE CRUCHO Agaric resolut de se rendre incontinent aupres du prince Crucho qui l'honorait de sa familiarite. A la brune, il sortit de l'ecole, par la petite porte, deguise en marchand de boeufs et prit passage sur le _Saint-Mael_. Le lendemain il debarqua en Marsouinie. C'est sur cette terre hospitaliere, dans le chateau de Chitterlings, que Crucho mangeait le pain amer de l'exil. Agaric le rencontra sur la route, en auto, faisant du cent trente avec deux demoiselles. A cette vue, le moine agita son parapluie rouge et le prince arreta sa machine. --C'est vous, Agaric? Montez donc! Nous sommes deja trois; mais on se serrera un peu. Vous prendrez une de ces demoiselles sur vos genoux. Le pieux Agaric monta. --Quelles nouvelles, mon vieux pere? demanda le jeune prince. --De grandes nouvelles, repondit Agaric. Puis-je parler? --Vous le pouvez. Je n'ai rien de cache pour ces deux demoiselles. --Monseigneur, la Pingouinie vous reclame. Vous ne serez pas sourd a son appel. Agaric depeignit l'etat des esprits et exposa le plan d'un vaste complot. --A mon premier signal, dit-il, tous vos partisans se souleveront a la fois. La croix a la main et la robe troussee, vos venerables religieux conduiront la foule en armes dans le palais de Formose. Nous porterons la terreur et la mort parmi vos ennemis. Pour prix de nos efforts, nous vous demandons seulement, monseigneur, de ne point les rendre inutiles. Nous vous supplions de venir vous asseoir sur un trone que nous aurons prepare. Le prince repondit simplement: --J'entrerai dans Alca sur un cheval vert. Agaric prit acte de cette male reponse. Bien qu'il eut, contrairement a ses habitudes, une demoiselle sur ses genoux, il adjura avec une sublime hauteur d'ame le jeune prince d'etre fidele a ses devoirs royaux. --Monseigneur, s'ecria-t-il en versant des larmes, vous vous rappellerez un jour que vous avez ete tire de l'exil, rendu a vos peuples, retabli sur le trone de vos ancetres par la main de vos moines et couronne par leurs mains de la crete auguste du Dragon. Roi Crucho, puissiez-vous egaler en gloire votre aieul Draco le Grand! Le jeune prince emu se jeta sur son restaurateur pour l'embrasser; mais il ne put l'atteindre qu'a travers deux epaisseurs de demoiselles, tant on etait serre dans cette voiture historique. --Mon vieux pere, dit-il, je voudrais que la Pingouinie tout entiere fut temoin de cette etreinte. --Ce serait un spectacle reconfortant, dit Agaric. Cependant l'auto, traversant en trombe les hameaux et les bourgs, ecrasait sous ses pneus insatiables poules, oies, dindons, canards, pintades, chats, chiens, cochons, enfants, laboureurs et paysannes. Et le pieux Agaric roulait en son esprit ses grands desseins. Sa voix, sortant de derriere la demoiselle, exprima cette pensee: --Il faudra de l'argent, beaucoup d'argent. --C'est votre affaire, repondit le prince. Mais deja la grille du parc s'ouvrait a l'auto formidable. Le diner fut somptueux. On but a la crete du Dragon. Chacun sait qu'un gobelet ferme est signe de souverainete. Aussi le prince Crucho et la princesse Gudrune son epouse burent-ils dans des gobelets couverts comme des ciboires. Le prince fit remplir plusieurs fois le sien des vins rouges et blancs de Pingouinie. Crucho avait recu une instruction vraiment princiere: il excellait dans la locomotion automobile, mais il n'ignorait pas non plus l'histoire. On le disait tres verse dans les antiquites et illustrations de sa famille; et il donna en effet au dessert une preuve remarquable de ses connaissances a cet egard. Comme on parlait de diverses particularites singulieres remarquees en des femmes celebres: --Il est parfaitement vrai, dit-il, que la reine Crucha, dont je porte le nom, avait une petite tete de singe au-dessous du nombril. Agaric eut dans la soiree un entretien decisif avec trois vieux conseillers du prince. On decida de demander des fonds au beau-pere de Crucho, qui souhaitait d'avoir un gendre roi, a plusieurs dames juives, impatientes d'entrer dans la noblesse et enfin au prince regent des Marsouins, qui avait promis son concours aux Draconides, pensant affaiblir, par la restauration de Crucho, les Pingouins, ennemis hereditaires de son peuple. Les trois vieux conseillers se partagerent entre eux les trois premiers offices de la cour, chambellan, senechal et pannetier, et autoriserent le religieux a distribuer les autres charges au mieux des interets du prince. --Il faut recompenser les devouements, affirmerent les trois vieux conseillers. --Et les trahisons, dit Agaric. --C'est trop juste, repliqua l'un d'eux, le marquis des Septplaies, qui avait l'experience des revolutions. On dansa. Apres le bal, la princesse Gudrune dechira sa robe verte pour en faire des cocardes; elle en cousit de sa main un morceau sur la poitrine du moine, qui versa des larmes d'attendrissement et de reconnaissance. M. de Plume, ecuyer du prince, partit le soir meme a la recherche d'un cheval vert. CHAPITRE III LE CONCILIABULE De retour dans la capitale de la Pingouinie, le reverend pere Agaric s'ouvrit de ses projets au prince Adelestan des Boscenos, dont il connaissait les sentiments draconiens. Le prince appartenait a la plus haute noblesse. Les Torticol des Boscenos remontaient a Brian le Pieux et avaient occupe sous les Draconides les plus hautes charges du royaume. En 1179, Philippe Torticol, grand emiral de Pingouinie, brave, fidele, genereux, mais vindicatif, livra le port de La Crique et la flotte pingouine aux ennemis du royaume, sur le soupcon que la reine Crucha, dont il etait l'amant, le trompait avec un valet d'ecurie. C'est cette grande reine qui donna aux Boscenos la bassinoire d'argent qu'ils portent dans leurs armes. Quant a leur devise, elle remonte seulement au XVIe siecle; en voici l'origine. Une nuit de fete, mele a la foule des courtisans qui, presses dans le jardin du roi, regardaient le feu d'artifice, le duc Jean des Boscenos s'approcha de la duchesse de Skull, et mit la main sous la jupe de cette dame qui n'en fit aucune plainte. Le roi, venant a passer, les surprit et se contenta de dire: "Ainsi qu'on se trouve." Ces quatre mots devinrent la devise des Boscenos. Le prince Adelestan n'etait point degenere de ses ancetres; il gardait au sang des Draconides une inalterable fidelite et ne souhaitait rien tant que la restauration du prince Crucho, presage, a ses yeux, de celle de sa fortune ruinee. Aussi entra-t-il volontiers dans la pensee du reverend pere Agaric. Il s'associa immediatement aux projets du religieux et s'empressa de le mettre en rapport avec les plus ardents et les plus loyaux royalistes de sa connaissance, le comte Clena, M. de la Trumelle, le vicomte Olive, M. Bigourd. Ils se reunirent une nuit dans la maison de campagne du duc d'Ampoule, a deux lieues a l'est d'Alca, afin d'examiner les voies et moyens. M. de La Trumelle se prononca pour l'action legale: --Nous devons rester dans la legalite, dit-il en substance. Nous sommes des hommes d'ordre. C'est par une propagande infatigable que nous poursuivrons la realisation de nos esperances. Il faut changer l'esprit du pays. Notre cause triomphera parce qu'elle est juste. Le prince des Boscenos exprima un avis contraire. Il pensait que, pour triompher, les causes justes ont besoin de la force autant et plus que les causes injustes. --Dans la situation presente, dit-il avec tranquillite, trois moyens d'action s'imposent: embaucher les garcons bouchers, corrompre les ministres et enlever le president Formose. --Enlever Formose, ce serait une faute, objecta M. de la Trumelle. Le president est avec nous. Qu'un Dracophile proposat de mettre la main sur le president Formose et qu'un autre dracophile le traitat en ami, c'est ce qu'expliquaient l'attitude et les sentiments du chef de la chose commune. Formose se montrait favorable aux royalistes, dont il admirait et imitait les manieres. Toutefois, s'il souriait quand on lui parlait de la crete du Dragon, c'etait a la pensee de la mettre sur sa tete. Le pouvoir souverain lui faisait envie, non qu'il se sentit capable de l'exercer, mais il aimait a paraitre. Selon la forte expression d'un chroniqueur pingouin, "c'etait un dindon". Le prince des Boscenos maintint sa proposition de marcher a main armee sur le palais de Formose et sur la Chambre des deputes. Le comte Clena fut plus energique encore: --Pour commencer, dit-il, egorgons, etripons, decervelons les republicains et tous les chosards du gouvernement. Nous verrons apres. M. de la Trumelle etait un modere. Les moderes s'opposent toujours moderement a la violence. Il reconnut que la politique de M. le comte Clena s'inspirait d'un noble sentiment, qu'elle etait genereuse, mais il objecta timidement qu'elle n'etait peut-etre pas conforme aux principes et qu'elle presentait certains dangers. Enfin, il s'offrit a la discuter. --Je propose, ajouta-t-il, de rediger un appel au peuple. Faisons savoir qui nous sommes. Pour moi, je vous reponds que je ne mettrai pas mon drapeau dans ma poche. M Bigourd prit la parole: --Messieurs, les Pingouins sont mecontents de l'ordre nouveau, parce qu'ils en jouissent et qu'il est naturel aux hommes de se plaindre de leur condition. Mais en meme temps, les Pingouins ont peur de changer de regime, car les nouveautes effraient. Ils n'ont pas connu la crete du Dragon; et, s'il leur arrive de dire parfois qu'ils la regrettent, il ne faut pas les en croire: on s'apercevrait bientot qu'ils ont parle sans reflexion et de mauvaise humeur. Ne nous faisons pas d'illusions sur leurs sentiments a notre egard. Ils ne nous aiment pas. Ils haissent l'aristocratie tout a la fois par une basse envie et par un genereux amour de l'egalite. Et ces deux sentiments reunis sont tres forts dans un peuple. L'opinion publique n'est pas contre nous parce qu'elle nous ignore. Mais quand elle saura ce que nous voulons, elle ne nous suivra pas. Si nous laissons voir que nous voulons detruire le regime democratique et relever la crete du Dragon, quels seront nos partisans? Les garcons bouchers et les petits boutiquiers d'Alca. Et meme ces boutiquiers, pourrons-nous bien compter sur eux jusqu'au bout? Ils sont mecontents, mais ils sont chosards dans le fond de leurs coeurs. Ils ont plus d'envie de vendre leurs mechantes marchandises que de revoir Crucho. En agissant a decouvert nous effrayerons. "Pour qu'on nous trouve sympathiques et qu'on nous suive, il faut que l'on croie que nous voulons, non pas renverser la republique, mais au contraire la restaurer, la nettoyer, la purifier, l'embellir, l'orner, la parer, la decorer, la parfumer, la rendre enfin magnifique et charmante. Aussi ne devons-nous pas agir par nous-memes. On sait que nous ne sommes pas favorables a l'ordre actuel. Il faut nous adresser a un ami de la republique, et, pour bien faire, a un defenseur de ce regime. Nous n'aurons que l'embarras du choix. Il conviendra de preferer le plus populaire et, si j'ose dire, le plus republicain. Nous le gagnerons par des flatteries, par des presents et surtout par des promesses. Les promesses coutent moins que les presents et valent beaucoup plus. Jamais on ne donne autant que lorsqu'on donne des esperances. Il n'est pas necessaire qu'il soit tres intelligent Je prefererais meme qu'il n'eut pas d'esprit. Les imbeciles ont dans la fourberie des graces inimitables. Croyez-moi, messieurs, faites renverser la chose publique par un chosard de la chose. Soyons prudents! La prudence n'exclut pas l'energie. Si vous avez besoin de moi, vous me trouverez toujours a votre service. Ce discours ne laissa pas que de faire impression sur les auditeurs. L'esprit du pieux Agaric en fut particulierement frappe. Mais chacun songeait surtout a s'allouer des honneurs et des benefices. On organisa un gouvernement secret, dont toutes les personnes presentes furent nommees membres effectifs. Le duc d'Ampoule, qui etait la grande capacite financiere du parti, fut delegue aux recettes et charge de centraliser les fonds de propagande. La reunion allait prendre fin quand retentit dans les airs une voix rustique, qui chantait sur un vieil air: Boscenos est un gros cochon; On en va faire des andouilles Des saucisses et du jambon Pour le reveillon des pauv' bougres. C'etait une chanson connue, depuis deux cents ans, dans les faubourgs d'Alca. Le prince des Boscenos n'aimait pas a l'entendre. Il descendit sur la place et s'etant apercu que le chanteur etait un ouvrier qui remettait des ardoises sur le faite de l'eglise, il le pria poliment de chanter autre chose. --Je chante ce qui me plait, repondit l'homme. --Mon ami, pour me faire plaisir.... --Je n'ai pas envie de vous faire plaisir. Le prince des Boscenos etait placide a son ordinaire, mais irascible et d'une force peu commune. --Coquin, descends ou je monte, s'ecria-t-il d'une voix formidable. Et, comme le couvreur, a cheval sur la crete, ne faisait pas mine de bouger, le prince grimpa vivement par l'escalier de la tour jusqu'au toit et se jeta sur le chanteur qui, assomme d'un coup de poing, roula demantibule dans une gouttiere. A ce moment sept ou huit charpentiers qui travaillaient dans les combles, emus par les cris du compagnon, mirent le nez aux lucarnes et, voyant le prince sur le faite, s'en furent a lui par une echelle qui se trouvait couchee sur l'ardoise, l'atteignirent au moment ou il se coulait dans la tour et lui firent descendre, la tete la premiere, les cent trente-sept marches du limacon. CHAPITRE IV LA VICOMTESSE OLIVE Les Pingouins avaient la premiere armee du monde. Les Marsouins aussi. Et il en etait de meme des autres peuples de l'Europe. Ce qui ne saurait surprendre pour peu qu'on y reflechisse. Car toutes les armees sont les premieres du monde. La seconde armee du monde, s'il pouvait en exister une, se trouverait dans un etat d'inferiorite notoire; elle serait assuree d'etre battue. Il faudrait la licencier tout de suite. Aussi toutes les armees sont-elles les promieres du monde. C'est ce que comprit, en France, l'illustre colonel Marchand quand, interroge par des journalistes sur la guerre russo-japonaise avant le passage du Yalou, il n'hesita pas a qualifier l'armee russe de premiere du monde ainsi que l'armee japonaise. Et il est a remarquer que, pour avoir essuye les plus effroyables revers, une armee ne dechoit pas de son rang de premiere du monde. Car, si les peuples rapportent leurs victoires a l'intelligence des generaux et au courage des soldats, ils attribuent toujours leurs defaites a une inexplicable fatalite. Au rebours, les flottes sont classees par le nombre de leurs bateaux. Il y en a une premiere, une deuxieme, une troisieme et ainsi de suite. Aussi ne subsiste-t-il aucune incertitude sur l'issue des guerres navales. Les Pingouins avaient la premiere armee et la seconde flotte du monde. Cette flotte etait commandee par le fameux Chatillon qui portait le titre d'emiral ahr, et par abreviation d'emiral. C'est ce meme mot, qui, malheureusement corrompu, designe encore aujourd'hui, dans plusieurs nations europeennes, le plus haut grade des armees de mer. Mais comme il n'y avait chez les Pingouins qu'un seul emiral, un prestige singulier, si j'ose dire, etait attache a ce grade. L'emiral n'appartenait pas a la noblesse; enfant du peuple, le peuple l'aimait; et il etait flatte de voir couvert d'honneurs un homme sorti de lui. Chatillon etait beau; il etait heureux; il ne pensait a rien. Rien n'alterait la limpidite de son regard. Le reverend pere Agaric, se rendant aux raisons de M. Bigourd, reconnut qu'on ne detruirait le regime actuel que par un de ses defenseurs et jeta ses vues sur l'emiral Chatillon. Il alla demander une grosse somme d'argent a son ami, le reverend pere Cornemuse, qui la lui remit en soupirant. Et, de cet argent, il paya six cents garcons bouchers d'Alca pour courir derriere le cheval de Chatillon en criant: "Vive l'emiral!" Chatillon ne pouvait desormais faire un pas sans etre acclame. La vicomtesse Olive lui demanda un entretien secret. Il la recut a l'Amiraute [Note: Ou mieux _Emiraute_.] dans un pavillon orne d'ancres, de foudres et de grenades. Elle etait discretement vetue de gris bleu. Un chapeau de roses couronnait sa jolie tete blonde, A travers la voilette ses yeux brillaient comme des saphirs. Il n'y avait pas, dans la noblesse, de femme plus elegante que celle-ci, qui tirait son origine de la finance juive. Elle etait longue et bien faite; sa forme etait celle de l'annee, sa taille, celle de la saison. --Emiral, dit-elle d'une voie delicieuse, je ne puis vous cacher mon emotion.... Elle est bien naturelle ... devant un heros.... --Vous etes trop bonne. Veuillez me dire, madame la vicomtesse, ce qui me vaut l'honneur de votre visite. --Il y avait longtemps que je desirais vous voir, vous parler.... Aussi me suis-je chargee bien volontiers d'une mission pour vous. --Donnez-vous donc la peine de vous asseoir. --Comme c'est calme ici! --En effet, c'est assez tranquille. --On entend chanter les oiseaux. --Asseyez-vous donc, chere madame. Et il lui tendit un fauteuil. Elle prit une chaise a contre-jour: --Emiral, je viens vers vous, chargee d'une mission tres importante, d'une mission.... --Expliquez-vous. --Emiral, vous n'avez jamais vu le prince Crucho? --Jamais. Elle soupira. --C'est bien la le malheur. Il serait si heureux de vous voir! Il vous estime et vous apprecie. Il a votre portrait sur sa table de travail, a cote de celui de la princesse sa mere. Quel dommage qu'on ne le connaisse pas! C'est un charmant prince, et si reconnaissant de ce qu'on fait pour lui! Ce sera un grand roi. Car il sera roi: n'en doutez pas. Il reviendra, et plus tot qu'on ne croit.... Ce que j'ai a vous dire, la mission qui m'est confiee se rapporte precisement a.... L'emiral se leva: --Pas un mot de plus, chere madame. J'ai l'estime, j'ai la confiance de la republique. Je ne la trahirai pas. Et pourquoi la trahirais-je? Je suis comble d'honneurs et de dignites. --Vos honneurs, vos dignites, mon cher emiral, permettez-moi de vous le dire, sont bien loin d'egaler vos merites. Si vos services etaient recompenses, vous seriez emiralissime et generalissime, commandant superieur des troupes de terre et de mer. La republique est bien ingrate a votre egard. --Tous les gouvernements sont plus ou moins ingrats. --Oui, mais les chosards sont jaloux de vous. Ces gens-la craignent toutes les superiorites. Ils ne peuvent souffrir les militaires. Tout ce qui touche la marine et l'armee leur est odieux. Ils ont peur de vous. --C'est possible. --Ce sont des miserables. Ils perdent le pays. Ne voulez-vous pas sauver la Pingouinie? --Comment cela? --En balayant tous ces fripons de la chose publique, tous les chosards. --Qu'est-ce que vous me proposez la, chere madame? --De faire ce qui se fera certainement. Si ce n'est pas par vous, ce sera par un autre. Le generalissime, pour ne parler que de celui-la, est pret a jeter tous les ministres, tous les deputes et tous les senateurs dans la mer et a rappeler le prince Crucho. --Ah! la canaille, la crapule! s'ecria l'emiral. --Ce qu'il ferait contre vous, faites-le contre lui. Le prince saura reconnaitre vos services. Il vous donnera l'epee de connetable et une magnifique dotation. Je suis chargee, en attendant, de vous remettre un gage de sa royale amitie. En prononcant ces mots, elle tira de son sein une cocarde verte. --Qu'est-ce que c'est que ca? demanda l'emiral. --C'est Crucho qui vous envoie ses couleurs. --Voulez-vous bien remporter ca? --Pour qu'on les offre au generalissime qui les acceptera, lui!... Non! mon emiral, laissez-moi les mettre sur votre glorieuse poitrine. Chatillon ecarta doucement la jeune femme. Mais depuis quelques minutes il la trouvait extremement jolie; et il sentit croitre encore cette impression quand deux bras nus et les paumes roses de deux mains delicates le vinrent effleurer. Presque tout de suite il se laissa faire. Olive fut lente a nouer le ruban. Puis, quand ce fut fait, elle salua Chatillon, avec une grande reverence, du titre de connetable. --J'ai ete ambitieux comme les camarades, repondit l'homme de mer, je ne le cache pas; je le suis peut-etre encore; mais, ma parole d'honneur, en vous voyant, le seul souhait que je forme c'est une chaumiere et un coeur. Elle fit tomber sur lui les rayons charmants des saphirs qui brillaient sous ses paupieres. --On peut avoir cela aussi.... Qu'est-ce que vous faites la, emiral? --Je cherche le coeur. En sortant du pavillon de l'Amiraute, la vicomtesse alla tout de suite rendre compte au reverend pere Agaric de sa visite. --Il y faut retourner, chere madame, lui dit le moine austere. CHAPITRE V LE PRINCE DES BOSCENOS Matin et soir, les journaux aux gages des dracophiles publiaient les louanges de Chatillon et jetaient la honte et l'opprobre aux ministres de la republique. On criait le portrait de Chatillon sur les boulevards d'Alca. Les jeunes neveux de Remus, qui portent des figures de platre sur la tete, vendaient, a l'abord des ponts, les bustes de Chatillon. Chatillon faisait tous les soirs, sur son cheval blanc, le tour de la prairie de la Reine, frequentee des gens a la mode. Les dracophiles apostaient sur le passage de l'emiral une multitude de Pingouins necessiteux, qui chantaient: "C'est Chatillon qu'il nous faut". La bourgeoisie d'Alca en concevait une admiration profonde pour l'emiral. Les dames du commerce murmuraient: "Il est beau". Les femmes elegantes, dans leurs autos ralenties, lui envoyaient, en passant, des baisers, au milieu des hourrahs d'un peuple en delire. Un jour, comme il entrait dans un bureau de tabac, deux Pingouins qui mettaient des lettres dans la boite, reconnurent Chatillon et crierent a pleine bouche: "Vive l'emiral! A bas les chosards!" Tous les passants s'arreterent devant la boutique. Chatillon alluma son cigare au regard d'une foule epaisse de citoyens eperdus, agitant leurs chapeaux et poussant des acclamations. Cette foule ne cessait de s'accroitre; la ville entiere, marchant a la suite de son heros, le reconduisit, en chantant des hymnes, jusqu'au pavillon de l'Amiraute. L'emiral avait un vieux compagnon d'armes dont les etats de service etaient superbes, le sub-emiral Volcanmoule. Franc comme l'or, loyal comme son epee, Volcanmoule, qui se targuait d'une farouche independance, frequentait les partisans de Crucho et les ministres de la republique et disait aux uns et aux autres leurs verites. M. Bigourd pretendait mechamment qu'il disait aux uns les verites des autres. En effet il avait commis plusieurs fois des indiscretions facheuses ou l'on se plaisait a voir la liberte d'un soldat etranger aux intrigues. Il se rendait tous les matins chez Chatillon, qu'il traitait avec la rudesse cordiale d'un frere d'armes. --Eh bien, mon vieux canard, te voila populaire, lui disait-il. On vend ta gueule en tetes de pipe et en bouteilles de liqueur, et tous les ivrognes d'Alca rotent ton nom dans les ruisseaux.... Chatillon, heros des Pingouins! Chatillon defenseur de la gloire et de la puissance pingouines!... Qui l'eut dit? Qui l'eut cru? Et il riait d'un rire strident. Puis changeant de ton: --Blague a part, est-ce que tu n'es pas un peu surpris de ce qui t'arrive? --Mais non, repondait Chatillon. Et le loyal Volcanmoule sortait en faisant claquer les portes. Cependant, Chatillon avait loue, pour recevoir la vicomtesse Olive, un petit rez-de-chaussee au fond de la cour, au numero 18 de la rue Johannes-Talpa. Ils se voyaient tous les jours. Il l'aimait eperdument. En sa vie martiale et neptunienne, il avait possede des multitudes de femmes, rouges, noires, jaunes ou blanches, et quelques-unes fort belles; mais avant d'avoir connu celle-la, il ne savait pas ce que c'est qu'une femme. Quand la vicomtesse Olive l'appelait son ami, son doux ami, il se sentait au ciel, et il lui semblait que les etoiles se prenaient dans ses cheveux. Elle entrait, un peu en retard, posait son petit sac sur le gueridon et disait avec recueillement: --Laissez-moi me mettre la, a vos genoux. Et elle lui tenait des propos inspires par le pieux Agaric; et elle les entrecoupait de baisers et de soupirs. Elle lui demandait d'eloigner tel officier, de donner un commandement a tel autre, d'envoyer l'escadre ici ou la. Et elle s'ecriait a point: --Comme vous etes jeune, mon ami! Et il faisait tout ce qu'elle voulait, car il etait simple, car il avait envie de porter l'epee de connetable et de recevoir une riche dotation, car il ne lui deplaisait pas de jouer un double jeu, car il avait vaguement l'idee de sauver la Pingouinie, car il etait amoureux. Cette femme delicieuse l'amena a degarnir de troupes le port de La Crique, ou devait debarquer Crucho. On etait de la sorte assure que le prince entrerait sans obstacle en Pingouinie. Le pieux Agaric organisait des reunions publiques, afin d'entretenir l'agitation. Les dracophiles en donnaient chaque jour une ou deux ou trois dans un des trente-six districts d'Alca, et, de preference, dans les quartiers populaires. On voulait conquerir les gens de petit etat, qui sont le plus grand nombre. Il fut donne notamment, le quatre mai, une tres belle reunion dans la vieille halle aux grains, au coeur d'un faubourg populeux plein de menageres assises sur le pas des portes et d'enfants jouant dans les ruisseaux. Il etait venu la deux mille personnes, a l'estimation des republicains, et six mille au compte des dracophiles. On reconnaissait dans l'assistance la fleur de la societe pingouine, le prince et la princesse des Boscenos, le comte Clena, M. de la Trumelle, M. Bigourd et quelques riches dames israelites. Le generalissime de l'armee nationale etait venu en uniforme. Il fut acclame. Le bureau se constitua laborieusement. Un homme du peuple, un ouvrier, mais qui pensait bien, M. Rauchin, secretaire des syndicats jaunes, fut appele a presider, entre le comte Clena et M. Michaud, garcon boucher. En plusieurs discours eloquents, le regime que la Pingouinie s'etait librement donne recut les noms d'egout et de depotoir. Le president Formose fut menage. Il ne fut question ni de Crucho ni des pretres. La reunion etait contradictoire; un defenseur de l'Etat moderne et de la republique, homme de profession manuelle, se presenta. --Messieurs, dit le president Rauchin, nous avons annonce que la reunion serait contradictoire. Nous n'avons qu'une parole; nous ne sommes pas comme nos contradicteurs, nous sommes honnetes. Je donne la parole au contradicteur. Dieu sait ce que vous allez entendre! Messieurs, je vous prie de contenir le plus longtemps qu'il vous sera possible l'expression de votre mepris, de votre degout et de votre indignation. --Messieurs, dit le contradicteur.... Aussitot il fut renverse, foule aux pieds par la foule indignee et ses restes meconnaissables jetes hors de la salle. Le tumulte grondait encore lorsque le comte Clena monta a la tribune. Aux huees succederent les acclamations et, quand le silence se fut retabli, l'orateur prononca ces paroles: --Camarades, nous allons voir si vous avez du sang dans les veines. Il s'agit d'egorger, d'etriper, de decerveler les chosards. Ce discours dechaina un tel tonnerre d'applaudissements que le vieux hangar en fut ebranle et qu'une epaisse poussiere, sortie des murs sordides et des poutres vermoulues, enveloppa l'assistance de ses acres et sombres nuees. On vota un ordre du jour fletrissant le gouvernement et acclamant Chatillon. Et les assistants sortirent en chantant l'hymne liberateur: "C'est Chatillon qu'il nous faut". La vieille halle n'avait pour issue qu'une longue allee boueuse, resserree entre des remises d'omnibus et des magasins de charbon. La nuit etait sans lune; une bruine froide tombait. Les gardes de police, assembles en grand nombre, fermaient l'allee au niveau du faubourg et obligeaient les dracophiles a s'ecouler par petits groupes. Telle etait en effet la consigne qu'ils avaient recue de leur chef, qui s'etudiait a rompre l'elan d'une foule en delire. Les dracophiles maintenus dans l'allee marquaient le pas en chantant: "C'est Chatillon qu'il nous faut". Bientot, impatients de ces lenteurs, dont ils ne connaissaient pas la cause, ils commencerent a pousser ceux qui se trouvaient devant eux. Ce mouvement, propage le long de l'allee, jetait les premiers sortis contre les larges poitrines des gardes de police. Ceux-ci n'avaient point de haine contre les dracophiles; dans le fond de leur coeur ils aimaient Chatillon; mais il est naturel de resister a l'agression et d'opposer la violence a la violence; les hommes forts sont portes a se servir de leur force. C'est pourquoi les gardes de police recevaient les dracophiles a grands coups de bottes ferrees. Il en resultait des refoulements brusques. Les menaces et les cris se melaient aux chants. --Assassins! Assassins!... "C'est Chatillon qu'il nous faut!" Assassins! Assassins! Et, dans la sombre allee: "Ne poussez pas," disaient les plus sages. Parmi ceux-la, dominant de sa haute taille la foule agitee, deployant parmi les membres foules et les cotes defoncees, ses larges epaules et ses poumons robustes, doux, inebranlable, placide, se dressait dans les tenebres le prince des Boscenos. Il attendait, indulgent et serein. Cependant, la sortie s'operant par intervalles reguliers entre les rangs des gardes de police, les coudes, autour du prince, commencaient a s'imprimer moins profondement dans les poitrines; on se reprenait a respirer. --Vous voyez bien que nous finirons par sortir, dit ce bon geant avec un doux sourire. Patience et longueur de temps.... Il tira un cigare de son etui, le porta a ses levres et frotta une allumette. Soudain il vit a la clarte de la flamme la princesse Anne, sa femme, pamee dans les bras du comte Clena. A cette vue, il se precipita sur eux et les frappa a grands coups de canne, eux et les personnes qui se trouvaient alentour. On le desarma, non sans peine. Mais on ne put le separer de son adversaire. Et, tandis que la princesse evanouie passait, de bras en bras, sur la foule emue et curieuse, jusqu'a sa voiture, les deux hommes se livraient a une lutte acharnee. Le prince des Boscenos y perdit son chapeau, son lorgnon, son cigare, sa cravate, son portefeuille bourre de lettres intimes et de correspondances politiques; il y perdit jusqu'aux medailles miraculeuses qu'il avait recues du bon pere Cornemuse. Mais il assena dans le ventre de son adversaire un coup si formidable, que le malheureux en traversa un grillage de fer et passa, la tete la premiere, par une porte vitree, dans un magasin de charbon. Attires par le bruit de la lutte et les clameurs des assistants, les gardes de police se precipiterent sur le prince, qui leur opposa une furieuse resistance. Il en etala trois pantelants a ses pieds, en fit fuir sept autres, la machoire fracassee, la levre fendue, le nez versant des flots vermeils, le crane ouvert, l'oreille decollee, la clavicule demise, les cotes defoncees. Il tomba pourtant, et fut traine sanglant, defigure, ses vetements en lambeaux, au poste voisin, ou il passa la nuit, bondissant et rugissant. Jusqu'au jour, des groupes de manifestants parcoururent la ville en chantant: "C'est Chatillon qu'il nous faut", et en brisant les vitres des maisons habitees par les ministres de la chose publique. CHAPITRE VI LA CHUTE DE L'EMIRAL Cette nuit marqua l'apogee du mouvement dracophile. Les monarchistes ne doutaient plus du triomphe. Les principaux d'entre eux envoyaient au prince Crucho des felicitations par telegraphe sans fil. Les dames lui brodaient des echarpes et des pantoufles. M. de Plume avait trouve le cheval vert. Le pieux Agaric partageait la commune esperance. Toutefois, il travaillait encore a faire des partisans au pretendant. --Il faut, disait-il, atteindre les couches profondes. Dans ce dessein, il s'aboucha avec trois syndicats ouvriers. En ce temps-la, les artisans ne vivaient plus, comme au temps des Draconides, sous le regime des corporations. Ils eiaient libres, mais ils n'avaient pas de gain assure. Apres s'etre longtemps tenus isoles les uns des autres, sans aide et sans appui, ils s'etaient constitues en syndicats. Les caisses de ces syndicats etaient vides, les syndiques n'ayant pas coutume de payer leur cotisation. Il y avait des syndicats de trente mille membres; il y en avait de mille, de cinq cents, de deux cents. Plusieurs comptaient deux ou trois membres seulement, ou meme un peu moins. Mais les listes des adherents n'etant point publiees, il n'etait pas facile de distinguer les grands syndicats des petits. Apres de sinueuses et tenebreuses demarches, le pieux Agaric fut mis en rapport, dans une salle du Moulin de la Galette, avec les camarades Dagobert, Tronc et Balafille, secretaires de trois syndicats professionnels, dont le premier comptait quatorze membres, le second vingt-quatre et le troisieme un seul. Agaric deploya, dans cette entrevue, une extreme habilete. --Messieurs, dit-il, nous n'avons pas, a beaucoup d'egards, vous et moi, les memes idees politiques et sociales; mais il est des points sur lesquels nous pouvons nous entendre. Nous avons un ennemi commun. Le gouvernement vous exploite et se moque de vous. Aidez-nous a le renverser; nous vous en fournissons autant que possible les moyens; et vous pourrez, au surplus, compter sur notre reconnaissance. --Compris. Aboulez la galette, dit Dagobert. Le reverend pere posa sur la table un sac que lui avait remis, les larmes aux yeux, le distillateur des Conils. --Topez la, firent les trois compagnons. Ainsi fut scelle ce pacte solennel. Aussitot que le moine fut parti, emportant la joie d'avoir acquis a sa cause les masses profondes, Dagobert, Tronc et Balafille sifflerent leurs femmes, Amelie, Reine et Mathilde, qui, dans la rue, guettaient le signal, et tous les six, se tenant par la main, danserent autour du sac en chantant: J'ai du bon pognon; Tu n' l'auras pas, Chatillon! Hou! hou! la calotte! Et ils commanderent un saladier de vin chaud. Le soir, ils allerent tous les six, de troquet en troquet, modulant leur chanson nouvelle. Elle plut, car les agents de la police secrete rapporterent que le nombre croissait chaque jour des ouvriers chantant dans les faubourgs: J'ai du bon pognon; Tu n' l'auras pas, Chatillon! Hou! hou! la calotte! L'agitation dracophile ne s'etait pas propagee dans les provinces. Le pieux Agaric en cherchait la raison, sans pouvoir la decouvrir, quand le vieillard Cornemuse vint la lui reveler. --J'ai acquis la preuve, soupira le religieux des Conils, que le tresorier des dracophiles, le duc d'Ampoule, a achete des immeubles en Marsouinie avec les fonds qu'il avait recus pour la propagande. Le parti manquait d'argent. Le prince de Boscenos avait perdu son portefeuille dans