The Project Gutenberg EBook of Monsieur Lecoq, Vol. I, L'enquete by Emile Gaboriau Copyright laws are changing all over the world. Be sure to check the copyright laws for your country before downloading or redistributing this or any other Project Gutenberg eBook. This header should be the first thing seen when viewing this Project Gutenberg file. Please do not remove it. Do not change or edit the header without written permission. Please read the "legal small print," and other information about the eBook and Project Gutenberg at the bottom of this file. Included is important information about your specific rights and restrictions in how the file may be used. You can also find out about how to make a donation to Project Gutenberg, and how to get involved. **Welcome To The World of Free Plain Vanilla Electronic Texts** **eBooks Readable By Both Humans and By Computers, Since 1971** *****These eBooks Were Prepared By Thousands of Volunteers!***** Title: Monsieur Lecoq, Vol. I, L'enquete Author: Emile Gaboriau Release Date: August, 2005 [EBook #8650] [This file was first posted on July 29, 2003] [Date last updated: October 28, 2004] Edition: 10 Language: French Character set encoding: US-ASCII *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK, MONSIEUR LECOQ, VOL. I, L'ENQUETE *** Tiffany Vergon, Anne Dreze, Marc D'Hooghe and the Online Distributed Proofreading Team MONSIEUR LECOQ PAR EMILE GABORIAU A M. ALPHONSE MILLAUD DIRECTEUR DU _PETIT JOURNAL_ _Ce n'est pas a vous, Monsieur le Directeur, que j'offre ce volume_... _Je le dedie a l'ami de tous les jours, a vous, mon cher Alphonse, comme un temoignage de la vive et sincere affection_ _De votre devoue_ EMILE GABORIAU. MONSIEUR LECOQ PREMIERE PARTIE L'ENQUETE I Le 20 fevrier 18.., un dimanche, qui se trouvait etre le dimanche gras, sur les onze heures du soir, une ronde d'agents du service de la surete sortait du poste de police de l'ancienne barriere d'Italie. La mission de cette ronde etait d'explorer ce vaste quartier qui s'etend de la route de Fontainebleau a la Seine, depuis les boulevards exterieurs jusqu'aux fortifications. Ces parages deserts avaient alors la facheuse reputation qu'ont aujourd'hui les carrieres d'Amerique. S'y aventurer de nuit etait repute si dangereux, que les soldats des forts venus a Paris, avec la permission du spectacle, avaient ordre de s'attendre a la barriere et de ne rentrer que par groupes de trois ou quatre. C'est que les terrains vagues, encore nombreux, devenaient, passe minuit, le domaine de cette tourbe de miserables sans aveu et sans asile, qui redoutent jusqu'aux formalites sommaires des plus infames garnis. Les vagabonds et les repris de justice s'y donnaient rendez-vous. Si la journee avait ete bonne, ils faisaient ripaille avec les comestibles voles aux etalages. Quand le sommeil les gagnait, ils se glissaient sous les hangards des fabriques ou parmi les decombres de maisons abandonnees. Tout avait ete mis en oeuvre pour deloger des hotes si dangereux, mais les plus energiques mesures demeuraient vaines. Surveilles, traques, harceles, toujours sous le coup d'une razzia, ils revenaient quand meme, avec une obstination idiote, obeissant, on ne saurait dire a quelle mysterieuse attraction. Si bien que la police avait la comme une immense souriciere incessamment tendue, ou son gibier venait benevolement se prendre. Le resultat d'une perquisition etait si bien prevu, si sur, que c'est d'un ton de certitude absolue que le chef de poste cria a la ronde qui s'eloignait: --Je vais toujours preparer les logements de nos pratiques. Bonne chasse et bien du plaisir! Ce dernier souhait, par exemple, etait pure ironie, car le temps etait aussi mauvais que possible. Il avait abondamment neige les jours precedents, et le degel commencait. Partout ou la circulation avait ete un peu active, il y avait un demi-pied de boue. Il faisait encore froid cependant, un froid humide a transir jusqu'a la moelle des os. Avec cela le brouillard etait si intense que le bras etendu on ne distinguait pas sa main. --Quel chien de metier! grommela un des agents. --Oui, repondit l'inspecteur qui commandait la ronde, je pense bien que si tu avais seulement trente mille francs de rentes, tu ne serais pas ici. Le rire qui accueillit cette vulgaire plaisanterie etait moins une flatterie qu'un hommage rendu a une superiorite reconnue et etablie. L'inspecteur etait, en effet, un serviteur des plus apprecies a la Prefecture, et qui avait fait ses preuves. Sa perspicacite n'etait peut-etre pas fort grande, mais il savait a fond son metier et en connaissait les ressources, les ficelles et les artifices. La pratique lui avait, en outre, donne un aplomb imperturbable, une superbe confiance en soi et une sorte de grossiere diplomatie, jouant assez bien l'habilete. A ces qualites et a ces defauts, il joignait une incontestable bravoure. Il mettait la main au collet du plus redoutable malfaiteur aussi tranquillement qu'une devote trempe son doigt dans un benitier. C'etait un homme de quarante-six ans, taille en force, ayant les traits durs, une terrible moustache, et de petits yeux gris sous des sourcils en broussailles. Son nom etait Gevrol, mais le plus habituellement on l'appelait: General. Ce sobriquet caressait sa vanite, qui n'etait pas mediocre, et ses subordonnes ne l'ignoraient pas. Sans doute il pensait qu'il rejaillissait sur sa personne quelque chose de la consideration attachee a ce grade. --Si vous geignez deja, reprit-il de sa grosse voix, que sera-ce tout a l'heure? Dans le fait, il n'y avait pas encore trop a se plaindre. La petite troupe remontait alors la route de Choisy: les trottoirs etaient relativement propres, et les boutiques des marchands de vins suffisaient a eclairer la marche. Car tous les debits etaient ouverts. Il n'est brouillard ni degel capables de decourager les amis de la gaiete. Le carnaval de barriere se grisait dans les cabarets et se demenait dans les bals publics. Des fenetres ouvertes, s'echappaient alternativement des vociferations ou des bouffees de musiques enragees. Puis, c'etait un ivrogne qui passait festonnant sur la chaussee, ou un masque crotte qui se glissait comme une ombre honteuse, le long des maisons. Devant certains etablissements, Gevrol commandait: halte! Il sifflait d'une facon particuliere, et presque aussitot un homme sortait. C'etait un agent arrivant a l'ordre. On ecoutait son rapport et on passait. Peu a peu, cependant, on approchait des fortifications. Les lumieres se faisaient rares et il y avait de grands emplacements vides entre les maisons. --Par file a gauche, garcons! ordonna Gevrol; nous allons rejoindre la route d'Ivry et nous couperons ensuite au plus court pour gagner la rue du Chevaleret. De ce point, l'expedition devenait reellement penible. La ronde venait de s'engager dans un chemin a peine trace, n'ayant pas meme de nom, coupe de fondrieres, embarrasse de decombres, et que le brouillard, la boue et la neige rendaient perilleux. Desormais plus de lumiere, plus de cabarets; ni pas, ni voix, rien, la solitude, les tenebres, le silence. On se serait cru a mille lieues de Paris, sans ce bruit profond et continu qui monte de la grande ville comme le mugissement d'un torrent du fond d'un gouffre. Tous les agents avaient retrousse leur pantalon au-dessus de la cheville, et ils avancaient lentement, choisissant tant bien que mal les places ou poser le pied, un a un, comme des Indiens sur le sentier de la guerre. Ils venaient de depasser la rue du Chateau-des-Rentiers, quand tout a coup un cri dechirant traversa l'espace. A cette heure, en cet endroit, ce cri etait si affreusement significatif, que d'un commun mouvement tous les hommes s'arreterent. --Vous avez entendu, General? demanda a demi-voix un des agents. --Oui, on s'egorge certainement pres d'ici ... mais ou? Silence et ecoutons. Tous resterent immobiles, l'oreille tendue, retenant leur souffle, et bientot un second cri, un hurlement plutot, retentit. --Eh! s'ecria l'inspecteur de la surete, c'est a la _Poivriere_. Cette denomination bizarre disait a elle seule et la signification du lieu qu'elle designait, et quelles pratiques le frequentaient d'habitude. Dans la langue imagee qui a cours du cote du Montparnasse, on dit qu'un buveur est "poivre" quand il a laisse sa raison au fond des pots. De la le sobriquet de "voleurs au poivrier," donne aux coquins dont la specialite est de devaliser les pauvres ivrognes inoffensifs. Ce nom, cependant, n'eveillant aucun souvenir dans l'esprit des agents: --Comment! ajouta Gevrol, vous ne connaissez pas le cabaret de chez la mere Chupin, la-bas, a droite... Au galop, et gare aux billets de parterre! Donnant l'exemple, il s'elanca dans la direction indiquee, ses hommes le suivirent, et en moins d'une minute, ils arriverent a une masure sinistre d'aspect, batie au milieu de terrains vagues. C'etait bien de ce repaire que partaient les cris, ils avaient redouble et avaient ete suivis de deux coups de feu. La maison etait hermetiquement close, mais par des ouvertures en forme de coeur, pratiquees aux volets, filtraient des lueurs rougeatres comme celles d'un incendie. Un des agents se precipita vers une des fenetres, et s'enlevant a la force des poignets, il essaya de voir par les decoupures ce qui se passait a l'interieur. Gevrol, lui, courut a la porte. --Ouvrez!... commanda-t-il, en frappant rudement. Pas de reponse. Mais on distinguait tres-bien les trepignements d'une lutte acharnee, des blasphemes, un rale sourd et par intervalles des sanglots de femme. --Horrible!... fit l'agent cramponne au volet, c'est horrible! Cette exclamation decida Gevrol. --Au nom de la loi!... cria-t-il une troisieme fois. Et personne ne repondant, il recula, prit du champ, et d'un coup d'epaule qui avait la violence d'un coup de belier, il jeta bas la porte. Alors fut explique l'accent d'epouvante de l'agent qui avait colle son oeil aux decoupures des volets. La salle basse de la _Poivriere_ presentait un tel spectacle, que tous les employes de la surete et Gevrol lui-meme demeurerent un moment cloues sur place, glaces d'une indicible horreur. Tout, dans le cabaret, trahissait une lutte acharnee, une de ces sauvages "batteries" qui trop souvent ensanglantent les bouges des barrieres. Les chandelles avaient du