une rixe, et il etait reduit a des expedients penibles, qui repugnaient a son caractere impetueux. La vicomtesse Olive coutait tres cher. Cornemuse conseilla de limiter les mensualites de cette dame. --Elle nous est tres utile, objecta le pieux Agaric. --Sans doute, repliqua Cornemuse. Mais, en nous ruinant, elle nous nuit. Un schisme dechirait les dracophiles. La mesintelligence regnait dans leurs conseils. Les uns voulaient que, fidele a la politique de M. Bigourd et du pieux Agaric, on affectat jusqu'au bout le dessein de reformer la republique; les autres, fatigues d'une longue contrainte, etaient resolus a acclamer la crete du Dragon et juraient de vaincre sous ce signe. Ceux-ci alleguaient l'avantage des situations nettes et l'impossibilite de feindre plus longtemps. Dans le fait, le public commencait a voir ou tendait l'agitation et que les partisans de l'emiral voulaient detruire jusque dans ses fondements la chose commune. Le bruit se repandait que le prince devait debarquer a La Crique et faire son entree a Alca sur un cheval vert. Ces rumeurs exaltaient les moines fanatiques, ravissaient les gentilshommes pauvres, contentaient les riches dames juives et mettaient l'esperance au coeur des petits marchands. Mais bien peu d'entre eux etaient disposes a acheter ces bienfaits au prix d'une catastrophe sociale et d'un effondrement du credit public; et ils etaient moins nombreux encore ceux qui eussent risque dans l'affaire leur argent, leur repos, leur liberte ou seulement une heure de leurs plaisirs. Au contraire les ouvriers se tenaient prets, comme toujours, a donner une journee de travail a la republique; une sourde resistance se formait dans les faubourgs. --Le peuple est avec nous, disait le pieux Agaric. Pourtant a la sortie des ateliers, hommes, femmes, enfants, hurlaient d'une seule voix: A bas Chatillon! Hou! hou! la calotte! Quant au gouvernement, il montrait cette faiblesse, cette indecision, cette mollesse, cette incurie ordinaires a tous les gouvernements, et dont aucun n'est jamais sorti que pour se jeter dans l'arbitraire et la violence. En trois mots, il ne savait rien, ne voulait rien, ne pouvait rien. Formose, au fond du palais presidentiel, demeurait aveugle, muet, sourd, enorme, invisible, cousu dans son orgueil comme dans un edredon. Le comte Olive conseilla de faire un dernier appel de fonds et de tenter un grand coup tandis qu'Alca fermentait encore. Un comite executif, qui s'etait lui-meme elu, decida d'enlever la Chambre des deputes et avisa aux voies et moyens. L'affaire fut fixee au 28 juillet. Ce jour-la le soleil se leva radieux sur la ville. Devant le palais legislatif les menageres passaient avec leurs paniers, les marchands ambulants criaient les peches, les poires et les raisins, et les chevaux de fiacre, le nez dans leur musette, broyaient leur avoine. Personne ne s'attendait a rien; non que le secret eut ete garde, mais la nouvelle n'avait trouve que des incredules. Personne ne croyait a une revolution, d'ou l'on pouvait induire que personne n'en souhaitait une. Vers deux heures, les deputes commencerent a passer, rares, inapercus, sous la petite porte du palais. A trois heures, quelques groupes d'hommes mal habilles se formerent. A trois heures et demie des masses noires, debouchant des rues adjacentes, se repandirent sur la place de la Revolution. Ce vaste espace fut bientot submerge par un ocean de chapeaux mous, et la foule des manifestants, sans cesse accrue par les curieux, ayant franchi le pont, battait de son flot sombre les murs de l'enceinte legislative. Des cris, des grondements, des chants montaient vers le ciel serein. "C'est Chatillon qu'il nous faut! A bas les deputes! A bas la republique! Mort aux chosards!" Le bataillon sacre des dracophiles, conduit par le prince des Boscenos, entonna le cantique auguste: Vive Crucho, Vaillant et sage, Plein de courage Des le berceau! Derriere le mur le silence seul repondait. Ce silence et l'absence de gardes encourageait et effrayait tout a la fois la foule. Soudain, une voix formidable cria: --A l'assaut! Et l'on vit le prince des Boscenos dressant sur le mur arme de pointes et d'artichauts de fer sa forme gigantesque. Derriere lui ses compagnons s'elancerent et le peuple suivit. Les uns frappaient dans le mur pour y faire des trous, d'autres s'efforcaient de desceller les artichauts et d'arracher les pointes. Ces defenses avaient cede par endroits. Quelques envahisseurs chevauchaient deja le pignon degarni. Le prince des Boscenos agitait un immense drapeau vert. Tout a coup la foule oscilla et il en sortit un long cri de terreur. La garde de police et les carabiniers de la republique, sortant a la fois par toutes les issues du palais, se formaient en colonne sous le mur en un moment desassiege. Apres une longue minute d'attente, on entendit un bruit d'armes, et la garde de police, la baionnette au fusil, chargea la foule. Un instant apres, sur la place deserte, jonchee de cannes et de chapeaux, regnait un silence sinistre. Deux fois encore les dracophiles essayerent de se reformer, deux fois ils furent repousses. L'emeute etait vaincue. Mais le prince des Boscenos, debout sur le mur du palais ennemi, son drapeau a la main, repoussait l'assaut d'une brigade entiere. Il renversait tous ceux qui s'approchaient. Enfin, secoue, deracine, il tomba sur un artichaut de fer, et y demeura accroche, etreignant encore l'etendard des Draconides. Le lendemain de cette journee, les ministres de la republique et les membres du parlement resolurent de prendre des mesures energiques. En vain, cette fois, le president Formose essaya-t-il d'eluder les responsabilites. Le gouvernement examina la question de destituer Chatillon de ses grades et dignites et de le traduire devant la Haute- Cour comme factieux, ennemi du bien public, traitre, etc. A cette nouvelle, les vieux compagnons d'armes de l'emiral, qui l'obsedaient la veille encore de leurs adulations, ne dissimulerent pas leur joie. Cependant Chatillon restait populaire dans la bourgeoisie d'Alca et l'on entendait encore retentir sur les boulevards l'hymne liberateur: "C'est Chatillon qu'il nous faut." Les ministres etaient embarrasses. Ils avaient l'intention de traduire Chatillon devant la Haute-Cour. Mais ils ne savaient rien; ils demeuraient dans cette totale ignorance reservee a ceux qui gouvernent les hommes. Ils se trouvaient incapables de relever contre Chatillon des charges de quelque poids. Ils ne fournissaient a l'accusation que les mensonges ridicules de leurs espions. La participation de Chatillon au complot, ses relations avec le prince Crucho, restaient le secret de trente mille dracophiles. Les ministres et les deputes avaient des soupcons, et meme des certitudes; ils n'avaient pas de preuves. Le procureur de la republique disait au ministre de la justice: "Il me faut bien peu pour intenter des poursuites politiques, mais je n'ai rien du tout; ce n'est pas assez." L'affaire ne marchait pas. Les ennemis de la chose en triomphaient. Le 18 septembre, au matin, la nouvelle courut dans Alca que Chatillon avait pris la fuite L'emoi, la surprise etaient partout. On doutait, on ne pouvait comprendre. Voici ce qui s'etait passe: Un jour qu'il se trouvait, comme par hasard, dans le cabinet de M. Barbotan, ministre des affaires internes, le brave subemiral Volcanmoule dit avec sa franchise coutumiere: --Monsieur Barbotan, vos collegues ne me paraissent pas bien degourdis; on voit qu'ils n'ont pas commande en mer. Cet imbecile de Chatillon leur donne une frousse de tous les diables. Le ministre, en signe de denegation, fendit avec son couteau a papier l'air sur toute l'etendue de son bureau. --Ne niez pas, repliqua Volcanmoule. Vous ne savez pas comment vous debarrasser de Chatillon. Vous n'osez pas le traduire devant la Haute- Cour, parce que vous n'etes pas sur de reunir des charges suffisantes. Bigourd le defendra, et Bigourd est un habile avocat.... Vous avez raison, monsieur Barbotan, vous avez raison. Ce proces serait dangereux.... --Ah! mon ami, fit le ministre d'un ton degage, si vous saviez comme nous sommes tranquilles.... Je recois de mes prefets les nouvelles les plus rassurantes. Le bon sens des Pingouins fera justice des intrigues d'un soldat revolte. Pouvez-vous supposer un moment qu'un grand peuple, un peuple intelligent, laborieux, attache aux institutions liberales qui.... Volcanmoule l'interrompit par un grand soupir: --Ah! si j'en avais le loisir, je vous tirerais d'affaire; je vous escamoterais mon Chatillon comme une muscade. Je vous l'enverrais d'une pichenette en Marsouinie. Le ministre dressa l'oreille. --Ce ne serait pas long, poursuivit l'homme de mer. En un tournemain je vous debarasserais de cet animal.... Mais en ce moment, j'ai d'autres chiens a fouetter.... Je me suis flanque une forte culotte au bec. Il faut que je trouve une grosse somme. L'honneur avant tout, que diable!... Le ministre et le subemiral se regarderent un moment en silence. Puis Barbotan dit avec autorite: --Subemiral Volcanmoule, debarrassez-nous d'un soldat seditieux. Vous rendrez un grand service a la Pingouinie et le ministre des affaires internes vous assurera les moyens de payer vos dettes de jeu. Le soir meme, Volcanmoule se presenta devant Chatillon et le contempla longtemps avec une expression de douleur et de mystere. --Pourquoi fais-tu cette tete-la? demanda l'emiral inquiet. Alors Volcanmoule lui dit avec une male tristesse: --Mon vieux frere d'armes, tout est decouvert. Depuis une demi-heure, le gouvernement sait tout. A ces mots, Chatillon atterre s'ecroula. Volcanmoule poursuivit: --Tu peux etre arrete d'un moment a l'autre. Je te conseille de ficher le camp. Et, tirant sa montre: --Pas une minute a perdre. --Je peux tout de meme passer chez la vicomtesse Olive? --Ce serait une folie, dit Volcanmoule, qui lui tendit un passeport et des lunettes bleues et lui souhaita du courage. --J'en aurai, dit Chatillon. --Adieu! vieux frere. --Adieu et merci! Tu m'as sauve la vie.... --Cela se doit. Un quart d'heure apres, le brave emiral avait quitte la ville d'Alca. Il s'embarqua de nuit, a La Crique, sur un vieux cotre, et fit voile pour la Marsouinie. Mais, a huit milles de la cote, il fut capture par un aviso qui naviguait sans feux, sous le pavillon de la reine des Iles- Noires. Cette reine nourrissait depuis longtemps pour Chatillon un amour fatal. CHAPITRE VII CONCLUSION _Nunc est bibendum_. Delivre de ses craintes, heureux d'avoir echappe a un si grand peril, le gouvernement resolut de celebrer par des fetes populaires l'anniversaire de la regeneration pingouine et de l'etablissement de la republique. Le president Formose, les ministres, les membres de la Chambre et du Senat etaient presents a la ceremonie. Le generalissime des armees pingouines s'y rendit en grand uniforme. Il fut acclame. Precedees du drapeau noir de la misere et du drapeau rouge de la revolte, les delegations des ouvriers defilerent, farouches et tutelaires. President, ministres, deputes, fonctionnaires, chefs de la magistrature et de l'armee, en leur nom et au nom du peuple souverain, renouvelerent l'antique serment de vivre libres ou de mourir. C'etait une alternative dans laquelle ils se mettaient resolument. Mais ils preferaient vivre libres. Il y eut des jeux, des discours et des chants. Apres le depart des representants de l'Etat, la foule des citoyens s'ecoula a flots lents et paisibles, en criant: "Vive la republique! Vive la liberte! Hou! hou! la calotte!" Les journaux ne signalerent qu'un fait regrettable dans cette belle journee. Le prince des Boscenos fumait tranquillement un cigare sur la prairie de la Reine quand y defila le cortege de l'Etat. Le prince s'approcha de la voiture des ministres et dit d'une voix retentissante: "Mort aux chosards!" Il fut immediatement apprehende par les agents de police, auxquels il opposa la plus desesperee resistance. Il en abattit une multitude a ses pieds; mais il succomba sous le nombre et fut traine, contus, ecorche, tumefie, scarifie, meconnaissable, enfin, a l'oeil meme d'une epouse, par les rues joyeuses, jusqu'au fond d'une prison obscure. Les magistrats instruisirent curieusement le proces de Chatillon. On trouva dans le pavillon de l'Amiraute des lettres qui revelaient la main du reverend pere Agaric dans le complot. Aussitot l'opinion publique se dechaina contre les moines; et le parlement vota coup sur coup une douzaine de lois qui restreignaient, diminuaient, limitaient, delimitaient, supprimaient, tranchaient et retranchaient leurs droits, immunites, franchises, privileges et fruits, et leur creaient des incapacites multiples et dirimantes. Le reverend pere Agaric supporta avec constance la rigueur des lois par lesquelles il etait personnellement vise, atteint, frappe, et la chute epouvantable de l'emiral, dont il etait la cause premiere. Loin de se soumettre a la mauvaise fortune, il la regardait comme une etrangere de passage. Il formait de nouveaux desseins politiques, plus audacieux que les premiers. Quand il eut suffisamment muri ses projets, il s'en alla un matin par le bois des Conils. Un merle sifflait dans un arbre, un petit herisson traversait d'un pas maussade le sentier pierreux. Agaric marchait a grandes enjambees en prononcant des paroles entrecoupees. Parvenu au seuil du laboratoire ou le pieux industriel avait, au cours de tant de belles annees, distille la liqueur doree de Sainte-Orberose, il trouva la place deserte et la porte fermee. Ayant longe les batiments, il rencontra sur le derriere le venerable Cornemuse, qui, sa robe troussee, grimpait a une echelle appuyee au mur. --C'est vous, cher ami? lui dit-il. Que faites-vous la? --Vous le voyez, repondit d'une voix faible le religieux des Conils, en tournant sur Agaric un regard douloureux. Je rentre chez moi. Ses prunelles rouges n'imitaient plus l'eclat triomphal du rubis; elles jetaient des lueurs sombres et troubles. Son visage avait perdu sa plenitude heureuse. Le poli de son crane ne charmait plus les regards; une sueur laborieuse et des plaques enflammees en alteraient l'inestimable perfection. --Je ne comprends pas, dit Agaric. --C'est pourtant facile a comprendre. Et vous voyez ici les consequences de votre complot. Vise par une multitude de lois, j'en ai elude le plus grand nombre. Quelques-unes, pourtant, m'ont frappe. Ces hommes vindicatifs ont ferme mes laboratoires et mes magasins, confisque mes bouteilles, mes alambics et mes cornues; ils ont mis les scelles sur ma porte. Il me faut maintenant rentrer par la fenetre. C'est a peine si je puis extraire en secret, de temps en temps, le suc des plantes, avec des appareils dont ne voudrait pas le plus humble des bouilleurs de cru. --Vous souffrez la persecution, dit Agaric. Elle nous frappe tous. Le religieux des Conils passa la main sur son front desole: --Je vous l'avais bien dit, frere Agaric; je vous l'avais bien dit que votre entreprise retomberait sur nous. --Notre defaite n'est que momentanee, repliqua vivement Agaric. Elle tient a des causes uniquement accidentelles; elle resulte de pures contingences. Chatillon etait un imbecile; il s'est noye dans sa propre ineptie. Ecoutez-moi, frere Cornemuse. Nous n'avons pas un moment a perdre. Il faut affranchir le peuple pingouin, il faut le delivrer de ses tyrans, le sauver de lui-meme, restaurer la crete du Dragon, retablir l'ancien Etat, le Bon-Etat, pour l'honneur de la religion et l'exaltation de la foi catholique. Chatillon etait un mauvais instrument; il s'est brise dans nos mains. Prenons, pour le remplacer, un instrument meilleur. Je tiens l'homme par qui la democratie impie sera detruite. C'est un civil; c'est Gomoru. Les Pingouins en raffolent. Il a deja trahi son parti pour un plat de riz. Voila l'homme qu'il nous faut! Des le debut de ce discours, le religieux des Conils avait enjambe sa fenetre et tire l'echelle. --Je le prevois, repondit-il, le nez entre les deux chassis de la croisee: vous n'aurez pas de cesse que vous ne nous ayez fait tous expulser jusqu'au dernier de cette belle, amene et douce terre de Pingouinie. Bonsoir, Dieu vous garde! Agaric, plante devant le mur, adjura son bien cher frere de l'ecouter un moment: --Comprenez mieux votre interet, Cornemuse! La Pingouinie est a nous. Que nous faut-il pour la conquerir? Encore un effort, ... encore un leger sacrifice d'argent, et.... Mais, sans en entendre davantage, le religieux des Conils retira son nez et ferma sa fenetre. LIVRE VI LES TEMPS MODERNES L'AFFAIRE DES QUATRE-VINGT MILLE BOTTES DE FOIN Zeu pater, alla su rusai up aeeros uias Axhkion, poiaeson d'aithraen, dos d'ophthai moisin idesthai en de phaei kai olesson, epei nu toi euaden outos. (_Iliad._, XVII, v. 645 et seq.) CHAPITRE PREMIER LE GENERAL GREATAUK, DUC DU SKULL Peu de temps apres la fuite de l'emiral, un juif de condition mediocre, nomme Pyrot, jaloux de frayer avec l'aristocratie et desireux de servir son pays, entra dans l'armee des Pingouins. Le ministre de la guerre, qui etait alors Greatauk, duc du Skull, ne pouvait le souffrir: il lui reprochait son zele, son nez crochu, sa vanite, son gout pour l'etude, ses levres lippues et sa conduite exemplaire. Chaque fois qu'on cherchait l'auteur d'un mefait, Greatauk disait: --Ce doit etre Pyrot! Un matin, le general Panther, chef d'etat-major, instruisit Greatauk d'une affaire grave. Quatre-vingt mille bottes de foin, destinees a la cavalerie, avaient disparu; on n'en trouvait plus trace. Greatauk s'ecria spontanement: --Ce doit etre Pyrot qui les a volees! Il demeura quelque temps pensif et dit: --Plus j'y songe et plus je me persuade que Pyrot a vole ces quatre- vingt mille bottes de foin. Et ou je le reconnais, c'est qu'il les a derobees pour les vendre a vil prix aux Marsouins, nos ennemis acharnes. Trahison infame! --C'est certain, repondit Panther; il ne reste plus qu'a le prouver. Ce meme jour, passant devant un quartier de cavalerie, le prince des Boscenos entendit des cuirassiers qui chantaient en balayant la cour; Boscenos est un gros cochon; On en va faire des andouilles, Des saucisses et du jambon Pour le reveillon des pauv' bougres Il lui parut contraire a toute discipline que des soldats chantassent ce refrain, a la fois domestique et revolutionnaire, qui jaillissait, aux jours d'emeute, du gosier des ouvriers goguenards. A cette occasion, il deplora la decheance morale de l'armee et songea avec un apre sourire que vieux camarade Greatauk, chef de cette armee dechue, la livrait bassement aux rancunes d'un gouvernement antipatriote. Et il se promit d'y mettre bon ordre, avant peu. --Ce coquin de Greatauk, se disait-il, ne restera pas longtemps ministre. Le prince des Boscenos etait le plus irreconciliable adversaire de la democratie moderne, de la libre pensee et du regime que les Pingouins s'etaient librement donne. Il nourrissait contre les juifs une haine vigoureuse et loyale et travaillait en public, en secret, nuit et jour, a la restauration du sang des Draconides. Son royalisme ardent s'exaltait encore par la consideration de ses affaires privees, dont le mauvais etat empirait d'heure en heure; car il ne pensait voir la fin de ses embarras pecuniaires qu'a l'entree de l'heritier de Draco le Grand dans sa ville d'Alca. De retour en son hotel, le prince tira de son coffre-fort une liasse de vieilles lettres, correspondance privee, tres secrete, qu'il tenait d'un commis infidele, et de laquelle il resultait que son vieux camarade Greatauk, duc du Skull, avait tripote dans les fournitures et recu d'un industriel, nomme Maloury, un pot-de-vin, qui n'etait pas enorme et dont la modicite meme otait toute excuse au ministre qui l'avait accepte. Le prince relut ces lettres avec une apre volupte, les remit soigneusement dans le coffre-fort et courut au ministere de la guerre. Il etait d'un caractere resolu. Sur cet avis que le ministre ne recevait pas, il renversa les huissiers, culbuta les ordonnances, foula aux pieds les employes civils et militaires, enfonca les portes et penetra dans le cabinet de Greatauk etonne. --Parlons peu, mais parlons bien, lui dit-il. Tu es une vieille crapule. Mais ce ne serait encore rien. Je t'ai demande de fendre l'oreille au general Monchin, l'ame damnee des chosards, tu n'as pas voulu. Je t'ai demande de donner un commandement au general des Clapiers qui travaille pour les Draconides et qui m'a oblige personnellement; tu n'as pas voulu. Je t'ai demande de deplacer le general Tandem, qui commande a Port-Alca, qui m'a vole cinquante louis au bac et m'a fait mettre les menottes quand j'ai ete traduit devant la Haute-Cour comme complice de l'emiral Chatillon; tu n'as pas voulu. Je t'ai demande la fourniture de l'avoine et du son; tu n'as pas voulu. Je t'ai demande une mission secrete en Marsouinie; tu n'as pas voulu. Et non content de m'opposer un invariable refus, tu m'as signale a tes collegues du gouvernement comme un individu dangereux qu'il faut surveiller, et je te dois d'etre file par la police, vieux traitre! Je ne te demande plus rien et je n'ai qu'un seul mot a te dire: Fous le camp; on t'a trop vu. D'ailleurs, pour te remplacer, nous imposerons a ta sale chose publique quelqu'un des notres. Tu sais que je suis homme de parole. Si dans vingt-quatre heures tu n'as pas donne ta demission, je publie dans les journaux le dossier Maloury. Mais Greatauk, plein de calme et de serenite: --Tiens-toi donc tranquille, idiot. Je suis en train d'envoyer un juif au bagne. Je livre Pyrot a la justice comme coupable d'avoir vole quatre-vingt mille bottes de foin. Le prince des Boscenos, dont la fureur tomba comme un voile, sourit. --C'est vrai?... --Tu le verras bien. --Mes compliments, Greatauk. Mais comme avec toi il faut toujours prendre ses precautions, je publie immediatement la bonne nouvelle. On lira ce soir dans tous les journaux d'Alca l'arrestation de Pyrot.... Et il murmura en s'eloignant: --Ce Pyrot! je me doutais qu'il finirait mal. Un instant apres, le general Panther se presenta devant Greatauk. --Monsieur le ministre, je viens d'examiner l'affaire des quatre-vingt mille bottes de foin. On n'a pas de preuves contre Pyrot. --Qu'on en trouve, repondit Greatauk, la justice l'exige. Faites immediatement arreter Pyrot. CHAPITRE II PYROT Toute la Pingouinie apprit avec horreur le crime de Pyrot; en meme temps, on eprouvait une sorte de satisfaction a savoir que ce detournement, complique de trahison et confinant au sacrilege, avait ete commis par un petit juif. Pour comprendre ce sentiment, il faut connaitre l'etat de l'opinion publique a l'egard des grands et des petits juifs. Comme nous avons eu deja l'occasion de le dire dans cette histoire, la caste financiere, universellement execree et souverainement puissante, se composait de chretiens et de juifs. Les juifs qui en faisaient partie, et sur lesquels le peuple ramassait toute sa haine, etaient les grands juifs; ils possedaient d'immenses biens et detenaient, disait-on, plus d'un cinquieme de la fortune pingouine. En dehors de cette caste redoutable, il se trouvait une multitude de petits juifs d'une condition mediocre, qui n'etaient pas plus aimes que les grands et beaucoup moins craints. Dans tout Etat police, la richesse est chose sacree; dans les democraties elle est la seule chose sacree. Or l'Etat pingouin etait democratique; trois ou quatre compagnies financieres y exercaient un pouvoir plus etendu et surtout plus effectif et plus continu que celui des ministres de la republique, petits seigneurs qu'elles gouvernaient secretement, qu'elles obligeaient, par intimidation ou par corruption, a les favoriser aux depens de l'Etat, et qu'elles detruisaient par les calomnies de la presse, quand ils restaient honnetes. Malgre le secret des caisses, il en paraissait assez pour indigner le pays, mais les bourgeois pingouins, des plus gros aux moindres, concus et enfantes dans le respect de l'argent, et qui tous avaient du bien, soit beaucoup, soit peu, sentaient fortement la solidarite des capitaux et comprenaient que la petite richesse n'est assuree que par la surete de la grande. Aussi concevaient-ils pour les milliards israelites comme pour les milliards chretiens un respect religieux et, l'interet etant plus fort chez eux que l'aversion, ils eussent craint autant que la mort de toucher a un seul des cheveux de ces grands juifs qu'ils execraient. Envers les petits, ils se sentaient moins verecondieux, et s'ils voyaient quelqu'un de ceux-la a terre, ils le trepignaient. C'est pourquoi la nation entiere apprit avec un farouche contentement que le traitre etait un juif, mais petit. On pouvait se venger sur lui de tout Israel, sans craindre de compromettre le credit public. Que Pyrot eut vole les quatre-vingt mille bottes de foin, personne autant dire n'hesita un moment a le croire. On ne douta point, parce que l'ignorance ou l'on etait de cette affaire ne permettait pas le doute qui a besoin de motifs, car on ne doute pas sans raisons comme on croit sans raisons. On ne douta point parce que la chose etait partout repetee et qu'a l'endroit du public repeter c'est prouver. On ne douta point parce qu'on desirait que Pyrot fut coupable et qu'on croit ce qu'on desire, et parce qu'enfin la faculte de douter est rare parmi les hommes; un tres petit nombre d'esprits en portent en eux les germes, qui ne se developpent pas sans culture. Elle est singuliere, exquise, philosophique, immorale, transcendante, monstrueuse, pleine de malignite, dommageable aux personnes et aux biens, contraire a la police des Etats et a la prosperite des empires, funeste a l'humanite, destructive des dieux, en horreur au ciel et a la terre. La foule des Pingouins ignorait le doute: elle eut foi dans la culpabilite de Pyrot, et cette foi devint aussitot un des principaux articles de ses croyances nationales et une des verites essentielles de son symbole patriotique. Pyrot fut juge secretement et condamne. Le general Panther alla aussitot informer le ministre de la guerre de l'issue du proces. --Par bonheur, dit-il, les juges avaient une certitude, car il n'y avait pas de preuves. --Des preuves, murmura Greatauk, des preuves, qu'est-ce que cela prouve? Il n'y a qu'une preuve certaine, irrefragable: les aveux du coupable. Pyrot a-t-il avoue? --Non, mon general. --Il avouera: il le doit. Panther, il faut l'y resoudre; dites-lui que c'est son interet. Promettez-lui que, s'il avoue, il obtiendra des faveurs, une reduction de peine, sa grace; promettez-lui que, s'il avoue, on reconnaitra son innocence; on le decorera. Faites appel a ses bons sentiments. Qu'il avoue par patriotisme, pour le drapeau, par ordre, par respect de la hierarchie, sur commandement special du ministre de la guerre, militairement.... Mais dites-moi, Panther, est-ce qu'il n'a pas deja avoue? Il y a des aveux tacites; le silence est un aveu. --Mais, mon general, il ne se tait pas; il crie comme un putois qu'il est innocent. --Panther, les aveux d'un coupable resultent parfois de la vehemence de ses denegations. Nier desesperement c'est avouer. Pyrot a avoue; il nous faut des temoins de ses aveux, la justice l'exige. Il y avait dans la Pingouinie occidentale un port de mer nomme La Crique, forme de trois petites anses, autrefois frequentees des navires, maintenant ensablees et desertes; des lagunes recouvertes de moisissures s'etendaient tout le long des cotes basses, exhalant une odeur empestee, et la fievre planait sur le sommeil des eaux. La, s'elevait au bord de la mer une haute tour carree, semblable a l'ancien Campanile de Venise, au flanc de laquelle, pres du laite, au bout d'une chaine attachee a une poutre transversale, pendait une cage a claire voie dans laquelle, au temps des Draconides, les inquisiteurs d'Alca mettaient les clercs heretiques. Dans cette cage, vide depuis trois cents ans, Pyrot fut enferme, sous la garde de soixante argousins qui, loges dans la tour, ne le perdaient de vue ni jour ni nuit, epiant ses aveux, pour en faire, a tour de role, un rapport au ministre de la guerre, car, scrupuleux et prudent, Greatauk voulait des aveux et des suraveux. Greatauk, qui passait pour un imbecile, etait, en realite, plein de sagesse et d'une rare prevoyance. Cependant Pyrot, brule du soleil, devore de moustiques, trempe de pluie, de grele et de neige, glace de froid, secoue furieusement par la tempete, obsede par les croassements sinistres des corbeaux perches sur sa cage, ecrivait son innocence sur des morceaux de sa chemise avec un cure-dents trempe de sang. Ces chiffons se perdaient dans la mer ou tombaient aux mains des geoliers. Quelques-uns pourtant furent mis sous les yeux du public. Mais les protestations de Pyrot ne touchaient personne, puisqu'on avait publie ses aveux. CHAPITRE III LE COMTE DE MAUBEC DE LA DENTDULYNX Les moeurs des petits juifs n'etaient pas toujours pures; le plus souvent, ils ne se refusaient a aucun des vices de la civilisation chretienne, mais ils gardaient de l'age patriarcal la reconnaissance des liens de famille et l'attachement aux interets de la tribu. Les freres, demi-freres, oncles, grands-oncles, cousins et petits-cousins, neveux et petits-neveux, agnats et cognats de Pyrot, au nombre de sept cents, d'abord accables du coup qui frappait un des leurs, s'enfermerent dans leurs maisons, se couvrirent de cendre et, benissant la main qui les chatiait, durant quarante jours garderent un jeune austere. Puis ils prirent un bain et resolurent de poursuivre, sans repos, au prix de toutes les fatigues, a travers tous les dangers, la demonstration d'une innocence dont ils ne doutaient pas. Et comment en eussent-ils doute? L'innocence de Pyrot leur etait revelee comme etait revele son crime a la Pingouinie chretienne; car ces choses, etant cachees, revetaient un caractere mystique et prenaient l'autorite des verites religieuses. Les sept cents pyrots se mirent a l'oeuvre avec autant de zele que de prudence et firent secretement des recherches approfondies. Ils etaient partout; on ne les voyait nulle part; on eut dit que, comme le pilote d'Ulysse, ils cheminaient librement sous terre. Ils penetrerent dans les bureaux de la guerre, approcherent, sous des deguisements, les juges, les greffiers, les temoins de l'affaire. C'est alors que parut la sagesse de Greatauk: les temoins ne savaient rien, les juges, les greffiers ne savaient rien. Des emissaires parvinrent jusqu'a Pyrot et l'interrogerent anxieusement dans sa cage, aux longs bruits de la mer et sous les croassements rauques des corbeaux. Ce fut en vain: le condamne ne savait rien. Les sept cents pyrots ne pouvaient detruire les preuves de l'accusation, parce qu'ils ne pouvaient les connaitre et ils ne pouvaient les connaitre parce qu'il n'y en avait pas. La culpabilite de Pyrot etait indestructible par son neant meme. Et c'est avec un legitime orgueil que Greatauk, s'exprimant en veritable artiste, dit un jour au general Panther: "Ce proces est un chef-d'oeuvre: il est fait de rien". Les sept cents pyrots desesperaient d'eclaircir jamais cette tenebreuse affaire quand tout a coup ils decouvrirent, par une lettre volee, que les quatre-vingt mille bottes de foin n'avaient jamais existe, qu'un gentilhomme des plus distingues, le comte de Maubec, les avait vendues a l'Etat, qu'il en avait recu le prix, mais qu'il ne les avait jamais livrees, attendu que, issu des plus riches proprietaires fonciers de l'ancienne Pingouinie, heritier des Maubec de la Dentdulynx, jadis possesseurs de quatre duches, de soixante comtes, de six cent douze marquisats, baronnies et vidamies, il ne possedait pas de terres la largeur de la main et qu'il aurait ete bien incapable de couper seulement une fauchee de fourrage sur ses domaines. Quant a se faire livrer un fetu d'un proprietaire ou de quelque marchand, c'est ce qui lui eut ete tout a fait impossible, car tout le monde, excepte les ministres de l'Etat et les fonctionnaires du gouvernement, savait qu'il etait plus facile de tirer de l'huile d'un caillou qu'un centime de Maubec. Les sept cents pyrots ayant procede a une enquete minutieuse sur les ressources financieres du comte de Maubec de la Dentdulynx, constaterent que ce gentilhomme tenait ses principales ressources d'une maison ou des dames genereuses donnaient a tout venant deux jambons pour une andouille. Ils le denoncerent publiquement comme coupable du vol des quatre-vingt mille bottes de foin pour lequel un innocent avait ete condamne et mis en cage. Maubec etait d'une illustre famille, alliee aux Draconides. Il n'y a rien que les democraties estiment plus que la noblesse de naissance. Maubec avait servi dans l'armee pingouine et les Pingouins, depuis qu'ils etaient tous soldats, aimaient leur armee jusqu'a l'idolatrie. Maubec avait, sur les champs de bataille, recu la croix, qui est le signe de l'honneur chez les Pingouins, et qu'ils preferent meme au lit de leurs epouses. Toute la Pingouinie se declara pour Maubec et la voix du peuple, qui commencait a gronder, reclama des chatiments severes contre les septs cents pyrots calomniateurs. Maubec etait gentilhomme: il defia les sept cents pyrots a l'epee, au sabre, au pistolet, a la carabine, au baton. "Sales youpins, leur ecrivit-il dans une lettre fameuse, vous avez crucifie mon Dieu et vous voulez ma peau; je vous previens que je ne serai pas aussi couillon que lui et que je vous couperai les quatorze cents oreilles. Recevez mon pied dans vos sept cents derrieres." Le chef du gouvernement etait alors un villageois nomme Robin Mielleux, homme doux aux riches et aux puissants et dur aux pauvres gens, de petit courage et ne connaissant que son interet. Par une declaration publique, il se porta garant de l'innocence et de l'honneur de Maubec et defera les sept cents pyrots aux tribunaux correctionnels, qui les condamnerent, comme diffamateurs, a des peines afflictives, a d'enormes amendes et a tous les dommages et interets que reclamait leur innocente victime. Il semblait que Pyrot dut rester a jamais enferme dans sa cage ou se perchaient les corbeaux. Cependant tous les Pingouins voulant savoir et prouver que ce juif etait coupable, les preuves qu'on en donnait n'etaient pas toutes bonnes et il y en avait de contradictoires. Les officiers de l'etat-major montraient du zele et certains manquaient de prudence. Tandis que Greatauk gardait un admirable silence, le general Panther se repandait en intarissables discours et demontrait tous les matins, dans les journaux, la culpabilite du condamne. Il aurait peut- etre mieux fait de n'en rien dire: elle etait evidente; l'evidence ne se demontre pas. Tant de raisonnements troublaient les esprits; la foi, toujours vive, devenait moins sereine. Plus on apportait de preuves a la foule, plus elle en demandait. Toutefois le danger de trop prouver n'eut pas ete grand s'il ne s'etait trouve en Pingouinie, comme il s'en trouve partout ailleurs, des esprits formes au libre examen, capables d'etudier une question difficile, et enclins au doute philosophique. Il y en avait peu; ils n'etaient pas tous disposes a parler; le public n'etait nullement prepare a les entendre. Pourtant ils ne devaient pas rencontrer que des sourds. Les grands juifs, tous les milliardaires israelites d'Alca, quand on leur parlait de Pyrot, disaient: "Nous ne connaissons point cet homme"; mais ils songeaient a le sauver. Ils gardaient la prudence ou les attachait leur fortune et souhaitaient que d'autres fussent moins timides. Leur souhait devait s'accomplir. CHAPITRE IV COLOMBAN Quelques semaines apres la condamnation des sept cents pyrots, un petit homme myope, renfrogne, tout en poil, sortit un matin de sa maison avec un pot de colle, une echelle et un paquet d'affiches et s'en alla par les rues collant sur les murs des placards ou se lisait en gros caracteres: _Pyrot est innocent, Maubec est coupable_. Son etat n'etait pas de coller des affiches; il s'appelait Colomban; auteur de cent soixante volumes de sociologie pingouine, il comptait parmi les plus laborieux et les plus estimes des ecrivains d'Alca. Apres y avoir suffisamment reflechi, ne doutant plus de l'innocence de Pyrot, il la publiait de la maniere qu'il jugeait la plus eclatante. Il posa sans encombre quelques affiches dans les rues peu frequentees; mais arrive aux quartiers populeux, chaque fois qu'il montait sur son echelle, les curieux amasses sous lui, muets de surprise et d'indignation, lui jetaient des regards menacants qu'il supportait avec le calme que donnent le courage et la myopie. Tandis que sur ses talons les concierges et tes boutiquiers arrachaient ses affiches, il allait trainant son attirail et suivi par les petits garcons qui, leur panier sous le bras et leur gibeciere sur le dos, n'etaient pas presses d'arriver a l'ecole: et il placardait studieusement. Aux indignations muettes se joignaient maintenant contre lui les protestations et les murmures. Mais Colomban ne daignait rien voir ni rien entendre. Comme il apposait, a l'entree de la rue Sainte-Orberose, un de ses carres de papier portant imprime: _Pyrot est innocent, Maubec est coupable_, la foule ameutee donna les signes de la plus violente colere. "Traitre, voleur, scelerat, canaille", lui criait-on; une menagere, ouvrant sa fenetre, lui versa une boite d'ordures sur la tete, un cocher de fiacre lui fit sauter d'un coup de fouet son chapeau de l'autre cote de la rue, aux acclamations de la foule vengee; un garcon boucher le fit tomber avec sa colle, son pinceau et ses affiches, du haut de son echelle dans le ruisseau et les Pingouins enorgueillis sentirent alors la grandeur de leur patrie. Colomban se releva luisant d'immondices, estropie du coude et du pied, tranquille et resolu. --Viles brutes, murmura-t-il en haussant les epaules. Puis il se mit a quatre pattes dans le ruisseau pour y chercher son lorgnon qu'il avait perdu dans sa chute. Il apparut alors que son habit etait fendu depuis le col jusqu'aux basques et son pantalon foncierement disloque. L'animosite dela foule a son egard s'en accrut. De l'autre cote de la rue s'etendait la grande epicerie Sainte-Orberose. Des patriotes saisirent a la devanture tout ce qu'ils trouvaient sous la main, et le jeterent sur Colomban, oranges, citrons, pots de confitures, tablettes de chocolat, bouteilles de liqueurs, boites de sardines, terrines de foie gras, jambons, volailles, stagnons d'huile et sacs de haricots. Couvert de debris alimentaires, contus et dechire, boiteux, aveugle, il prit la fuite suivi de garcons de boutique, de mitrons, de rodeurs, de bourgeois, de polissons dont le nombre grossissait de minute en minute et qui hurlaient "A l'eau! a mort le traitre! a l'eau!" Ce torrent de vulgaire humanite roula tout le long des boulevards et s'engouffra dans la rue Saint-Mael. La police faisait son devoir; de toutes les voies adjacentes debouchaient des agents qui, la main gauche sur le fourreau de leur sabre, prenaient au pas de course la tete des poursuivants. Ils allongeaient deja des mains enormes sur Colomban, quand il leur echappa soudain en tombant, par un regard ouvert, au fond d'un egout. Il y passa la nuit, assis dans les tenebres, au bord des eaux fangeuses, parmi les rats humides et gras. Il songeait a sa tache; son coeur agrandi s'emplissait de courage et de pitie. Et quand l'aube mit un pale rayon au bord du soupirail, il se leva et dit, se parlant a lui-meme: --Je discerne que la lutte sera rude. Incontinent, il composa un memoire ou il exposait clairement que Pyrot n'avait pu voler au ministere de la guerre quatre-vingt mille bottes de foin qui n'y etaient jamais entrees, puisque Maubec ne les avait jamais fournies, bien qu'il en eut touche le prix. Colomban fit distribuer ce factum par les rues d'Alca. Le peuple refusait de le lire et le dechirait avec colere. Les boutiquiers montraient le poing aux distributeurs qui decampaient, poursuivis, le balai dans les reins, par des furies menageres. Les tetes s'echaufferent et l'effervescence dura toute la journee. Le soir, des bandes d'hommes farouches et deguenilles parcouraient les rues en hurlant: "Mort a Colomban!" Des patriotes arrachaient aux camelots des paquets entiers du factum, qu'ils brulaient sur les places publiques, et ils dansaient autour de ces feux de joie des rondes eperdues avec des filles troussees jusqu'au ventre. Les plus ardents allerent casser les carreaux de la maison ou Colomban vivait depuis quarante ans de son travail dans la douceur d'une paix profonde. Les Chambres s'emurent et demanderent au chef du gouvernement quelles mesures il comptait prendre pour reprimer les odieux attentats commis par Colomban contre l'honneur de l'armee nationale et la surete de la Pingouinie. Robin Mielleux fletrit l'audace impie de Colomban et annonca, aux applaudissements des legislateurs, que cet homme serait traduit devant les tribunaux pour y repondre de son infame libelle. Le ministre de la guerre, appele a la tribune, y parut transfigure. Il n'avait plus l'air, comme autrefois, d'une oie sacree des citadelles pingouines; maintenant herisse, le cou tendu, le bec en croc, il semblait le vautour symbolique attache au foie des ennemis de la patrie. Dans le silence auguste de l'assemblee, il prononca ces seuls mots: --Je jure que Pyrot est un scelerat. Cette parole de Greatauk, repandue dans toute la Pingouinie, soulagea la conscience publique. CHAPITRE V LES REVERENDS PERES AGARIC ET CORNEMUSE Colomban portait avec surprise et douceur le poids de la reprobation generale; il ne pouvait sortir de chez lui sans etre lapide; aussi ne sortait-il point; il ecrivait dans son cabinet, avec un entetement magnifique, de nouveaux memoires en faveur de l'encage innocent. Cependant parmi le peu de lecteurs qu'il trouva, quelques-uns, une douzaine, furent frappes de ses raisons et commencerent a douter de la culpabilite de Pyrot. Ils s'en ouvrirent a leurs proches, s'efforcerent de repandre autour d'eux la lumiere qui naissait dans leur esprit. L'un d'eux etait un ami de Robin Mielleux a qui il confia ses perplexites et qui des lors refusa de le recevoir. Un autre demanda, par lettre ouverte, des explications au ministre de la guerre; un troisieme publia un pamphlet terrible: celui-la, Kerdanic, etait le plus redoute des polemistes. Le public en demeura stupide. On disait que ces defenseurs du traitre etaient soudoyes par les grands juifs; on les fletrit du nom de pyrotins et les patriotes jurerent de les exterminer. Il n'y avait que mille ou douze cents pyrotins dans la vaste republique; on croyait en voir partout; on craignait d'en trouver dans les promenades, dans les assemblees, dans les reunions, dans les salons mondains, a la table de famille, dans le lit conjugal. La moitie de la population etait suspecte a l'autre moitie. La discorde mit le feu dans Alca. Or, le pere Agaric, qui dirigeait une grande ecole de jeunes nobles, suivait les evenements avec une anxieuse attention. Les malheurs de l'Eglise pingouine ne l'avaient point abattu; il restait fidele au prince Crucho et conservait l'espoir de retablir sur le trone de Pingouinie l'heritier des Draconides. Il lui parut que les evenements qui s'accomplissaient ou se preparaient dans le pays, l'etat d'esprit dont ils seraient en meme temps l'effet et la cause, et les troubles, leur resultat necessaire, pourraient, diriges, conduits, tournes et detournes avec la sagesse profonde d'un religieux, ebranler la republique et disposer les Pingouins a restaurer le prince Crucho dont la piete promettait des consolations aux fideles. Coiffe de son vaste chapeau noir, dont les bords etaient pareils aux ailes de la Nuit, il s'achemina par le bois des Conils vers l'usine ou son venerable ami, le pere Cornemuse, distillait la liqueur hygienique de Sainte-Orberose. L'industrie du bon moine, si cruellement frappee au temps de l'emiral Chatillon, se relevait de ses ruines. On entendait les trains de marchandises rouler a travers les bois et l'on voyait sous les hangars des centaines d'orphelins bleus envelopper des bouteilles et clouer des caisses. Agaric trouva le venerable Cornemuse devant ses fourneaux, au milieu des cornues. Les prunelles glissantes du vieillard avaient retrouve l'eclat du rubis; le poli de son crane etait redevenu suave et precieux. Agaric felicita d'abord le pieux distillateur de l'activite qui renaissait dans ses laboratoires et dans ses ateliers. --Les affaires reprennent. J'en rends graces a Dieu, repondit le vieillard des Conis. Helas! elles etaient bien tombees, frere Agaric, Vous avez vu la desolation de cet etablissement. Je n'en dis pas davantage. Agaric detourna la tete. --La liqueur de Sainte-Orberose, poursuivit Cornemuse, triomphe de nouveau. Mon industrie n'en demeure pas moins incertaine et precaire. Les lois de ruine et de desolation qui l'ont frappee ne sont point abrogees: elles ne sont que suspendues.... Et le religieux, des Conils leva vers le ciel ses prunelles de rubis. Agaric lui mit la main sur l'epaule: --Quel spectacle, Cornemuse, nous offre la malheureuse Pingouinie! Partout la desobeissance, l'independance, la liberte! Nous voyons se lever les orgueilleux, les superbes, les hommes de revolte. Apres avoir brave les lois divines, ils se dressent contre les lois humaines, tant il est vrai que, pour etre un bon citoyen, il faut etre un bon chretien. Colomban tache a imiter Satan. De nombreux criminels suivent son funeste exemple; ils veulent, dans leur rage, briser tous les freins, rompre tous les jougs, s'affranchir des liens les plus sacres, echapper aux contraintes les plus salutaires. Ils frappent leur patrie pour s'en faire obeir. Mais ils succomberont sous l'animadversion, la vituperation, l'indignation, la fureur, l'execration et l'abomination publiques. Voila l'abime ou les a conduits l'atheisme, la libre pensee, le libre examen, la pretention monstrueuse de juger par eux-memes, d'avoir une opinion propre. --Sans doute, sans doute, repliqua le pere Cornemuse en secouant la tete; mais-je vous avoue que le soin de distiller des simples m'a detourne de suivre les affaires publiques. Je sais seulement qu'on parle beaucoup d'un certain Pyrot. Les uns soutiennent qu'il est coupable, les autres affirment qu'il est innocent, et je ne saisis pas bien les motifs qui poussent les uns et les autres a s'occuper d'une affaire qui ne les regarde pas. Le pieux Agaric demanda vivement: --Vous ne doutez pas du crime de Pyrot? --Je n'en puis douter, tres cher Agaric, repondit le religieux des Conils; ce serait contraire aux lois de mon pays, qu'il faut respecter tant qu'elles ne sont pas en opposition avec les lois divines. Pyrot est coupable puisqu'il est condamne. Quant a en dire davantage pour ou contre sa culpabilite, ce serait substituer mon autorite a celle des juges, et je me garderai bien de le faire. C'est d'ailleurs inutile, puisque Pyrot est condamne. S'il n'est pas condamne parce qu'il est coupable, il est coupable parce qu'il est condamne; cela revient au meme. Je crois a sa culpabilite comme tout bon citoyen doit y croire; et j'y croirai tant que la justice etablie m'ordonnera d'y croire, car il n'appartient pas a un particulier, mais au juge, de proclamer l'innocence d'un condamne. La justice humaine est respectable jusque dans les erreurs inherentes a sa nature faillible et bornee. Ces erreurs ne sont jamais irreparables; si les juges ne les reparent pas sur la terre, Dieu les reparera dans le ciel. D'ailleurs j'ai grande confiance en ce general Greatauk, qui me semble plus intelligent, sans en avoir l'air, que tous ceux qui l'attaquent. --Bien cher Cornemuse, s'ecria le pieux Agaric, l'affaire Pyrot, poussee au point ou nous saurons la conduire avec le secours de Dieu et les fonds necessaires, produira les plus grands biens. Elle mettra a nu les vices de la republique anti-chretienne et disposera les Pingouins a restaurer le trone des Draconides et les prerogatives de l'Eglise. Mais il faut pour cela que le peuple voie ses levites au premier rang de ses defenseurs. Marchons contre les ennemis de l'armee, contre les insulteurs des heros, et tout le monde nous suivra. --Tout le monde, ce sera trop, murmura en hochant la tete le religieux des Conils. Je vois que les Pingouins ont envie de se quereller. Si nous nous melons de leur querelle, ils se reconcilieront a nos depens et nous payerons les frais de la guerre. C'est pourquoi, si vous m'en croyez, tres cher Agaric, vous n'engagerez pas l'Eglise dans cette aventure. --Vous connaissez mon energie; vous connaitrez ma prudence. Je ne compromettrai rien.... Bien cher Cornemuse, je ne veux tenir que de vous les fonds necessaires a notre entree en campagne. Longtemps Cornemuse refusa de faire les frais d'une entreprise qu'il jugeait funeste. Agaric fut tour a tour pathetique et terrible. Enfin, cedant aux prieres, aux menaces, Cornemuse, a pas trainants et la tete penchee, gagna son austere cellule ou tout decelait la pauvrete evangelique. Au mur blanchi a la chaux, sous un rameau de buis benit, un coffre-fort etait scelle. Il l'ouvrit en soupirant et en tira une petite liasse de valeurs que, d'un bras raccourci et d'une main hesitante, il tendit au pieux Agaric. --N'en doutez pas, tres cher Cornemuse, dit celui-ci, en plongeant les papiers dans la poche de sa douillette, cette affaire Pyrot nous a ete envoyee par Dieu pour la gloire et l'exaltation de l'Eglise de Pingouinie. --Puissiez-vous avoir raison! soupira le religieux des Conils. Et, reste seul dans son laboratoire, il contempla, de ses yeux exquis, avec une tristesse ineffable, ses fourneaux et ses cornues. CHAPITRE VI LES SEPT CENTS PYROTS Les sept cents pyrots inspiraient au public une aversion croissante. Chaque jour, dans les rues d'Alca, on en assommait deux ou trois; l'un d'eux fut fesse publiquement, um autre jete dans la riviere; un troisieme, enduit de goudron, roule dans des plumes et promene sur les boulevards a travers une foule hilare; un quatrieme eut le nez coupe par un capitaine de dragons. Ils n'osaient plus se montrer a leur cercle, au tennis, aux courses; ils se dissimulaient pour aller a la Bourse. Dans ces circonstances il parut urgent au prince des Boscenos de refrener leur audace et de reprimer leur insolence. S'etant, a cet effet, reuni au comte Clena, a M. de la Trumelle, au vicomte Olive, a M. Bigourd, il fonda avec eux la grande association des antipyrots a laquelle les citoyens par centaines de mille, les soldats par compagnies, par regiments, par brigades, par divisions, par corps d'armee, les villes, les districts, les provinces, apporterent leur adhesion. Environ ce temps, le ministre de la guerre, se rendant aupres de son chef d'etat-major, vit avec surprise que la vaste piece ou travaillait le general Panther, naguere encore toute nue, portait maintenant sur chaque face, depuis le plancher jusqu'au plafond, en de profonds casiers, un triple et quadruple rang de dossiers de tout format et de toutes couleurs, archives soudaines et monstrueuses, ayant atteint en quelques jours la croissance des chartriers seculaires. --Qu'est-ce que cela? demanda le ministre etonne --Des preuves contre Pyrot, repondit avec une patriotique satisfaction le general Panther. Nous n'en possedions pas quand nous l'avons condamne: nous nous sommes bien rattrapes depuis. La porte etait ouverte; Greatank vit deboucher du palier une longue file de portefaix, qui venaient decharger dans la salle leurs crochets lourds de papiers, et il apercut l'ascenseur qui s'elevait en gemissant, ralenti par le poids des dossiers. --Qu'est-ce que cela encore? fit-il. --Ce sont de nouvelles preuves contre Pyrot, qui nous arrivent, dit Panther. J'en ai demande dans tous les cantons de Pingouinie, dans tous les etats-majors et dans toutes les cours d'Europe; j'en ai commande dans toutes les villes d'Amerique et d'Australie et dans toutes les factoreries d'Afrique; j'en attends des ballots de Breme et une cargaison de Melbourne. Et Panther tourna vers le ministre le regard tranquille et radieux d'un heros. Cependant Greatauk, son carreau sur l'oeil, regardait ce formidable amas de papiers avec moins de satisfaction que d'inquietude: --C'est fort bien, dit-il, c'est fort bien! Mais je crains qu'on n'ote a l'affaire Pyrot sa belle simplicite. Elle etait limpide; ainsi que le cristal de roche, son prix etait dans sa transparence. On y eut vainement cherche a la loupe une paille, une faille, une tache, le moindre defaut. Au sortir de mes mains, elle etait pure comme le jour; elle etait le jour meme. Je vous donne une perle et vous en faites une montagne. Pour tout vous dire, je crains qu'en voulant trop bien faire, vous n'ayez fait moins bien. Des preuves! sans doute il est bon d'avoir des preuves, mais il est peut-etre meilleur de n'en avoir pas. Je vous l'ai deja dit, Panther: il n'y a qu'une preuve irrefutable, les aveux du coupable (ou de l'innocent, peu importe!). Telle que je l'avais etablie l'affaire Pyrot ne pretait pas a la critique; il n'y avait pas un endroit par ou on put l'atteindre. Elle defiait les coups; elle etait invulnerable parce qu'elle etait invisible. Maintenant elle donne une prise enorme a la discussion. Je vous conseille, Panther, de vous servir de vos dossiers avec reserve. Je vous serai surtout reconnaissant de moderer vos communications aux journalistes. Vous parlez bien, mais vous parlez trop. Dites moi, Panther, parmi ces pieces, en est-il de fausses? Panther sourit: --Il y en a d'appropriees. --C'est ce que je voulais dire. Il y en a d'appropriees, tant mieux! Ce sont les bonnes. Comme preuves, les pieces fausses, en general, valent mieux que les vraies, d'abord parce qu'elles ont ete faites expres, pour les besoins de la cause, sur commande et sur mesure, et qu'elles sont enfin exactes et justes. Elles sont preferables aussi parce qu'elles transportent les esprits dans un monde ideal et les detournent de la realite qui, en ce monde, helas! n'est jamais sans melange.... Toutefois, j'aimerais peut-etre mieux, Panther, que nous n'eussions pas de preuves du tout. Le premier acte de l'association des antipyrots fut d'inviter le gouvernement a traduire immediatement devant une haute cour de justice, comme coupables de haute trahison, les sept cents pyrots et leurs complices. Le prince des Boscenos, charge de porter la parole au nom de l'Association, se presenta devant le conseil assemble pour le recevoir et exprima le voeu que la vigilance et la fermete du gouvernement s'elevassent a la hauteur des circonstances. Il serra la main a chacun des ministres et, passant devant le general Greatauk, il lui souffla a l'oreille: --Marche droit, crapule, ou je publie le dossier Maloury! Quelques jours apres, par un vote unanime des Chambres, emis sur un projet favorable du gouvernement, l'association des antipyrots fut reconnue d'utilite publique. Aussitot, l'association envoya en Marsouinie, au chateau de Chitterlings, ou Grucho mangeait le pain amer de l'exil, une delegation chargee d'assurer le prince de l'amour et du devouement des ligueurs antipyrots. Cependant les pyrotins croissaient en nombre; on en comptait maintenant dix mille. Ils avaient, sur les boulevards, leurs cafes attitres. Les patriotes avaient les leurs, plus riches et plus vastes; tous les soirs d'une terrasse a l'autre jaillissaient les bocks, les soucoupes, les porte-allumettes, les carafes, les chaises et les tables; les glaces volaient en eclats; l'ombre, en confondant les coups, corrigeait l'inegalite du nombre et les brigades noires terminaient la lutte en foulant indifferemment les combattants des deux parties sous leurs semelles aux clous aceres. Une de ces nuits glorieuses, comme le prince des Boscenos sortait, on compagnie de quelques patriotes, d'un cabaret a la mode, M. de la Trumelle, lui designant un petit houmme a binocle, barbu, sans chapeau, n'ayant qu'une manche a son habit, et qui se trainait peniblement sur le trottoir jonche de debris: --Tenez! fit-il, voici Colomban! Avec la force, le prince avait la douceur; il etait plein de mansuetude; mais au nom de Colomban son sang ne fit qu'un tour. Il bondit sur le petit homme a binocle et le renversa d'un coup de poing dans le nez. M. de la Trumelle s'apercut alors, que, trompe par une ressemblance immeritee, il avait pris pour Colomban M. Bazile, ancien avoue, secretaire de l'association des antipyrots, patriote ardent et genereux. Le prince des Boscenos etait de ces ames antiques, qui ne plient jamais; pourtant il savait reconnaitre ses torts. --Monsieur Bazile, dit-il en soulevant son chapeau, si je vous ai effleure le visage, vous m'excuserez et vous me comprendrez, vous m'approuverez, que dis-je, vous me complimenterez, vous me congratulerez et me feliciterez quand vous saurez la cause de cet acte. Je vous prenais pour Colomban. M. Bazile, tamponnant avec son mouchoir ses narines jaillissantes et soulevant un coude tout eclatant de sa manche absente: --Non, monsieur, repondit-il sechement, je ne vous feliciterai pas, je ne vous congratulerai pas, je ne vous complimenterai pas, je ne vous approuverai pas, car votre action etait pour le moins superflue; elle etait, dirai-je, surerogatoire. On m'avait, ce soir, deja pris trois fois pour Colomban et traite suffisamment comme il le merite. Les patriotes lui avaient sur moi defonce les cotes et casse les reins, et j'estimais, monsieur, que c'etait assez. A peine avait-il acheve ce discours que les pyrotins apparurent en bande, et trompes, a leur tour, par cette ressemblance insidieuse, crurent que des patriotes assommaient Colomban. Ils tomberent a coups de canne plombee et de nerfs de boeufs sur le prince des Boscenos et ses compagnons, qu'il laisserent pour morts sur la place, et, s'emparant de l'avoue Bazile, le porterent en triomphe, malgre ses protestations indignees, aux cris de "Vive Colomban! vive Pyrot!" le long des boulevards, jusqu'a ce que la brigade noire, lancee a leur poursuite, les eut assaillis, terrasses, traines indignement au poste, ou l'avoue Bazile fut, sous le nom de Colomban, trepigne par des semelles epaisses, aux clous sans nombre. CHAPITRE VII BIDAULT-COQUILLE ET MANIFLORE LES SOCIALISTES Or, tandis qu'un vent de colere et de haine soufflait dans Alca, Eugene Bidault-Coquille, le plus pauvre et le plus heureux des astronomes, installe sur une vieille pompe a feu du temps des Draconides, observait le ciel a travers une mauvaise lunette et enregistrait photographiquement sur des plaques avariees les passages d'etoiles filantes. Son genie corrigeait les erreurs des instruments et son amour de la science triomphait de la depravation des appareils. Il observait avec une inextinguible ardeur aerolithes, meteorites et bolides, tous les debris ardents, toutes les poussieres enflammees qui traversent d'une vitesse prodigieuse l'atmosphere terrestre, et recueillait, pour prix de ses veilles studieuses, l'indifference du public, l'ingratitude de l'Etat et l'animadversion des corps savants. Abime dans les espaces celestes, il ignorait les accidents advenus a la surface de la terre; il ne lisait jamais les journaux et tandis qu'il marchait par la ville, l'esprit occupe des asteroides de novembre, il se trouva plus d'une fois dans le bassin d'un jardin public ou sous les roues d'un autobus. Tres haut de taille et de pensee, il avait un respect de lui-meme et d'autrui qui se manifestait par une froide politesse ainsi que par une redingote noire tres mince et un chapeau de haute forme, dont sa personne se montrait emaciee et sublimee. Il prenait ses repas dans un petit restaurant deserte par tous les clients moins spiritualistes que lui, ou seule desormais sa serviette reposait, ceinte de son coulant de buis, au casier desole. En cette gargotte, un soir, le memoire de Colomban en faveur de Pyrot lui tomba sous les yeux; il le lut en cassant des noisettes creuses, et tout a coup, exalte d'etonnement d'admiration, d'horreur et de pitie, il oublia les chutes de meteores et les pluies d'etoiles et ne vit plus que l'innocent balance par les vents dans sa cage ou perchaient les corbeaux. Cette image ne le quittait plus. Il etait depuis huit jours sous l'obsession du condamne innocent quand, au sortir de sa gargotte, il vit une foule de citoyens s'engouffrer dans un bastringue ou se tenait une reunion publique. Il entra; la reunion etait contradictoire; on hurlait, on s'invectivait, on s'assommait dans la salle fumeuse. Les pyrots et les antipyrots parlaient, tour a tour acclames et conspues. Un enthousiasme obscur et confus soulevait les assistants. Avec l'audace des hommes timides et solitaires, Bidault-Coquille bondit sur l'estrade et parla trois quarts d'heure. Il parla tres vite, sans ordre, mais avec vehemence et dans toute la conviction d'un mathematicien mystique. Il fut acclame. Quand il descendit de l'estrade, une grande femme sans age, tout en rouge, portant a son immense chapeau des plumes heroiques, se jeta sur lui, a la fois ardente et solennelle, l'embrassa et lui dit: --Vous etes beau! Il pensa dans sa simplicite qu'il devait y avoir a cela quelque chose de vrai. Elle lui declara qu'elle ne vivait plus que pour la defense de Pyrot et dans le culte de Colomban. Il la trouva sublime et la crut belle. C'etait Maniflore, une vieille cocotte pauvre, oubliee, hors d'usage, et devenue tout a coup grande citoyenne. Elle ne le quitta plus. Ils vecurent ensemble des heures inimitables dans les caboulots et les garnis transfigures, dans les bureaux de redaction, dans les salles de reunions et de conferences. Comme il etait idealiste, il persistait a la croire adorable, bien qu'elle lui eut donne amplement l'occasion de s'apercevoir qu'elle ne conservait de charmes en nul endroit ni d'aucune maniere. Elle gardait seulement de sa beaute passee la certitude de plaire et une hautaine assurance a reclamer les hommages. Pourtant, il faut le reconnaitre, cette affaire Pyrot, feconde en prodiges, revetait Maniflore d'une sorte de majeste civique et la transformait, dans les reunions populaires, en un symbole auguste de la justice et de la verite. Chez aucun antipyrot, chez aucun defenseur de Greatauk, chez aucun ami du sabre, Bidault-Coquille et Maniflore n'inspiraient la moindre pointe d'ironie et de gaiete. Les dieux, dans leur colere, avaient refuse a ces hommes le don precieux du sourire. Ils accusaient gravement la courtisane et l'astronome d'espionnage, de trahison, de complot contre la patrie. Bidault-Coquille et Maniflore grandissaient a vue d'oeil sous l'injure, l'outrage et la calomnie. La Pingouinie etait, depuis de longs mois, partagee en deux camps, et, ce qui peut paraitre etrange au premier abord, les socialistes n'avaient pas encore pris parti. Leurs groupements comprenaient presque tout ce que le pays comptait de travailleurs manuels, force eparse, confuse, rompue, brisee, mais formidable. L'affaire Pyrot jeta les principaux chefs de groupes dans un singulier embarras: ils n'avaient pas plus envie de se mettre du cote des financiers que du cote des militaires. Ils regardaient les grands et les petits juifs comme des adversaires irreductibles. Leurs principes n'etaient point en jeu, leurs interets n'etaient point engages dans cette affaire. Cependant, ils sentaient, pour la plupart, combien il devenait difficile de demeurer etranger a des luttes ou la Pingouinie se jetait tout entiere. Les principaux d'entre eux se reunirent au siege de leur federation, rue de la Queue-du-diable-Saint Mael, pour aviser a la conduite qu'il leur conviendrait de tenir dans les conjonctures presentes et les eventualites futures. Le compagnon Phoenix prit le premier la parole: --Un crime, dit-il, le plus odieux et le plus lache des crimes, un crime judiciaire a ete commis. Des juges militaires, contraints ou trompes par leurs chefs hierarchiques, ont condamne un innocent a une peine infamante et cruelle. Ne dites pas que la victime n'est pas des notres; qu'elle appartient a une caste qui nous fut et nous sera toujours ennemie. Notre parti est le parti de la justice sociale; il n'est pas d'iniquite qui lui soit indifferente. "Quelle honte pour nous si nous laissions un radical, Kerdanic, un bourgeois, Colomban, et quelques republicains moderes poursuivre seuls les crimes du sabre. Si la victime n'est pas des notres, ses bourreaux sont bien les bourreaux de nos freres et Greatauk, avant de frapper un militaire, a fait fusiller nos camarades grevistes. "Compagnons, par un grand effort intellectuel, moral et materiel, vous arracherez Pyrot au supplice; et, en accomplissant cet acte genereux, vous ne vous detournerez pas de la tache liberatrice et revolutionnaire que vous avez assumee, car Pyrot est devenu le symbole de l'opprime et toutes les iniquites sociales se tiennent; en en detruisant une, on ebranle toutes les autres. Quand Phoenix eut acheve, le compagnon Sapor parla en ces termes: --On vous conseille d'abandonner votre tache pour accomplir une besogne qui ne vous concerne pas. Pourquoi vous jeter dans une melee ou, de quelque cote que vous vous portiez, vous ne trouverez que des adversaires naturels, irreductibles, necessaires? Les financiers ne vous sont-ils pas moins haissables que les militaires? Quelle caisse allez- vous sauver: celle des Bilboquet de la Banque ou celle des Paillasse de la Revanche? Quelle inepte et criminelle generosite vous ferait voler au secours des sept cents pyrots que vous trouverez toujours en face de vous dans la guerre sociale? "On vous propose de faire la police chez vos ennemis et de retablir parmi eux l'ordre que leurs crimes ont trouble. La magnanimite poussee a ce point change de nom. "Camarades, il y a un degre ou l'infamie devient mortelle pour une societe; la bourgeoisie pingouine etouffe dans son infamie, et l'on vous demande de la sauver, de rendre l'air respirable autour d'elle. C'est se moquer de vous. "Laissons-la crever, et regardons avec un degout plein de joie ses dernieres convulsions, en regrettant seulement qu'elle ait si profondement corrompu le sol ou elle a bati, que nous n'y trouverons qu'une boue empoisonnee pour poser les fondements d'une societe nouvelle." Sapor ayant termine son discours, le camarade Lapersonne prononca ce peu de mots: --Phoenix nous appelle au secours de Pyrot pour cette raison que Pyrot est innocent. Il me semble que c'est une bien mauvaise raison. Si Pyrot est innocent, il s'est conduit en bon militaire et il a toujours fait consciencieusement son metier, qui consiste principalement a tirer sur le peuple. Ce n'est pas un motif pour que le peuple prenne sa defense, en bravant tous les perils. Quand il me sera demontre que Pyrot est coupable et qu'il a vole le foin de l'armee, je marcherai pour lui. Le camarade Larrivee prit ensuite la parole: --Je ne suis pas de l'avis de mon ami Phoenix; je ne suis pas non plus de l'avis de mon ami Sapor; je ne crois pas que le parti doive embrasser une cause des qu'on nous dit que cette cause est juste. Je crains qu'il n'y ait la un facheux abus de mots et une dangereuse equivoque. Car la justice sociale n'est pas la justice revolutionnaire. Elles sont toutes deux en antagonisme perpetuel: servir l'une, c'est combattre l'autre. Quant a moi, mon choix est fait: je suis pour la justice revolutionnaire contre la justice sociale. Et pourtant, dans le cas present, je blame l'abstention. Je dis que lorsque le sort favorable vous apporte une affaire comme celle-ci, il faudrait etre des imbeciles pour ne pas en profiter. "Comment? l'occasion nous est offerte d'assener au militarisme des coups terribles, peut-etre mortels. Et vous voulez que je me croise les bras? Je vous en avertis, camarades; je ne suis pas un fakir; je ne serai jamais du parti des fakirs; s'il y a ici des fakirs, qu'ils ne comptent pas sur moi pour leur tenir compagnie. Se regarder le nombril est une politique sans resultats, que je ne ferai jamais. "Un parti comme le notre doit s'affirmer sans cesse; il doit prouver son existence par une action continue. Nous interviendrons dans l'affaire Pyrot; mais nous y interviendrons revolutionnairement; nous exercerons une action violente.... Croyez-vous donc que la violence soit un vieux procede, une invention surannee, qu'il faille mettre au rancart avec les diligences, la presse a bras et le telegraphe aerien? Vous etes dans l'erreur. Aujourd'hui comme hier, on n'obtient rien que par la violence; c'est l'instrument efficace; il faut seulement savoir s'en servir. Quelle sera notre action? Je vais vous le dire: ce sera d'exciter les classes dirigeantes les unes contre les autres, de mettre l'armee aux prises avec la finance, le gouvernement avec la magistrature, la noblesse et le clerge avec les juifs, de les pousser, s'il se peut, a s'entre-detruire; ce sera d'entretenir cette agitation qui affaiblit les gouvernements comme la fievre epuise les malades. "L'affaire Pyrot, pour peu qu'on sache s'en servir, hatera de dix ans la croissance du parti socialiste et l'emancipation du proletariat par le desarmement, la greve generale et la revolution." Les chefs du parti ayant de la sorte exprime chacun un avis different, la discussion ne se prolongea pas sans vivacite; les orateurs, comme il arrive toujours en ce cas, reproduisirent les arguments qu'ils avaient deja presentes et les exposerent avec moins d'ordre et de mesure que la premiere fois. On disputa longtemps et personne ne changea d'avis. Mais ces avis, en derniere