etre eteintes des le commencement de la bagarre, mais un grand feu clair de planches de sapin illuminait jusqu'aux moindres recoins. Tables, verres, bouteilles, ustensiles de menage, tabourets depailles, tout etait renverse, jete pele-mele, brise, pietine, hache menu. Pres de la cheminee, en travers, deux hommes etaient etendus a terre, sur le dos, les bras en croix, immobiles. Un troisieme gisait au milieu de la piece. A droite, dans le fond, sur les premieres marches d'un escalier conduisant a l'etage superieur, une femme etait accroupie. Elle avait releve son tablier sur sa tete, et poussait des gemissements inarticules. En face, dans le cadre d'une porte de communication grande ouverte, un homme se tenait debout, roide et bleme, ayant devant lui, comme un rempart, une lourde table de chene. Il etait d'un certain age, de taille moyenne, et portait toute sa barbe. Son costume, qui etait celui des dechargeurs de bateaux du quai de la Gare, etait en lambeaux et tout souille de boue, de vin et de sang. Celui-la certainement etait le meurtrier. L'expression de son visage etait atroce. La folie furieuse flamboyait dans ses yeux, et un ricanement convulsif contractait ses traits. Il avait au cou et a la joue deux blessures qui saignaient abondamment. De sa main droite, enveloppee d'un mouchoir a carreaux, il tenait un revolver a cinq coups, dont il dirigeait le canon vers les agents. --Rends-toi!... lui cria Gevrol. Les levres de l'homme remuerent; mais, en depit d'un visible effort, il ne put articuler une syllabe. --Ne fais pas le malin, continua l'inspecteur de la surete, nous sommes en force, tu es pince; ainsi, bas les armes!... --Je suis innocent, prononca l'homme d'une voix rauque. --Naturellement, mais cela ne nous regarde pas. --J'ai ete attaque, demandez plutot a cette vieille; je me suis defendu, j'ai tue, j'etais dans mon droit! Le geste dont il appuya ces paroles etait si menacant, qu'un des agents, reste a demi dehors, attira violemment Gevrol a lui, en disant: --Gare, General! mefiez-vous!... Le revolver du gredin a cinq coups et nous n'en avons entendu que deux. Mais l'inspecteur de la Surete, inaccessible a la crainte, repoussa son surbordonne et s'avanca de nouveau, en poursuivant du ton le plus calme: --Pas de betises, mon gars, crois-moi, si ton affaire est bonne, ce qui est possible, apres tout, ne la gate pas. Une effrayante indecision se lut sur les traits de l'homme. Il tenait au bout du doigt la vie de Gevrol; allait-il presser la detente? Non. Il lanca violemment son arme a terre en disant: --Venez donc me prendre! Et se retournant, il se ramassa sur lui-meme, pour s'elancer dans la piece voisine, pour fuir par quelque issue connue de lui. Gevrol avait devine ce mouvement. Il bondit en avant, lui aussi, les bras etendus, mais la table l'arreta. --Ah!... cria-t-il, le miserable nous echappe. Deja le sort du miserable etait fixe. Tandis que Gevrol parlementait, un des agents--celui de la fenetre--avait tourne la maison et y avait penetre par la porte de derriere. Quand le meurtrier prit son elan, il se precipita sur lui, il l'empoigna a la ceinture, et avec une vigueur et une adresse surprenantes, le repoussa. L'homme voulut se debattre, resister; en vain. Il avait perdu l'equilibre, il chancela et bascula par-dessus la table qui l'avait protege, en murmurant assez haut pour que tout le monde put l'entendre: --Perdu! C'est les Prussiens qui arrivent. Cette simple et decisive manoeuvre, qui assurait la victoire, devait enchanter l'inspecteur de la Surete. --Bien, mon garcon, dit-il a son agent, tres bien!... Ah! tu as la vocation, toi, et tu iras loin, si jamais une occasion... Il s'interrompit. Tous les siens partageaient si manifestement son enthousiasme que la jalousie le saisit. Il vit son prestige diminue et se hata d'ajouter: --Ton idee m'etait venue, mais je ne pouvais la communiquer sans donner l'eveil au gredin. Ce correctif etait superflu. Les agents ne s'occupaient plus que du meurtrier. Ils l'avaient entoure, et apres lui avoir attache les pieds et les mains, ils le liaient etroitement sur une chaise. Lui se laissait faire. A son exaltation furieuse se avait succede cette morne prostration qui suit tous les efforts exorbitants. Ses traits n'exprimaient plus qu'une farouche insensibilite, l'hebetude de la bete fauve prise au piege. Evidemment, il se resignait et s'abandonnait. Des que Gevrol vit que ses hommes avaient termine leur besogne: --Maintenant, commanda-t-il, inquietons-nous des autres, et eclairez-moi, car le feu ne flambe plus guere. C'est par les deux individus etendus en travers de la porte que l'inspecteur de la Surete commenca son examen. Il interrogea le battement de leur coeur; le coeur ne battait plus. Il tint pres de leurs levres le verre de sa montre; le verre resta clair et brillant. --Rien! murmura-t-il apres plusieurs experiences, rien; ils sont morts. Le matin ne les a pas manques. Laissons-les dans la position ou ils sont jusqu'a l'arrivee de la justice et voyons le troisieme. Le troisieme respirait encore. C'etait un tout jeune homme, portant l'uniforme de l'infanterie de ligne. Il etait en petite tenue, sans armes, et sa grande capote grise entr'ouverte laissait voir sa poitrine nue. On le souleva avec mille precautions, car il geignait pitoyablement a chaque mouvement, et on le placa sur son seant, le dos appuye contre le mur. Alors, il ouvrit les yeux, et d'une voix eteinte demanda a boire. On lui presenta une tasse d'eau, il la vida avec delices, puis il respira longuement et parut reprendre quelques forces. --Ou es-tu blesse? demanda Gevrol. --A la tete, tenez, la, repondit-il en essayant de soulever un de ses bras, oh! que je souffre!... L'agent qui avait coupe la retraite du meurtrier s'etait approche, et avec une dexterite qui lui eut enviee un vieux chirurgien, il palpait la plaie beante que le jeune homme avait un peu au-dessus de la nuque. --Ce n'est pas grand'chose, prononca-t-il. Mais il n'y avait pas a se meprendre au mouvement de sa levre inferieure. Il etait clair qu'il jugeait la blessure tres-dangereuse, sinon mortelle. --Ce ne sera meme rien, affirma Gevrol, les coups a la tete, quand ils ne tuent pas roide, guerissent dans le mois. Le blesse sourit tristement. --J'ai mon compte, murmura-t-il. --Bast!... --Oh!... Il n'y a pas a dire non, je le sens. Mais je ne me plains pas. Je n'ai que ce que je merite. Tous les agents, sur ces mots, se retournerent vers le meurtrier. Ils pensaient qu'il allait profiter de cette declaration pour renouveler ses protestations d'innocence. Leur attente fut decue: il ne bougea pas, bien qu'il eut tres-certainement entendu. --Mais voila, poursuivit le blesse, d'une voix qui allait s'eteignant, ce brigand de Lacheneur m'a entraine. --Lacheneur?... --Oui, Jean Lacheneur, un ancien acteur, qui m'avait connu quand j'etais riche..., car j'ai eu de la fortune, mais j'ai tout mange, je voulais m'amuser... Lui, me sachant sans le sou, est venu a moi, et il m'a promis assez d'argent pour recommencer ma vie d'autrefois... Et c'est pour l'avoir cru, que je vais crever comme un chien, dans ce bouge!... Oh! je veux me venger! A cet espoir, ses poings se crisperent pour une derniere menace. --Je veux me venger, dit-il encore. J'en sais long, plus qu'il ne croit... je dirai tout!... Il avait trop presume de ses forces. La colere lui avait donne un instant d'energie, mais c'etait au prix du reste de vie qui palpitait en lui. Quand il voulut reprendre, il ne le put. A deux reprises, il ouvrit la bouche; il ne sorit de sa gorge qu'un cri etouffe de rage impuissante. Ce fut la derniere manifestation de son intelligence. Une ecume sanglante vint a ses levres, ses yeux se renverserent, son corps se roidit, et une convulsion supreme le rabattit la face contre terre. --C'est fini, murmura Gevrol. --Pas encore, repondit le jeune agent dont l'intervention avait ete si utile; mais il n'en a pas pour dix minutes. Pauvre diable!... Il ne dira rien. L'inspecteur de la surete s'etait redresse, aussi calme que s'il eut assiste a la scene la plus ordinaire du monde, et soigneusement il epoussetait les genoux de son pantalon. --Bast!... repondit-il, nous saurons quand meme ce que nous avons interet a savoir. Ce garcon est troupier, et il a sur les boutons de sa capote le numero de son regiment, ainsi!... Un fin sourire plissa les levres du jeune agent. --Je crois que vous vous trompez, General, dit-il. --Cependant... --Oui, je sais, en le voyant sous l'habit militaire, vous avez suppose... Eh bien!... non. Ce malheureux n'etait pas soldat. En voulez-vous une preuve immediate, entre dix?... Regardez s'il est tondu en brosse, a l'ordonnance? Ou avez-vous vu des troupiers avec des cheveux tombant sur les epaules? L'objection interdit le general, mais il se remit vite. --Penses-tu, fit-il brusquement, que j'ai mes yeux dans ma poche? Ta remarque ne pas echappe; seulement, je me suis dit: Voila un gaillard qui profite de ce qu'il est en conge pour se passer du perruquier. --A moins que... Mais Gevrol n'admet pas les interruptions. --Assez cause!... prononca-t-il. Tout ce qui s'est passe, nous allons l'apprendre. La mere Chupin n'est pas morte, elle, la coquine! Tout en parlant, il marchait vers la vieille qui etait restee obstinement accroupie sur son escalier. Depuis l'entree de la ronde, elle n'avait ni parle, ni remue, ni hasarde un regard. Seulement, ses gemissements n'avaient pas discontinue. D'un geste rapide, Gevrol arracha le tablier qu'elle avait ramene sur sa tete, et alors elle apparut telle que l'avaient faite les annees, l'inconduite, la misere, et des torrents d'eau-de-vie et de mele-cassis: ridee, ratatinee, edentee, eraillee, n'ayant plus sur les os que la peau, plus jaune et plus seche qu'un vieux parchemin. --Allons, debout!... dit l'inspecteur. Ah! tes jeremiades ne me touchent guere. Tu devrais etre fouettee, pour les drogues infames que tu mets dans tes boissons, et qui allument des folies furieuses dans les cervelles des ivrognes. La vieille promena autour de la salle ses petits yeux rougis, et d'un ton larmoyant: --Quel malheur!... gemit-elle, Q'est-ce que je vais devenir! Tout est casse, brise! Me voila ruinee. Elle ne paraissait sensible qu'a la perte de sa vaisselle. --Voyons, interrogea Gevrol, comment la bataille est-elle venue? --Helas!... Je ne le sais seulement pas. J'etais la-haut a rapiecer des nippes a mon fils, quand j'ai entendu une dispute. --Et apres? --Comme de juste, je suis descendue, et j'ai vu ces trois qui sont etendus la, qui cherchaient des raisons a cet autre que vous avez attache, le pauvre innocent. Car il est innocent, vrai comme je suis une honnete femme. Si mon fils Polyte avait ete la, il se serait mis entre eux; mais moi, une veuve, qu'est-ce que je pouvais faire? J'ai crie a la garde de toutes mes forces... Elle se rassit, sur ce temoignage, pensant en avoir dit assez. Mais Gevrol la contraignit brutalement de se relever. --Oh! nous n'avons pas fini, dit-il, je veux d'autres details. --Lesquels, cher monsieur Gevrol, puisque je n'ai rien vu. La colere commencait a rougir les maitresses oreilles de l'inspecteur. --Que dirais-tu, la vieille, fit-il, si je t'arretais? --Ce serait une grande injustice. --C'est ce qui arrivera cependant si tu t'obstines a te taire. J'ai idee qu'une quinzaine a Saint-Lazare te delierait joliment la langue. Ce nom produisit sur la veuve Chupin l'effet d'une pile electrique. Elle abandonna subitement ses hypocrites lamentations, se redressa, campa fierement ses poings sur ses hanches et se mit a accabler d'invectives Gevrol et ses agents, les accusant d'en vouloir a sa famille, car ils avaient deja arrete son fils, un excellent sujet, jurant qu'au surplus elle ne craignait pas la prison, et que meme elle serait bien aise d'y finir ses jours a l'abri du besoin. Un moment, le general essaya d'imposer silence a l'affreuse megere, mais il reconnut qu'il n'etait pas de force, d'ailleurs tous ses agents riaient. Il lui tourna donc le dos, et, s'avancant vers le meurtrier: --Toi, du moins, fit-il, tu ne nous refuseras pas des explications. L'homme hesita un moment. --Je vous ai dit, repondit-il enfin, tout ce que j'avais a vous dire. Je vous ai affirme que je suis innocent, et un homme pret a mourir, frappe de ma main, et cette vieille femme ont confirme ma declaration. Que voulez-vous de plus? Quand le juge m'interrogera, je repondrai peut-etre; jusque-la, n'esperez pas un mot. Il etait aise de voir que la determination de l'homme etait irrevocable, et elle ne devait pas surprendre un vieil inspecteur de la surete. Tres-souvent des criminels, sur le premier moment, opposent a toutes les questions le mutisme le plus absolu. Ceux-la sont les experimentes, les habiles, ceux qui preparent des nuits blanches aux juges d'instruction. Ils ont appris, ceux-la, qu'un systeme de defense ne s'improvise pas, que c'est au contraire une oeuvre de patience et de meditation, ou tout doit se tenir et s'enchainer logiquement. Et sachant quelle portee terrible peut avoir au cours de l'instruction une reponse insignifiante en apparence, arrachee au trouble du flagrant delit, il se taisait, il gagnait du temps. Cependant, Gevrol allait peut-etre insister, quand on lui annonca que le "soldat" venait de rendre le dernier soupir. --Puisque c'est ainsi, mes enfants, prononca-t-il, deux d'entre vous vont rester ici, et je filerai avec les autres. J'irai reveiller le commissaire de police, et je lui remettrai l'affaire; il s'en arrangera, et selon ce qu'il decidera, nous agirons. Ma responsabilite, en tout cas, sera a couvert. Ainsi, deliez les jambes de notre pratique et attachez un peu les mains de la mere Chupin, nous les deposerons au poste en passant. Tous les agents s'empresserent d'obeir, a l'exception du plus jeune d'entre eux, celui qui avait merite les eloges du General. Il s'approcha de son chef, et lui faisant signe qu'il avait a lui parler, il l'entraina dehors. Lorsqu'ils furent a quelques pas de la maison: --Que me veux-tu? demanda Gevrol. --Je voudrais savoir, General, ce que vous pensez de cette affaire. --Je pense, mon garcon, que quatre coquins se sont rencontres dans ce coupe-gorge. Ils se sont pris de querelle, et des propos ils en sont venus aux coups. L'un d'eux avait un revolver, il a tue les autres. C'est simple comme bonjour. Selon ses antecedents et aussi selon les antecedents des victimes, l'assassin sera juge. Peut-etre la societe lui doit-elle des remerciments... --Et vous jugez inutiles les recherches, les investigations... --Absolument inutiles. Le jeune agent parut se recueillir. --C'est qu'il me semble a moi, General, reprit-il, que cette affaire n'est pas parfaitement claire. Avez-vous etudie le meurtrier, examine son maintien, observe son regard?... Avez-vous surpris comme moi... --Et ensuite? --Eh bien!... il me semble, je me trompe peut-etre; mais enfin je crois que les apparences nous trompent. Oui, je sens quelque chose... --Bah?... Et comment expliques-tu cela? --Comment expliquez-vous le flair du chien de chasse? Gevrol, champion de la police positiviste, haussait prodigieusement les epaules. --En un mot, dit-il, tu devines ici un melodrame ... un rendez-vous de grands seigneurs deguises, a la _Poivriere_, chez la Chupin ... comme a l'Ambigu... Cherche, mon garcon, cherche, je te le permets... --Quoi!... vous permettez... --C'est-a-dire que j'ordonne... Tu vas rester ici avec celui de tes camarades que tu choisiras... Et si tu trouves quelque chose que je n'aie pas vu, je te permets de me payer une paire de lunettes. II L'agent auquel Gevrol abandonnait une information qu'il jugeait inutile, etait un debutant dans "la partie." Il s'appelait Lecoq. C'etait un garcon de vingt-cinq a vingt-six ans, presque imberbe, pale, avec la levre rouge et d'abondants cheveux noirs ondes. Il etait un peu petit, mais bien pris, et ses moindres mouvements trahissaient une vigueur peu commune. En lui, d'ailleurs, rien de remarquable, sinon l'oeil, qui selon sa volonte, etincelait ou s'eteignait comme le feu d'un phare a eclipses, et le nez, dont les ailes larges et charnues avaient une surprenante mobilite. Fils d'une riche et honorable famille de Normandie, Lecoq avait recu une bonne et solide education. Il commencait son droit a Paris, quand dans la meme semaine, coup sur coup, il apprit que son pere, completement ruine, venait de mourir, et que sa mere ne lui avait survecu que quelques heures. Desormais il etait seul au monde, sans ressources..., et il fallait vivre. Il put apprecier sa juste valeur; elle etait nulle. L'Universite, avec le diplome de bachelier, ne donne pas de brevet de rentes viageres. C'est une lacune. A quoi servait a l'orphelin sa science du lycee? Il envia le sort de ceux qui, ayant un etat au bout des bras, peuvent entrer hardiment chez le premier patron venu et dire: Je voudrais de l'ouvrage. Ceux-la travaillent et mangent. Lui, demanda du pain a tous les metiers qui sont le lot des declasses. Metiers ingrats!... Il y a cent mille declasses a Paris. N'importe!... Il fit preuve d'energie. Il donna des lecons et copia des roles pour un avoue. Un jour, il debuta dans la nouveaute; le mois suivant, il allait proposer a domicile des rossignols de librairie. Il fut courtier d'annonces, maitre d'etudes, denicheur d'assurances, placier a la commission.... En dernier lieu, il avait obtenu un emploi pres d'un astronome dont le nom est une autorite, le baron Moser. Il passait ses journees a remettre au net des calculs vertigineux, a raison de cent francs par mois. Mais le decouragement arrivait. Apres cinq ans, il se trouvait au meme point. Il etait pris d'acces de rage quand il recapitulait les esperances avortees, les tentatives vaines, les affronts endures. Le passe avait ete triste, le present etait presque intolerable, l'avenir menacait d'etre affreux. Condamne a de perpetuelles privations, il essayait du moins d'echapper aux degouts de la realite en se refugiant dans le reve. Seul en son taudis, apres un ecoeurant labeur, poigne par les mille convoitises de la jeunesse, il songeait aux moyens de s'enrichir d'un coup, du soir au lendemain. Sur cette pente, son imagination devait aller loin. Il n'avait pas tarde a admettre les pires expedients. Mais a mesure qu'il s'abandonnait a ses chimeres, il decouvrait en lui de singulieres facultes d'invention et comme l'instinct du mal. Les vols les plus audacieux et reputes les plus habiles, n'etaient, a son jugement, que d'insignes maladresses. Il se disait que s'il voulait, lui!... Et alors il cherchait, et il trouvait des combinaisons etranges, qui assuraient le succes et garantissaient mathematiquement l'impunite. Bientot, ce fut chez lui une manie, un delire. Au point que ce garcon, admirablement honnete, passait sa vie a perpetrer, par la pensee, les plus abominables mefaits. Tant, que lui-meme s'effraya de ce jeu. Il ne fallait qu'une heure d'egarement pour passer de l'idee au fait, de la theorie a la pratique. Puis, ainsi qu'il advient a tous les monomanes, l'heure sonna ou les bizarres conceptions qui emplissaient sa cervelle deborderent. Un jour, il ne put s'empecher d'exposer a son patron un petit plan qu'il avait concu et muri, et qui eut permis de rafler cinq ou six cent mille francs sur les places de Londres et de Paris. Deux lettres et une depeche telegraphique, et le tour etait joue. Et impossible d'echouer, et pas un soupcon a craindre. L'astronome, stupefait de la simplicite du moyen, admira. Mais, a la reflexion, il jugea peu prudent de garder pres de soi un secretaire si ingenieux. C'est pourquoi, le lendemain, il lui remit un mois d'appointements et le congedia en lui disant: --Quand on a vos dispositions et, qu'on est pauvre, on devient un voleur fameux ou un illustre policier. Choisissez. Lecoq se retira confus, mais la phrase de l'astronome devait germer dans son esprit. --Au fait, se disait-il, pourquoi ne pas suivre un bon conseil? La police ne lui inspirait aucune repugnance, loin de la. Souvent il avait admire cette mysterieuse puissance dont la volonte est rue de Jerusalem et la main partout; qu'on ne voit ni n'entend, et qui neanmoins entend et voit tout. Il fut seduit par la perspective d'etre l'instrument de cette Providence au petit pied. Il entrevit un utile et honorable emploi du genie particulier qui lui avait ete departi, une existence d'emotions et de luttes passionnees, des aventures inouies, et au bout la celebrite. Bref, la vocation l'emportait. Si bien que la semaine suivante, grace a une lettre de recommandation du baron Moser, il etait admis a la Prefecture, en