analyse, se reduisaient a deux, celui de Sapor et de Lapersonne qui conseillaient l'abstention, et celui de Phoenix et de Larrivee qui voulaient intervenir. Encore ces deux opinions contraires se confondaient-elles en une commune haine des chefs militaires et de leur justice et dans une commune croyance a l'innocence de Pyrot. L'opinion publique ne se trompa donc guere en considerant tous les chefs socialistes comme des pyrotins tres pernicieux. Quant aux masses profondes au nom desquelles ils parlaient, et qu'ils representaient autant que la parole peut representer l'inexprimable, quant aux proletaires enfin, dont il est difficile de connaitre la pensee qui ne se connait point elle-meme, il semble que l'affaire Pyrot ne les interessait pas. Elle etait pour eux trop litteraire, d'un gout trop classique, avec un ton de haute bourgeoisie et de haute finance, qui ne leur plaisait guere. CHAPITRE VIII LE PROCES COLOMBAN Quand s'ouvrit le proces Colomban, les pyrotins n'etaient pas beaucoup plus de trente mille; mais il y en avait partout, et il s'en trouvait meme parmi les pretres et les militaires. Ce qui leur nuisait le plus c'etait la sympathie des grands juifs. Au contraire, ils devaient a leur faible nombre de precieux avantages et en premier lieu de compter parmi eux moins d'imbeciles que leurs adversaires qui en etaient surcharges. Ne comprenant qu'une infime minorite, ils se concertaient facilement, agissaient avec harmonie, n'etaient point tentes de se diviser et de contrarier leurs efforts; chacun d'eux sentait la necessite de bien faire et se tenait d'autant mieux qu'il se trouvait plus en vue. Enfin tout leur permettait de croire qu'ils gagneraient de nouveaux adherents, tandis que leurs adversaires, ayant reuni du premier coup les foules, ne pouvaient plus que decroitre. Traduit devant ses juges, en audience publique, Colomban s'apercut tout de suite que ses juges n'etaient pas curieux. Des qu'il ouvrait la bouche, le president lui ordonnait de se taire, dans l'interet superieur de l'Etat. Pour la meme raison, qui est la raison supreme, les temoins a decharge ne furent point entendus. Le general Panther, chef d'etat- major, parut a la barre, en grand uniforme et decore de tous ses ordres. Il deposa en ces termes: --L'infame Colomban pretend que nous n'avons pas de preuves contre Pyrot. Il en a menti: nous en avons; j'en garde dans mes archives sept cent trente-deux metres carres, qui, a cinq cents kilos chaque, font trois cent soixante-six mille kilos. Cet officier superieur donna ensuite, avec elegance et facilite, un apercu de ces preuves. --Il y en a de toutes couleurs et de toutes nuances, dit-il en substance; il y en a de tout format, pot, couronne, ecu, raisin, colombier, grand aigle, etc. La plus petite a moins d'un millimetre carre; la plus grande mesure 70 metres de long sur 0 m. 90 de large. A cette revelation l'auditoire fremit d'horreur. Greatauk vint deposer a son tour. Plus simple et, peut-etre, plus grand, il portait un vieux veston gris, et tenait les mains jointes derriere le dos. --Je laisse, dit-il avec calme et d'une voix peu elevee, je laisse a monsieur Colomban la responsabilite d'un acte qui a mis notre pays a deux doigts de sa perte. L'affaire Pyrot est secrete; elle doit rester secrete. Si elle etait divulguee, les maux les plus cruels, guerres, pillages, ravages, incendies, massacres, epidemies, fondraient immediatement sur la Pingouinie. Je m'estimerais coupable de haute trahison si je prononcais un mot de plus. Quelques personnes connues pour leur experience politique, entre autres M. Bigourd, jugerent la deposition du ministre de la guerre plus habile et de plus de portee que celle de son chef d'etat-major. Le temoignage du colonel de Boisjoli fit une grande impression: --Dans une soiree au ministere de la guerre, dit cet officier, l'attache militaire d'une puissance voisine me confia que, ayant visite les ecuries de son souverain, il avait admire un foin souple et parfume, d'une jolie teinte verte, le plus beau qu'il eut jamais vu! "D'ou venait-il?" lui demandai-je. Il ne me repondit pas; mais l'origine ne m'en parut pas douteuse. C'etait le foin vole par Pyrot. Ces qualites de verdeur, de souplesse et d'arome sont celles de notre foin national. Le fourrage de la puissance voisine est gris, cassant; il sonne sous la fourche et sent la poussiere. Chacun peut conclure. Le lieutenant-colonel Hastaing vint dire, a la barre, au milieu des huees, qu'il ne croyait pas Pyrot coupable. Aussitot il fut apprehende par la gendarmerie et jete dans un cul de basse-fosse ou, nourri de viperes, de crapauds et de verre pile, il demeura insensible aux promesses comme aux menaces. L'huissier appela: --Le comte Pierre Maubec de la Dentdulynx. Il se fit un grand silence et l'on vit s'avancer vers la barre un gentihomme magnifique et depenaille, dont les moustaches menacaient le ciel et dont les prunelles fauves jetaient des eclairs. Il s'approche de Colomban, et lui jetant un regard d'ineffable mepris: --Ma deposition, dit-il, la voici: Merde! A ces mots la salle entiere eclata en applaudissements enthousiastes et bondit, soulevee par un de ces transports qui exaltent les coeurs et portent les ames aux actions extraordinaires. Sans ajouter une parole, le comte Maubec de la Dentdulynx se retira. Quittant avec lui le pretoire, tous les assistants lui firent cortege. Prosternee a ses pieds, la princesse des Boscenos lui tenait les cuisses eperdument embrassees; il allait, impassible et sombre, sous une pluie de mouchoirs et de fleurs. La vicomtesse Olive, crispee a son cou, n'en put etre detachee et le calme heros l'emporta flottante sur sa poitrine comme une echarpe legere. Quand l'audience qu'il avait du suspendre fut reprise, le president appela les experts. L'illustre expert en ecriture, Vermillard, exposa le resultat de ses recherches. --Ayant etudie attentivement, dit-il, les papiers saisis chez Pyrot, notamment ses livres de depense et ses cahiers de blanchissage, j'ai reconnu que, sous une banale apparence, ils constituent un cryptogramme impenetrable dont j'ai pourtant trouve la cle. L'infamie du traitre s'y voit a chaque ligne. Dans ce systeme d'ecriture ces mots "Trois books et vingt francs pour Adele" signifient: "J'ai livre trente mille bottes de foin a une puissance voisine". D'apres ces documents j'ai pu meme etablir la composition du foin livre par cet officier: En effet, les mots chemise, gilet, calecon, mouchoirs de poche, faux-cols, aperitif, tabac, cigares, veulent dire trefle, paturin, luzerne, pimprenelle, avoine, ivraie, flouve odorante et fleole des pres. Et ce sont la precisement les plantes aromatiques qui composaient le foin odorant fourni par le comte Maubec a la cavalerie pingouine. Ainsi Pyrot faisait mention de ses crimes dans un langage qu'il croyait a jamais indechiffrable. On est confondu de tant d'astuce uni a tant d'inconscience. Colomban, reconnu coupable sans circonstances attenuantes, fut condamne au maximum de la peine. Les jures signerent aussitot un recours en rigueur. Sur la place du Palais, au bord du fleuve dont les rives avaient vu douze siecles d'une grande histoire, cinquante mille personnes attendaient dans le tumulte l'issue du proces. La s'agitaient les dignitaires de l'association des antipyrots, parmi lesquels on remarquait le prince des Boscenos, le comte Clena, le vicomte Olive, M. de la Trumelle; la se pressaient le reverend pere Agaric et les professeurs de l'ecole Saint-Mael avec tous leurs eleves; la, le moine Douillard et le generalissime Caraguel, en se tenant embrasses, formaient un groupe sublime, et l'on voyait accourir par le Pont-Vieux les dames de la halle et des lavoirs, avec des broches, des pelles, des pincettes, des battoirs et des chaudrons d'eau de Javel; devant les portes de bronze, sur les marches, etait rassemble tout ce qu'Alca comptait de defenseurs de Pyrot, professeurs, publicistes, ouvriers, les uns conservateurs, les autres radicaux ou revolutionnaires, et l'on reconnaissait, a leur tenue negligee et a leur aspect farouche, les camarades Phoenix, Larrivee, Lapersonne, Dagobert et Varambille. Serre dans sa redingote funebre et coiffe de son chapeau ceremonieux, Bidault-Coquille invoquait en faveur de Colomban et du colonel Hastaing les mathematiques sentimentales. Sur la plus haute marche resplendissait, souriante et farouche, Maniflore, courtisane heroique, jalouse de meriter, comme Leena un monument glorieux ou, comme Epicharis, les louanges de l'histoire. Les sept cents pyrots, deguises en marchands de limonade, en camelots, en ramasseurs de megots et en antipyrots, erraient autour du vaste edifice. Quand Colomban parut, une clameur telle s'eleva que, frappes par la commotion de l'air et de l'eau, les oiseaux en tomberent des arbres et les poissons en remonterent sur le ventre a la surface du fleuve. On hurlait de toutes parts: --A l'eau, Colomban! a l'eau! a l'eau! Quelques cris jaillissaient: --Justice et verite! Une voix meme fut entendue vociferant: --A bas l'armee! Ce fut le signal d'une effroyable melee. Les combattants tombaient par milliers et formaient de leurs corps entasses des tertres hurlants et mouvants sur lesquels de nouveaux lutteurs se prenaient a la gorge. Les femmes, ardentes, echevelees, pales, les dents agacees et les ongles frenetiques, se ruaient sur l'homme avec des transports qui donnait a leur visage, au grand jour de la place publique, une expression delicieuse qu'on n'avait pu surprendre jusque-la que dans l'ombre des rideaux, au creux des oreillers. Elles vont saisir Colomban, le mordre, l'etrangler, l'ecarteler, le dechirer et s'en disputer les lambeaux, lorsque Maniflore, grande, chaste dans sa tunique rouge, se dresse, sereine et terrible, devant ces furies qui reculent epouvantees. Colomban semblait sauve; ses partisans etaient parvenus a lui frayer un chemin a travers la place du Palais et a l'introduire dans un fiacre aposte au coin du Pont-Vieux. Deja le cheval filait au grand trot, mais le prince des Boscenos, le comte Clena, M. de la Trumelle, jeterent le cocher a bas de son siege; puis poussant l'animal a reculons et faisant marcher les grandes roues devant les petites acculerent l'attelage au parapet du pont, d'ou ils le firent basculer dans le fleuve, aux applaudissements de la foule en delire. Avec un clapotement sonore et frais, l'eau jaillit en gerbe; puis on ne vit plus qu'un leger remous a la surface etincelante du fleuve. Presque aussitot, les compagnons Dagobert et Varambille, aides des sept cents pyrots deguises, envoyerent le prince des Boscenos, la tete la premiere, dans un bateau de blanchisseuses ou il s'abima lamentablement. La nuit sereine descendit sur la place du Palais, et versa sur les debris affreux dont elle etait jonchee le silence et la paix. Cependant, a trois kilometres en aval, sous un pont, accroupi, tout degouttant, au cote d'un vieux cheval estropie, Colomban meditait sur l'ignorance et l'injustice des foules. --L'affaire, se disait-il, est plus rude encore que je ne croyais. Je prevois de nouvelles difficultes. Il se leva, s'approcha du malheureux animal: --Que leur avais-tu fait? pauvre ami, lui dit-il. C'est a cause de moi qu'ils t'ont si cruellement traite. Il embrassa la bete infortunee et mit un baiser sur l'etoile blanche de son front. Puis il la tira par la bride, et, boitant, l'emmena boitant a travers la ville endormie jusqu'a sa maison, ou le sommeil leur fit oublier les hommes. CHAPITRE IX LE PERE DOUILLARD Dans leur infinie mansuetude, a la suggestion du pere commun des fideles, les eveques, chanoines, cures, vicaires, abbes et prieurs de Pingouinie, resolurent de celebrer un service solennel dans la cathedrale d'Alca, pour obtenir de la misericorde divine qu'elle daignat mettre un terme aux troubles qui dechiraient une des plus nobles contrees de la Chretiente et accorder au repentir de la Pingouinie le pardon de ses crimes envers Dieu et les ministres du culte. La ceremonie eut lieu le quinze juin. Le generalissime Caraguel se tenait au banc d'oeuvre, entoure de son etat-major. L'assistance etait nombreuse et brillante; selon l'expression de M. Bigourd, c'etait a la fois une foule et une elite. On y remarquait au premier rang M. de la Berthoseille, chambellan de monseigneur le prince Crucho. Pres de la chaire ou devait monter le reverend pere Douillard, de l'ordre de Saint- Francois, se tenaient debout, dans une attitude recueillie, les mains croisees sur leurs gourdins, les grands dignitaires de l'association des antipyrots, le vicomte Olive, M. de la Trumelle. le comte Clena, le duc d'Ampoule, le prince des Boscenos. Le pere Agaric occupait l'abside, avec les professeurs et les eleves de l'ecole Saint-Mael. Le croisillon et le bas-cote de droite etaient reserves aux officiers et soldats en uniforme comme le plus honorable, puisque c'est de ce cote que le Seigneur pencha la tete en expirant sur la croix. Les dames de l'aristocratie, et parmi elles la comtesse Clena, la vicomtesse Olive, la princesse des Boscenos, occupaient les tribunes. Dans l'immense vaisseau et sur la place du Parvis se pressaient vingt mille religieux de toutes robes et trente mille laiques. Apres la ceremonie expiatoire et propitiatoire, le reverend pere Douillard monta en chaire. Le sermon avait ete donne d'abord au reverend pere Agaric; mais juge, malgre ses merites, au-dessous des circonstances pour le zele et la doctrine, on lui prefera l'eloquent capucin qui depuis six mois allait precher dans les casernes contre les ennemis de Dieu et de l'autorite. Le reverend pere Douillard, prenant pour texte _Deposuit potentes de sede_, etablit que toute-puissance temporelle a Dieu pour principe et pour fin et qu'elle se perd et s'abime elle-meme quand elle se detourne de la voie que la Providence lui a tracee et du but qu'elle lui a assigne. Faisant application de ces regles sacrees au gouvernement de la Pingouinie, il traca un tableau effroyable des maux que les maitres de ce pays n'avaient su ni prevoir ni empecher. --Le premier auteur de tant de miseres et de hontes, dit-il, vous ne le connaissez que trop, mes freres. C'est un monstre dont le nom annonce providentiellement la destinee, car il est tire du grec _pyros_, qui veut dire feu, la sagesse divine, qui parfois est philologue, nous avertissant par cette etymologie qu'un juif devait allumer l'incendie dans la contree qui l'avait accueilli. Il montra la patrie, persecutee par les persecuteurs de l'Eglise, s'ecriant sur son calvaire: "O douleur! o gloire! Ceux qui ont crucifie mon dieu me crucifient!" A ces mots un long fremissement agita l'auditoire. Le puissant orateur souleva plus d'indignation encore en rappelant l'orgueilleux Colomban, plonge, noir de crimes, dans le fleuve dont toute l'eau ne le lavera pas. Il ramassa toutes les humiliations, tous les perils de la Pingouinie pour en faire un grief au president de la republique et a son premier ministre. --Ce ministre, dit-il, ayant commis une lachete degradante en n'exterminant pas les sept cents pyrots avec leurs allies et leurs defenseurs, comme Sauel extermina les Philistins dans Gabaon, s'est rendu indigne d'exercer le pouvoir que Dieu lui avait delegue, et tout bon citoyen peut et doit desormais insulter a sa meprisable souverainete. Le Ciel regardera favorablement ses contempteurs. _Deposuit patentes de sede_. Dieu deposera les chefs pusillanimes et il mettra a leur place les hommes forts qui se reclameront de Lui. Je vous en previens, messieurs; je vous en previens, officiers, sous-officiers, soldats qui m'ecoutez; je vous en previens, generalissime des armees pingouines, l'heure est venue! Si vous n'obeissez pas aux ordres de Dieu, si vous ne deposez pas en son nom les possedants indignes, si vous ne constituez pas sur la Pingouinie un gouvernement religieux et fort, Dieu n'en detruira pas moins ce qu'il a condamne, il n'en sauvera pas moins son peuple; il le sauvera, a votre defaut, par un humble artisan ou par un simple caporal. L'heure sera bientot passee. Hatez-vous! Souleves par cette ardente exhortation, les soixante mille assistants se leverent fremissants; des cris jaillirent: "Aux armes! aux armes! Mort aux pyrots! Vive Crucho!" et tous, moines, femmes, soldats, gentilshommes, bourgeois, larbins, sous le bras surhumain leve dans la chaire de verite pour les benir, entonnant l'hymne: _Sauvons la Pingouinie!_ s'elancerent impetueusement hors de la basilique et marcherent, par les quais du fleuve, sur la Chambre des deputes. Reste seul dans la nef desertee, le sage Cornemuse, levant les bras au ciel, murmura d'une voix brisee: --_Agnosco fortunam ecclesiae pinguicanae!_ Je ne vois que trop ou tout cela nous conduira. L'assaut que donna la foule sainte au palais legislatif fut repousse. Vigoureusement charges par les brigades noires et les gardes d'Alca, les assaillants fuyaient en desordre quand les camarades accourus des faubourgs, ayant a leur tete Phoenix, Dagobert, Lapersonne et Varambille, se jeterent sur eux et acheverent leur deconfiture. MM. de la Trumelle et d'Ampoule furent traines au poste. Le prince des Boscenos, apres avoir lutte vaillamment, tomba la tete fendue sur le pave ensanglante. Dans l'enthousiasme de la victoire, les camarades, meles a d'innombrables camelots, parcoururent, toute la nuit, les boulevards, portant Maniflore en triomphe et brisant les glaces des cafes et les vitres des lanternes aux cris de: "A bas Crucho! Vive la sociale!" Les antipyrots passaient a leur tour, renversant les kiosques des journaux et les colonnes de publicite. Spectacles auxquels la froide raison ne saurait applaudir et propres a l'affliction des ediles soucieux de la bonne police des chemins et des rues; mais ce qui etait plus triste pour les gens de coeur, c'etait l'aspect de ces cafards qui, de peur des coups, se tenaient a distance egale des deux camps, et tout egoistes et laches qu'ils se laissaient voir, voulaient qu'on admirat la generosite de leurs sentiments et la noblesse de leur ame; ils se frottaient les yeux avec des oignons, se faisaient une bouche en gueule de merlan, se mouchaient en contrebasse, tiraient leur voix des profondeurs de leur ventre, et gemissaient: "O Pingouins, cessez ces luttes fratricides; cessez de dechirer le sein de votre mere!", comme si les hommes pouvaient vivre en societe sans disputes et sans querelles, et comme si les discordes civiles n'etaient pas les conditions necessaires de la vie nationale et du progres des moeurs, pleutres hypocrites qui proposaient des compromis entre le juste et l'injuste, offensant ainsi le juste dans ses droits et l'injuste dans son courage. L'un de ceux-la, le riche et puissant Machimel, beau de couardise, se dressait sur la ville en colosse de douleur; ses larmes formaient a ses pieds des etangs poissonneux et ses soupirs y chaviraient les barques des pecheurs. Pendant ces nuits agitees, au faite de sa vieille pompe a feu, sous le ciel serein, tandis que les etoiles filantes s'enregistraient sur les plaques photographiques, Bidault-Coquille se glorifiait en son coeur. Il combattait pour la justice; il aimait, il etait aime d'un amour sublime. L'injure et la calomnie le portaient aux nues. On voyait sa caricature avec celle de Colomban, de Kerdanic et du colonel Hastaing dans les kiosques des journaux; les antipyrots publiaient qu'il avait recu cinquante mille francs des grands financiers juifs. Les reporters des feuilles militaristes consultaient sur sa valeur scientifique les savants officiels qui lui refusaient toute connaissance des astres, contestaient ses observations les plus solides, niaient ses decouvertes les plus certaines, condamnaient ses hypotheses les plus ingenieuses et les plus fecondes. Sous les coups flatteurs de la haine et de l'envie, il exultait. Contemplant a ses pieds l'immensite noire percee d'une multitude de lumieres, sans songer a tout ce qu'une nuit de grande ville renferme de lourds sommeils, d'insomnies cruelles, de songes vains, de plaisirs toujours gates et de miseres infiniment diverses: --C'est dans cette enorme cite, se disait-il, que le juste et l'injuste se livrent bataille. Et, substituant a la realite multiple et vulgaire une poesie simple et magnifique, il se representait l'affaire Pyrot sous l'aspect d'une lutte des bons et des mauvais anges; il attendait le triomphe eternel des Fils de la lumiere et se felicitait d'etre un Enfant du jour terrassant les Enfants de la nuit. CHAPITRE X LE CONSEILLER CHAUSSEPIED Aveugles jusque-la par la peur, imprudents et stupides, les republicains, devant les bandes du capucin Douillard et les partisans du prince Crucho, ouvrirent les yeux et comprirent enfin le veritable sens de l'affaire Pyrot. Les deputes que, depuis deux ans, les hurlements des foules patriotes faisaient palir, n'en devinrent pas plus courageux, mais ils changerent de lachete et s'en prirent au ministere Robin Mielleux des desordres qu'ils avaient eux-memes favorises par leur complaisance et dont ils avaient plusieurs fois, en tremblant, felicite les auteurs; ils lui reprochaient d'avoir mis en peril la republique par sa faiblesse qui etait la leur et par des complaisances qu'ils lui avaient imposees; certains d'entre eux commencaient a douter si leur interet n'etait pas de croire a l'innocence de Pyrot plutot qu'a sa culpabilite et des lors ils eprouverent de cruelles angoisses a la pensee que ce malheureux pouvait n'avoir pas ete condamne justement, et expiait dans sa cage aerienne les crimes d'un autre. "Je n'en dors pas!" disait en confidence a quelques membres de la majorite le ministre Guillaumette, qui aspirait a remplacer son chef. Ces genereux legislateurs renverserent le cabinet, et le president de la republique mit a la place de Robin Mielleux un sempiternel republicain, a la barbe fleurie, nomme La Trinite, qui, comme la plupart des Pingouins, ne comprenait pas un mot a l'affaire mais trouvait que, vraiment, il s'y mettait trop de moines. Le general Greatauk, avant de quitter le ministere, fit ses dernieres recommandations au chef d'etat-major, Panther. --Je pars et vous restez, lui dit-il en lui serrant la main. L'affaire Pyrot est ma fille; je vous la confie; elle est digne de votre amour et de vos soins; elle est belle. N'oubliez pas que sa beaute cherche l'ombre, se plait dans le mystere et veut rester voilee. Menagez sa pudeur. Deja trop de regards indiscrets ont profane ses charmes ... Panther, vous avez souhaite des preuves et vous en avez obtenu. Vous en possedez beaucoup; vous en possedez trop. Je prevois des interventions importunes et des curiosites dangereuses. A votre place, je mettrais au pilon tous ces dossiers. Croyez-moi, la meilleure des preuves, c'est de n'en pas avoir. Celle-la est la seule qu'on ne discute pas. Helas! le general Panther ne comprit pas la sagesse de ces conseils. L'avenir ne devait donner que trop raison a la clairvoyance de Greatauk. Des son entree au ministere, La Trinite demanda le dossier de l'affaire Pyrot. Peniche, son ministre de la guerre, le lui refusa au nom de l'interet superieur de la defense nationale, lui confiant que ce dossier constituait a lui seul, sous la garde du general Panther, les plus vastes archives du monde. La Trinite etudia le proces comme il put et, sans le penetrer a fond, le soupconna d'irregularite. Des lors, conformement a ses droits et prerogatives, il en ordonna la revision. Immediatement Peniche, son ministre de la guerre, l'accusa d'insulter l'armee et de trahir la patrie et lui jeta son portefeuille a la tete. Il fut remplace par un deuxieme qui en fit autant, et auquel succeda un troisieme qui imita ces exemples, et les suivants, jusqu'a soixante-dix, se comporterent comme leurs predecesseurs, et le venerable La Trinite gemit, obrue sous les portefeuilles belliqueux. Le septante-unieme ministre de la guerre, van Julep, resta en fonctions; non qu'il fut en desaccord avec tant et de si nobles collegues, mais il etait charge par eux de trahir genereusement son president du conseil, de le couvrir d'opprobre et de honte et de faire tourner la revision a la gloire de Greatauk, a la satisfaction des anti-pyrots, au profit des moines et pour le retablissement du prince Crucho. Le general van Julep, doue de hautes vertus militaires, n'avait pas l'esprit assez fin pour employer les procedes subtils et les methodes exquises de Greatauk. Il pensait, comme le general Panther, qu'il fallait des preuves tangibles contre Pyrot, qu'on n'en aurait jamais trop, qu'on n'en aurait jamais assez. Il exprima ces sentiments a son chef d'etat-major, qui n'etait que trop enclin a les partager. --Panther, lui dit-il, nous touchons au moment ou il nous va falloir des preuves abondantes et surabondantes. --Il suffit, mon general, repondit Panther; je vais completer mes dossiers. Six mois plus tard, les preuves contre Pyrot remplissaient deux etages du ministere de la guerre. Le plancher s'ecroula sous le poids des dossiers et les preuves eboulees ecraserent sous leur avalanche deux chefs de service, quatorze chefs de bureau et soixante expeditionnaires, qui travaillaient, au rez-de-chaussee, a modifier les guetres des chasseurs. Il fallut etayer les murs du vaste edifice. Les passants voyaient avec stupeur d'enormes poutres, de monstrueux etancons, qui, dresses obliquement contre la fiere facade, maintenant disloquee et branlante, obstruaient la rue, arretaient la circulation des voitures et des pietons et offraient aux autobus un obstacle contre lequel ils se brisaient avec leurs voyageurs. Les juges qui avaient condamne Pyrot n'etaient pas proprement des juges, mais des militaires. Les juges qui avaient condamne Colomban etaient des juges, mais de petits juges, vetus d'une souquenille noire comme des balayeurs de sacristie, des pauvres diables de juges, des judicaillons fameliques. Au-dessus d'eux siegeaient de grands juges qui portaient sur leur robe rouge la simarre d'hermine. Ceux-la, renommes pour leur science et leur doctrine, composaient une cour dont le nom terrible exprimait la puissance. On la nommait Cour de cassation pour faire entendre qu'elle etait le marteau suspendu sur les jugements et les arrets de toutes les autres juridictions. Or, un de ces grands juges rouges de la cour supreme, nomme Chaussepied, menait alors, dans un faubourg d'Alca, une vie modeste et tranquille. Son ame etait pure, son coeur honnete, son esprit juste. Quand il avait fini d'etudier ses dossiers, il jouait du violon et cultivait des jacinthes. Il dinait le dimanche chez ses voisines, les demoiselles Helbivore. Sa vieillesse etait souriante et robuste et ses amis vantaient l'amenite de son caractere. Depuis quelques mois pourtant il se montrait irritable et chagrin et, s'il ouvrait un journal, sa face rose et pleine se tourmentait de plis douloureux et s'assombrissait des pourpres de la colere. Pyrot en etait la cause. Le conseiller Chaussepied ne pouvait comprendre qu'un officier eut commis une action si noire, que de livrer quatre-vingt mille bottes de foin militaire a une nation voisine et ennemie; et il concevait encore moins que le scelerat eut trouve des defenseurs officieux en Pingouinie. La pensee qu'il existait dans sa patrie un Pyrot, un colonel Hastaing, un Colomban, un Kerdanic, un Phoenix, lui gatait ses jacinthes, son violon, le ciel et la terre, toute la nature et ses diners chez les demoiselles Helbivore. Or, le proces Pyrot etant porte par le garde des sceaux devant la cour supreme, ce fut le conseiller Chaussepied a qui il echut de l'examiner et d'en decouvrir les vices, au cas ou il en existat. Bien qu'integre et probe autant qu'on peut l'etre et forme par une longue habitude a exercer sa magistrature sans haine ni faveur, il s'attendait a trouver dans les documents qui lui seraient soumis les preuves d'une culpabilite certaine et d'une perversite tangible. Apres de longues difficultes et les refus reiteres du general van Julep, le conseiller Chaussepied obtint communication des dossiers. Cotes et paraphes, ils se trouverent au nombre de quatorze millions six cent vingt six mille trois cent douze. En les etudiant, le juge fut d'abord surpris puis etonne, puis stupefait, emerveille, et, si j'ose dire, miracule. Il trouvait dans les dossiers des prospectus de magasins de nouveautes, des journaux, des gravures de modes, des sacs d'epicier, de vieilles correspondances commerciales, des cahiers d'ecoliers, des toiles d'emballage, du papier de verre pour frotter les parquets, des cartes a jouer, des epures, six mille exemplaires de la _Clef des songes_, mais pas un seul document ou il fut question de Pyrot. CHAPITRE XI CONCLUSION Le proces fut casse et Pyrot descendu de sa cage. Les antipyrots ne se tinrent point pour battus. Les juges militaires rejugerent Pyrot. Greatauk, dans cette seconde affaire, se montra superieur a lui-meme. Il obtint une seconde condamnation; il l'obtint en declarant que les preuves communiquees a la cour supreme ne valaient rien et qu'on s'etait bien garde de donner les bonnes, celles-la devant rester secretes. De l'avis des connaisseurs, il n'avait jamais deploye tant d'adresse. Au sortir de l'audience, comme il traversait, au milieu des curieux, d'un pas tranquille, les mains derriere le dos, le vestibule du tribunal, une femme vetue de rouge, le visage couvert d'un voile noir, se jeta sur lui et, brandissant un couteau de cuisine: --Meurs, scelerat! s'ecria-t-elle. C'etait Maniflore. Avant que les assistants eussent compris ce qui se passait, le general lui saisit le poignet et, avec une douceur apparente, le serra d'une telle force que le couteau tomba de la main endolorie. Alors il le ramassa et le tendit a Maniflore. --Madame, lui dit-il en s'inclinant, vous avez laisse tomber un ustensile de menage. Il ne put empecher que l'heroine ne fut conduite au poste; mais il la fit relacher aussitot et il employa, plus tard, tout son credit a arreter les poursuites. La seconde condamnation de Pyrot fut la derniere victoire de Greatauk. Le conseiller Chaussepied, qui avait jadis tant aime les soldats et tant estime leur justice, maintenant, enrage contre les juges militaires, cassait toutes leurs sentences comme un singe casse des noisettes. Il rehabilita Pyrot une seconde fois; il l'aurait, s'il eut fallu, rehabilite cinq cents fois. Furieux d'avoir ete laches et de s'etre laisse tromper et moquer, les republicains se retournerent contre les moines et les cures; les deputes firent contre eux des lois d'expulsion, de separation et de spoliation. Il advint ce que le pere Cornemuse avait prevu. Ce bon religieux fut chasse du bois des Conils. Les agents du fisc confisquerent ses alambics et ses cornues, et les liquidateurs se partagerent les bouteilles de la liqueur de Sainte-Orberose. Le pieux distillateur y perdit les trois millions cinq cent mille francs de revenu annuel que lui procuraient ses petits produits. Le pere Agaric prit le chemin de l'exil, abandonnant son ecole a des mains laiques qui la laisserent pericliter. Separee de l'Etat nourricier, l'Eglise de Pingouinie secha comme une fleur coupee. Victorieux, les defenseurs de l'innocent se dechirerent entre eux et s'accablerent reciproquement d'outrages et de calomnies. Le vehement Kerdanic se jeta sur Phoenix, pret a le devorer. Les grands juifs et les sept cents pyrots se detournerent avec mepris des camarades socialistes dont naguere ils imploraient humblement le secours: --Nous ne vous connaissons plus, disaient-ils; fichez-nous la paix avec votre justice sociale. La justice sociale, c'est la defense des richesses. Nomme depute et devenu chef de la nouvelle majorite, le camarade Larrivee fut porte par la Chambre et l'opinion a la presidence du Conseil. Il se montra l'energique defenseur des tribunaux militaires qui avaient condamne Pyrot. Comme ses anciens camarades socialistes reclamaient un peu plus de justice et de liberte pour les employes de l'Etat ainsi que pour les travailleurs manuels, il combattit leurs propositions dans un eloquent discours: --La liberte, dit-il, n'est pas la licence. Entre l'ordre et le desordre, mon choix est fait: la revolution c'est l'impuissance; le progres n'a pas d'ennemi plus redoutable que la violence. On n'obtient rien par la violence. Messieurs, ceux qui, comme moi, veulent des reformes doivent s'appliquer avant tout a guerir cette agitation qui affaiblit les gouvernements comme la fievre epuise les malades. Il est temps de rassurer les honnetes gens. Ce discours fut couvert d'applaudissements. Le gouvernement de la republique demeura soumis au controle des grandes compagnies financieres, l'armee consacree exclusivement a la defense du capital, la flotte destinee uniquement a fournir des commandes aux metallurgistes; les riches refusant de payer leur juste part des impots, les pauvres, comme par le passe, payerent pour eux. Cependant, du haut de sa vieille pompe a feu, sous l'assemblee des astres de la nuit, Bidault-Coquille contemplait avec tristesse la ville endormie. Maniflore l'avait quitte; devoree du besoin de nouveaux devouements et de nouveaux sacrifices, elle s'en etait allee en compagnie d'un jeune Bulgare porter a Sofia la justice et la vengeance. Il ne la regrettait pas, l'ayant reconnue, apres l'affaire, moins belle de forme et de pensee qu'il ne se l'etait imagine d'abord. Ses impressions s'etaient modifiees dans le meme sens sur bien d'autres formes et bien d'autres pensees. Et, ce qui lui etait le plus cruel, il se jugeait moins grand, moins beau lui-meme qu'il n'avait cru. Et il songeait: --Tu te croyais sublime, quand tu n'avais que de la candeur et de la bonne volonte. De quoi t'enorgueillissais-tu, Bidault-Coquille? D'avoir su des premiers que Pyrot etait innocent et Greatauk un scelerat. Mais les trois quarts de ceux qui defendaient Greatauk contre les attaques des sept cents pyrots le savaient mieux que toi. Ce n'etait pas la question. De quoi te montrais-tu donc si fier? d'avoir ose dire ta pensee? C'est du courage civique, et celui-ci, comme le courage militaire, est un pur effet de l'imprudence. Tu as ete imprudent. C'est bien, mais il n'y a pas de quoi te louer outre mesure. Ton imprudence etait petite; elle t'exposait a des perils mediocres; tu n'y risquais pas ta tete. Les Pingouins ont perdu cette fierte cruelle et sanguinaire qui donnait autrefois a leurs revolutions une grandeur tragique: c'est le fatal effet de l'affaiblissement des croyances et des caracteres. Pour avoir montre sur un point particulier un peu plus de clairvoyance que le vulgaire, doit-on te regarder comme un esprit superieur? Je crains bien, au contraire, que tu n'aies fait preuve, Bidault-Coquille, d'une grande inintelligence des conditions du developpement intellectuel et moral des peuples. Tu te figurais que les injustices sociales etaient enfilees comme des perles et qu'il suffisait d'en tirer une pour egrener tout le chapelet. Et c'est la une conception tres naive. Tu te flattais d'etablir d'un coup la justice en ton pays et dans l'univers. Tu fus un brave homme, un spiritualiste honnete, sans beaucoup de philosophie experimentale. Mais rentre en toi-meme et tu reconnaitras que tu as eu pourtant ta malice et que, dans ton ingenuite, tu n'etais pas sans ruse. Tu croyais faire une bonne affaire morale. Tu te disais: "Me voila juste et courageux une fois pour toutes. Je pourrai me reposer ensuite dans l'estime publique et la louange des historiens." Et maintenant que tu as perdu tes illusions, maintenant que tu sais qu'il est dur de redresser les torts et que c'est toujours a recommencer, tu retournes a tes asteroides. Tu as raison; mais retournes-y modestement, Bidault- Coquille! LIVRE VII LES TEMPS MODERNES MADAME CERES Il n'y a de supportable que les choses extremes. COMTE ROBERT DE MONTESQUIOU. CHAPITRE PREMIER LE SALON DE MADAME CLARENCE Madame Clarence, veuve d'un haut fonctionnaire de la republique, aimait a recevoir: elle reunissait tous les jeudis des amis de condition modeste et qui se plaisaient a la conversation. Les dames qui frequentaient chez elle, tres diverses d'age et d'etat, manquaient toutes d'argent et avaient toutes beaucoup souffert. Il s'y trouvait une duchesse qui avait l'air d'une tireuse de cartes et une tireuse de cartes qui avait l'air d'une duchesse. Madame Clarence, assez belle pour garder de vieilles liaisons, ne l'etait plus assez pour en faire de nouvelles et jouissait d'une paisible consideration. Elle avait une fille tres jolie et sans dot, qui faisait peur aux invites; car les Pingouins craignaient comme le feu les demoiselles pauvres. Eveline Clarence s'apercevait de leur reserve, en penetrait la cause et leur servait le the d'un air de mepris. Elle se montrait peu, d'ailleurs, aux receptions, ne causait qu'avec les dames ou les tres jeunes gens; sa presence abregee et discrete ne genait pas les causeurs qui pensaient ou qu'etant une jeune fille elle ne comprenait pas, ou qu'ayant vingt-cinq ans elle pouvait tout entendre. Un jeudi donc, dans le salon de madame Clarence, on parlait de l'amour; les dames en parlaient avec fierte, delicatesse et mystere; les hommes avec indiscretion et fatuite; chacun s'interessait a la conversation pour ce qu'il y disait. Il s'y depensa beaucoup d'esprit; on lanca de brillantes apostrophes et de vives reparties. Mais quand le professeur Haddock se mit a discourir, il assomma tout le morde. --Il en est de nos idees sur l'amour comme sur le reste, dit-il; elles reposent sur des habitudes anterieures dont le souvenir meme est efface. En matiere de morale, les prescriptions qui ont perdu leur raison d'etre, les obligations les plus inutiles, les contraintes les plus nuisibles, les plus cruelles, sont, a cause de leur antiquite profonde et du mystere de leur origine, les moins contestees et les moins contestables, les moins examinees, les plus venerees, les plus respectees et celles qu'on ne peut transgresser sans encourir les blames les plus severes. Toute la morale relative aux relations des sexes est fondee sur ce principe que la femme une fois acquise appartient a l'homme, qu'elle est son bien comme son cheval et ses armes. Et cela ayant cesse d'etre vrai, il en resulte des absurdites, telles que le mariage ou contrat de vente d'une femme a un homme, avec clauses restrictives du droit de propriete, introduites par suite de l'affaiblissement graduel du possesseur. "L'obligation imposee a une fille d'apporter sa virginite a son epoux vient des temps ou les filles etaient epousees des qu'elles etaient nubiles; il est ridicule qu'une fille qui se marie a vingt-cinq ou trente ans soit soumise a cette obligation. Vous direz que c'est un present dont son mari, si elle en rencontre enfin un, sera flatte; mais nous voyons a chaque instant des hommes rechercher des femmes mariees et se montrer bien contents de les prendre comme ils les trouvent. "Encore aujourd'hui le devoir des filles est determine, dans la morale religieuse, par cette vieille croyance que Dieu, le plus puissant des chefs de guerre, est polygame, qu'il se reserve tous les pucelages, et qu'on ne peut en prendre que ce qu'il en a laisse. Cette croyance, dont les traces subsistent dans plusieurs metaphores du langage mystique, est aujourd'hui perdue chez la plupart des peuples civilises; pourtant elle domine encore l'education des filles, non seulement chez nos croyants, mais encore chez nos libres penseurs qui, le plus souvent, ne pensent pas librement pour la raison qu'ils ne pensent pas du tout. "Sage veut dire savant. On dit qu'une fille est sage quand elle ne sait rien. On cultive son ignorance. En depit de tous les soins, les plus sages savent, puisqu'on ne peut leur cacher ni leur propre nature, ni leurs propres etats, ni leurs propres sensations. Mais elles savent mal, elles savent de travers. C'est tout ce qu'on obtient par une culture attentive.... --Monsieur, dit brusquement d'un air sombre Joseph Boutourle, tresorier- payeur general d'Alca, croyez-le bien: il y a des filles innocentes, parfaitement innocentes, et c'est un grand malheur. J'en ai connu trois; elles se marierent: ce fut affreux. L'une, quand son mari s'approcha d'elle, sauta du lit, epouvantee et cria par la fenetre: "Au secours; monsieur est devenu fou!" Une autre fut trouvee, le matin de ses noces, en chemise, sur l'armoire a glace et refusant de descendre. La troisieme eut la meme surprise, mais elle souffrit tout sans se plaindre. Seulement, quelques semaines apres son mariage, elle murmura a l'oreille de sa mere: "Il se passe entre mon mari et moi des choses inouies, des choses qu'on ne peut pas s'imaginer, des choses dont je n'oserais pas parler meme a toi." Pour ne pas perdre son ame, elle les revela a son confesseur et c'est de lui qu'elle apprit, peut-etre avec un peu de deception, que ces choses n'etaient pas extraordinaires. --J'ai remarque, reprit le professeur Haddock, que les Europeens en general et les Pingouins en particulier, avant les sports et l'auto, ne s'occupaient de rien autant que de l'amour. C'etait donner bien de l'importance a ce qui en a peu. --Alors, monsieur, s'ecria madame Cremeur suffoquee, quand une femme s'est donnee tout entiere, vous trouvez que c'est sans importance? --Non, madame, cela peut avoir son importance, repondit le professeur Haddock, encore faudrait-il voir si, en se donnant, elle offre un verger delicieux ou un carre de chardons et de pissenlits. Et puis, n'abuse-t- on pas un peu de ce mot donner? Dans l'amour, une femme se prete plutot qu'elle ne se donne. Voyez la belle madame Pensee.... --C'est ma mere! dit un grand jeune homme blond. --Je la respecte infiniment, monsieur, repliqua le professeur Haddock; ne craignez pas que je tienne sur elle un seul propos le moins du monde offensant. Mais permettez-moi de vous dire que, en general, l'opinion des fils sur leurs meres est insoutenable: ils ne songent pas assez qu'une mere n'est mere que parce qu'elle aima et qu'elle peut aimer encore. C'est pourtant ainsi, et il serait deplorable qu'il en fut autrement. J'ai remarque que les filles, au contraire, ne se trompent pas sur la faculte d'aimer de leurs meres ni sur l'emploi qu'elles en font: elles sont des rivales: elles en ont le coup d'oeil. L'insupportable professeur parla longtemps encore, ajoutant les inconvenances aux maladresses, les impertinences aux incivilites, accumulant les incongruites, meprisant ce qui est respectable, respectant ce qui est meprisable; mais personne ne l'ecoutait. Pendant ce temps, dans sa chambre d'une simplicite sans grace, dans sa chambre triste de n'etre pas aimee, et qui, comme toutes les chambres de jeunes filles, avait la froideur d'un lieu d'attente, Eveline Clarence compulsait des annuaires de clubs et des prospectus d'oeuvres, pour y acquerir la connaissance de la societe. Certaine que sa mere, confinee dans un monde intellectuel et pauvre, ne saurait ni la mettre en valeur ni la produire, elle se decidait a rechercher elle-meme le milieu favorable a son etablissement, tout a la fois obstinee et calme, sans reves, sans illusions, ne voyant dans le mariage qu'une entree de jeu et un permis de circulation et gardant la conscience la plus lucide des hasards, des difficultes et des chances de son entreprise. Elle possedait des moyens de plaire et une froideur qui les lui laissait tous. Sa faiblesse etait de ne pouvoir regarder sans eblouissement tout ce qui avait l'air aristocratique. Quand elle se retrouva seule avec sa mere: --Maman, nous irons demain a la retraite du pere Douillard. CHAPITRE II L'OEUVRE DE SAINTE-ORBEROSE La retraite de reverend pere Douillard reunissait, chaque vendredi, a neuf heures du soir, dans l'aristocratique eglise de Saint-Mael, l'elite de la societe d'Alca. Le prince et la princesse des Boscenos, le vicomte et la vicomtesse Olive, madame Bigourd, monsieur et madame de la Trumelle n'en manquaient pas une seance; on y voyait la fleur de l'aristocratie et les belles baronnes juives y jetaient leur eclat, car les baronnes juives d'Alca etaient chretiennes. Cette retraite avait pour objet, comme toutes les retraites religieuses, de procurer aux gens du monde un peu de recueillement pour penser a leur salut; elle etait destinee aussi a attirer sur tant de nobles et illustres familles la benediction de sainte Orberose, qui aime les Pingouins. Avec un zele vraiment apostolique, le reverend pere Douillard poursuivait l'accomplissement de son oeuvre: retablir sainte Orberose dans ses prerogatives de patronne de la Pingouinie et lui consacrer, sur une des collines qui dominent la cite, une eglise monumentale. Un succes prodigieux avait couronne ses efforts, et pour l'accomplissement de cette entreprise nationale, il reunissait plus de cent mille adherents et plus de vingt millions de francs. C'est dans le choeur de Saint-Mael que se dresse reluisante d'or, etincelante de pierreries, entouree de cierges et de fleurs, la nouvelle chasse de sainte Orberose. Voici ce qu'on lit dans l'_Histoire des miracles de la patronne d'Alca_, par l'abbe Plantain: "L'ancienne chasse fut fondue pendant la Terreur et les precieux restes de la sainte jetes dans un feu allume sur la place de Greve; mais une pauvre femme, d'une grande piete, nommee Rouquin, alla, de nuit, au peril de sa vie, recueillir dans le brasier les os calcines et les cendres de la bienheureuse; elle les conserva dans un pot de confiture et, lors du retablissement du culte, les porta au venerable cure de Saint-Mael. La dame Rouquin finit pieusement ses jours dans la charge de vendeuse de cierges et de loueuse de chaises en la chapelle de la sainte." Il est certain que, du temps du pere Douillard, au declin de la foi, le culte de sainte Orberose, tombe depuis trois cents ans sous la critique du chanoine Princeteau et le silence des docteurs de l'Eglise, se relevait et s'environnait de plus de pompe, de plus de splendeur, de plus de ferveur que jamais. Maintenant les theologiens ne retranchaient plus un iota de la legende; ils tenaient pour averes tous les faits rapportes par l'abbe Simplicissimus et professaient notamment, sur la foi de ce religieux, que le diable, ayant pris la forme d'un moine, avait emporte la sainte dans une caverne et lutte avec elle jusqu'a ce qu'elle eut triomphe de lui. Ils ne s'embarrassaient ni de lieux ni de dates; ils ne faisaient point d'exegese et se gardaient bien d'accorder a la science ce que lui concedait jadis le chanoine Princeteau; ils savaient trop ou cela conduisait. L'eglise etincelait de lumieres et de fleurs. Un tenor de l'opera chantait le cantique celebre de sainte Orberose. Vierge du Paradis, Viens, viens dans la nuit brune, Et sur nous resplendis Comme la lune. Mademoiselle Clarence se placa au cote de sa mere, devant le vicomte Clena, et elle se tint longtemps agenouillee sur son prie-Dieu, car l'attitude de la priere est naturelle aux vierges sages et fait valoir les formes. Le reverend pere Douillard monta en chaire. C'etait un puissant orateur; il savait toucher, surprendre, emouvoir. Les femmes se plaignaient seulement qu'il s'elevat contre les vices avec une rudesse excessive, en des termes crus qui les faisaient rougir. Elles ne l'en aimaient pas moins. Il traita, dans son sermon, de la septieme epreuve de sainte Orberose qui fut tentee par le dragon qu'elle allait combattre. Mais elle ne succomba pas et elle desarma le monstre. L'orateur demontra sans peine qu'avec l'aide de sainte Orberose et forts des vertus qu'elle nous inspire, nous terrasserons a notre tour les dragons qui fondent sur nous, prets a nous devorer, le dragon du doute, le dragon de l'impiete, le dragon de l'oubli des devoirs religieux. Il en tira la preuve que l'oeuvre de la devotion a sainte Orberose etait une oeuvre de regeneration sociale et il conclut par un ardent appel "aux fideles soucieux de se faire les instruments de la misericorde divine, jaloux de devenir les soutiens et les nourriciers de l'oeuvre de sainte Orberose et de lui fournir tous les moyens dont elle a besoin pour prendre son essor et porter ses fruits salutaires [Note: Cf. J. Ernest-Charles, _le Censeur_, mai-aout 1907, p. 582, col. 2.]". A l'issue de la ceremonie, le reverend pere Douillard se tenait, dans la sacristie, a la disposition des fideles desireux d'obtenir des renseignements sur l'oeuvre ou d'apporter leur contribution. Mademoiselle Clarence avait un mot a dire au reverend pere Douillard; le vicomte Clena aussi; la foule etait nombreuse; on faisait la queue. Par un hasard heureux, le vicomte Clena et mademoiselle Clarence se trouverent l'un contre l'autre, un peu serres, peut-etre. Eveline avait distingue ce jeune homme elegant, presque aussi connu que son pere dans le monde des sports. Clena l'avait remarquee, et comme elle lui paraissait jolie, il la salua, s'excusa, et feignit de croire qu'il avait deja ete presente a ces dames, mais qu'il ne se rappelait plus ou. Elles feignirent de le croire aussi. Il se presenta la semaine suivante chez madame Clarence qu'il imaginait un peu entremetteuse, ce qui n'etait pas pour lui deplaire et, en revoyant Eveline, il reconnut qu'il ne s'etait pas trompe et qu'elle etait extremement jolie. Le vicomte Clena avait le plus bel auto d'Europe. Trois mois durant, il y promena les dames Clarence, tous les jours, par les collines, les plaines, les bois et les vallees; avec elles il parcourut les sites et visita les chateaux. Il dit a Eveline tout ce qu'on peut dire et fit de son mieux. Elle ne lui cacha pas qu'elle l'aimait, qu'elle l'aimerait toujours et n'aimerait que lui. Elle demeurait a son cote, palpitante et grave. A l'abandon d'un amour fatal elle faisait succeder, quand il le fallait, la defense invincible d'une vertu consciente du danger. Au bout de trois mois, apres l'avoir fait monter, descendre, remonter, redescendre, et promenee durant les pannes innombrables, il la connaissait comme le volant de sa machine, mais pas autrement. Il combinait les surprises, les aventures, les arrets soudains dans le fond des forets et devant les cabarets de nuit, et n'en etait pas plus avance. Il se disait que c'etait stupide, et furieux, la reprenant dans son auto, faisait de rage du cent vingt a l'heure, pret a la verser dans un fosse ou a la briser avec lui contre un arbre. Un jour, venu la prendre chez elle pour quelque excursion, il la trouva plus delicieuse encore qu'il n'eut cru et plus irritante; il fondit sur elle comme l'ouragan sur les joncs, au bord d'un etang. Elle plia avec une adorable faiblesse, et vingt fois fut pres de flotter, arrachee, brisee, au souffle de l'orage, et vingt fois se redressa souple et cinglante, et, apres tant d'assauts, on eut dit qu'a peine un souffle leger avait passe sur sa tige charmante; elle souriait, comme prete a s'offrir a la main hardie. Alors son malheureux agresseur, eperdu, enrage, aux trois quarts fou, s'enfuit pour ne pas la tuer, se trompe de porte, penetre dans la chambre a coucher ou madame Clarence mettait son chapeau devant l'armoire a glace, la saisit, la jette sur le lit et la possede avant qu'elle s'apercoive de ce qui lui arrive. Le meme jour Eveline, qui faisait son enquete, apprit que le vicomte Clena n'avait que des dettes, vivait de l'argent d'une vieille grue et lancait les nouvelles marques d'un fabricant d'autos. Ils se separerent d'un commun accord et Eveline recommenca a servir le the avec malveillance aux invites de sa mere. CHAPITRE III HIPPOLYTE CERES Dans le salon de madame Clarence, on parlait de l'amour; et l'on en disait des choses delicieuses. --L'amour, c'est le sacrifice, soupira madame Cremeur. --Je vous crois, repliqua vivement M. Boutourle. Mais le professeur Haddock etala bientot sa fastidieuse insolence: --Il me semble, dit-il, que les Pingouines font bien des embarras depuis que, par l'operation de saint Mael, elles sont devenues vivipares. Pourtant il n'y a pas la de quoi s'enorgueillir: c'est une condition qu'elles partagent avec les vaches et les truies, et meme avec les orangers et les citronniers, puisque les graines de ces plantes germent dans le pericarpe. --L'importance des Pingouines ne remonte pas si haut, repliqua M. Boutourle; elle date du jour ou le saint apotre leur donna des vetements; encore cette importance, longtemps contenue, n'eclata qu'avec le luxe de la toilette, et dans un petit coin de la societe. Car allez seulement a deux lieues d'Alca, dans la campagne, pendant la moisson, et vous verrez si les femmes sont faconnieres et se donnent de l'importance. Ce jour-la M. Hippolyte Ceres se fit presenter; il etait depute d'Alca et l'un des plus jeunes membres de la Chambre; on le disait fils d'un mastroquet, mais lui-meme avocat, parlant bien, robuste, volumineux, l'air important et passant pour habile. --Monsieur Ceres, lui dit la maitresse de maison, vous representez le plus bel arrondissement d'Alca. --Et qui s'embellit tous les jours, madame. --Malheureusement, on ne peut plus y circuler, s'ecria M. Boutourle. --Pourquoi? demanda M. Ceres. --A cause des autos, donc! --N'en dites pas de mal, repliqua le depute; c'est notre grande industrie nationale. --Je le sais, monsieur. Les Pingouins d'aujourd'hui me font penser aux Egyptiens d'autrefois. Les Egyptiens, a ce que dit Taine, d'apres Clement d'Alexandrie, dont il a d'ailleurs altere le texte, les Egyptiens adoraient les crocodiles qui les devoraient; les Pingouins adorent les autos qui les ecrasent. Sans nul doute, l'avenir est a la bete de metal. On ne reviendra pas plus au fiacre qu'on n'est revenu a la diligence. Et le long martyre du cheval s'acheve. L'auto, que la cupidite frenetique des industriels lanca comme un char de Jagernat sur les peuples ahuris et dont les oisifs et les snobs faisaient une imbecile et funeste elegance, accomplira bientot sa fonction necessaire, et, mettant sa force au service du peuple tout entier, se comportera en monstre docile et laborieux. Mais pour que, cessant de nuire, elle devienne bienfaisante, il faudra lui construire des voies en rapport avec ses allures, des chaussees qu'elle ne puisse plus dechirer de ses pneus feroces et dont elle n'envoie plus la poussiere empoisonnee dans les poitrines humaines. On devra interdire ces voies nouvelles aux vehicules d'une moindre vitesse, ainsi qu'a tous les simples animaux, y etablir des garages et des passerelles, enfin creer l'ordre et l'harmonie dans la voirie future. Tel est le voeu d'un bon citoyen. Madame Clarence ramena la conversation sur les embellissements de l'arrondissement represente par M. Ceres, qui laissa paraitre son enthousiasme pour les demolitions, percements, constructions, reconstructions et toutes autres operations fructueuses. --On batit aujourd'hui d'une facon admirable, dit-il; partout s'elevent des avenues majestueuses. Vit-on jamais rien de si beau que nos ponts a pylones et nos hotels a coupoles? --Vous oubliez ce grand palais recouvert d'une immense cloche a melon, grommela avec une rage sourde M. Daniset, vieil amateur d'art. J'admire a quel degre de laideur peut atteindre une ville moderne, Alca s'americanise; partout on detruit ce qui restait de libre, d'imprevu, de mesure, de modere, d'humain, de traditionnel; partout on detruit cette chose charmante, un vieux mur au-dessus duquel passent des branches; partout on supprime un peu d'air et de jour, un peu de nature, un peu de souvenirs qui restaient encore, un peu de nos peres, un peu de nous- meme, et l'on eleve des maisons, epouvantables, enormes, infames, coiffees a la viennoise de coupoles ridicules ou conditionnees a l'art nouveau, sans moulures ni profils, avec des encorbellements sinistres et des faites burlesques, et ces monstres divers grimpent au-dessus des toits environnants, sans vergogne. On voit trainer sur des facades avec une mollesse degoutante des protuberances bulbeuses; ils appellent cela les motifs de l'art nouveau. Je l'ai vu, l'art nouveau, dans d'autres pays, il n'est pas si vilain; il a de la bonhomie et de la fantaisie. C'est chez nous que, par un triste privilege, on peut contempler les architectures les plus laides, les plus nouvellement et les plus diversement laides; enviable privilege! --Ne craignez-vous pas, demanda severement M. Ceres, ne craignez-vous pas que ces critiques ameres ne soient de nature a detourner de notre capitale les etrangers qui y affluent de tous les points du monde et y laissent des milliards? --Soyez tranquille, repondit M. Daniset: les etrangers ne viennent point admirer nos batisses; ils viennent voir nos cocottes, nos couturiers et nos bastringues. --Nous avons une mauvaise habitude, soupira M. Ceres, c'est de nous calomnier nous-memes. Madame Clarence jugea, en hotesse accomplie, qu'il etait temps d'en revenir a l'amour, et demanda a M. Jumel ce qu'il pensait du livre recent ou M. Leon Blum se plaint.... --... Qu'une coutume irraisonnee, acheva le professeur Haddock, prive les demoiselles du monde de faire l'amour qu'elles feraient avec plaisir, tandis que les filles mercenaires le font trop, et sans gout. C'est deplorable en effet; mais que monsieur Leon Blum ne s'afflige pas outre mesure; si le mal est tel qu'il dit dans notre petite societe bourgeoise, je puis lui certifier, que, partout ailleurs, il verrait un spectacle plus consolant. Dans le peuple, dans le vaste peuple des villes et des campagnes les filles ne se privent pas de faire l'amour. --C'est de la demoralisation! monsieur, dit madame Cremeur. Et elle celebra l'innocence des jeunes filles en des termes pleins de pudeur et de grace. C'etait ravissant! Les propos du professeur Haddock sur le meme sujet furent, au contraire, penibles a entendre: --Les jeunes filles du monde, dit-il, sont gardees et surveillees; d'ailleurs les hommes n'en veulent pas, par honnetete, de peur de responsabilites terribles et parce que la seduction d'une jeune fille ne leur ferait pas honneur. Encore ne sait-on point ce qui se passe, pour cette raison que ce qui est cache ne se voit pas. Condition necessaire a l'existence de toute societe. Les jeunes filles du monde seraient plus faciles que les femmes si elles etaient autant sollicitees et cela pour deux raisons: elles ont plus d'illusions et leur curiosite n'est pas satisfaite. Les femmes ont ete la plupart du temps si mal commencees par leur mari, qu'elles n'ont pas le courage de recommencer tout de suite avec un autre. Moi qui vous parle, j'ai rencontre plusieurs fois cet obstacle dans mes tentatives de seduction. Au moment ou le professeur Haddock achevait ces propos deplaisants, mademoiselle Eveline Clarence entra au salon et servit le the nonchalamment avec cette expression d'ennui qui donnait un charme oriental a sa beaute. --Moi, dit Hippolyte Ceres en la regardant, je me proclame le champion des demoiselles. "C'est un imbecile," songea la jeune fille. Hippolyte Ceres, qui n'avait jamais mis le pied hors de son monde politique, electeurs et elus, trouva le salon de madame Clarence tres distingue, la maitresse de maison exquise, sa fille etrangement belle; il devint assidu pres d'elles et fit sa cour a l'une et a l'autre. Madame Clarence, que maintenant les soins touchaient, l'estimait agreable. Eveline ne lui montrait aucune bienveillance et le traitait avec une hauteur et des dedains qu'il prenait pour facons aristocratiques et manieres distinguees, et il l'en admirait davantage. Cet homme repandu s'ingeniait a leur faire plaisir et y reussissait quelquefois. Il leur procurait des billets pour les grandes seances et des loges a l'Opera. Il fournit a mademoiselle Clarence plusieurs occasions de se mettre en vue tres avantageusement et en particulier dans une fete champetre, qui, bien que donnee par un ministre, fut regardee comme vraiment mondaine et valut a la republique son premier succes aupres des gens elegants. A cette fete, Eveline, tres remarquee, attira notamment l'attention d'un jeune diplomate nomme Roger Lambilly qui, s'imaginant qu'elle appartenait a un monde facile, lui donna rendez-vous dans sa garconniere. Elle le trouvait beau et le croyait riche: elle alla chez lui. Un peu emue, presque troublee, elle faillit etre victime de son courage, et n'evita sa defaite que par une manoeuvre offensive, audacieusement executee. Ce fut la plus grande folie de sa vie de jeune fille. Entree dans l'intimite des ministres et du president, Eveline y portait des affectations d'aristocratie et de piete qui lui acquirent la sympathie du haut personnel de la republique anticlericale et democratique. M. Hippolyte Ceres, voyant qu'elle reussissait et lui faisait honneur, l'en aimait davantage; il en devint eperdument amoureux. Des lors, elle commenca malgre tout a l'observer avec interet, curieuse de voir si cela augmentait. Il lui paraissait sans elegance, sans delicatesse, mal eleve, mais actif, debrouillard, plein de ressources et pas tres ennuyeux. Elle se moquait encore de lui, mais elle s'occupait de lui. Un jour elle voulut mettre son sentiment a l'epreuve. C'etait en periode electorale, pendant qu'il sollicitait, comme on dit, le renouvellement de son mandat. Il avait un concurrent peu dangereux au debut, sans moyens oratoires, mais riche et qui gagnait, croyait-on, tous les jours des voix. Hippolyle Ceres, bannissant de son esprit et l'epaisse quietude et les folles alarmes, redoublait de vigilance. Son principal moyen d'action c'etaient ses reunions publiques ou il tombait, a la force du poumon, la candidature rivale. Son comite donnait de grandes reunions contradictoires le samedi soir et le dimanche a trois heures precises de l'apres-midi. Or, un dimanche, etant alle faire visite aux dames Clarence, il trouva Eveline seule dans le salon. Il causait avec elle depuis vingt ou vingt cinq minutes quand, tirant sa montre, il s'apercut qu'il etait trois heures moins un quart. La jeune fille se fit aimable, agacante, gracieuse, inquietante, pleine de promesses. Ceres, emu, se leva. --Encore un moment! lui dit-elle d'une voix pressante et douce qui le fit retomber sur sa chaise. Elle lui montra de l'interet, de l'abandon, de la curiosite, de la faiblesse. Il rougit, palit et de nouveau, se leva. Alors, pour le retenir, elle le regarda avec des yeux dont le gris devenait trouble et noye, et, la poitrine haletante, ne parla plus. Vaincu, eperdu, aneanti, il tomba a ses pieds; puis, ayant une fois encore tire sa montre, bondit et jura effroyablement: --B...! quatre heures moins cinq! il n'est que temps de filer. Et aussitot il sauta dans l'escalier. Depuis lors elle eut pour lui une certaine estime. CHAPITRE IV LE MARIAGE D'UN HOMME POLITIQUE Elle ne l'aimait guere, mais elle voulait bien qu'il l'aimat. Elle etait d'ailleurs tres reservee avec lui, non pas seulement a cause de son peu d'inclination: car, parmi les choses de l'amour il en est qu'on fait avec indifference, par distraction, par instinct de femme, par usage et esprit traditionnel, pour essayer son pouvoir et pour la satisfaction d'en decouvrir les effets. La raison de sa prudence, c'est qu'elle le savait tres "mufle", capable de prendre avantage sur elle de ses familiarites et de les lui reprocher ensuite grossierement si elle ne les continuait pas. Comme il etait, par profession, anticlerical et libre penseur, elle jugeait bon d'affecter devant lui des facons devotes, de se montrer avec des paroissiens relies en maroquin rouge, de grand format, tels que les _Quinzaine de Paques_ de la reine Marie Leczinska et de la dauphine Marie-Josephe; et elle lui mettait constamment sous les yeux les souscriptions qu'elle recueillait en vue d'assurer le culte national de sainte Orberose. Eveline n'agissait point ainsi pour le taquiner, par espieglerie ni par esprit contrariant, ni meme par snobisme, quoi qu'elle en eut bien une pointe; elle s'affirmait de cette maniere, s'imprimait un caractere, se grandissait et, pour exciter le courage du depute, s'enveloppait de religion, comme Brunhild, pour attirer Sigurd, s'entourait de flammes. Son audace reussit. Il la trouvait plus belle de la sorte. Le clericalisme, a ses yeux, etait une elegance. Reelu a une enorme majorite, Ceres entra dans une Chambre qui se montrait plus portee a gauche, plus avancee que la precedente et, semblait-il, plus ardente aux reformes. S'etant tout de suite apercu qu'un si grand zele cachait la peur du changement et un sincere desir de ne rien faire, il se promit de suivre une politique qui repondit a ces aspirations. Des le debut de la session, il prononca un grand discours, habilement concu et bien ordonne, sur cette idee que toute reforme doit etre longtemps differee; il se montra chaleureux, bouillant meme, ayant pour principe que l'orateur doit recommander la moderation avec une extreme vehemence. Il fut acclame par l'assemblee entiere. Dans la tribune presidentielle, les dames Clarence l'ecoutaient; Eveline tressaillait malgre elle au bruit solennel des applaudissements. Sur la meme banquette, la belle madame Pensee frissonnait aux vibrations de cette voix male. Aussitot descendu de la tribune, Hippolyle Ceres, sans prendre le temps de changer de chemise, alors que les mains battaient encore et qu'on demandait l'affichage, alla saluer les dames Clarence dans leur tribune. Eveline lui trouva la beaute du succes et, tandis que, penche sur ces dames, il recevait leurs compliments d'un air modeste, releve d'un grain de fatuite, en s'epongeant le cou avec son mouchoir, la jeune fille, jetant un regard de cote sur madame Pensee, la vit qui respirait avec ivresse la sueur du heros, haletante, les paupieres lourdes, la tete renversee, prete a defaillir. Aussitot Eveline sourit tendrement a M. Ceres. Le discours du depute d'Alca eut un grand retentissement. Dans les "spheres" politiques il fut juge tres habile. "Nous venons d'entendre enfin un langage honnete", ecrivait le grand journal modere. "C'est tout un programme!" disait-on a la Chambre. On s'accordait a y reconnaitre un enorme talent. Hippolyte Ceres s'imposait maintenant comme chef aux radicaux, socialistes, anticlericaux, qui le nommerent president de leur groupe, le plus considerable de la Chambre. Il se trouvait designe pour un portefeuille dans la prochaine combinaison ministerielle. Apres une longue hesitation, Eveline Clarence accepta l'idee d'epouser M. Hippolyte Ceres. Pour son gout, le grand homme etait un peu commun; rien ne prouvait encore qu'il atteindrait un jour le point ou la politique rapporte de grosses sommes d'argent; mais elle entrait dans ses vingt-sept ans et connaissait assez la vie pour savoir qu'il ne faut pas etre trop degoutee ni se montrer trop exigeante. Hippolyte Ceres etait celebre; Hippolyte Ceres etait heureux. On ne le reconnaissait plus; les elegances de ses habits et de ses manieres augmentaient terriblement; il portait des gants blancs avec exces; maintenant, trop homme du monde, il faisait douter Eveline si ce n'etait pas pis que de l'etre trop peu. Madame Clarence regarda favorablement ces fiancailles, rassuree sur l'avenir de sa fille et satisfaite d'avoir tous les jeudis des fleurs pour son salon. La celebration du mariage souleva toutefois des difficultes. Eveline etait pieuse et voulait recevoir la benediction de l'Eglise. Hippolyte Ceres, tolerant mais libre penseur, n'admettait que le mariage civil. Il y eut a ce sujet des discussions et meme des scenes dechirantes. La derniere se deroula dans la chambre de la jeune fille, au moment de rediger les lettres d'invitation. Eveline declara que, si elle ne passait pas par l'eglise, elle ne se croirait pas mariee. Elle parla de rompre, d'aller a l'etranger avec sa mere, ou de se retirer dans un couvent. Puis elle se fit tendre, faible, suppliante; elle gemit. Et tout gemissait avec elle dans sa chambre virginale, le benitier et le rameau de buis au-dessus du lit blanc, les livres de devotion sur la petite etagere et sur le marbre de la cheminee la statuette blanche et bleue de sainte Orberose enchainant le dragon de Cappadoce. Hippolyte Ceres etait attendri, amolli, fondu. Belle de douleur, les yeux brillants de larmes, les poignets ceints d'un chapelet de lapis lazuli et comme enchainee par sa foi, tout a coup elle se jeta aux pieds d'Hippolyte et lui embrassa les genoux, mourante, echevelee. Il ceda presque; il balbutia: --Un mariage religieux, un mariage a l'eglise, on pourra encore faire digerer ca a mes electeurs; mais mon comite n'avalera pas la chose aussi facilement.... Enfin, je leur expliquerai, ... la tolerance, les necessites sociales.... Ils envoient tous leurs filles au catechisme.... Quant a mon portefeuille, bigre! je crois bien, ma cherie, que nous allons le noyer dans l'eau benite. A ces mots, elle se leva grave, genereuse, resignee, vaincue a son tour. --Mon ami, je n'insiste plus. --Alors, pas de mariage religieux! Ca vaut mieux, beaucoup mieux! --Si! Mais laissez-moi faire. Je vais tacher de tout arranger pour votre satisfaction et la mienne. Elle alla trouver le reverend pere Douillard et lui exposa la situation. Plus encore qu'elle n'esperait il se montra accommodant et facile. --Votre epoux est un homme intelligent, un homme d'ordre et de raison: il nous viendra. Vous le sanctifierez; ce n'est pas en vain que Dieu lui a accorde le bienfait d'une epouse chretienne. L'Eglise ne veut pas toujours pour ses benedictions nuptiales les pompes et l'eclat des ceremonies. Maintenant qu'elle est persecutee, l'ombre des cryptes et les