qualite d'auxiliaire du service de la surete. Un desenchantement assez cruel l'attendait a ses debuts. Il avait vu les resultats, non les moyens. Sa surprise fut celle d'un naif amateur de theatre penetrant pour la premiere fois dans les coulisses, et voyant de pres les decors et les trucs qui, a distance, eblouissent. Mais il avait l'enthousiasme et le zele de l'homme qui se sent dans sa voie. Il persevera, voilant d'une fausse modestie son envie de parvenir, se fiant aux circonstances pour faire tot ou tard eclater sa superiorite. Eh bien!... l'occasion qu'il souhaitait si ardemment, qu'il epiait depuis des mois, il venait, croyait-il, de la trouver a la _Poivriere_. Pendant qu'il etait suspendu a la fenetre, il vit, aux eclairs de son ambition, le chemin du succes. Ce n'etait d'abord qu'un pressentiment. Ce fut bientot une presomption, puis une conviction basee sur des faits positifs qui avaient echappe a tous, mais qu'il avait recueillis et notes. La fortune se decidait en sa faveur; il le reconnut en voyant Gevrol negliger jusqu'aux formalites les plus elementaires, en l'entendant declarer d'un ton peremptoire qu'il fallait attribuer ce triple meurtre a une de ces querelles feroces si frequentes entre rodeurs de barrieres. --Va, pensait-il, marche, enferre-toi; crois-en les apparences, puisque tu ne sais rien decouvrir au-dela. Je te demontrerai que ma jeune theorie vaut un peu mieux que ta vieille pratique. Le laisser-aller de l'inspecteur autorisait Lecoq a reprendre l'information en sous-oeuvre, secretement, pour son compte. Il ne voulut pas agir ainsi. En prevenant son superieur avant de rien tenter, il allait au-devant d'une accusation d'ambition ou de mauvaise camaraderie. Ce sont des accusations graves, dans une profession ou les rivalites d'amour-propre ont des violences inouies, ou les vanites blessees peuvent se venger par toutes sortes de mechants tours ou de petites trahisons. Il parla donc... assez pour pouvoir dire en cas de succes: "Eh! je vous avais averti!..." assez peu pour ne pas eclairer les tenebres de Gevrol. La permission qu'il obtint etait un premier triomphe, et du meilleur augure; mais il sut dissimuler, et c'est du ton le plus detache qu'il pria un de ses collegues de rester avec lui. Puis, tandis que les autres s'appretaient a partir, il s'assit sur le coin d'une table, etranger en apparence a tout ce qui se passait, n'osant relever la tete tant il craignait de trahir sa joie, tant il tremblait qu'on ne lut dans ses yeux ses projets et ses esperances. Interieurement, il etait devore d'impatience. Si le meurtrier se pretait de bonne grace aux precautions a prendre pour qu'il ne put s'evader, il avait fallu se mettre a quatre pour lier les poignets de la veuve Chupin, qui se debattait en hurlant comme si on l'eut brulee vive. --Ils n'en termineront pas! se disait Lecoq. Ils finirent cependant. Gevrol donna l'ordre du depart, et sortit le dernier apres avoir adresse a son subordonne un adieu railleur. Lui ne repondit pas. Il s'avanca jusque sur le seuil de la porte pour s'assurer que la ronde s'eloignait reellement. Il frissonnait a cette idee que Gevrol pouvait reflechir, se raviser et revenir prendre l'affaire, comme c'etait son droit. Ses anxietes etaient vaines. Peu a peu le pas des hommes s'eteignit, les cris de la veuve Chupin se perdirent dans la nuit. On n'entendit plus rien. Alors Lecoq rentra. Il n'avait plus a cacher sa joie, son oeil etincelait. Comme un conquerant qui prend possession d'un empire, il frappa du pied le sol en s'ecriant: --Maintenant, a nous deux!... III Autorise par Gevrol a choisir l'agent qui resterait avec lui a la _Poivriere_, Lecoq s'etait adresse a celui qu'il estimait le moins intelligent. Ce n'etait pas, de sa part, crainte d'avoir a partager les benefices d'un succes, mais necessite de garder sous la main un aide dont il put, a la rigueur, se faire obeir. C'etait un bonhomme de cinquante ans, qui, apres un conge dans la cavalerie, etait entre a la Prefecture. Du modeste poste qu'il occupait, il avait vu se succeder bien des prefets, et on eut peuple un bagne, rien qu'avec les malfaiteurs qu'il avait arretes de sa main. Il n'en etait ni plus fort ni plus zele. Quand on lui donnait un ordre, il l'executait militairement, tel qu'il l'avait compris. S'il l'avait mal compris, tant pis! Il faisait son metier a l'aveugle, comme un vieux cheval tourne un manege. Quand il avait un instant de liberte, et de l'argent, il buvait. Il traversait la vie entre deux vins, sans toutefois depasser jamais un certain etat de demi lucidite. On avait su autrefois, puis oublie son nom. On l'appelait le pere Absinthe. Comme de raison, il ne remarqua ni l'enthousiasme, ni l'accent de triomphe de son jeune compagnon. --Ma foi! lui dit-il, des qu'ils furent seuls, tu as eu en me retenant ici une fiere idee, et je t'en remercie. Pendant que les camarades vont passer la nuit a patauger dans la neige, je vais faire un bon somme. Il etait la, dans un bouge qui suait le sang, ou palpitait le crime, en face des cadavres chauds encore de trois hommes assassines, et il parlait de dormir. Au fait que lui importait!... Il avait tant vu en sa vie de scenes pareilles! L'habitude n'amene-t-elle pas fatalement l'indifference professionnelle, prodigieux phenomene qui donne au soldat le sang-froid au milieu de la melee, au chirurgien l'impassibilite quand le patient hurle et se tord sous son bistouri. --Je suis alle la-haut jeter un coup d'oeil, poursuivit le bonhomme, j'ai vu un lit, chacun de nous montera la garde a son tour.... D'un geste imperieux, Lecoq l'interrompit. --Rayez cela de vos papiers, pere Absinthe, declara-t-il, nous ne sommes pas ici pour flaner, mais bien pour commencer l'information, pour nous livrer aux plus minutieuses recherches et tacher de recueillir des indices... Dans quelques heures arriveront le commissaire de police, le medecin, le juge d'instruction... je veux avoir un rapport a leur presenter. Cette proposition parut revolter le vieil agent. --Eh! a quoi bon!... s'ecria-t-il. Je connais le General. Quand il va chercher le commissaire, comme ce soir, c'est qu'il est sur qu'il n'y a rien a faire. Penses-tu voir quelque chose ou il n'a rien vu?... --Je pense que Gevrol peut se tromper comme tout le monde. Je crois qu'il s'est fie trop legerement a ce qui lui a semble l'evidence; je jurerais que cette affaire n'est pas ce qu'elle parait etre; je suis sur que, si vous le voulez, nous decouvrirons ce que cachent les apparences. Si grande que fut la vehemence du jeune policier, elle toucha si peu le vieux, qu'il bailla a se decrocher la machoire en disant: --Tu as peut-etre raison, mais moi je monte me jeter sur le lit. Que cela ne t'empeche pas de chercher; si tu trouves, tu m'eveilleras. Lecoq ne donna aucun signe d'impatience et meme, en realite, il ne s'impatientait pas. C'etait une epreuve qu'il tentait. --Vous m'accorderez bien un moment, reprit-il. En cinq minutes, montre en main, je me charge de vous faire toucher du doigt le mystere que je soupconne. --Va pour cinq minutes. --Du reste, vous etes libre, papa. Seulement, il est clair que, si j'agis seul, j'empocherai seul la gratification que vaudrait infailliblement une decouverte. A ce mot gratification, le vieux policier dressa l'oreille. Il eut l'eblouissante vision d'un nombre infini de bouteilles de la liqueur verte dont il portait le nom. --Persuade-moi donc, dit-il, en s'asseyant sur un tabouret qu'il avait releve. Lecoq resta debout devant lui, bien en face. --Pour commencer, interrogea-t-il, qu'est-ce, a votre avis, que cet individu que nous avons arrete? --Un dechargeur de bateaux, probablement, ou un ravageur. --C'est-a-dire un homme appartenant aux plus humbles conditions de la societe, n'ayant en consequence recu aucune education. --Justement. C'est les yeux sur les yeux de son compagnon, que Lecoq parlait. Il se defiait de soi comme tous les gens d'un merite reel, et il s'etait dit que s'il reussissait a faire penetrer ses convictions dans l'esprit obtus de ce vieil entete, il serait assure de leur justesse. --Eh bien!... continua-t-il, que me repondrez-vous si je vous prouve que cet individu a recu une education distinguee, raffinee meme?... --Je repondrai que c'est bien extraordinaire, je repondrai ... mais bete que je suis, tu ne me prouveras jamais cela. --Si, et tres-facilement. Vous souvenez-vous des paroles qu'il a prononcees en tombant, quand je l'ai pousse? --Je les ai encore dans l'oreille. Il a dit: "C'est les Prussiens qui arrivent!" --Vous doutez-vous de ce qu'il voulait dire? --Quelle question!... J'ai bien compris qu'il n'aime pas les Prussiens et qu'il a cru nous adresser une grosse injure. Lecoq attendait cette reponse. --Eh bien!... pere Absinthe, declara-t-il gravement, vous n'y etes pas, oh! mais la, pas du tout. Et la preuve que cet homme a une education bien superieure a sa condition apparente, c'est que vous, un vieux roue, vous n'avez saisi ni son intention, ni sa pensee. C'est cette phrase qui a ete pour moi le trait de lumiere. La physionomie du pere Absinthe exprimait cette etrange et comique perplexite de l'homme qui, flairant une mystification, se demande s'il doit rire ou se facher. Reflexions faites, il se facha. --Tu es un peu jeune, commenca-t-il, pour faire poser un vieux comme moi. Je n'aime pas beaucoup les blagueurs.... --Un instant!... interrompit Lecoq, je m'explique. Vous n'etes pas sans avoir entendu parler d'une terrible bataille qui a ete un des plus affreux desastres de la France, la bataille de Waterloo?.... --Je ne vois pas quel rapport.... --Repondez toujours. --Alors ... oui! --Bien! Vous devez, en ce cas, papa, savoir que la victoire pencha d'abord du cote de la France. Les Anglais commencaient a faiblir, et deja l'Empereur s'ecriait: "Nous les tenons!" quand, tout a coup, sur la droite, un peu en arriere, on decouvrit des troupes qui s'avancaient. C'etait l'armee Prussienne. La bataille de Waterloo etait perdue! De sa vie, le digne Absinthe n'avait fait d'aussi grands efforts de comprehension. Ils ne furent pas inutiles, car il se dressa a demi, et du ton dont Archimede dut crier: "J'ai trouve!" il s'ecria: --J'y suis!... Les paroles de l'homme etaient une allusion. --C'est vous qui l'avez dit, approuva Lecoq. Mais je n'ai pas fini. Si