detours des catacombes conviennent a ses fetes. Mademoiselle, quand vous aurez accompli les formalites civiles, venez ici, dans ma chapelle particuliere, en toilette de ville, avec monsieur Ceres; je vous marierai en observant la plus absolue discretion. J'obtiendrai de l'archeveque les dispenses necessaires et toutes les facilites pour ce qui concerne les bans, le billet de confession, etc. Hippolyte, tout en trouvant la combinaison un peu dangereuse, accepta, assez flatte au fond: --J'irai en veston, dit-il. Il y alla en redingote, avec des gants blancs et des souliers vernis, et fit les genuflexions. --Quand les gens sont polis!... CHAPITRE V LE CABINET VISIRE Le menage Ceres, d'une modestie decente, s'etablit dans un assez joli appartement d'une maison neuve. Ceres adorait sa femme avec rondeur et tranquillite, souvent retenu d'ailleurs a la commission du budget et travaillant plus de trois nuits par semaine a son rapport sur le budget des postes dont il voulait faire un monument. Eveline le trouvait "muffle", et il ne lui deplaisait pas. Le mauvais cote de la situation, c'est qu'ils n'avaient pas beaucoup d'argent; ils en avaient tres peu. Les serviteurs de la republique ne s'enrichissent pas a son service autant qu'on le croit. Depuis que le souverain n'est plus la pour dispenser les faveurs, chacun prend ce qu'il peut et ses depredations, limitees par les depredations de tous, sont reduites a des proportions modestes. De la cette austerite de moeurs qu'on remarque dans les chefs de la democratie. Ils ne peuvent s'enrichir que dans les periodes de grandes affaires, et se trouvent alors en butte a l'envie de leurs collegues moins favorises. Hippolyte Ceres prevoyait pour un temps prochain une periode de grandes affaires; il etait de ceux qui en preparaient la venue; en attendant il supportait dignement une pauvrete dont Eveline, en la partageant, souffrait moins qu'on eut pu croire. Elle etait en rapports constants avec le reverend pere Douillard et frequentait la chapelle de Sainte-Orberose ou elle trouvait une societe serieuse et des personnes capables de lui rendre service. Elle savait les choisir et ne donnait sa confiance qu'a ceux qui la meritaient. Elle avait gagne de l'experience depuis ses promenades dans l'auto du vicomte Clena, et surtout elle avait acquis le prix d'une femme mariee. Le depute s'inquieta d'abord de ces pratiques pieuses que raillaient les petits journaux demagogiques; mais il se rassura bientot en voyant autour de lui tous les chefs de la democratie se rapprocher avec joie de l'aristocratie et de l'Eglise. On se trouvait dans une de ces periodes (qui revenaient souvent) ou l'on s'apercevait qu'on etait alle trop loin. Hippolyte Ceres en convenait avec mesure. Sa politique n'etait pas une politique de persecution, mais une politique de tolerance. Il en avait pose les bases dans son magnifique discours sur la preparation des reformes. Le ministere passait pour trop avance; soutenant des projets reconnus dangereux pour le capital, il avait contre lui les grandes compagnies financieres et, par consequent, les journaux de toutes les opinions. Voyant le danger grossir, le cabinet abandonna ses projets, son programme, ses opinions, mais trop tard un nouveau gouvernement etait pret; sur une question insidieuse de Paul Visire, aussitot transformee en interpellation, et un tres beau discours d'Hippolyte Ceres, il tomba. Le president de la republique choisit pour former un nouveau cabinet ce meme Paul Visire, qui, tres jeune encore, avait ete deux fois ministre, homme charmant, habitue du foyer de la danse et des coulisses des theatres, tres artiste, tres mondain, spirituel, d'une intelligence et d'une activite merveilleuses. Paul Visire, ayant constitue un ministere destine a marquer un temps d'arret et a rassurer l'opinion alarmee, Hippolyte Ceres fut appele a en faire partie. Les nouveaux ministres, appartenant a tous les groupes de la majorite, representaient les opinions les plus diverses et les plus opposees, mais ils etaient tous moderes et resolument conservateurs [Note: Ce ministere ayant exerce une action considerable sur les destinees du pays et du monde, nous croyons devoir en donner la composition: interieur et presidence du Conseil, Paul Visire; justice, Pierre Bouc; affaires etrangeres, Victor Crombile; finances, Terrasson; instruction publique, Labillette; commerce, postes et telegraphes, Hippolyte Ceres; agriculture, Aulac; travaux publics, Lapersonne; guerre, general Debonnaire; marine, amiral Vivier des Murenes.] On garda le ministre des affaires etrangeres de l'ancien cabinet, petit homme noir nomme Crombile, qui travaillait quatorze heures par jour dans le delire des grandeurs, silencieux, se cachant de ses propres agents diplomatiques, terriblement inquietant, sans inquieter personne, car l'imprevoyance des peuples est infinie et celle des gouvernants l'egale. On mit aux travaux publics un socialiste. Fortune Lapersonne. C'etait alors une des coutumes les plus solennelles, les plus severes, les plus rigoureuses, et, j'ose dire, les plus terribles et les plus cruelles de la politique, de mettre dans tout ministere destine a combattre le socialisme un membre du parti socialiste, afin que les ennemis de la fortune et de la propriete eussent la honte et l'amertume d'etre frappes par un des leurs et qu'ils ne pussent se reunir entre eux sans chercher du regard celui qui les chatierait le lendemain. Une ignorance profonde du coeur humain permettrait seule de croire qu'il etait difficile de trouver un socialiste pour occuper ces fonctions. Le citoyen Fortune Lapersonne entra dans le cabinet Visire de son propre mouvement, sans contrainte aucune; et il trouva des approbateurs meme parmi ses anciens amis, tant le pouvoir exercait de prestige sur les Pingouins! Le general Debonnaire recut le portefeuille de la guerre; il passait pour un des plus intelligents generaux de l'armee; mais il se laissait conduire par une femme galante, madame la baronne de Bildermann, qui, belle encore dans l'age des intrigues, s'etait mise aux gages d'une puissance voisine et ennemie. Le nouveau ministre de la marine, le respectable amiral Vivier des Murenes, reconnu generalement pour un excellent marin, montrait une piete qui eut paru excessive dans un ministere anticlerical, si la republique laique n'avait reconnu la religion comme d'utilite maritime. Sur les instructions du reverend pere Douillard, son directeur spirituel, le respectable amiral Vivier des Murenes voua les equipages de la flotte a sainte Orberose et fit composer par des bardes chretiens des cantiques en l'honneur de la vierge d'Alca qui remplacerent l'hymne national dans les musiques de la marine de guerre. Le ministere Visire se declara nettement anticlerical, mais respectueux des croyances; il s'affirma sagement reformateur. Paul Visire et ses collaborateurs voulaient des reformes, et c'etait pour ne pas compromettre les reformes qu'ils n'en proposaient pas; car ils etaient vraiment des hommes politiques et savaient que les reformes sont compromises des qu'on les propose. Ce gouvernement fut bien accueilli, rassura les honnetes gens et fit monter la rente. Il annonca la commande de quatre cuirasses, des poursuites contre les socialistes et manifesta son intention formelle de repousser tout impot inquisitorial sur le revenu. Le choix du ministre des finances, Terrasson, fut particulierement approuve de la grande presse. Terrasson, vieux ministre fameux par ses coups de Bourse, autorisait toutes les esperances des financiers et faisait presager une periode de grandes affaires. Bientot se gonfleraient du lait de la richesse ces trois mamelles des nations modernes: l'accaparement, l'agio et la speculation frauduleuse. Deja l'on parlait d'entreprises lointaines, de colonisation, et les plus hardis lancaient dans les journaux un projet de protectorat militaire et financier sur la Nigritie. Sans avoir encore donne sa mesure, Hippolyte Ceres etait considere comme un homme de valeur; les gens d'affaires l'estimaient. On le felicitait de toutes parts d'avoir rompu avec les partis extremes, les hommes dangereux, d'etre conscient des responsabilites gouvernementales. Madame Ceres brillait seule entre toutes les dames du ministere. Crombile sechait dans le celibat; Paul Visire s'etait marie richement, dans le gros commerce du Nord, a une personne comme il faut, mademoiselle Blampignon, distinguee, estimee, simple, toujours malade, et que l'etat de sa sante retenait constamment chez sa mere, au fond d'une province reculee. Les autres ministresses n'etaient point nees pour charmer les regards; et l'on souriait en lisant que madame Labillette avait paru au bal de la presidence coiffee d'oiseaux de paradis. Madame l'amirale Vivier des Murenes, de bonne famille, plus large que haute, le visage sang de boeuf, la voix d'un camelot, faisait son marche elle-meme. La generale Debonnaire, longue, seche, couperosee, insatiable de jeunes officiers, perdue de debauches et de crimes, ne rattrapait la consideration qu'a force de laideur et d'insolence. Madame Ceres etait le charme du ministere et son porte-respect. Jeune, belle, irreprochable, elle reunissait, pour seduire l'elite sociale et les foules populaires, a l'elegance des toilettes la purete du sourire. Ses salons furent envahis par la grande finance juive. Elle donnait les garden-parties les plus elegants de la republique; les journaux decrivaient ses toilettes et les grands couturiers ne les lui faisaient pas payer. Elle allait a la messe, protegeait contre l'animosite populaire la chapelle de Sainte-Orberose et faisait naitre dans les coeurs aristocratiques l'esperance d'un nouveau concordat. Des cheveux d'or, des prunelles gris de lin, souple, mince avec une taille ronde, elle etait vraiment jolie; elle jouissait d'une excellente reputation, qu'elle aurait gardee intacte jusque dans un flagrant delit, tant elle se montrait adroite, calme, et maitresse d'elle-meme. La session s'acheva sur une victoire du cabinet, qui repoussa, aux applaudissements presque unanimes de la Chambre, la proposition d'un impot inquisitorial, et sur un triomphe de madame Ceres qui donna des fetes a trois rois de passage. CHAPITRE VI LE SOPHA DE LA FAVORITE Le president du conseil invita, pendant les vacances, monsieur et madame Ceres a passer une quinzaine de jours a la montagne, dans un petit chateau qu'il avait loue pour la saison et qu'il habitait seul. La sante vraiment deplorable de madame Paul Visire ne lui permettait pas d'accompagner son mari: elle restait avec ses parents au fond d'une province septentrionale. Ce chateau avait appartenu a la maitresse d'un des derniers rois d'Alca; le salon gardait ses meubles anciens, et il s'y trouvait encore le sopha de la favorite. Le pays etait charmant; une jolie riviere bleue, l'Aiselle, coulait au pied de la colline que dominait le chateau. Hippolyte Ceres aimait a pecher a la ligne; il trouvait, en se livrant a cette occupation monotone, ses meilleures combinaisons parlementaires et ses plus heureuses inspirations oratoires. La truite foisonnait dans l'Aiselle; il la pechait du matin au soir, dans une barque que le president du conseil s'etait empresse de mettre a sa disposition. Cependant Eveline et Paul Visire faisaient quelquefois ensemble un tour de jardin, un bout de causerie dans le salon. Eveline, tout en reconnaissant la seduction qu'il exercait sur les femmes, n'avait encore deploye pour lui qu'une coquetterie intermittente et superficielle, sans intentions profondes ni dessein arrete. Il etait connaisseur et la savait jolie; la Chambre et l'Opera lui etaient tout loisir, mais, dans le petit chateau, les yeux gris de lin et la taille ronde d'Eveline prenaient du prix a ses yeux. Un jour qu'Hippolyte Ceres pechait dans l'Aiselle, il la fit asseoir pres de lui sur le sopha de la favorite. A travers les fentes des rideaux, qui la protegeaient contre la chaleur et la clarte d'un jour ardent, de longs rayons d'or frappaient Eveline, comme les fleches d'un Amour cache. Sous la mousseline blanche, toutes ses formes, a la fois arrondies et fuselees, dessinaient leur grace et leur jeunesse. Elle avait la peau moite et fraiche et sentait le foin coupe. Paul Visire se montra tel que le voulait l'occasion; elle ne se refusa pas aux jeux du hasard et de la societe. Elle avait cru que ce ne serait rien ou peu de chose: elle s'etait trompee. "Il y avait, dit la celebre ballade allemande, sur la place de la ville, du cote du soleil, contre le mur ou courait la glycine, une jolie boite aux lettres, bleue comme les bleuets, souriante et tranquille. "Tout le jour venaient a elle, dans leurs gros souliers, petits marchands, riches fermiers, bourgeois et le percepteur et les gendarmes, qui lui mettaient des lettres d'affaires, des factures, des sommations et des contraintes d'avoir a payer l'impot, des rapports aux juges du tribunal et des convocations de recrues: elle demeurait souriante et tranquille. "Joyeux ou soucieux, s'acheminaient vers elle journaliers et garcons de ferme, servantes et nourrices, comptables, employes de bureau, menageres tenant leur petit enfant dans les bras; ils lui mettaient des faire-part de naissances, de mariages et de mort, des lettres de fiances et de fiancees, des lettres d'epoux et d'epouses, de meres a leurs fils, de fils a leurs mere: elle demeurait souriante et tranquille. "A la brune, des jeunes garcons et des jeunes filles se glissaient furtivement jusqu'a elle et lui mettaient des lettres d'amour, les unes mouillees de larmes qui faisaient couler l'encre, les autres avec un petit rond pour indiquer la place du baiser, et toutes tres longues; elle demeurait souriante et tranquille. "Les riches negociants venaient eux-memes, par prudence, a l'heure de la levee, et lui mettaient des lettres chargees, des lettres a cinq cachets rouges pleines de billets de banque ou de cheques sur les grands etablissements financiers de l'Empire: elle demeurait souriante et tranquille. "Mais un jour Gaspar, qu'elle n'avait jamais vu et qu'elle ne connaissait ni d'Eve ni d'Adam, vint lui mettre un billet dont on ne sait rien sinon qu'il etait plie en petit chapeau. Aussitot la jolie boite aux lettres tomba pamee. Depuis lors elle ne tient plus en place; elle court les rues, les champs, les bois, ceinte de lierre et couronnee de roses. Elle est toujours par monts et par vaux; le garde champetre l'a surprise dans les bles entre les bras de Gaspar et le baisant sur la bouche." Paul Visire avait repris toute sa liberte d'esprit; Eveline demeurait etendue sur le divan de la favorite dans un etonnement delicieux. Le reverend pere Douillard, excellent en theologie morale, et qui, dans la decadence de l'Eglise, gardait les principes, avait bien raison d'enseigner, conformement a la doctrine des Peres, que, si une femme commet un grand peche en se donnant pour de l'argent, elle en commet un bien plus grand en se donnant pour rien; car, dans le premier cas, elle agit pour soutenir sa vie et elle est parfois, non pas excusable, mais pardonnable et digne encore de la grace divine, puisque, enfin, Dieu defend le suicide et ne veut pas que ses creatures, qui sont ses temples, se detruisent elles-memes; d'ailleurs en se donnant pour vivre elle reste humble et ne prend pas de plaisir, ce qui diminue le peche. Mais une femme qui se donne pour rien peche avec volupte, exulte dans la faute. L'orgueil et les delices dont elle charge son crime en augmentent le poids mortel. L'exemple de madame Hippolyte Ceres devait faire paraitre la profondeur de ces verites morales. Elle s'apercut qu'elle avait des sens; jusque-la elle ne s'en etait pas doutee; il ne fallut qu'une seconde pour lui faire faire cette decouverte, changer son ame, bouleverser sa vie. Ce lui fut d'abord un enchantement que d'avoir appris a se connaitre. Le _gnothi seauthon_ de la philosophie antique n'est pas un precepte dont l'accomplissement au moral procure du plaisir, car on ne goute guere de satisfaction a connaitre son ame; il n'en est pas de meme de la chair ou des sources de volupte peuvent nous etre revelees. Elle voua tout de suite a son revelateur une reconnaissance egale au bienfait et elle s'imagina que celui qui avait decouvert les abimes celestes en possedait seul la cle. Etait-ce une erreur et n'en pouvait-elle pas trouver d'autres qui eussent aussi la cle d'or? Il est difficile d'en decider; et le professeur Haddock, quand les faits furent divulgues (ce qui ne tarda pas, comme nous l'allons voir), eu traita au point de vue experimental, dans une revue scientifique et speciale, et conclut que les chances qu'aurait madame C... de retrouver l'exacte equivalence de M. V... etaient dans les proportions de 3,05 sur 975,008. Autant dire qu'elle ne le retrouverait pas. Sans doute elle en eut l'instinct car elle s'attacha eperdument a lui. J'ai rapporte ces faits avec toutes les circonstances qui me semblent devoir attirer l'attention des esprits meditatifs et philosophiques. Le sopha de la favorite est digne de la majeste de l'histoire; il s'y decida des destinees d'un grand peuple; que dis-je, il s'y accomplit un acte dont le retentissement devait s'etendre sur les nations voisines, amies ou ennemies, et sur l'humanite tout entiere. Trop souvent les evenements de cette nature, bien que d'une consequence infinie, echappent aux esprits superficiels, aux ames legeres qui assument inconsiderement la tache d'ecrire l'histoire. Aussi les secrets ressorts des evenements nous demeurent caches, la chute des empires, la transmission des dominations nous etonnent et nous demeurent incomprehensibles, faute d'avoir decouvert le point imperceptible, touche l'endroit secret qui, mis en mouvement, a tout ebranle et tout renverse. L'auteur de cette grande histoire sait mieux que personne ses defauts et ses insuffisances, mais il peut se rendre ce temoignage qu'il a toujours garde cette mesure, ce serieux, cette austerite qui plait dans l'expose des affaires d'Etat, et ne s'est jamais departi de la gravite qui convient au recit des actions humaines. CHAPITRE VII LES PREMIERES CONSEQUENCES Quand Eveline confia a Paul Visire qu'elle n'avait jamais eprouve rien de semblable, il ne la crut pas. Il avait l'habitude des femmes et savait qu'elles disent volontiers ces choses aux hommes pour les rendre tres amoureux. Ainsi son experience, comme il arrive parfois, lui fit meconnaitre la verite. Incredule, mais tout de meme flatte, il ressentit bientot pour elle de l'amour et quelque chose de plus. Cet etat parut d'abord favorable a ses facultes intellectuelles; Visire prononca dans le chef-lieu de sa circonscription un discours plein de grace, brillant, heureux, qui passa pour son chef-d'oeuvre. La rentree fut sereine; c'est a peine, a la Chambre, si quelques rancunes isolees, quelques ambitions encore timides leverent la tete. Un sourire du president du conseil suffit a dissiper ces ombres. Elle et lui se voyaient deux fois par jour et s'ecrivaient dans l'intervalle. Il avait l'habitude des liaisons intimes, etait adroit et savait dissimuler; mais Eveline montrait une folle imprudence; elle s'affichait avec lui dans les salons, au theatre, a la Chambree et dans les ambassades; elle portait son amour sur son visage, sur toute sa personne, dans les eclairs humides de son regard, dans le sourire mourant de ses levres, dans la palpitation de sa poitrine, dans la mollesse de ses hanches, dans toute sa beaute avivee, irritee, eperdue. Bientot le pays tout entier sut leur liaison; les cours etrangeres en etaient informees; seuls le president de la republique et le mari d'Eveline l'ignoraient encore. Le president l'apprit a la campagne par un rapport de police egare, on ne sait comment, dans sa valise. Hippolyte Ceres, sans etre ni tres delicat ni tres perspicace, s'apercevait bien que quelque chose etait change dans son menage: Eveline, qui naguere encore s'interessait a ses affaires et lui montrait sinon de la tendresse, du moins une bonne amitie, desormais ne lui laissait voir que de l'indifference et du degout. Elle avait toujours eu des periodes d'absence, fait des visites prolongees a l'oeuvre de Sainte-Orberose; maintenant, sortie des le matin et toute la journee dehors, elle se mettait a table a neuf heures du soir avec un visage de somnambule. Son mari trouvait cela ridicule; pourtant il n'aurait peut- etre jamais su; une ignorance profonde des femmes, une epaisse confiance dans son merite et dans sa fortune lui auraient peut-etre toujours derobe la verite, si les deux amants ne l'eussent, pour ainsi dire, force a la decouvrir. Quand Paul Visire allait chez Eveline et l'y trouvait seule, ils disaient en s'embrassant: "Pas ici! pas ici!" et aussitot ils affectaient l'un vis-a-vis de l'autre une extreme reserve. C'etait leur regle inviolable. Or, un jour, Paul Visire se rendit chez son collegue Ceres, a qui il avait donne rendez-vous; ce fut Eveline qui le recut: le ministre des postes etait retenu dans "le sein" d'une commission. --Pas ici! se dirent en souriant les amants. Ils se le dirent la bouche sur la bouche, dans des embrassements, des enlacements et des agenouillements. Ils se le disaient encore quand Hippolyte Ceres entra dans le salon. Paul Visire retrouva sa presence d'esprit; il declara a madame Ceres qu'il renoncait a lui retirer la poussiere qu'elle avait dans l'oeil. Par cette attitude il ne donnait pas le change au mari, mais il sauvait sa sortie. Hippolyte Ceres s'effondra. La conduite d'Eveline lui paraissait incomprehensible; il lui en demandait les raisons. --Pourquoi? pourquoi? repetait-il sans cesse, pourquoi? Elle nia tout, non pour le convaincre, car il les avait vus, mais par commodite et bon gout et pour eviter les explications penibles. Hippolyte Ceres souffrait toutes les tortures de la jalousie. Il se l'avouait a lui-meme; il se disait: "Je suis un homme fort; j'ai une cuirasse; mais la blessure est dessous: elle est au coeur." Et se retournant vers sa femme toute paree de volupte et belle de son crime, il la contemplait douloureusement et lui disait: --Tu n'aurais pas du avec celui-la. Et il avait raison. Eveline n'aurait pas du aimer dans le gouvernement. Il souffrait tant qu'il prit son revolver en criant: "Je vais le tuer!" Mais il songea qu'un ministre des postes et telegraphes ne peut pas tuer le president du conseil, et il remit son revolver dans le tiroir de sa table de nuit. Les semaines se passaient sans calmer ses souffrances. Chaque matin, il bouclait sur sa blessure sa cuirasse d'homme fort et cherchait dans le travail et les honneurs la paix qui le fuyait. Il inaugurait tous les dimanches des bustes, des statues, des fontaines, des puits artesiens, des hopitaux, des dispensaires, des voies ferrees, des canaux, des halles, des egouts, des arcs de triomphe, des marches et des abattoirs, et prononcait des discours fremissants. Son activite brulante devorait les dossiers; il changea en huit jours quatorze fois la couleur des timbres-poste. Cependant il lui poussait des rages de douleur et de fureur qui le rendaient fou; durant des jours entiers sa raison l'abandonnait. S'il avait tenu un emploi dans une administration privee on s'en serait tout de suite apercu; mais il est beaucoup plus difficile de reconnaitre la demence ou le delire dans l'administration des affaires de l'Etat. A ce moment, les employes du gouvernement formaient des associations et des federations, au milieu d'une effervescence dont s'effrayaient le parlement et l'opinion; les facteurs se signalaient entre tous par leur ardeur syndicaliste. Hippolyte Ceres fit connaitre par voie de circulaire que leur action etait strictement legale. Le lendemain, il lanca une seconde circulaire, qui interdisait comme illegale toute association des employes de l'Etat. Il revoqua cent quatre-vingts facteurs, les reintegra, leur infligea un blame et leur donna des gratifications. Au conseil des ministres il etait toujours sur le point d'eclater; c'etait a peine si la presence du chef de l'Etat le contenait dans les bornes des bienseances, et comme il n'osait pas sauter a la gorge de son rival, il accablait d'invectives, pour se soulager, le chef respecte de l'armee, le general Debonnaire, qui ne les entendait pas, etant sourd et occupe a composer des vers pour madame la baronne de Bildermann. Hippolyte Ceres s'opposait indistinctement a tout ce que proposait M. le president du conseil. Enfin il etait insense. Une seule faculte echappait au desastre de son esprit: il lui restait le sens parlementaire, le tact des majorites, la connaissance approfondie des groupes, la surete des pointages. CHAPITRE VIII NOUVELLES CONSEQUENCES La session s'achevait dans le calme, et le ministere ne decouvrait, sur les bancs de la majorite, nul signe funeste. On voyait cependant par certains articles des grands journaux moderes que les exigences des financiers juifs et chretiens croissaient tous les jours, que le patriotisme des banques reclamait une expedition civilisatrice en Nigritie et que le trust de l'acier, plein d'ardeur a proteger nos cotes et a defendre nos colonies, demandait avec frenesie des cuirasses et des cuirasses encore. Des bruits de guerre couraient: de tels bruits s'elevaient tous les ans avec la regularite des vents alises; les gens serieux n'y pretaient pas l'oreille et le gouvernement pouvait les laisser tomber d'eux-memes a moins qu'ils ne vinssent a grossir et a s'etendre; car alors le pays se serait alarme. Les financiers ne voulaient que des guerres coloniales; le peuple ne voulait pas de guerres du tout; il aimait que le gouvernement montrat de la fierte et meme de l'arrogance; mais au moindre soupcon qu'un conflit europeen se preparait, sa violente emotion aurait vite gagne la Chambre. Paul Visire n'etait point inquiet, la situation europeenne, a son avis, n'offrait rien que de rassurant. Il etait seulement agace du silence maniaque de son ministre des affaires etrangeres. Ce gnome arrivait au conseil avec un portefeuille plus gros que lui, bourre de dossiers, ne disait rien, refusait de repondre a toutes les questions, meme a celles que lui posait le respecte president de la republique et, fatigue d'un travail opiniatre, prenait, dans son fauteuil, quelques instants de sommeil et l'on ne voyait plus que sa petite houppe noire au-dessus du tapis vert. Cependant Hippolyte Ceres redevenait un homme fort; il faisait en compagnie de son collegue Lapersonne des noces frequentes avec des filles de theatre; on les voyait tous deux entrer, de nuit, dans des cabarets a la mode, au milieu de femmes encapuchonnees, qu'ils dominaient de leur haute taille et de leurs chapeaux neufs, et on les compta bientot parmi les figures les plus sympathiques du boulevard. Ils s'amusaient; mais ils souffraient. Fortune Lapersonne avait aussi sa blessure sous sa cuirasse; sa femme, une jeune modiste qu'il avait enlevee a un marquis, etait allee vivre avec un chauffeur. Il l'aimait encore; il ne se consolait pas de l'avoir perdue et, bien souvent, dans un cabinet particulier, au milieu des filles qui riaient en sucant des ecrevisses, les deux ministres, echangeant un regard plein de leurs douleurs, essuyaient une larme. Hippolyte Ceres, bien que frappe au coeur, ne se laissait point abattre. Il fit serment de se venger. Madame Paul Visire, que sa deplorable sante retenait chez ses parents, au fond d'une sombre province, recut une lettre anonyme, specifiant que M. Paul Visire, qui s'etait marie sans un sou, mangeait avec une femme mariee, E... C... (cherchez!) sa dot, a elle madame Paul, donnait a cette femme des autos de trente mille francs, des colliers de perles de quatre-vingt mille et courait a la ruine, au deshonneur et a l'aneantissement. Madame Paul Visire lut, tomba d'une attaque de nerfs et tendit la lettre a son pere. --Je vais lui frotter les oreilles, a ton mari, dit M. Blampignon; c'est un galopin qui, si l'on n'y prend garde, te mettra sur la paille. Il a beau etre president du Conseil, il ne me fait pas peur. Au sortir du train M. Blampignon se presenta au ministere de l'interieur et fut recu tout de suite. Il entra furieux dans le cabinet du president. --J'ai a vous parler, monsieur! Et il brandit la lettre anonyme. Paul Visire l'accueillit tout souriant. --Vous etes le bienvenu, mon cher pere. J'allais vous ecrire.... Oui, pour vous annoncer votre nomination au grade d'officier de la Legion d'honneur. J'ai fait signer le brevet ce matin. M. Blampignon remercia profondement son gendre et jeta au feu la lettre anonyme. Rentre dans sa maison provinciale, il y trouva sa fille irritee et languissante. --Eh bien! je l'ai vu, ton mari; il est charmant. Mais voila! tu ne sais pas le prendre. Vers ce temps, Hippolyte Ceres apprit par un petit journal de scandales (c'est toujours par les journaux que les ministres apprennent les affaires d'Etat) que le president du Conseil dinait tous les soirs chez mademoiselle Lysiane, des Folies Dramatiques, dont le charme semblait l'avoir vivement frappe. Des lors Ceres se faisait une sombre joie d'observer sa femme. Elle rentrait tous les soirs tres en retard, pour diner ou s'habiller, avec un air de fatigue heureuse et la serenite du plaisir accompli. Pensant qu'elle ne savait rien, il lui envoya des avis anonymes. Elle les lisait a table, devant lui et demeurait alanguie et souriante. Il se persuada alors qu'elle ne tenait aucun compte de ces avertissements trop vagues et que, pour l'inquieter, il fallait lui donner des precisions, la mettre en etat de verifier par elle-meme l'infidelite et la trahison. Il avait au ministere des agents tres surs, charges de recherches secretes interessant la defense nationale et qui precisement surveillaient alors des espions qu'une puissance voisine et ennemie entretenait jusque dans les postes et telegraphes de la republique. M. Ceres leur donna l'ordre de suspendre leurs investigations et de s'enquerir ou, quand et comment M. le ministre de l'interieur voyait mademoiselle Lysiane. Les agents accomplirent fidelement leur mission et instruisirent le ministre qu'ils avaient plusieurs fois surpris M. le president du Conseil avec une femme, mais que ce n'etait pas mademoiselle Lysiane. Hippolyte Ceres ne leur en demanda pas davantage. Il eut raison: Les amours de Paul Visire et de Lysiane n'etaient qu'un alibi imagine par Paul Visire lui-meme, a la satisfaction d'Eveline, importunee de sa gloire et qui soupirait apres l'ombre et le mystere. Ils n'etaient pas files seulement par les agents du ministere des postes; ils l'etaient aussi par ceux du prefet de police et par ceux memes du ministere de l'interieur qui se disputaient le soin de les proteger; ils l'etaient encore par ceux de plusieurs agences royalistes, imperialistes et clericales, par ceux de huit ou dix officines de chantage, par quelques policiers amateurs, par une multitude de reporters et par une foule de photographes qui, partout ou ils abritaient leurs amours errantes, grands hotels, petits hotels, maisons de ville, maisons de campagne, appartements prives, chateaux, musees, palais, bouges, apparaissaient a leur venue, et les guettaient dans la rue, dans les maisons environnantes, dans les arbres, sur les murs, dans les escaliers, sur les paliers, sur les toits, dans les appartements contigus, dans les cheminees. Le ministre et son amie voyaient avec effroi tout autour de la chambre a coucher les vrilles percer les portes et les volets, les violons faire des trous dans les murs. On avait obtenu, faute de mieux, un cliche de madame Ceres en chemise, boutonnant ses bottines. Paul Visire, impatiente, irrite, perdait par moments sa belle humeur et sa bonne grace; il arrivait furieux au Conseil et couvrait d'invectives, lui aussi, le general Debonnaire, si brave au feu, mais qui laissait l'indiscipline s'etablir dans les armees, et il accablait de sarcasmes, lui aussi, le venerable amiral Vivier des Murenes, dont les navires coulaient a pic sans cause apparente. Fortune Lapersonne l'ecoutait, narquois, les yeux tout ronds, et grommelait entre ses dents: --Il ne lui suffit pas de prendre a Hippolyte Ceres sa femme; il lui prend aussi ses tics. Ces algarades, connues par les indiscretions des ministres et par les plaintes des deux vieux chefs, qui annoncaient qu'ils foutraient leur portefeuille au nez de ce coco-la et qui n'en faisaient rien, loin de nuire a l'heureux chef du cabinet, produisirent le meilleur effet sur le parlement et l'opinion qui y voyaient les marques d'une vive sollicitude pour l'armee et la marine nationales. Le president du Conseil recueillit l'approbation generale. Aux felicitations des groupes et des personnages notables, il repondait avec une ferme simplicite: --Ce sont mes principes! Et il fit mettre en prison sept ou huit socialistes. La session close, Paul Visire, tres fatigue, alla prendre les eaux. Hippolyte Ceres refusa de quitter son ministere ou s'agitait tumultueusement le syndicat des demoiselles telephonistes. Il les frappa avec une violence inouie car il etait devenu misogyne. Le dimanche, il allait dans la banlieue pecher a la ligne avec son collegue Lapersonne, coiffe du chapeau de haute forme qu'il ne quittait plus depuis qu'il etait ministre. Et tous deux, oubliant le poisson, se plaignaient de l'inconstance des femmes et melaient leurs douleurs. Hippolyte aimait toujours Eveline et souffrait toujours. Cependant l'espoir s'etait glisse dans son coeur. Il la tenait separee de son amant et, pensant la pouvoir reprendre, il y dirigea tous ses efforts, y deploya toute son habilete, se montra sincere, prevenant, affectueux, devoue, discret meme; son coeur lui enseignait toutes les delicatesses. Il disait a l'infidele des choses charmantes et des choses touchantes et, pour l'attendrir, lui avouait tout ce qu'il avait souffert. Croisant sur son ventre la ceinture de son pantalon: --Vois, lui disait-il, j'ai maigri. Il lui promettait tout ce qu'il pensait qui put flatter une femme, des parties de campagne, des chapeaux, des bijoux. Parfois il croyait l'avoir apitoyee. Elle ne lui montrait plus un visage insolemment heureux; separee de Paul, sa tristesse avait un air de douceur; mais des qu'il faisait un geste pour la reconquerir, elle se refusait, farouche et sombre, ceinte de sa faute comme d'une ceinture d'or. Il ne se lassait pas, se faisait humble, suppliant, deplorable. Un jour il alla trouver Lapersonne, et lui dit, les larmes aux yeux: --Parle-lui, toi! Lapersonne s'excusa, ne croyant pas son intervention efficace, mais il donna des conseils a son ami. --Fais-lui croire que tu la dedaignes, que tu en aimes une autre, et elle te reviendra. Hippolyte, essayant