l'Empereur fut consterne de l'apparition des Prussiens, c'est que, de ce cote, precisement, il attendait un de ses generaux, Grouchy, avec 35,000 soldats. Donc, si l'allusion de l'homme est exacte et complete, il comptait non sur un ennemi, qui venait de tourner sa position, mais sur des amis... Concluez. Fortement empoigne, sinon convaincu, le bonhomme ecarquillait extraordinairement ses yeux, l'instant d'avant appesantis par le sommeil. --Cristi!... murmura-t-il, tu nous contes cela d'un ton!... Mais, au fait, je me souviens, tu auras vu quelque chose par le trou du volet. Le jeune policier remua negativement la tete. --Sur mon honneur, declara-t-il, je n'ai rien vu que la lutte entre le meurtrier et ce pauvre diable vetu en soldat. La phrase seule a eveille mon attention. --Prodigieux!... repetait le vieil agent, incroyable, epatant!.... --J'ajouterai que la reflexion a confirme mes soupcons. Je me suis demande, par exemple, pourquoi cet homme, au lieu de fuir, nous avait attendus et restait la, sur cette porte, a parlementer.... D'un bond, le pere Absinthe fut debout. --Pourquoi? interrompit-il. Parce qu'il a des complices et qu'il voulait leur laisser le temps de se sauver. Ah!... je comprends tout. Un sourire de triomphe errait sur les levres de Lecoq. --Voila ce que je me suis dit, reprit-il. Et maintenant, il est aise de verifier nos soupcons. Il y a de la neige dehors, n'est-ce pas?... Il n'en fallut pas davantage. Le vieil agent saisit une lumiere, et suivi de son compagnon, il courut a la porte de derriere de la maison qui ouvrait sur un petit jardin. En cet endroit abrite, le degel etait en retard, et sur le blanc tapis de neige, apparaissaient comme autant de taches noires, de nombreuses traces de pas. Sans hesiter, Lecoq s'etait jete a genoux pour examiner de pres; il se releva presque aussitot. --Ce ne sont pas des pieds d'hommes, dit-il, qui ont laisse ces empreintes!... Il y avait des femmes!... IV Les entetes de la trempe du pere Absinthe, toujours en garde contre l'opinion d'autrui, sont precisement ceux qui, par la suite, s'en eprennent follement. Quand une idee a enfin penetre dans leur cervelle vide, elle s'y installe magistralement, l'emplit et s'y developpe jusqu'a la ravager. Desormais, bien plus que son jeune compagnon, le veteran de la rue de Jerusalem etait persuade, etait certain que l'habile Gevrol s'etait trompe, et il riait de la meprise. Eu entendant Lecoq affirmer que des femmes avaient assiste a l'horrible scene de la _Poivriere_, sa joie n'eut plus de bornes. --Bonne affaire!... s'ecria-t-il, excellente affaire!... Et se souvenant tout a propos d'une maxime usee et banale deja au temps de Ciceron, il ajouta d'un ton sentencieux: --Qui tient la femme, tient la cause!... Lecoq ne daigna pas repondre. Il restait sur le seuil de la porte, le dos appuye contre l'huisserie, la main sur le front, immobile autant qu'une statue. La decouverte qu'il venait de faire et qui ravissait le pere Absinthe, le consternait. C'etait l'aneantissement de ses esperances, l'ecroulement de l'ingenieux echafaudage bati par son imagination sur un seul mot. Plus de mystere, partant plus d'enquete triomphante, plus de celebrite gagnee du soir au lendemain par un coup d'eclat! La presence de deux femmes dans ce coupe-gorge expliquait tout de la facon la plus naturelle et la plus vulgaire. Elle expliquait la lutte, le temoignage de la veuve Chupin, la declaration du faux soldat mourant. L'attitude du meurtrier devenait toute simple. Il etait reste pour couvrir la retraite de deux femmes; il s'etait livre pour ne les pas laisser prendre, acte de chevaleresque galanterie, si bien dans le caractere francais, que les plus tristes coquins des barrieres en sont coutumiers. Restait cette allusion si inattendue a la bataille de Waterloo. Mais que prouvait-elle maintenant? Rien. Qui ne sait ou une passion indigne peut faire descendre un homme bien ne!... Le carnaval justifiait tous les travestissements.... Mais pendant que Lecoq tournait et retournait dans son esprit toutes ces probabilites, le pere Absinthe s'impatientait. --Allons-nous rester plantes ici pour reverdir? dit-il. Nous arretons-nous juste au moment ou notre enquete donne des resultats si brillants?... Des resultats brillants!... Ce mot blessa le jeune policier autant que la plus amere ironie. --Ah! laissez-moi tranquille!... fit-il brutalement, et surtout n'avancez pas dans le jardin, vous gateriez les empreintes. Le bonhomme jura, puis se tut. Il subissait l'irresistible ascendant d'une intelligence superieure, d'une energique volonte. Lecoq avait repris le fil de ses deductions. --Voici probablement, pensait-il, comment les choses se sont passees: Le meurtrier, sortant du bal de _l'Arc-en-Ciel_, qui est la-bas, pres des fortifications, arrive ici avec deux femmes... Il y trouve trois buveurs qui le plaisantent ou qui se montrent trop galants... Il se fache... Les autres le menacent, il est seul contre trois, il est arme, il perd la tete et fait feu... Il s'interrompit, et apres un instant ajouta tout haut: --Mais est-ce bien le meurtrier qui a amene les femmes? S'il est juge, tout l'effort du debat portera sur ce point... On peut essayer de l'eclaircir. Aussitot il traversa le cabaret, ayant toujours son vieux collegue sur les talons, et se mit a examiner les alentours de la porte enfoncee par Gevrol. Peine perdue! Il n'y restait que tres-peu de neige, et tant de personnes avaient passe et pietine, qu'on ne discernait rien. Quelle deception apres un si long espoir!... Lecoq pleurait presque de rage. Il voyait remise indefiniment cette capricieuse occasion si fievreusement epiee. Il lui semblait entendre les grossiers sarcasmes de Gevrol. --Allons!... murmura-t-il, assez bas pour n'etre pas entendu, il faut savoir reconnaitre sa defaite. Le General avait raison et je ne suis qu'un sot. Il etait si positivement persuade qu'on pouvait tout au plus relever les circonstances d'un crime vulgaire, qu'il se demandait s'il ne serait pas sage de renoncer a toute information et de rentrer faire un somme, en attendant le commissaire de police. Mais ce n'etait plus l'opinion du pere Absinthe. Le bonhomme, qui etait a mille lieues des reflexions de son compagnon, ne s'expliquait pas son inaction et ne tenait plus en place. --Eh bien!... garcon, fit-il, deviens-tu fou! Voici assez de temps perdu, ce me semble. La justice va arriver dans quelques heures; quel rapport presenterons-nous?... Moi d'abord, si tu as envie de flaner, j'agis seul... Si attriste qu'il fut, le jeune policier ne put s'empecher de sourire. Il reconnaissait ses exhortations de l'instant d'avant. C'etait le vieux qui devenait l'intrepide. --A l'oeuvre donc! soupira-t-il, en homme qui, prevoyant un echec, veut du moins ne rien avoir a se reprocher. Seulement, il etait malaise de suivre des traces de pas en plein air, la nuit, a la lueur vacillante d'une chandelle que le plus leger souffle devait eteindre. --Il est impossible, dit Lecoq, qu'il n'y ait pas une lanterne dans cette masure. Le tout est de mettre la main dessus. Ils fureterent, et, en effet, au premier etage, dans la propre chambre de la veuve Chupin, ils decouvrirent une lanterne toute garnie, si petite et si nette, que certainement elle n'etait pas destinee a d'honnetes usages. --Un veritable outil de filou, fit le pere Absinthe avec un gros rire. L'outil etait commode, en tout cas, les deux agents le reconnurent lorsque, de retour au jardin, ils recommencerent methodiquement leurs investigations. Ils s'avancerent un peu avec des precautions infinies. Le vieil agent, debout, dirigeait au bon endroit la lumiere de la lanterne, et Lecoq, a genoux, etudiait les empreintes avec l'attention d'un chiromancien s'efforcant de lire l'avenir dans la main d'un riche client. Un nouvel examen assura Lecoq qu'il avait bien vu. Il etait evident que deux femmes avaient quitte la _Poivriere_ par cette issue. Elles etaient sorties en courant, cette certitude resultait de la largeur des enjambees, et aussi de la disposition des empreintes. La difference des traces laissees par les deux fugitives etait d'ailleurs si remarquable, qu'elle sauta aux yeux du pere Absinthe. --Cristi!... murmura-t-il, une de ces gaillardes peut se vanter d'avoir un joli pied au bout de la jambe. Il avait raison. L'une des pistes trahissait un pied mignon, coquet, etroit, emprisonne dans d'elegantes bottines, hautes de talon, fines de semelles, cambrees outre mesure. L'autre denoncait un gros pied, court, qui allait en s'elargissant vers le bout, chausse de solides souliers tres-plats. Cette circonstance etait bien peu de chose. Elle suffit pour rendre a Lecoq toutes ses esperances, tant l'homme accueille facilement les presomptions qui flattent ses desirs. Palpitant d'anxiete, il se traina sur la neige l'espace d'un metre, pour analyser d'autres vestiges, il se baissa, et aussitot laissa echapper la plus eloquente exclamation. --Qu'y a-t-il? interrogea vivement le vieux policier, qu'as-tu vu? --Voyez vous-meme, papa; tenez, la... Le bonhomme se pencha, et sa surprise fut si forte qu'il faillit lacher sa lanterne. --Oh!... dit-il d'une voix etranglee, un pas d'homme!... --Juste. Et le gaillard avait de maitresses bottes. Quelle empreinte, hein! Est-elle nette, est-elle pure!... On peut compter les clous. Le digne pere Absinthe se grattait furieusement l'oreille, ce qui est sa facon d'aiguillonner son intelligence paresseuse. --Mais il me semble, hasarda-t-il enfin, que l'individu ne sortait pas de ce cabaret de malheur. --Parbleu!... la direction du pied le dit assez. Non, il n'en sortait pas, il s'y rendait. Seulement, il n'a pas depasse cette place ou nous sommes. Il s'avancait sur la pointe du pied, le cou tendu, pretant l'oreille, quand, arrive ici, il a entendu du bruit... la peur l'a pris, il s'est enfui. --Ou bien, garcon, les femmes sortaient comme il arrivait, et alors... --Non. Les femmes etaient hors du jardin quand il y a penetre. L'assertion, pour le coup, sembla au bonhomme par trop audacieuse. --Ca, fit-il, on ne peut pas le savoir. --Je le sais, cependant, et de la facon la plus positive. Vous doutez, papa!... C'est que vos yeux vieillissent. Approchez un peu votre lanterne, et vous constaterez que la... oui, vous y etes, notre homme a pose sa grosse botte juste sur une des empreintes de la femme au petit pied, et l'a aux trois quarts effacee. Cet irrecusable temoignage materiel stupefia le vieux policier. --Maintenant, continua Lecoq, ce pas est-il bien celui du complice que le meurtrier esperait?... Ne serait-ce pas celui de quelque rodeur de terrain vague attire par les coups de feu?... C'est ce qu'il nous faut savoir ... et nous le saurons. Venez!... Une cloture de lattes entre-croisees, d'un peu plus d'un metre de haut, assez semblable a celles qui defendent l'acces des lignes de chemins de fer, separait des terrains vagues le jardinet de la veuve Chupin. Quand Lecoq avait tourne le cabaret pour cerner le meurtrier, il etait venu se heurter contre cette barriere, et, tremblant d'arriver trop tard, il l'avait franchie, au grand detriment de son pantalon, sans se demander seulement s'il existait une issue. Il en existait une. Un leger portillon de lattes, comme le reste, tournant dans des gonds de gros fil de fer, maintenu par un taquet de bois, permettait d'entrer et de sortir de ce cote. Eh bien! c'est droit a ce portillon que les pas marques sur la neige conduisirent les deux agents de la surete. Cette particularite devait frapper le jeune policier. Il s'arreta court. --Oh!... murmura-t-il comme en aparte, ces deux femmes ne venaient pas ce soir a la _Poivriere_ pour la premiere fois. --Tu crois, garcon? interrogea le pere Absinthe. --Je l'affirmerais presque. Comment, sans l'habitude des etres de ce bouge, soupconner l'existence de cette issue? L'apercoit-on, par cette nuit obscure, avec ce brouillard epais? Non, car moi qui, sans me vanter, ai de bons yeux, je ne l'ai pas vue.... --Ca, c'est vrai!... --Les deux femmes y sont venues, pourtant, sans hesitation, sans tatonnements, en ligne directe; et notez qu'il leur a fallu traverser diagonalement le jardin. Le veteran eut donne quelque chose pour avoir une petite objection a presenter, le malheur est qu'il n'en trouva pas. --Par ma foi! fit-il, tu as une drole de maniere de proceder. Tu n'es qu'un conscrit, je suis un vieux de la vieille, j'ai assiste, en ma vie, a plus d'enquetes que tu n'as d'annees, et jamais je n'ai vu.... --Bast!... interrompit Lecoq, vous en verrez bien d'autres. Par exemple, je puis vous apprendre, pour commencer, que si les femmes savaient la situation exacte du portillon, l'homme ne la connaissait que par oui-dire.... --Oh! pour le coup!... --Cela se demontre, papa. Etudiez les empreintes du gaillard, et vous qui etes malin, vous reconnaitrez qu'en venant il a diablement devie. Il etait si peu sur de son affaire que, pour trouver l'ouverture il a ete oblige de la chercher, les mains en avant... et ses doigts ont laisse des traces sur la mince couche de neige qui recouvre la cloture. Le bonhomme n'eut point ete fache de se rendre compte par lui-meme, ainsi qu'il le disait, mais Lecoq etait presse. --En route, en route! dit-il, vous verifierez mes assertions une autre fois.... Ils sortirent alors du jardinet, et s'attacherent aux empreintes qui remontaient vers les boulevards exterieurs, en appuyant toutefois un peu sur la droite dans la direction de la rue du Patay. Point n'etait besoin d'une attention soutenue. Personne, hormis les fugitifs, ne s'etait aventure dans ces parages deserts depuis la derniere tombee de neige. Un enfant eut suivi la voie, tant elle etait claire et distincte. Quatre empreintes, tres-differentes, formaient la piste: deux etaient celles des femmes; les deux, autres, l'une a l'aller, l'autre au retour, avaient ete laissees par l'homme. A diverses reprises, ce dernier avait pose le pied juste sur les pas des deux femmes, les effacant a demi, et ainsi il ne pouvait subsister de doutes quant a l'instant precis de la soiree ou il etait venu epier. A cent metres environ de la _Poivriere_, Lecoq saisit brusquement le bras de son vieux collegue. --Halte!... commanda-t-il, nous approchons du bon endroit, j'entrevois des indices positifs. L'endroit etait un chantier abandonne, ou plutot la reserve d'un entrepreneur de batisses. Il s'y trouvait deposes selon le caprice des charretiers quantite d'enormes blocs de pierre, les uns travailles, les autres bruts, et bon nombre de grandes pieces de bois grossierement equarries. Devant un de ces madriers, dont la surface avait ete essuyee, toutes les empreintes se rejoignaient, se melaient et se confondaient. --Ici, prononca le jeune policier, nos fugitives ont rencontre l'homme, et tenu conseil avec lui. L'une d'elles, celle qui a les pieds si petits, s'est assise. --C'est ce dont nous allons nous assurer plus amplement, fit d'un ton entendu le pere Absinthe. Mais son compagnon coupa court a ces velleites de verification. --Vous, l'ancien, dit-il, vous allez me faire l'amitie de vous tenir tranquille; passez-moi la lanterne et ne bougez plus... Le ton modeste de Lecoq etait devenu soudainement si imperieux que le bonhomme n'osa lui resister. Comme le soldat au commandement de fixe, il resta plante sur ses jambes, immobile, muet, penaud, suivant d'un oeil curieux et ahuri les mouvements de son collegue. Libre de ses allures, maitre de manoeuvrer la lumiere selon la rapidite de ses idees, le jeune policier explorait les environs dans un rayon assez etendu. Moins inquiet, moins remuant, moins agile, est le limier qui quete. Il allait, venait, tournait, s'ecartait, revenait encore, courant ou s'arretant sans raison apparente; il palpait, il scrutait, il interrogeait tout: le terrain, les bois, les pierres et jusqu'aux plus menus objets; tantot debout, le plus souvent a genoux, quelquefois a plat ventre, le visage si pres de terre que son haleine devait faire fondre la neige. Il avait tire un metre de sa poche, et il s'en servait avec une prestesse d'arpenteur, il mesurait, mesurait, mesurait.... Et tous ces mouvements, il les accompagnait de gestes bizarres comme ceux d'un fou, les entrecoupant de jurons ou de petits rires, d'exclamations de depit ou de plaisir. Enfin, apres un quart d'heure de cet etrange exercice, il revint pres du pere Absinthe, posa sa lanterne sur le madrier, s'essuya les mains a son mouchoir et dit: --Maintenant, je sais tout. --Oh!... c'est peut-etre beaucoup. --Quand je dis tout, je veux dire tout ce qui se rattache a cet episode du drame qui la-bas, chez la veuve Chupin, s'est denoue dans le sang. Ce terrain vague, couvert de neige, est comme une immense page blanche ou les gens que nous recherchons ont ecrit, non-seulement leurs mouvements et leurs demarches, mais encore leurs secretes pensees, les esperances et les angoisses qui les agitaient. Que vous disent-elles, papa, ces empreintes fugitives? Rien. Pour moi, elles vivent comme ceux qui les ont laissees, elles palpitent, elles parlent, elles accusent!... A part soi, le vieil agent de la surete se disait: --Certainement, ce garcon est intelligent; il a des moyens, c'est incontestable, seulement il est toque. --Voici donc, poursuivait Lecoq, la scene que j'ai lue. Pendant que le meurtrier se rendait a la _Poivriere_, avec les deux femmes, son compagnon, je l'appellerai son complice, venait l'attendre ici. C'est un homme d'un certain age, de haute taille,--il a au moins un metre quatre-vingts,--coiffe d'une casquette molle, vetu d'un paletot marron de drap moutonneux, marie tres-probablemeut, car il porte une alliance au petit doigt de la main droite.... Les gestes desesperes de son vieux collegue le contraignirent de s'arreter. Ce signalement d'un individu dont l'existence n'etait que bien juste demontree, ces details precis donnes d'un ton de certitude absolue, renversaient toutes les idees du pere Absinthe et renouvelaient ses perplexites. --Ce n'est pas bien, grondait-il, non, ce n'est pas delicat. Tu me parles de gratification, je prends la chose au serieux, je t'ecoute, je t'obeis en tout ... et voila que tu te moques de moi. Nous trouvons quelque chose, et au lieu d'aller de l'avant, tu t'arretes a conter des blagues.... --Non, repondit le jeune policier, je ne raille pas et je ne vous ai rien dit encore dont je ne sois materiellement sur, rien qui ne soit la stricte et indiscutable verite. --Et tu voudrais que je croie.... --Ne craignez rien, papa, je ne violenterai pas vos convictions. Quand je vous aurai dit mes moyens d'investigation, vous rirez de la simplicite de ce qui, en ce moment, vous semble incomprehensible. --Va donc, fit le bonhomme d'un ton resigne. --Nous en etions, mon ancien, au moment ou le complice montait ici la garde, et le temps lui durait. Pour distraire son impatience, il faisait, les cent pas le long de cette piece de bois, et par instants il suspendait sa monotone promenade pour preter l'oreille. N'entendant rien, il frappait du pied, en se disant sans doute: "Que diable devient donc l'autre, la-bas!..." Il avait fait une trentaine de tours, je les ai comptes, quand un bruit sourd rompit le silence ... les deux femmes arrivaient. Au recit de Lecoq, tous les sentiments divers dont se compose le plaisir de l'enfant ecoutant un conte de fees, le doute, la foi, l'anxiete, l'esperance, se heurtaient et se brouillaient dans la cervelle du pere Absinthe. Que croire, que rejeter? Il ne savait. Comment discerner le faux du vrai, parmi toutes ces assertions egalement peremptoires? D'un autre cote, la gravite du jeune policier, qui certes n'etait pas feinte, ecartait toute idee de plaisanterie. Puis la curiosite l'aiguillonnait. --Nous voici donc aux femmes, dit-il. --Mon Dieu, oui, repondit Lecoq; seulement, ici la certitude cesse; plus de preuves, mais seulement des presomptions. J'ai tout lieu de croire que nos fugitives ont quitte la salle du cabaret des le commencement de la bagarre, avant les cris qui nous ont fait accourir. Qui sont-elles? Je ne puis que le conjecturer. Je soupconne cependant qu'elles ne sont pas de conditions egales. J'inclinerais volontiers a penser que l'une est la maitresse et l'autre la servante. --Il est de fait, hasarda le vieil agent, que la difference de leurs pieds et de leurs chaussures est considerable. Cette observation ingenieuse eut le don d'arracher un sourire aux preoccupations du jeune policier. --Cette difference, dit-il serieusement, est quelque chose, mais ce n'est pas elle qui a fixe mon opinion. Si le plus ou moins de perfection des extremites reglait les conditions