de ce moyen, fit mettre dans les journaux qu'on le rencontrait a toute heure chez mademoiselle Guinaud de l'Opera. Il rentrait tard, ou ne rentrait pas; affectait, devant Eveline, les apparences d'une joie interieure impossible a contenir; pendant le diner, il tirait de sa poche une lettre parfumee qu'il feignait de lire avec delices et ses levres semblaient baiser, dans un songe, des levres invisibles. Rien ne fit. Eveline ne s'apercevait meme pas de ce manege. Insensible a tout ce qui l'entourait, elle ne sortait de sa lethargie que pour demander quelques louis a son mari; et, s'il ne les lui donnait pas, elle lui jetait un regard de degout, prete a lui reprocher la honte dont elle l'accablait devant le monde entier. Depuis qu'elle aimait, elle depensait beaucoup pour sa toilette; il lui fallait de l'argent et elle n'avait que son mari pour lui en procurer: elle etait fidele. Il perdit patience, devint enrage, la menaca de son revolver. Il dit un jour devant elle a madame Clarence: --Je vous fais compliment, madame; vous avez eleve votre fille comme une grue. --Emmene-moi, maman, s'ecria Eveline. Je veux divorcer! Il l'aimait plus ardemment que jamais. Dans sa jalouse rage, la soupconnant, non sans vraisemblance, d'envoyer et de recevoir des lettres, il jura de les intercepter, retablit le cabinet noir, jeta le trouble dans les correspondances privees, arreta les ordres de Bourse, fit manquer les rendez-vous d'amour, provoqua des ruines, traversa des passions, causa des suicides. La presse independante recueillit les plaintes du public, et les soutint de toute son indignation. Pour justifier ces mesures arbitraires les journaux ministeriels parlerent a mots couverts de complot, de danger public et firent croire a une conspiration monarchique. Des feuilles moins bien informees donnerent des renseignements plus precis, annoncerent la saisie de cinquante mille fusils et le debarquement du prince Crucho. L'emotion grandissait dans le pays; les organes republicains demandaient la convocation immediate des Chambres. Paul Visire revint a Paris, rappela ses collegues, tint un important conseil de cabinet et fit savoir par ses agences qu'un complot avait ete effectivement ourdi contre la representation nationale, que le president du conseil en tenait les fils et qu'une information judiciaire etait ouverte. Il ordonna immediatement l'arrestation de trente socialistes, et tandis que le pays entier l'acclamait comme un sauveur, dejouant la surveillance de ses six cents agents, il conduisait furtivement Eveline dans un petit hotel, pres de la gare du Nord, ou ils resterent jusqu'a la nuit. Apres leur depart, la fille de l'hotel, en changeant les draps du lit, vit sept petites croix tracees avec une epingle a cheveux, pres du chevet, sur le mur de l'alcove. C'est tout ce qu'Hippolyte Ceres obtint pour prix de ses efforts. CHAPITRE IX LES DERNIERES CONSEQUENCES La jalousie est une vertu des democraties qui les garantit des tyrans. Les deputes commencaient a envier la cle d'or du president du conseil. Il y avait un an que sa domination sur la belle madame Ceres etait connue de tout l'univers; la province, ou les nouvelles et les modes ne parviennent qu'apres une complete revolution de la terre autour du soleil, apprenait enfin les amours illegitimes du cabinet. La province garde des moeurs austeres; les femmes y sont plus vertueuses que dans la capitale. On en allegue diverses raisons: l'education, l'exemple, la simplicite de la vie. Le professeur Haddock pretend que leur vertu tient uniquement a leur chaussure dont le talon est bas. "Une femme, dit-il dans un savant article de la _Revue anthropologique_, une femme ne produit sur un homme civilise une sensation nettement erotique qu'autant que son pied fait avec le sol un angle de vingt-cinq degres. S'il en fait un de trente-cinq degres, l'impression erotique qui se degage du sujet devient aigue. En effet, de la position des pieds sur le sol depend, dans la station droite, la situation respective des differentes parties du corps et notamment du bassin, ainsi que les relations reciproques et le jeu des reins et des masses musculaires qui garnissent posterieurement et superieurement la cuisse. Or, comme tout homme civilise est atteint de perversion genesique et n'attache une idee de volupte qu'aux formes feminines (tout au moins dans la station droite) disposees dans les conditions de volume et d'equilibre commandees par l'inclinaison du pied que nous venons de determiner, il en resulte que les dames de province, ayant des talons bas, sont peu convoitees (du moins dans la station droite) et gardent facilement leur vertu." Ces conclusions ne furent pas generalement adoptees. On objecta que, dans la capitale meme, sous l'influence des modes anglaises et americaines, l'usage des talons bas s'introduisit sans produire les effets signales par le savant professeur; qu'au reste, la difference qu'on pretend etablir entre les moeurs de la metropole et celles de la province est, peut-etre, illusoire et que, si elle existe, elle est due apparemment a ce que les grandes villes offrent a l'amour des avantages et des facilites que les petites n'ont pas. Quoi qu'il en soit, la province commenca a murmurer contre le president du conseil et a crier au scandale. Ce n'etait pas encore un danger, mais ce pouvait en devenir un. Pour le moment, le peril n'etait nulle part et il etait partout. La majorite restait ferme, mais les leaders devenaient exigeants et moroses. Peut-etre Hippolyte Ceres n'eut-il jamais sacrifie ses interets a sa vengeance. Mais, jugeant qu'il pouvait desormais, sans compromettre sa propre fortune, contrarier secretement celle de Paul Visire, il s'etudiait a creer, avec art et mesure, des difficultes et des perils au chef du gouvernement. Tres loin d'egaler son rival par le talent, le savoir et l'autorite, il le surpassait de beaucoup en habilete dans les manoeuvres de couloirs. Les plus fins parlementaires attribuaient a son abstention les recentes defaillances de la majorite. Dans les commissions, faussement imprudent, il accueillait sans defaveur des demandes de credits auxquelles il savait que le president du conseil ne saurait souscrire. Un jour, sa maladresse calculee souleva un brusque et violent conflit entre le ministre de l'interieur et le rapporteur du budget de ce departement. Alors Ceres s'arreta effraye. C'eut ete dangereux pour lui de renverser trop tot le ministere. Sa haine ingenieuse trouva une issue par des voies detournees. Paul Visire avait une cousine pauvre et galante qui portait son nom. Ceres, se rappelant a propos cette demoiselle Celine Visire, la lanca dans la grande vie, lui menagea des liaisons avec des hommes et des femmes etranges et lui procura des engagements dans des cafes-concerts. Bientot, a son instigation, elle joua en des Eldorados des pantomimes unisexuelles, sous les huees. Une nuit d'ete, elle executa, sur une scene des Champs- Elysees, devant une foule en tumulte, des danses obscenes, aux sons d'une musique enragee qu'on entendait jusque dans les jardins ou le president de la republique donnait une fete a des rois. Le nom de Visire, associe a ces scandales, couvrait les murs de la ville, emplissait les journaux, volait sur des feuilles a vignettes libertines par les cafes et les bals, eclatait sur les boulevards en lettres de feu. Personne ne rendit le president du conseil responsable de l'indignite de sa parente; mais on prenait mauvaise idee de sa famille et le prestige de l'homme d'Etat s'en trouva diminue. Il eut presque aussitot une alerte assez vive. Un jour a la Chambre, sur une simple question, le ministre de l'instruction publique et des cultes, Labillette, souffrant du foie et que les pretentions et les intrigues du clerge commencaient a exasperer, menaca de fermer la chapelle de Sainte-Orberose et parla sans respect de la vierge nationale. La droite se dressa tout entiere indignee; la gauche parut soutenir a contre-coeur le ministre temeraire. Les chefs de la majorite ne se souciaient pas d'attaquer un culte populaire qui rapportait trente millions par an au pays: le plus modere des hommes de la droite, M. Bigourd, transforma la question en interpellation et mit le cabinet en peril. Heureusement le ministre des travaux public, Fortune Lapersonne, toujours conscient des obligations du pouvoir, sut reparer, en l'absence du president du conseil, la maladresse et l'inconvenance de son collegue des cultes. Il monta a la tribune pour y temoigner des respects du gouvernement a l'endroit de la celeste patronne du pays, consolatrice de tant de maux que la science s'avoue impuissante a soulager. Quand Paul Visire, enfin arrache des bras d'Eveline, parut a la Chambre, le ministere etait sauve; mais le president du conseil se vit oblige d'accorder a l'opinion des classes dirigeantes d'importantes satisfactions; il proposa au parlement la mise en chantier de six cuirasses et reconquit ainsi les sympathies de l'acier; il assura de nouveau que la rente ne serait pas imposee et fit arreter dix-huit socialistes. Il devait bientot se trouver aux prises avec des difficultes plus redoutables. Le chancelier de l'empire voisin, dans un discours sur les relations exterieures de son souverain, glissa, au milieu d'apercus ingenieux et de vues profondes, une allusion maligne aux passions amoureuses dont s'inspirait la politique d'un grand pays. Cette pointe, accueillie par les sourires du parlement imperial, ne pouvait qu'irriter une republique ombrageuse. Elle y eveilla la susceptibilite nationale qui s'en prit au ministre amoureux; les deputes saisirent un pretexte frivole pour temoigner leur mecontentement. Sur un incident ridicule: une sous-prefete venue danser au Moulin-Rouge, la Chambre obligea le ministere a engager sa responsabilite et il s'en fallut de quelques voix seulement qu'il ne tombat. De l'aveu general, Paul Visire n'avait jamais ete si faible, si mou, si terne, que dans cette deplorable seance. Il comprit qu'il ne pouvait se maintenir que par un coup de grande politique et decida l'expedition de Nigritie, reclamee par la haute finance, la haute industrie et qui assurait des concessions de forets immenses a des societes de capitalistes, un emprunt de huit milliards aux etablissements de credit, des grades et des decorations aux officiers de terre et de mer. Un pretexte s'offrit: une injure a venger, une creance a recouvrer. Six cuirasses, quatorze croiseurs et dix-huit transports penetrerent dans l'embouchure du fleuve des Hippopotames; six cents pirogues s'opposerent en vain au debarquement des troupes. Les canons de l'amiral Vivier des Murenes produisirent un effet foudroyant sur les noirs qui repondirent par des volees de fleches et, malgre leur courage fanatique, furent completement defaits. Echauffe par les journaux aux gages des financiers, l'enthousiasme populaire eclata. Quelques socialistes seuls protesterent contre une entreprise barbare, equivoque et dangereuse; ils furent immediatement arretes. A cette heure ou le ministere, soutenu par la richesse et cher maintenant aux simples, semblait inebranlable, Hippolyte Ceres, eclaire par la haine, voyait seul le danger, et, contemplant son rival avec une joie sombre, murmurait entre ses dents: "Il est foutu, le forban!" Tandis que le pays s'enivrait de gloire et d'affaires, l'empire voisin protestait contre l'occupation de la Nigritie par une puissance europeenne et ces protestations, se succedant a des intervalles de plus en plus courts, devenaient de plus en plus vives. Les journaux de la republique affairee dissimulaient toutes les causes d'inquietude; mais Hippolyte Ceres ecoutait grossir la menace et, resolu enfin a tout risquer pour perdre son ennemi, meme le sort du ministere, travaillait dans l'ombre. Il fit ecrire par des hommes a sa devotion et inserer dans plusieurs journaux officieux des articles qui, semblant exprimer la pensee meme de Paul Visire, pretaient au chef du gouvernement des intentions belliqueuses. En meme temps qu'ils eveillaient un echo terrible a l'etranger, ces articles alarmaient l'opinion chez un peuple qui aimait les soldats mais n'aimait pas la guerre. Interpelle sur la politique exterieure du gouvernement, Paul Visire fit une declaration rassurante, promit de maintenir une paix compatible avec la dignite d'une grande nation; le ministre des affaires etrangeres, Crombile, lut une declararation tout a fait inintelligible puisqu'elle etait redigee en langage diplomatique; le ministere obtint une forte majorite. Mais les bruits de guerre ne cesserent pas et, pour eviter une nouvelle et dangereuse interpellation, le president du conseil distribua entre les deputes quatre-vingt mille hectares de forets en Nigritie et fit arreter quatorze socialistes. Hippolyte Ceres allait dans les couloirs, tres sombre, et confiait aux deputes de son groupe qu il s'efforcait de faire prevaloir au conseil une politique pacifique et qu'il esperait encore y reussir. De jour en jour, les rumeurs sinistres grossissaient, penetraient dans le public, y semaient le malaise et l'inquietude. Paul Visire lui-meme commencait a prendre peur. Ce qui le troublait, c'etait le silence et l'absence du ministre des affaires etrangeres. Crombile maintenant ne venait plus au conseil; leve a cinq heures du matin, il travaillait dix- huit heures a son bureau et tombait epuise dans sa corbeille ou les huissiers le ramassaient avec les papiers qu'ils allaient vendre aux attaches militaires de l'empire voisin. Le general Debonnaire croyait qu'une entree en campagne etait imminente; il s'y preparait. Loin de craindre la guerre, il l'appelait de ses voeux et confiait ses genereuses esperances a la baronne de Bildermann, qui en avertissait la nation voisine qui, sur son avis, procedait a une mobilisation rapide. Le ministre des finances, sans le vouloir, precipita les evenements. En ce moment il jouait a la baisse: pour determiner une panique, il fit courir a la Bourse le bruit que la guerre etait desormais inevitable. L'empereur voisin, trompe par cette manoeuvre et s'attendant a voir son territoire envahi, mobilisa ses troupes en toute hate. La Chambre epouvantee renversa le ministere Visire a une enorme majorite (814 voix contre 7 et 28 abstentions). Il etait trop tard; le jour meme de cette chute, la nation voisine et ennemie rappelait son ambassadeur et jetait huit millions d'hommes dans la patrie de madame Ceres; la guerre devint universelle et le monde entier fut noye dans des flots de sang. APOGEE DE LA CIVILISATION PINGOUINE Un demi-siecle apres les evenements que nous venons de raconter, madame Ceres mourut entouree de respect et de veneration, en la soixante-dix- neuvieme annee de son age et depuis longtemps veuve de l'homme d'Etat dont elle portait dignement le nom. Ses obseques modestes et recueillies furent suivies par les orphelins de la paroisse et les soeurs de la Sacree Mansuetude. La defunte laissait tous ses biens a l'oeuvre de Sainte-Orberose. --Helas! soupira M. Monnoyer, chanoine de Saint-Mael, en recevant ce legs pieux, il etait grand temps qu'une genereuse fondatrice subvint a nos necessites. Les riches et les pauvres, les savants et les ignorants se detournent de nous. Et, lorsque nous nous efforcons de ramener les ames egarees, menaces, promesses, douceur, violence, rien ne nous reussit plus. Le clerge de Pingouinie gemit dans la desolation; nos cures de campagne, reduits pour vivre a exercer les plus vils metiers, trainent la savate et mangent des rogatons. Dans nos eglises en ruines la pluie du ciel tombe sur les fideles et l'on entend durant les saints offices les pierres des voutes choir. Le clocher de la cathedrale penche et va s'ecrouler. Sainte Orberose est oubliee des Pingouins, son culte aboli, son sanctuaire deserte. Sur sa chasse, depouillee de son or et de ses pierreries, l'araignee tisse silencieusement sa toile. Oyant ces lamentations, Pierre Mille qui, a l'age de quatre-vingt-dix- huit ans, n'avait rien perdu de sa puissance intellectuelle et morale, demanda au chanoine s'il ne pensait pas que sainte Orberose sortit un jour de cet injurieux oubli. --Je n'ose l'esperer, soupira M. Monnoyer. --C'est dommage! repliqua Pierre Mille. Orberose est une charmante figure; sa legende a de la grace. J'ai decouvert, l'autre jour, par grand hasard, un de ses plus jolis miracles, le miracle de Jean Violle. Vous plairait-il l'entendre, monsieur Monnoyer? --Je l'entendrai volontiers, monsieur Mille. --Le voici donc tel que je l'ai trouve dans un manuscrit du xive siecle: "Cecile, femme de Nicolas Gaubert, orfevre sur le Pont-au-Change, apres avoir mene durant de longues annees une vie honnete et chaste, et deja sur le retour, s'eprit de Jean Violle, le petit page de madame la comtesse de Maubec, qui habitait l'hotel du Paon sur la Greve. Il n'avait pas encore dix-huit ans, sa taille et sa figure etaient tres mignonnes. Ne pouvant vaincre son amour, Cecile resolut de le satisfaire. Elle attira le page dans sa maison, lui fit toutes sortes de caresses, lui donna des friandises et finalement en fit a son plaisir avec lui. "Or, un jour qu'ils etaient couches tous deux ensemble dans le lit de l'orfevre, maitre Nicolas rentra au logis plus tot qu'on ne l'attendait. Il trouva le verrou tire et entendit au travers de la porte, sa femme qui soupirait: "Mon coeur! mon "ange! mon rat!" La soupconnant alors de s'etre enfermee avec un galant, il frappa de grands coups a l'huis et se mit a hurler: "Gueuse, paillarde, "ribaude, vaudoise, ouvre que je te coupe "le nez et les oreilles!" En ce peril, l'epouse de l'orfevre se voua a sainte Orberose et lui promit une belle chandelle si elle la tirait d'affaire, elle et le petit page qui se mourait de peur tout nu dans la ruelle. "La sainte exauca ce voeu. Elle changea immediatement Jean Violle en fille. Ce que voyant, Cecile, bien rassuree, se mit a crier a son mari: "Oh! le vilain brutal, le mechant jaloux! Parlez "doucement si vous voulez qu'on vous ouvre." Et tout en grondant de la sorte, elle courait a sa garde-robe et en tirait un vieux chaperon, un corps de baleine et une longue jupe grise dont elle affublait en grande hate le page metamorphose. Puis, quand ce fut fait: "Catherine, ma "mie, Catherine, mon petit chat, fit-elle tout "haut, allez ouvrir a votre oncle: il est plus "bete que mechant, et ne vous fera point de "mal." Le garcon devenu fille obeit. Maitre Nicolas, entre dans la chambre, y trouva une jeune pucelle qu'il ne connaissait point et sa bonne femme au lit. "Grand benet, lui dit celle-ci, "ne t'ebahis pas de ce que tu vois. Comme je "venais de me coucher a cause d'un mal au "ventre, j'ai recu la visite de Catherine, la fille "a ma soeur Jeanne de Palaiseau, avec qui nous "etions brouilles depuis quinze ans. Mon homme, "embrasse notre niece! elle en vaut la peine." L'orfevre accola Violle, dont la peau lui sembla douce; et des ce moment il ne souhaita rien tant que de se tenir un moment seul avec elle, afin de l'embrasser tout a l'aise. C'est pourquoi, sans tarder, il l'emmena dans la salle basse, sous pretexte de lui offrir du vin et des cerneaux, et il ne fut pas plus tot en bas avec elle qu'il se mit a la caresser tres amoureusement. Le bonhomme ne s'en serait pas tenu la, si sainte Orberose n'eut inspire a son honnete femme l'idee de l'aller surprendre. Elle le trouva qui tenait la fausse niece sur ses genoux, le traita de paillard, lui donna des soufflets et l'obligea a lui demander pardon. Le lendemain, Violle reprit sa premiere forme." Ayant entendu ce recit, le venerable chanoine Monnoyer remercia Pierre Mille de le lui avoir fait, et, prenant la plume, se mit a rediger les pronostics des chevaux gagnants aux prochaines courses. Car il tenait les ecritures d'un bookmaker. Cependant la Pingouinie se glorifiait de sa richesse. Ceux qui produisaient les choses necessaires a la vie en manquaient; chez ceux qui ne les produisaient pas, elles surabondaient. "Ce sont la, comme le disait un membre de l'Institut, d'ineluctables fatalites economiques." Le grand peuple pingouin n'avait plus ni traditions, ni culture intellectuelle, ni arts. Les progres de la civilisation s'y manifestaient par l'industrie meurtriere, la speculation infame, le luxe hideux. Sa capitale revetait, comme toutes les grandes villes d'alors, un caractere cosmopolite et financier: il y regnait une laideur immense et reguliere. Le pays jouissait d'une tranquillite parfaite. C'etait l'apogee. LIVRE VIII LES TEMPS FUTURS L'HISTOIRE SANS FIN _Tae Hellasi peniae men aie chote suntrophos esti, haretae de hepachtos esti, hapo te sophiaes chatergaomenae chai nomoy ischyroy._ (_Herodot._, _Hist._, VII, cn.) Vous n'aviez donc pas vu que c'etaient des anges. (_Liber terribilis_) Bqsfttfusftpvtusbjuf bmbvupsjufeftspjtfuoftfnqfsfv stbqsftbxpjsqspdmbnfuspjtgpjttbmjelsufmbgsbodftft utpvnjtfbeftdpnqbhojftgjobodjfsftrvjcjtqptfouef.sjdif tiftevqbztfuqbsmfnpzfoevofqsfttfbdifulfejsjhfoumpqj ojpo. VOUFNPJOXFSJEJRVF. Nous sommes au commencement d'une chimie qui s'occupera des changements produits par un corps contenant une quantite d'energie concentree telle que nous n'en avons pas encore eu de semblable a notre disposition. SIR WILLIAM RAMSAY. Section 1 On ne trouvait jamais les maisons assez hautes; on les surelevait sans cesse, et l'on en construisait de trente a quarante etages, ou se superposaient bureaux, magasins, comptoirs de banques, sieges de societes; et l'on creusait dans le sol toujours plus profondement des caves et des tunnels. Quinze millions d'hommes travaillaient dans la ville geante, a la lumiere des phares, qui jetaient leurs feux le jour comme la nuit. Nulle clarte du ciel ne percait les fumees des usines dont la ville etait ceinte; mais on voyait parfois le disque rouge d'un soleil sans rayons glisser dans un firmament noir, sillonne de ponts de fer, d'ou tombait une pluie eternelle de suie et d'escarbilles. C'etait la plus industrielle de toutes les cites du monde et la plus riche. Son organisation semblait parfaite; il n'y subsistait rien des anciennes formes aristocratiques ou democratiques des societes; tout y etait subordonne aux interets des trusts. Il se forma dans ce milieu ce que les anthropologistes appellent le type du milliardaire. C'etaient des hommes a la fois energiques et freles, capables d'une grande puissance de combinaisons mentales, et qui fournissaient un long travail de bureau, mais dont la sensibilite subissait des troubles hereditaires qui croissaient avec l'age. Comme tous les vrais aristocrates, comme les patriciens de la Rome republicaine, comme les lords de la vieille Angleterre, ces hommes puissants affectaient une grande severite de moeurs. On vit les ascetes de la richesse: dans les assemblees des trusts apparaissaient des faces glabres, des joues creuses, des yeux cayes, des fronts plisses. Le corps plus sec, le teint plus jaune, les levres plus arides, le regard plus enflamme que les vieux moines espagnols, les milliardaires se livraient avec une inextinguible ardeur aux austerites de la banque et de l'industrie. Plusieurs, se refusant toute joie, tout plaisir, tout repos, consumaient leur vie miserable dans une chambre sans air ni jour, meublee seulement d'appareils electriques, y soupaient d'oeufs et de lait, y dormaient sur un lit de sangles. Sans autre occupation que de pousser du doigt un bouton de nickel, ces mystiques, amassant des richesses dont ils ne voyaient pas meme les signes, acqueraient la vaine possibilite d'assouvir des desirs qu'ils n'eprouveraient jamais. Le culte de la richesse eut ses martyrs. L'un de ces milliardaires, le fameux Samuel Box, aima mieux mourir que de ceder la moindre parcelle de son bien. Un de ses ouvriers, victime d'un accident de travail, se voyant refuser toute indemnite, fit valoir ses droits devant les tribunaux, mais rebute par d'insurmontables difficultes de procedure, tombe dans une cruelle indigence, reduit au desespoir, il parvint, a force de ruse et d'audace, a tenir son patron sous son revolver, menacant de lui bruler la cervelle s'il ne le secourait point: Samuel Box ne donna rien et se laissa tuer pour le principe. L'exemple est suivi quand il vient de haut. Ceux qui possedaient peu de capitaux (et c'etait naturellement le plus grand nombre), affectaient les idees et les moeurs des milliardaires pour etre confondus avec eux. Toutes les passions qui nuisent a l'accroissement ou a la conservation des biens passaient pour deshonorantes; on ne pardonnait ni la mollesse, ni la paresse, ni le gout des recherches desinteressees, ni l'amour des arts, ni surtout la prodigalite; la pitie etait condamnee comme une faiblesse dangereuse. Tandis que toute inclination a la volupte soulevait la reprobation publique, on excusait au contraire la violence d'un appetit brutalement assouvi: la violence en effet semblait moins nuisible aux moeurs, comme manifestant une des formes de l'energie sociale. L'Etat reposait fermement sur deux grandes vertus publiques: le respect pour le riche et le mepris du pauvre. Les ames faibles que troublait encore la souffrance humaine n'avaient d'autre ressource que de se refugier dans une hypocrisie qu'on ne pouvait blamer puisqu'elle contribuait au maintien de l'ordre et a la solidite des institutions. Ainsi, parmi les riches, tons etaient devoues a la societe ou le paraissaient; tous donnaient l'exemple, s'ils ne le suivaient pas tous. Certains sentaient cruellement la rigueur de leur etat; mais ils le soutenaient par orgueil ou par devoir. Quelques-uns tentaient d'y echapper un moment en secret et par subterfuge. L'un d'eux, Edouard Martin, president du trust des fers, s'habillait parfois en pauvre, allait mendier son pain et se faisait rudoyer par les passants. Un jour qu'il tendait la main sur un pont il se prit de querelle avec un vrai mendiant et, saisi d'une fureur envieuse, l'etrangla. Comme ils employaient toute leur intelligence dans les affaires, ils ne recherchaient pas les plaisirs de l'esprit. Le theatre, qui avait ete jadis tres florissant chez eux, se reduisait maintenant a la pantomime et aux danses comiques. Les pieces a femmes etaient elles-memes abandonnees; le gout s'etait perdu des jolies formes et des toilettes brillantes; on y preferait les culbutes des clowns et la musique des negres et l'on ne s'enthousiasmait plus qu'a voir defiler sur la scene des diamants au cou des figurantes et des barres d'or portees en triomphe. Les dames de la richesse etaient assujetties autant que les hommes a une vie respectable. Selon une tendance commune a toutes les civilisations, le sentiment public les erigeait en symboles; elles devaient representer par leur faste austere a la fois la grandeur de la fortune et son intangibilite. On avait reforme les vieilles habitudes de galanterie; mais aux amants mondains d'autrefois succedaient sourdement de robustes masseurs ou quelque valet de chambre. Toutefois les scandales etaient rares: un voyage a l'etranger les dissimulait presque tous et les princesses des trusts restaient l'objet de la consideration generale. Les riches ne formaient qu'une petite minorite, mais leurs collaborateurs, qui se composaient de tout le peuple, leur etaient entierement acquis ou soumis entierement. Ils formaient deux classes, celle des employes de commerce et de banque et celle des ouvriers des usines. Les premiers fournissaient un travail enorme et recevaient de gros appointements. Certains d'entre eux parvenaient a fonder des etablissements; l'augmentation constante de la richesse publique et la mobilite des fortunes privees autorisaient toutes les esperances chez les plus intelligents ou les plus audacieux. Sans doute on aurait pu decouvrir dans la foule immense des employes, ingenieurs ou comptables, un certain nombre de mecontents et d'irrites; mais cette societe si puissante avait imprime jusque dans les esprits de ses adversaires sa forte discipline. Les anarchistes eux-memes s'y montraient laborieux et reguliers. Quant aux ouvriers, qui travaillaient dans les usines, aux environs de la ville, leur decheance physique et morale etait profonde; ils realisaient le type du pauvre etabli par l'anthropologie. Bien que chez eux le developpement de certains muscles, du a la nature particuliere de leur activite, put tromper sur leurs forces, ils presentaient les signes certains d'une debilite morbide. La taille basse, la tete petite, la poitrine etroite, ils se distinguaient encore des classes aisees par une multitude d'anomalies physiologiques et notamment par l'asymetrie frequente de la tete ou des membres. Et ils etaient destines a une degenerescence graduelle et continue, car des plus robustes d'entre eux l'Etat faisait des soldats, dont la sante ne resistait pas longtemps aux filles et aux cabaretiers postes autour des casernes. Les proletaires se montraient de plus en plus debiles d'esprit. L'affaiblissement continu de leurs facultes intellectuelles n'etait pas du seulement a leur genre de vie; il resultait aussi d'une selection methodique operee par les patrons. Ceux-ci, craignant les ouvriers d'un cerveau trop lucide comme plus aptes a formuler des revendications legitimes, s'etudiaient a les eliminer par tous les moyens possibles et embauchaient de preference les travailleurs ignares et bornes, incapables de defendre leurs droits et encore assez intelligents pour s'acquitter de leur besogne que des machines perfectionnees rendaient extremement facile. Aussi les proletaires ne savaient-ils rien tenter en vue d'ameliorer leur sort. A peine parvenaient-ils par des greves a maintenir le taux de leurs salaires. Encore ce moyen commencait-il a leur echapper. L'intermittence de la production, inherente au regime capitaliste, causait de tels chomages que, dans plusieurs branches d'industrie, sitot la greve declaree, les chomeurs prenaient la place des grevistes. Enfin ces producteurs miserables demeuraient plonges dans une sombre apathie que rien n'egayait, que rien n'exasperait. C'etait pour l'etat social des instruments necessaires et bien adaptes. En resume, cet etat social semblait le mieux assis qu'on eut encore vu, du moins dans l'humanite, car celui des abeilles et des fourmis est incomparable pour la stabilite; rien ne pouvait faire prevoir la ruine d'un regime fonde sur ce qu'il y a de plus fort dans la nature humaine, l'orgueil et la cupidite. Pourtant les observateurs avises decouvraient plusieurs sujets d'inquietude. Les plus certains, bien que les moins apparents, etaient d'ordre economique et consistaient dans la surproduction toujours croissante, qui entrainait les longs et cruels chomages auxquels les industriels reconnaissaient, il est vrai, l'avantage de rompre la force ouvriere en opposant les sans-travail aux travailleurs. Une sorte de peril plus sensible resultait de l'etat physiologique de la population presque toute entiere. "La sante des pauvres est ce qu'elle peut etre, disaient les hygienistes; mais celle des riches laisse a desirer." Il n'etait pas difficile d'en trouver les causes. L'oxygene necessaire a la vie manquait dans la cite; on respirait un air artificiel; les trusts de l'alimentation, accomplissant les plus hardies syntheses chimiques, produisaient des vins, de la chair, du lait, des fruits, des legumes factices. Le regime qu'ils imposaient causait des troubles dans les estomacs et dans les cerveaux. Les milliardaires etaient chauves a dix-huit ans; quelques-uns trahissaient par moment une dangereuse faiblesse d'esprit; malades, inquiets, ils donnaient des sommes enormes a des sorciers ignares et l'on voyait eclater tout a coup dans la ville la fortune medicale ou theologique de quelque ignoble garcon de bain devenu therapeute ou prophete. Le nombre des alienes augmentait sans cesse; les suicides se multipliaient dans le monde de la richesse et beaucoup s'accompagnaient de circonstances atroces et bizarres, qui temoignaient d'une perversion inouie de l'intelligence et de la sensibilite. Un autre symptome funeste frappait fortement le commun des esprits. La catastrophe, desormais periodique, reguliere, rentrait dans les previsions et prenait dans les statistiques une place de plus en plus large. Chaque jour des machines eclataient, des maisons sautaient, des trains bondes de marchandises tombaient sur un boulevard, demolissant des immeubles entiers, ecrasant plusieurs centaines de passants et, a travers le sol defonce, broyaient deux ou trois etages d'ateliers et de docks ou travaillaient des equipes nombreuses. Section 2 Dans la partie sud-ouest de la ville, sur une hauteur qui avait garde son ancien nom de Fort Saint-Michel, s'etendait un square ou de vieux arbres allongeaient encore au-dessus des pelouses leurs bras epuises. Sur le versant nord, des ingenieurs paysagistes avaient construit une cascade, des grottes, un torrent, un lac, des iles. De ce cote l'on decouvrait toute la ville avec ses rues, ses boulevards, ses places, la multitude de ses toits et de ses domes, ses voies aeriennes, ses foules d'hommes recouvertes de silence et comme enchantees par l'eloignement. Ce square etait l'endroit le plus salubre de la capitale; les fumees n'y voilaient point le ciel, et l'on y menait jouer les enfants. L'ete, quelques employes des bureaux et des laboratoires voisins, apres leur dejeuner, s'y reposaient, un moment, sans en troubler la paisible solitude. C'est ainsi qu'un jour de juin, vers midi, une telegraphiste, Caroline Meslier, vint s'asseoir sur un banc a l'extremite de la terrasse du nord. Pour se rafraichir les yeux d'un peu de verdure, elle tournait le dos a la ville. Brune, avec des prunelles fauves, robuste et placide, Caroline paraissait agee de vingt-cinq a vingt-huit ans. Presque aussitot un commis au trust de l'electricite, Georges Clair, prit place a cote d'elle. Blond, mince, souple, il avait des traits d'une finesse feminine; il n'etait guere plus age qu'elle et paraissait plus jeune. Se rencontrant presque tous les jours a cette place, ils eprouvaient de la sympathie l'un pour l'autre et prenaient plaisir a causer ensemble. Cependant leur conversation n'avait jamais rien de tendre, d'affectueux, ni d'intime. Caroline, bien qu'il lui fut advenu, dans le passe, de se repentir de sa confiance, aurait peut-etre laisse voir plus d'abandon; mais Georges Clair se montrait toujours extremement reserve dans ses termes comme dans ses facons; il ne cessait de donner a la conversation un caractere purement intellectuel et de la maintenir dans les idees generales, s'exprimant d'ailleurs sur tous les sujets avec la liberte la plus apre. Il l'entretenait volontiers de l'organisation de la societe et des conditions du