sociales, beaucoup de maitresses seraient servantes. Ce qui me frappe, le voici: Quand ces deux malheureuses sortent epouvantees de chez la Chupin, la femme au petit pied s'elance d'un bond dans le jardin, elle court en avant, elle entraine l'autre, elle la distance. L'horreur de la situation, l'infamie du lieu, l'effroi du scandale, l'idee d'une situation a sauver, lui communiquent une merveilleuse energie. Mais son effort, ainsi qu'il arrive toujours aux femmes delicates et nerveuses, ne dure que quelques secondes. Elle n'est pas a la moitie du chemin qu'il y a d'ici a la _Poivriere_, que son elan se ralentit, ses jambes flechissent. Dix pas plus loin, elle chancelle et trebuche. Quelques pas encore, elle s'affaisse si bien que ses jupes appuient sur la neige et y tracent un leger cercle. Alors intervient la femme aux souliers plats. Elle saisit sa compagne par la taille, elle l'aide,--et leurs empreintes se confondent--puis la voyant decidement pres de defaillir, elle la souleve entre ses robustes bras et la porte--et l'empreinte de la femme au petit pied cesse.... Lecoq inventait-il a plaisir, cette scene n'etait-elle qu'un jeu de son imagination? Feignait-il cet accent absolu que donne la conviction profonde et sincere, et qui fait, pour ainsi dire, revivre la realite? Le pere Absinthe conservait l'ombre d'un doute, mais il entrevoyait un moyen infaillible d'en finir avec ses soupcons. Il s'empara lestement de la lanterne et courut etudier ces empreintes qu'il avait regardees, qu'il n'avait pas su voir, qui avaient ete muettes pour lui, et qui avaient livre leur secret a un autre. Il dut se rendre. Tout ce que Lecoq avait annonce, il le retrouva, il reconnut les pas confondus, le cercle des jupons, la lacune des elegantes empreintes. A son retour, sa contenance seule trahissait une admiration respectueusement ebahie, et c'est avec une nuance tres-saisissable de confusion qu'il dit: --Il ne faut pas en vouloir a un vieux de la vieille, qui est un peu comme saint Thomas... J'ai touche du doigt, et je voudrais bien savoir la suite. Certes, il s'en fallait que le jeune policier lui en voulut de son incredulite. --Ensuite, reprit-il, le complice qui avait entendu venir les fugitives court au-devant d'elles, et il aide la femme au large pied a porter sa compagne. Cette derniere se trouvait decidement mal. Aussitot le complice retire sa casquette, et s'en sert pour epousseter la neige qui se trouvait sur le madrier. Puis, ne jugeant pas la place assez seche, il l'essuie du pan de sa redingote. Ces soins sont-ils pure galanterie ou prevenance habituelle d'un subalterne? Je me le suis demande. Ce qui est positif, c'est que pendant que la femme au petit pied reprenait ses sens, a demi etendue sur ce madrier, l'autre entrainait le complice a cinq ou six pas, a gauche, jusqu'a cet enorme bloc. La, elle lui parle, et tout en l'ecoutant, l'homme, machinalement, pose sur le bloc couvert de neige, sa main qui y laisse une empreinte d'une merveilleuse nettete ... puis l'entretien continuant, c'est son coude qu'il appuie sur la neige.... Comme tous les gens d'une intelligence bornee, le pere Absinthe devait passer rapidement d'une defiance idiote a une confiance absurde. Il pouvait tout croire desormais, par la meme raison que d'abord il n'avait rien cru. Sans notions sur les bornes des deductions et de la penetration humaines, il n'apercevait pas de limites au genie conjectural de son compagnon. C'est donc de la meilleure foi du monde qu'il lui demanda: --Et que disaient le complice et la femme aux souliers plats? Si Lecoq sourit de cette naivete, l'autre ne s'en douta pas. --Il m'est assez difficile de repondre, fit-il; je crois pourtant que la femme expliquait a l'homme l'immensite et l'imminence du danger de sa compagne, et qu'ils cherchaient a eux deux le moyen de le conjurer. Peut-etre rapportait-elle des ordres donnes par le meurtrier. Le positif, c'est qu'elle finit en priant le complice de courir jusqu'a la _Poivriere_ pour essayer de surprendre ce qui s'y passe. Et il y court, puisque sa piste de l'aller part de ce bloc de pierre. --Et dire, s'ecria le vieil agent, que nous etions dans le cabaret a ce moment!... Un mot de Gevrol et nous pincions la bande entiere. Quelle deveine et quel malheur!... Le desinteressement de Lecoq n'allait pas jusqu'a partager les regrets de son collegue. L'erreur de Gevrol, il la benissait, au contraire. N'etait-ce pas a elle qu'il devait l'information de cette affaire que de plus en plus il jugeait mysterieuse, et que cependant il esperait penetrer? --Pour finir, reprit-il, le complice ne tarde pas a reparaitre, il a vu la scene, il a eu peur, il s'est hate!... Il tremble que l'idee ne vienne aux agents qu'il a vus de battre les terrains vagues. C'est a la femme aux petits pieds qu'il s'adresse, il lui demontre la necessite de la fuite, et que chaque minute perdue peut devenir mortelle. A sa voix, elle rassemble toute son energie, elle se leve et s'eloigne au bras de sa compagne. L'homme leur a-t-il indique la route a suivre, la connaissaient-elles? Nous le saurons plus tard. Ce qui est acquis, c'est qu'il les a accompagnees a quelque distance pour veiller sur elles. Mais au-dessus de ce devoir de proteger ces deux femmes, il en a un plus sacre, celui de secourir s'il le peut son complice. Il rebrousse donc chemin, repasse par ici, et voici sa derniere piste qui s'eloigne dans la direction de la rue du Chateau-des-Rentiers. Il veut savoir ce que deviendra le meurtrier, il va se placer sur son passage.... Pareil au dilettante qui sait attendre, pour applaudir, la fin du morceau qui le transporte, le pere Absinthe avait su contenir son admiration. C'est seulement quand il vit que le jeune policier avait fini, qu'il lacha la bride a son enthousiasme. --Voila une enquete!... s'ecria-t-il. Et on dit que Gevrol est fort. Qu'il y vienne donc!... Tenez, voulez-vous que je vous dise? Eh bien! compare a vous, le General n'est que de la Saint-Jean. Certes la flatterie etait grossiere, mais sa sincerite n'etait pas douteuse. Puis c'etait la premiere fois que cette rosee de la louange tombait sur la vanite de Lecoq: elle l'epanouit. --Bast!... repondit-il d'un ton modeste, vous etes trop indulgent, papa. En somme, qu'ai-je fait de si fort? Je vous ai dit que l'homme avait un certain age ... ce n'etait pas difficile apres avoir examine son pas lourd et trainant. Je vous ai fixe sa taille, la belle malice!... Quand je me suis apercu qu'il s'etait accoude sur le bloc de pierre qui est la, a gauche, j'ai mesure le susdit bloc. Il a un metre soixante-sept, donc l'homme qui a pu y appuyer son coude a au moins un metre quatre-vingts. L'empreinte de sa main m'a prouve que je ne me trompais pas. En voyant qu'on avait enleve la neige qui recouvrait le madrier, je me suis demande avec quoi; j'ai songe que ce pouvait etre avec une casquette, et une marque laissee par la visiere m'a prouve que je ne me trompais pas. Enfin, si j'ai su de quelle couleur est son paletot, et de quelle etoffe, c'est que lorsqu'il a essuye le bois humide, des eclats de bois ont retenu ces petits flocons de laine marron que j'ai retrouves et qui figureront aux pieces de conviction... Qu'est-ce que tout cela? Rien. A peine avons-nous les premiers elements de l'affaire... Nous tenons le fil, il s'agit d'aller jusqu'au bout... En avant donc! Le vieux policier etait electrise, et comme un echo, il repeta: --En avant!!! V Cette nuit-la les vagabonds refugies aux environs de la _Poivriere_ dormirent peu, et encore d'un penible sommeil, coupe de sursauts, trouble par l'affreux cauchemar d'une descente de police. Reveilles par les detonations de l'arme du meurtrier, croyant a quelque collision entre des agents de la surete et un de leurs camarades, ils resterent sur pied pour la plupart, l'oeil et l'oreille au guet, prets a detaler comme une bande de chacals a la moindre apparence de danger. D'abord, ils ne decouvrirent rien de suspect. Mais plus tard, sur les deux heures du matin, lorsqu'ils se rassuraient, le brouillard s'etant un peu dissipe, ils furent temoins d'un phenomene bien fait pour raviver toutes leurs inquietudes. Au milieu des terrains deserts, que les gens du quartier appelaient "la plaine," une lumiere petite et fort brillante, decrivait les plus capricieuses evolutions. Elle se mouvait comme au hasard, sans direction apparente, tracant les plus inexplicables zigzags, rasant le sol parfois, d'autres fois s'elevant, immobile par instants et la seconde d'apres filant comme une balle. En depit du lieu et de la saison, les moins ignorants d'entre les coquins crurent a un feu follet, a une de ces flammes legeres qui s'allument spontanement au-dessus des marais et flottent dans l'atmosphere au gre de la brise. Ce feu follet... c'etait la lanterne des deux agents de la surete qui continuaient leurs investigations.... Avant de quitter le chantier ou il s'etait si soudainement revele a son premier disciple, Lecoq avait eu de longues et cruelles perplexites. Il n'avait pas encore le coup d'oeil magistral de la pratique. Il n'avait pas surtout la hardiesse et la promptitude de decision que donne un passe de succes. Or, il hesitait entre deux partis egalement raisonnables, offrant chacun en sa faveur des probabilites et des arguments de meme poids. Il se trouvait entre deux pistes: celle des deux femmes, d'un cote, celle du complice du meurtrier, de l'autre. A laquelle s'attacher?... Car, de pouvoir les relever toutes deux, il ne fallait pas l'esperer. Assis sur le madrier qui lui semblait garder encore la chaleur du corps de la femme au petit pied, le front dans sa main, il reflechissait, il pesait ses chances. --Suivre l'homme, murmurait-il, cela ne m'apprendra rien que je ne devine. Il est alle s'embusquer sur le passage de la ronde, il l'a accompagnee de loin, il a regarde coffrer son complice, enfin il a sans doute rode autour du poste. En me jetant rapidement sur ses traces, puis-je esperer le rejoindre, me saisir de sa personne? Non, trop de temps s'est ecoule.... Ce monologue, le pere Absinthe l'ecoutait avec une curiosite ardente et convaincue, anxieux autant que le naif qui est alle consulter une somnambule pour un objet perdu, et qui attend l'oracle. --Suivre les femmes, continuait le jeune policier, a quoi cela