travail. --La richesse, disait-il, est un des moyens de vivre heureux; ils en ont fait la fin unique de l'existence. Et cet etat de choses a tous deux paraissait monstrueux. Ils en revenaient sans cesse a certains sujets scientifiques qui leur etaient familiers. Ce jour-la, ils firent des remarques sur l'evolution de la chimie. --Des l'instant, dit Clair, ou l'on vit le radium se transformer en helium, on cessa d'affirmer l'immutabilite des corps simples; ainsi furent supprimees toutes ces vieilles lois des rapports simples et de la conservation de la matiere. --Pourtant, dit-elle, il y a des lois chimiques. Car, etant femme, elle avait besoin de croire. Il reprit avec nonchalance: --Maintenant qu'on peut se procurer du radium en suffisante quantite, la science possede d'incomparables moyens d'analyse; des a present on entrevoit dans ce qu'on nomme les corps simples des composes d'une richesse extreme et l'on decouvre dans la matiere des energies qui semblent croitre en raison meme de sa tenuite. Tout en causant, ils jetaient des miettes de pain aux oiseaux; des enfants jouaient autour d'eux. Passant d'un sujet a un autre: --Cette colline, a l'epoque quaternaire, dit Clair, etait habitee par des chevaux sauvages. L'annee passee, en y creusant des conduites d'eau, on a trouve une couche epaisse d'ossements d'hemiones. Elle s'inquieta de savoir si, a cette epoque reculee, l'homme s'etait montre deja. Il lui dit que l'homme chassait l'hemione avant d'essayer de le domestiquer. --L'homme, ajouta-t-il, fut d'abord chasseur, puis il devint pasteur, agriculteur, industriel.... Et ces diverses civilisations se succederent a travers une epaisseur de temps que l'esprit ne peut concevoir. Il tira sa montre. Caroline demanda s'il etait deja l'heure de rentrer au bureau. --Il repondit que non, qu'il etait a peine midi et demi. Une fillette faisait des pates de sable au pied de leur banc; un petit garcon de sept a huit ans passa devant eux en gambadant. Tandis que sa mere cousait sur un banc voisin, il jouait tout seul au cheval echappe, et, avec la puissance d'illusion dont sont capables les enfants, il se figurait qu'il etait en meme temps le cheval et ceux qui le poursuivaient et ceux qui fuyaient epouvantes devant lui. Il allait se demenant et criant: "Arretez, hou! hou! Ce cheval est terrible; il a pris le mors aux dents." Caroline fit cette question: --Croyez-vous que les hommes etaient heureux autrefois? Son compagnon lui repondit: --Ils souffraient moins quand ils etaient plus jeunes. Ils faisaient comme ce petit garcon: ils jouaient; ils jouaient aux arts, aux vertus, aux vices, a l'heroisme, aux croyances, aux voluptes; ils avaient des illusions qui les divertissaient. Ils faisaient du bruit; ils s'amusaient. Mais maintenant.... Il s'interrompit et regarda de nouveau a sa montre. L'enfant qui courait buta du pied contre le seau de la fillette et tomba de son long sur le gravier. Il demeura un moment etendu immobile, puis se souleva sur ses paumes; son front se gonfla, sa bouche s'elargit, et soudain il eclata en sanglots. Sa mere accourut, mais Caroline l'avait souleve de terre, et elle lui essuyait les yeux et la bouche avec son mouchoir. L'enfant sanglotait encore; Clair le prit dans ses bras: --Allons! ne pleure pas, mon petit! Je vais te conter une histoire. "Un pecheur, ayant jete ses filets dans la mer, en tira un petit pot de cuivre ferme; il l'ouvrit avec son couteau. Il en sortit une furnee qui s'eleva jusqu'aux nues et cette fumee, en s'epaississant, forma un geant qui eternua si fort, si fort que le monde entier fut reduit en poussiere...." Clair s'arreta, poussa un rire sec et brusquement remit l'enfant a sa mere. Puis il tira de nouveau sa montre et, agenouille sur le banc, les coudes au dossier, regarda la ville. A perte de vue, la multitude des maisons se dressaient dans leur enormite minuscule. Caroline tourna le regard vers le meme cote. --Que le temps est beau! dit-elle. Le soleil brille et change en or les fumees de l'horizon. Ce qu'il y a de plus penible dans la civilisation, c'est d'etre prive de la lumiere du jour. Il ne repondait pas; son regard restait fixe sur un point de la ville. Apres quelques secondes de silence, ils virent, a une distance de trois kilometres environ, au dela de la riviere, dans le quartier le plus riche, s'elever une sorte de brouillard tragique. Un moment apres, une detonation retentit jusqu'a eux, tandis que montait vers le ciel pur un immense arbre de fumee. Et peu a peu l'air s'emplissait d'un imperceptible bourdonnement forme des clameurs de plusieurs milliers d'hommes. Des cris eclataient tout proches dans le square. --Qu'est-ce qui saute? La stupeur etait grande; car, bien que les catastrophes fussent frequentes, on n'avait jamais vu une explosion d'une telle violence et chacun s'apercevait d'une terrible nouveaute. On essayait de definir le lieu du sinistre; on nommait des quartiers, des rues, divers edifices, clubs, theatres, magasins. Les renseignements topographiques se preciserent, se fixerent. --C'est le trust de l'acier qui vient de sauter. Clair remit sa montre dans sa poche. Caroline le regardait avec une attention tendue et ses yeux s'emplissaient d'etonnement. Enfin, elle lui muramra a l'oreille. --Vous le saviez? Vous attendiez?... C'est vous qui.... Il repondit, tres calme: --Cette ville doit perir. Elle reprit avec une douceur reveuse: --Je le pense aussi. Et ils retournerent tous deux tranquillement a leur travail. Section 3. A compter de ce jour les attentats anarchistes se succederent durant une semaine sans interruption. Les victimes furent nombreuses, elles appartenaient presque toutes aux classes pauvres. Ces crimes soulevaient la reprobation publique. Ce fut parmi les gens de maison, les hoteliers, les petits employes et dans ce que les trusts laissaient subsister du petit commerce que l'indignation eclata le plus vivement. On entendait, dans les quartiers populeux, les femmes reclamer des supplices inusites pour les dynamiteurs. (On les appelait ainsi d'un vieux nom qui leur convenait mal, car, pour ces chimistes inconnus, la dynamite etait une matiere innocente, bonne seulement pour detruire des fourmilieres et ils consideraient comme un jeu pueril de faire detoner la nitroglycerine au moyen d'une amorce de fulminate de mercure.) Les affaires cesserent brusquement et les moins riches se sentirent atteints les premiers. Ils parlaient de faire justice eux-memes des anarchistes. Cependant les ouvriers des usines restaient hostiles ou indifferents a l'action violente. Menaces, par suite du ralentissement des affaires, d'un prochain chomage ou meme d'un lock-out etendu a tous les ateliers, ils eurent a repondre a la federation des syndicats qui proposait la greve generale comme le plus puissant moyen d'agir sur les patrons et l'aide la plus efficace aux revolutionnaires; tous les corps de metiers, a l'exception des doreurs, se refuserent a cesser le travail. La police fit de nombreuses arrestations. Des troupes, appelees de tous les points de la confederation nationale, garderent les immeubles des trusts, les hotels des milliardaires, les etablissements publics, les banques et les grands magasins. Une quinzaine se passa sans une seule explosion. On en conclut que les dynamiteurs, une poignee selon toute vraisemblance, peut-etre moins encore, etaient tous tues, pris, caches ou en fuite. La confiance revint; elle revint d'abord chez les plus pauvres. Deux ou trois cent mille soldats, loges dans les quartiers populeux, y firent aller le commerce; on cria "Vive l'armee!" Les riches, qui s'etaient alarmes moins vite, se rassuraient plus lentement. Mais a la Bourse le groupe a la hausse sema les nouvelles optimistes, et par un puissant effort enraya la baisse; les affaires reprirent. Les journaux a grand tirage seconderent le mouvement; ils montrerent, avec une patriotique eloquence, l'intangible capital se riant des assauts de quelques laches criminels et la richesse publique poursuivant, en depit des vaines menaces, sa sereine ascension; ils etaient sinceres et ils y trouvaient leur compte. On oublia, on nia les attentats. Le dimanche, aux courses, les tribunes se garnirent de femmes chargees, apesanties de perles, de diamants. On s'apercut avec joie que les capitalistes n'avaient pas souffert. Les milliardaires, au pesage, furent acclames. Le lendemain la gare du sud, le trust du petrole et la prodigieuse eglise batie aux frais de Thomas Morcellet sauterent; trente maisons brulerent; un commencement d'incendie se declara dans les docks. Les pompiers furent admirables de devouement et d'intrepidite. Ils manoeuvraient avec une precision automatique leurs longues echelles de fer et montaient jusqu'au trentieme etage des maisons pour arracher des malheureux aux flammes. Les soldats firent avec entrain le service d'ordre et recurent une double ration de cafe. Mais ces nouveaux sinistres dechainerent la panique. Des millions de personnes, qui voulaient partir tout de suite en emportant leur argent, se pressaient dans les grands etablissements de credit qui, apres avoir paye pendant trois jours, fermerent leurs guichets sous les grondements de l'emeute. Une foule de fuyards, chargee de bagages, assiegeait les gares et prenait les trains d'assaut. Beaucoup, qui avaient hate de se refugier dans les caves avec des provisions de vivres, se ruaient sur les boutiques d'epicerie et de comestibles que gardaient les soldats, la baionnette au fusil. Les pouvoirs publics montrerent de l'energie. On fit de nouvelles arrestations; des milliers de mandats furent lances contre les suspects. Pendant les trois semaines qui suivirent il ne se produisit aucun sinistre. Le bruit courut qu'on avait trouve des bombes dans la salle de l'Opera, dans les caves de l'Hotel de Ville et contre une colonne de la Bourse. Mais on apprit bientot que c'etait des boites de conserves deposees par de mauvais plaisants ou des fous. Un des inculpes, interroge par le juge d'instruction, se declara le principal auteur des explosions qui avaient coute la vie, disait-il, a tous ses complices. Ces aveux, publies par les journaux, contribuerent a rassurer l'opinion publique. Ce fut seulement vers la fin de l'instruction que les magistrats s'apercurent qu'ils se trouvaient en presence d'un simulateur absolument etranger a tout attentat. Les experts designes par les tribunaux ne decouvraient aucun fragment qui leur permit de reconstituer l'engin employe a l'oeuvre de destruction. Selon leurs conjectures, l'explosif nouveau emanait du gaz que degage le radium; et l'on supposait que des ondes electriques, engendrees par un oscillateur d'un type special, se propageant a travers l'espace, causaient la detonation; mais les plus habiles chimistes ne pouvaient rien dire de precis ni de certain. Un jour enfin, deux agents de police, en passant devant l'hotel Meyer, trouverent sur le trottoir, pres d'un soupirail, un oeuf de metal blanc, muni d'une capsule a l'un des bouts; ils le ramasserent avec precaution, et, sur l'ordre de leur chef, le porterent au laboratoire municipal. A peine les experts s'etaient-ils reunis pour l'examiner, que l'oeuf eclata, renversant l'amphitheatre et la coupole. Tous les experts perirent et avec eux le general d'artillerie Collin et l'illustre professeur Tigre. La societe capitaliste ne se laissa point abattre par ce nouveau desastre. Les grands etablissements de credit rouvrirent leurs guichets, annoncant qu'ils opereraient leurs versements partie en or, partie en papiers d'Etat. La bourse des valeurs et celle des marchandises, malgre l'arret total des transactions, deciderent de ne pas suspendre leurs seances. Cependant l'instruction concernant les premiers prevenus etait close. Peut-etre les charges reunies contre eux eussent, en d'autres circonstances, paru insuffisantes; mais le zele des magistrats et l'indignation publique y suppleaient. La veille du jour fixe pour les debats, le Palais de Justice sauta; huit cents personnes y perirent, dont un grand nombre de juges et d'avocats. La foule furieuse envahit les prisons et lyncha les prisonniers. La troupe envoyee pour retablir l'ordre fut accueillie a coups de pierres et de revolvers; plusieurs officiers furent jetes a bas de leur cheval et foules aux pieds. Les soldats firent feu; il y eut de nombreuses victimes. La force publique parvint a retablir la tranquillite. Le lendemain la Banque sauta. Des lors, on vit des choses inouies. Les ouvriers des usines, qui avaient refuse de faire greve, se ruaient en foule sur la ville et mettaient le feu aux maisons. Des regiments entiers, conduits par leurs officiers, se joignirent aux ouvriers incendiaires, parcoururent avec eux la ville en chantant des hymnes revolutionnaires et s'en furent prendre aux docks des tonnes de petrole pour en arroser le feu. Les explosions ne discontinuaient pas. Un matin, tout a coup, un arbre monstrueux, un fantome de palmier haut de trois kilometres s'eleva sur l'emplacement du palais geant des telegraphes, tout a coup aneanti. Tandis que la moitie de la ville flambait, en l'autre moitie se poursuivait la vie reguliere. On entendait, le matin, tinter dans les voitures des laitiers les boites de fer blanc. Sur une avenue deserte, un vieux cantonnier, assis contre un mur, sa bouteille entre les jambes, machait lentement des bouchees de pain avec un peu de fricot, Les presidents des trusts restaient presque tous a leur poste. Quelques-uns accomplirent leur devoir avec une simplicite heroique. Raphael Box, le fils du milliardaire martyr, sauta en presidant l'assemblee generale du trust des sucres. On lui fit des funerailles magnifiques; le cortege dut six fois gravir des decombres ou passer sur des planches les chaussees effondrees. Les auxiliaires ordinaires des riches, commis, employes, courtiers, agents, leur garderent une fidelite inebranlable. A l'echeance, les garcons survivants de la banque sinistree allerent presenter leurs effets par les voies bouleversees, dans les immeubles fumants, et plusieurs, pour effectuer leurs encaissements, s'abimerent dans les flammes. Neanmoins, on ne pouvait conserver d'illusions: l'ennemi invisible etait maitre de la ville. Maintenant le bruit des detonations regnait continu comme le silence, a peine perceptible et d'une insurmontable horreur. Les appareils d'eclairage etant detruits, la ville demeurait plongee toute la nuit dans l'obscurite, et il s'y commettait des violences d'une monstruosite inouie. Seuls les quartiers populeux, moins eprouves, se defendaient encore. Des volontaires de l'ordre y faisaient des patrouilles; ils fusillaient les voleurs et l'on se heurtait a tous les coins de rue contre un corps couche dans une flaque de sang, les genoux plies, les mains liees derriere le dos, avec un mouchoir sur la face et un ecriteau sur le ventre. Il devenait impossible de deblayer les decombres et d'ensevelir les morts. Bientot la puanteur que repandaient les cadavres fut intolerable. Des epidemies sevirent, qui causerent d'innombrables deces et laisserent les survivants debiles et hebetes. La famine emporta presque tout ce qui restait. Cent quarante et un jours apres le premier attentat, alors qu'arrivaient six corps d'armee avec de l'artillerie de campagne et de l'artillerie de siege, la nuit, dans le quartier le plus pauvre de la ville, le seul encore debout, mais entoure maintenant d'une ceinture de flamme et de fumee, Caroline et Clair, sur le toit d'une haute maison, se tenaient par la main et regardaient. Des chants joyeux montaient de la rue, ou la foule, devenue folle, dansait. --Demain, ce sera fini, dit l'homme, et ce sera mieux ainsi. La jeune femme, les cheveux defaits, le visage brillant des reflets de l'incendie, contemplait avec une joie pieuse le cercle de feu qui se resserrait autour d'eux: --Ce sera mieux ainsi, dit-elle a son tour. Et, se jetant dans les bras du destructeur, elle lui donna un baiser eperdu. Section 4. Les autres villes de la federation souffrirent aussi de troubles et de violences, puis l'ordre se retablit. Des reformes furent introduites dans les institutions; de grands changements survinrent dans les moeurs; mais le pays ne se remit jamais entierement de la perte de sa capitale et ne retrouva pas son ancienne prosperite. Le commerce, l'industrie deperirent; la civilisation abandonna ces contrees qu'elle avait longtemps preferees a toutes les autres. Elles devinrent steriles et malsaines; le territoire qui avait nourri tant de millions d'hommes ne fut plus qu'un desert. Sur la colline du Fort Saint-Michel, les chevaux sauvages paissaient l'herbe grasse. Les jours coulerent comme l'onde des fontaines et les siecles s'egoutterent comme l'eau a la pointe des stalactites. Des chasseurs vinrent poursuivre les ours sur les collines qui recouvraient la ville oubliee; des patres y conduisirent leurs troupeaux; des laboureurs y pousserent la charrue; des jardiniers y cultiverent des laitues dans des clos et grefferent des poiriers. Ils n'etaient pas riches; ils n'avaient pas d'arts; un pied de vigne antique et des buissons de roses revetaient le mur de leur cabane; une peau de chevre couvrait leurs membres hales; leurs femmes s'habillaient de la laine qu'elles avaient filee. Les chevriers petrissaient dans l'argile de petites figures d'hommes et d'animaux ou disaient des chansons sur la jeune fille qui suit son amant dans les bois et sur les chevres qui paissent tandis que les pins bruissent et que l'eau murmure. Le maitre s'irritait contre les scarabees qui mangeaient ses figues; il meditait des pieges pour defendre ses poules du renard a la queue velue, et il versait du vin a ses voisins en disant: --Buvez! Les cigales n'ont pas gate ma vendange; quand elles sont venues les vignes etaient seches. Puis, au cours des ages, les villages remplis de biens, les champs lourds de ble furent pilles, ravages par des envahisseurs barbares. Le pays changea plusieurs fois de maitres. Les conquerants eleverent des chateaux sur les collines; les cultures se multiplierent; des moulins, des forges, des tanneries, des tissages s'etablirent; des routes s'ouvrirent a travers les bois et les marais; le fleuve se couvrit de bateaux. Les villages devinrent de gros bourgs et, reunis les uns aux autres, formerent une ville qui se protegea par des fosses profonds et de hautes murailles. Plus tard, capitale d'un grand Etat, elle se trouva a l'etroit dans ses remparts desormais inutiles et dont elle fit de vertes promenades. Elle s'enrichit et s'accrut demesurement. On ne trouvait jamais les maisons assez hautes; on les surelevait sans cesse et l'on en construisait de trente a quarante etages, ou se superposaient bureaux, magasins, comptoirs de banques, sieges de societes, et l'on creusait dans le sol toujours plus profondement des caves et des tunnels. Quinze millions d'hommes travaillaient dans la ville geante. TABLE PREFACE LIVRE PREMIER LES ORIGINES CHAPITRE 1er.--Vie de saint Mael CHAPITRE II.--Vocation apostolique de saint Mael CHAPITRE III.--La tentation de saint Mael CHAPITRE IV.--Navigation de saint Mael sur l'ocean de Glace CHAPITRE V.--Bapteme des pingouins CHAPITRE VI.--Une assemblee au Paradis CHAPITRE VII.--Une assemblee au Paradis (_suite et fin_) CHAPITRE VIII.--Metamorphose des pingouins LIVRE II LES TEMPS ANCIENS CHAPITRE 1er.--Les premiers voiles CHAPITRE II.--Les premiers voiles (_suite et fin_) CHAPITRE III.--Le bornage des champs et l'origine de la propriete CHAPITRE IV.--La premiere assemblee des Etats de Pingouinie CHAPITRE V.--Les noces de Kraken et d'Orberose CHAPITRE VI.--Le dragon d'Alca CHAPITRE VII.--Le dragon d'Alca (_suite_) CHAPITRE VIII.--Le dragon d'Alca (_suite_) CHAPITRE IX.--Le dragon d'Alca (_suite_) CHAPITRE X.--Le dragon d'Alca (_suite_) CHAPITRE XI.--Le dragon d'Alca (_suite_) CHAPITRE XII.--Le dragon d'Alca (_suite_) CHAPITRE XIII.--Le dragon d'Alca (_suite et fin_) LIVRE III LE MOYEN AGE ET LA RENAISSANCE CHAPITRE 1er.--Brian le Pieux et la reine Glamorgane CHAPITRE II.--Draco le Grand.--Translation des reliques de sainte Orberose CHAPITRE III.--La reine Crucha CHAPITRE IV.--Les lettres: Johannes Talpa CHAPITRE V.--Les arts: les primitifs de la peinture pingouine CHAPITRE VI.--Marbode CHAPITRE VII. Signes dans la lune LIVRE IV LES TEMPS MODERNES TRINCO CHAPITRE 1er.--La Rouquine CHAPITRE II.--Trinco CHAPITRE III.--Voyage du docteur Obnubile LIVRE V LES TEMPS MODERNES CHATILLON CHAPITRE I_er_.--Les reverends peres Agaric et Cornemuse CHAPITRE II.--Le prince Crucho CHAPITRE III.--Le conciliabule CHAPITRE IV.--La vicomtesse Olive CHAPITRE V.--Le prince des Boscenos CHAPITRE VI.--La chute de l'emiral CHAPITRE VII.--Conclusion LIVRE VI LES TEMPS MODERNES L'AFFAIRE DES QUATRE-VINGT MILLE BOTTES DE FOIN CHAPITRE 1er.--Le general Greatauk, duc du Skull CHAPITRE II.--Pyrot CHAPITRE III.--Le comte de Maubec de la Dentdulynx CHAPITRE IV.--Colomban CHAPITRE V.--Les reverends peres Agaric et Cornemuse CHAPITRE VI.--Les sept cents pyrots CHAPITRE VII.--Bidault-Coquille et Maniflore. Les socialistes. CHAPITRE VIII.--Le proces Colomban CHAPITRE IX.--Le pere Douillard CHAPITRE X.--Le conseiller Chaussepied CHAPITRE IX.--Conclusion LIVRE VII LES TEMPS MODERNES MADAME CERES CHAPITRE 1er.--Le salon de madame Clarence CHAPITRE II.--L'oeuvre de Sainte-Orberose CHAPITRE III.--Hippolyte Ceres CHAPITRE IV.--Le mariage d'un homme politique CHAPITRE V.--Le cabinet Visire CHAPITRE VI.--Le sopha de la favorite CHAPITRE VII.--Les premieres consequences CHAPITRE VIII.--Nouvelles consequences CHAPITRE IX.--Dernieres consequences L'APOGEE DE LA CIVILISATION PINGOUINE. LIVRE VIII LES TEMPS FUTURS L'HISTOIRE SANS FIN Section I.--_On ne trouvait jamais les maisons assez hautes_ Section II.--_Dans la partie sud-ouest de la ville...._ Section III.--_A compter de ce jour les attentats...._ Section IV.--_Les autres villes de la federation...._ *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK, L'ĪLE DES PINGOUINS *** This file should be named 7ilep10.txt or 7ilep10.zip Corrected EDITIONS of our eBooks get a new NUMBER, 7ilep11.txt VERSIONS based on separate sources get new LETTER, 7ilep10a.txt Project Gutenberg eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the US unless a copyright notice is included. Thus, we usually do not keep eBooks in compliance with any particular paper edition. We are now trying to release all our eBooks one year in advance of the official release dates, leaving time for better editing. Please be encouraged to tell us about any error or corrections, even years after the official publication date. Please note neither this listing nor its contents are final til midnight of the last day of the month of any such announcement. The official release date of all Project Gutenberg eBooks is at Midnight, Central Time, of the last day of the stated month. A preliminary version may often be posted for suggestion, comment and editing by those who wish to do so. Most people start at our Web sites at: http://gutenberg.net or http://promo.net/pg These Web sites include award-winning information about Project Gutenberg, including how to donate, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter (free!). Those of you who want to download any eBook before announcement can get to them as follows, and just download by date. This is also a good way to get them instantly upon announcement, as the indexes our cataloguers produce obviously take a while after an announcement goes out in the Project Gutenberg Newsletter. http://www.ibiblio.org/gutenberg/etext05 or ftp://ftp.ibiblio.org/pub/docs/books/gutenberg/etext05 Or /etext04, 03, 02, 01, 00, 99, 98, 97, 96, 95, 94, 93, 92, 92, 91 or 90 Just search by the first five letters of the filename you want, as it appears in our Newsletters. Information about Project Gutenberg (one page) We produce about two million dollars for each hour we work. The time it takes us, a rather conservative estimate, is fifty hours to get any eBook selected, entered, proofread, edited, copyright searched and analyzed, the copyright letters written, etc. Our projected audience is one hundred million readers. If the value per text is nominally estimated at one dollar then we produce $2 million dollars per hour in 2002 as we release over 100 new text files per month: 1240 more eBooks in 2001 for a total of 4000+ We are already on our way to trying for 2000 more eBooks in 2002 If they reach just 1-2% of the world's population then the total will reach over half a trillion eBooks given away by year's end. The Goal of Project Gutenberg is to Give Away 1 Trillion eBooks! This is ten thousand titles each to one hundred million readers, which is only about 4% of the present number of computer users. Here is the briefest record of our progress (* means estimated): eBooks Year Month 1 1971 July 10 1991 January 100 1994 January 1000 1997 August 1500 1998 October 2000 1999 December 2500 2000 December 3000 2001 November 4000 2001 October/November 6000 2002 December* 9000 2003 November* 10000 2004 January* The Project Gutenberg Literary Archive Foundation has been created to secure a future for Project Gutenberg into the next millennium. We need your donations more than ever! As of February, 2002, contributions are being solicited from people and organizations in: Alabama, Alaska, Arkansas, Connecticut, Delaware, District of Columbia, Florida, Georgia, Hawaii, Illinois, Indiana, Iowa, Kansas, Kentucky, Louisiana, Maine, Massachusetts, Michigan, Mississippi, Missouri, Montana, Nebraska, Nevada, New Hampshire, New Jersey, New Mexico, New York, North Carolina, Ohio, Oklahoma, Oregon, Pennsylvania, Rhode Island, South Carolina, South Dakota, Tennessee, Texas, Utah, Vermont, Virginia, Washington, West Virginia, Wisconsin, and Wyoming. We have filed in all 50 states now, but these are the only ones that have responded. As the requirements for other states are met, additions to this list will be made and fund raising will begin in the additional states. Please feel free to ask to check the status of your state. In answer to various questions we have received on this: We are constantly working on finishing the paperwork to legally request donations in all 50 states. If your state is not listed and you would like to know if we have added it since the list you have, just ask. While we cannot solicit donations from people in states where we are not yet registered, we know of no prohibition against accepting donations from donors in these states who approach us with an offer to donate. International donations are accepted, but we don't know ANYTHING about how to make them tax-deductible, or even if they CAN be made deductible, and don't have the staff to handle it even if there are ways. Donations by check or money order may be sent to: PROJECT GUTENBERG LITERARY ARCHIVE FOUNDATION 809 North 1500 West Salt Lake City, UT 84116 Contact us if you want to arrange for a wire transfer or payment method other than by check or money order. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation has been approved by the US Internal Revenue Service as a 501(c)(3) organization with EIN [Employee Identification Number] 64-622154. Donations are tax-deductible to the maximum extent permitted by law. As fund-raising requirements for other states are met, additions to this list will be made and fund-raising will begin in the additional states. We need your donations more than ever! You can get up to date donation information online at: http://www.gutenberg.net/donation.html *** If you can't reach Project Gutenberg, you can always email directly to: Michael S. Hart Prof. Hart will answer or forward your message. We would prefer to send you information by email. **The Legal Small Print** (Three Pages) ***START**THE SMALL PRINT!**FOR PUBLIC DOMAIN EBOOKS**START*** Why is this "Small Print!" statement here? You know: lawyers. They tell us you might sue us if there is something wrong with your copy of this eBook, even if you got it for free from someone other than us, and even if what's wrong is not our fault. So, among other things, this "Small Print!" statement disclaims most of our liability to you. It also tells you how you may distribute copies of this eBook if you want to. *BEFORE!* YOU USE OR READ THIS EBOOK By using or reading any part of this PROJECT GUTENBERG-tm eBook, you indicate that you understand, agree to and accept this "Small Print!" statement. If you do not, you can receive a refund of the money (if any) you paid for this eBook by sending a request within 30 days of receiving it to the person you got it from. If you received this eBook on a physical medium (such as a disk), you must return it with your request. ABOUT PROJECT GUTENBERG-TM EBOOKS This PROJECT GUTENBERG-tm eBook, like most PROJECT GUTENBERG-tm eBooks, is a "public domain" work distributed by Professor Michael S. Hart through the Project Gutenberg Association (the "Project"). Among other things, this means that no one owns a United States copyright on or for this work, so the Project (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth below, apply if you wish to copy and distribute this eBook under the "PROJECT GUTENBERG" trademark. Please do not use the "PROJECT GUTENBERG" trademark to market any commercial products without permission. To create these eBooks, the Project expends considerable efforts to identify, transcribe and proofread public domain works. Despite these efforts, the Project's eBooks and any medium they may be on may contain "Defects". Among other things, Defects may take the form of incomplete, inaccurate or corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual property infringement, a defective or damaged disk or other eBook medium, a computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by your equipment. LIMITED WARRANTY; DISCLAIMER OF DAMAGES But for the "Right of Replacement or Refund" described below, [1] Michael Hart and the Foundation (and any other party you may receive this eBook from as a PROJECT GUTENBERG-tm eBook) disclaims all liability to you for damages, costs and expenses, including legal fees, and [2] YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE OR UNDER STRICT LIABILITY, OR FOR BREACH OF WARRANTY OR CONTRACT, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR INCIDENTAL DAMAGES, EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH DAMAGES. If you discover a Defect in this eBook within 90 days of receiving it, you can receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending an explanatory note within that time to the person you received it from. If you received it on a physical medium, you must return it with your note, and such person may choose to alternatively give you a replacement copy. If you received it electronically, such person may choose to alternatively give you a second opportunity to receive it electronically. THIS EBOOK IS OTHERWISE PROVIDED TO YOU "AS-IS". NO OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, ARE MADE TO YOU AS TO THE EBOOK OR ANY MEDIUM IT MAY BE ON, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR A PARTICULAR PURPOSE. Some states do not allow disclaimers of implied warranties or the exclusion or limitation of consequential damages, so the above disclaimers and exclusions may not apply to you, and you may have other legal rights. INDEMNITY You will indemnify and hold Michael Hart, the Foundation, and its trustees and agents, and any volunteers associated with the production and distribution of Project Gutenberg-tm texts harmless, from all liability, cost and expense, including legal fees, that arise directly or indirectly from any of the following that you do or cause: [1] distribution of this eBook, [2] alteration, modification, or addition to the eBook, or [3] any Defect. DISTRIBUTION UNDER "PROJECT GUTENBERG-tm" You may distribute copies of this eBook electronically, or by disk, book or any other medium if you either delete this "Small Print!" and all other references to Project Gutenberg, or: [1] Only give exact copies of it. Among other things, this requires that you do not remove, alter or modify the eBook or this "small print!" statement. You may however, if you wish, distribute this eBook in machine readable binary, compressed, mark-up, or proprietary form, including any form resulting from conversion by word processing or hypertext software, but only so long as *EITHER*: [*] The eBook, when displayed, is clearly readable, and does *not* contain characters other than those intended by the author of the work, although tilde (~), asterisk (*) and underline (_) characters may be used to convey punctuation intended by the author, and additional characters may be used to indicate hypertext links; OR [*] The eBook may be readily converted by the reader at no expense into plain ASCII, EBCDIC or equivalent form by the program that displays the eBook (as is the case, for instance, with most word processors); OR [*] You provide, or agree to also provide on request at no additional cost, fee or expense, a copy of the eBook in its original plain ASCII form (or in EBCDIC or other equivalent proprietary form). [2] Honor the eBook refund and replacement provisions of this "Small Print!" statement. [3] Pay a trademark license fee to the Foundation of 20% of the gross profits you derive calculated using the method you already use to calculate your applicable taxes. If you don't derive profits, no royalty is due. Royalties are payable to "Project Gutenberg Literary Archive Foundation" the 60 days following each date you prepare (or were legally required to prepare) your annual (or equivalent periodic) tax return. Please contact us beforehand to let us know your plans and to work out the details. WHAT IF YOU *WANT* TO SEND MONEY EVEN IF YOU DON'T HAVE TO? Project Gutenberg is dedicated to increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form. The Project gratefully accepts contributions of money, time, public domain materials, or royalty free copyright licenses. Money should be paid to the: "Project Gutenberg Literary Archive Foundation." If you are interested in contributing scanning equipment or software or other items, please contact Michael Hart at: hart@pobox.com [Portions of this eBook's header and trailer may be reprinted only when distributed free of all fees. Copyright (C) 2001, 2002 by Michael S. Hart. Project Gutenberg is a TradeMark and may not be used in any sales of Project Gutenberg eBooks or other materials be they hardware or software or any other related product without express permission.] *END THE SMALL PRINT! FOR PUBLIC DOMAIN EBOOKS*Ver.02/11/02*END*