menera-t-il? Peut-etre a une decouverte importante, peut-etre a rien! De ce cote, c'est l'inconnu avec toutes ses deceptions, mais aussi avec toutes ses chances heureuses. Il se leva, son parti etait pris. --Eh bien!... s'ecria-t-il, je choisis l'inconnu! Nous allons, pere Absinthe, nous attacher aux pas des deux femmes, et tant qu'ils nous guideront, nous irons.... Enflammes d'une ardeur pareille, ils se mirent en marche. Au bout de la voie ou ils s'engageaient, ils apercevaient, ainsi qu'un phare magique, l'un la gratification, l'autre la gloire du succes. Ils allaient grand train. Au debut ce n'etait qu'un jeu de suivre ces traces si distinctes qui s'eloignaient dans la direction de la Seine. Mais ils ne tarderent pas a etre forces de ralentir leur allure. Le desert finissait, ils arrivaient aux confins de la civilisation pour ainsi dire, et a chaque instant des empreintes etrangeres se melaient aux empreintes des fugitives, se confondaient avec elles; et parfois les effacaient. Puis, en beaucoup d'endroits, selon l'exposition ou la nature du sol, le degel avait fait son oeuvre, et il se rencontrait de grands espaces absolument debarrasses de neige. La piste se trouvait alors interrompue, et ce n'etait pas trop, pour la ressaisir, de toute la sagacite de Lecoq et de toute la bonne volonte de son vieux compagnon. En ces occasions, le pere Absinthe plantait sa canne en terre, pres de la derniere empreinte relevee, et Lecoq et lui quetaient et battaient le terrain autour de ce point de repaire, a la facon des limiers en defaut. C'est alors que la lanterne evoluait si etrangement. Dix fois, malgre tout, ils eussent perdu la voie ou pris le change, sans les elegantes bottines de la femme au petit pied. Elles avaient, ces bottines, des talons si hauts, si etroits, si singulierement echancres, qu'ils rendaient une meprise impossible. Ils enfoncaient a chaque pas de trois ou quatre centimetres dans la neige ou dans la boue, et leur empreinte revelatrice restait nette comme celle du cachet sur la cire. C'est grace a ces talons que les agents reconnurent que les deux fugitives n'avaient pas remonte la rue du Patay, comme on devait s'y attendre. Sans doute elles l'avaient jugee peu sure et trop eclairee. Elles l'avaient traversee simplement, un peu au-dessous de la ruelle de la Croix-Rouge, et avaient profite d'un vide entre deux maisons pour se rejeter dans les terrains vagues. --Decidement, murmura Lecoq, les coquines connaissent le pays. En effet, elles en savaient si bien la topographie, qu'en quittant la rue du Patay, elles avaient brusquement tourne a droite, pour eviter de vastes tranchees ouvertes par des chercheurs de terre a brique. Mais leur piste etait redevenue on ne peut plus visible, et elle resta telle jusqu'a la rue du Chevaleret. La, par exemple, les indices cesserent brusquement. Lecoq releva bien huit ou dix empreintes de la fugitive aux souliers plats, mais ce fut tout. Le terrain, il est vrai, ne se pretait guere a une exploration de cette nature. La circulation avait ete assez active dans la rue du Chevaleret, et s'il restait encore un peu de neige sur les trottoirs, le milieu de la chaussee etait transforme en une riviere de boue. --Les gaillardes ont-elles enfin songe que la neige pouvait les trahir, grommela le jeune policier, ont-elles pris la chaussee? A coup sur, elles n'avaient pu traverser comme l'instant d'avant; car de l'autre cote de la rue s'etendait le mur d'une fabrique. --N, i, ni, prononca le pere Absinthe, nous en sommes pour nos frais. Mais Lecoq n'etait pas d'une trempe a jeter le manche apres la cognee pour un echec. Anime de la rage froide de l'homme qui voit lui echapper l'objet qu'il croyait saisir, il recommenca ses recherches, et bien lui en prit. --J'y suis!... cria-t-il tout a coup, je devine, je vois!... Le pere Absinthe s'approcha. Il ne voyait ni ne devinait, lui, mais il n'en etait plus a douter de son compagnon. --Regardez la, lui dit Lecoq; qu'apercevez-vous?... --Les traces laissees par les roues d'une voiture qui a tourne court. --Eh bien!... papa, ces traces expliquent tout. Arrivees a cette rue, nos fugitives ont apercu dans le lointain les lanternes d'un fiacre qui s'avancait, revenant de Paris. S'il etait vide, c'etait le salut. Elles l'ont attendu, et, quand il a ete a portee, elles ont appele le cocher... Sans doute, elles lui ont promis un bon pourboire; ce qui est clair, c'est qu'il a consenti a rebrousser chemin. Il a tourne court, elles sont montees en voiture... et voila pourquoi les empreintes finissent ici. Cette explication ne derida pas le bonhomme. --Sommes-nous plus avances, maintenant que nous savons cela? dit-il. Lecoq ne put s'empecher de hausser les epaules. --Esperiez-vous donc, fit-il, que la piste des coquines nous conduirait a travers tout Paris jusqu'a la porte de leur maison?... --Non, mais... --Alors, que voulez-vous de mieux? Pensez-vous que je ne saurai pas, demain, retrouver ce cocher? Il rentrait a vide, cet homme, sa journee finie, donc sa remise est dans le quartier. Croyez-vous qu'il ne se souviendra pas d'avoir pris deux personnes rue du Chevaleret? Il nous dira ou il les a deposees, ce qui ne signifie rien, car elles ne lui auront certes pas donne leur adresse, mais il nous dira aussi leur signalement, comment elles etaient mises, leur air, leur age, leurs facons. Et avec cela, et ce que nous savons deja... Un geste eloquent completa sa pensee, puis il ajouta: --Il s'agit, a present, de regagner la _Poivriere_, et vite... Et vous, l'ancien, vous pouvez eteindre votre lanterne. VI Tout en jouant ferme des jambes pour se maintenir a la hauteur de son compagnon qui courait presque, tant il avait hate d'etre de retour a la _Poivriere_, le pere Absinthe songeait, et une lumiere toute nouvelle se faisait dans son cerveau. Depuis vingt-cinq ans qu'il etait a la Prefecture, le bonhomme avait vu, selon son expression, bien des collegues lui passer sur le corps, et conquerir apres une annee d'emploi une situation qu'on refusait a ses longs services. En ce cas-la, il ne manquait jamais d'accuser ses superieurs d'injustice, et ses rivaux heureux de basse flatterie. Pour lui l'anciennete etait le seul titre a l'avancement, l'unique, le plus beau, le plus respectable. Quand il avait dit: "Faire des passe-droits a un ancien, a un vieux de la vieille, est une infamie," il avait resume son opinion, ses griefs et toutes ses amertumes. Eh bien!... cette nuit-la, le pere Absinthe decouvrit qu'a cote de l'anciennete il y avait quelque chose, et que "le choix" a sa raison d'etre. Il s'avoua que ce conscrit qu'il avait traite si legerement, venait d'entamer une information comme jamais lui, veteran chevronne, n'eut su le faire. Mais s'entretenir avec soi n'etait pas le fort du bonhomme, il ne tarda pas a s'ennuyer de lui-meme, et comme on arrivait a un passage assez difficile pour qu'il fut necessaire de ralentir le train, il jugea le moment favorable a un bout de conversation. --Vous ne dites rien, camarade, commenca-t-il, et on jurerait que vous n'etes pas content. Ce vous, surprenant resultat des reflexions du vieil agent, aurait frappe Lecoq, si son esprit n'eut ete a mille lieues de son compagnon. --Je ne suis pas content, en effet, repondit-il. --Allons donc!... Vous etiez gai comme pinson, il n'y a pas dix minutes. --C'est qu'alors je ne prevoyais pas le malheur qui nous menace. --Un malheur... --Et tres-grand. Ne sentez-vous donc pas que le temps s'est incroyablement radouci. Il est clair que le vent est au sud. Le brouillard s'est dissipe, mais le temps est couvert, il menace... Il pleuvra peut-etre avant une heure. --Il tombe des gouttes deja, je viens d'en sentir une... Cette phrase fit sur Lecoq l'effet d'un coup de fouet donne a un cheval vigoureux. Il bondit et prit une allure encore plus precipitee, en repetant: --Hatons-nous!... hatons-nous!... Le bonhomme prit le pas de course, mais son esprit etait on ne peut plus trouble de la reponse de son jeune compagnon. Un grand malheur!... Le vent du sud!... La pluie!... Il ne voyait pas, non il ne pouvait voir le rapport. Intrigue outre mesure, vaguement inquiet, il questionna, bien qu'il n'eut guere que juste assez d'haleine pour suffire a la course forcee qu'il fournissait. --Parole d'honneur, dit-il, j'ai beau me creuser la tete... Le jeune policier eut pitie de son anxiete. --Quoi!... interrompit-il, toujours courant, vous ne comprenez pas que de ces nuages noirs que le vent pousse, dependent le sort de notre enquete, mon succes, votre gratification!... --Oh!... --Il n'y a pas de oh! l'ancien, malheureusement. Vingt minutes d'une petite pluie douce et nous aurions perdu notre temps et nos peines. Qu'il pleuve, la neige fond et adieu nos preuves. Ah! c'est une fatalite! Marchons, marchons plus vite!... En etes-vous a savoir qu'une enquete doit apporter autre chose que des paroles!... Quand nous affirmerons au juge d'instruction que nous avons vu des traces de pas, il nous repondra: ou? Et que dire?... Quand nous jurerons sur nos grands dieux que nous avons reconnu et releve le pied d'un homme et de deux femmes, on nous dira: faites un peu voir?... Qui sera penaud alors?... Le pere Absinthe et Lecoq. Sans compter que Gevrol ne se fera pas faute de declarer que nous mentons pour nous faire valoir et pour l'humilier... --Par exemple!... --Plus vite, papa, plus vite, vous vous indignerez demain. Pourvu qu'il ne pleuve pas!... Des empreintes si belles, si nettes, reconnaissables, qui seraient la confusion des coupables... Comment les conserver. Par quel procede les solidifier?... J'y coulerais de mon sang, s'il devait s'y figer. Le pere Absinthe se rendait cette justice que sa part de collaboration jusqu'ici etait des plus minimes. Il avait tenu la lanterne. Mais voici que pour acquerir des droits reels et solides a la gratification, une occasion, croyait-il, se presentait. Il la saisit... --Je sais, declara-t-il, comment on opere pour mouler et conserver des pas marques sur la neige. A ces mots, le jeune policier s'arreta net. --Vous savez cela, vous? interrompit-il. --Oui, moi, repondit le vieil agent, avec la nuance de fatuite d'un homme qui prend sa revanche. On a invente le truc pour _l'affaire de la Maison-Blanche_ qui a eu lieu l'hiver, au mois de decembre... --Je me la rappelle. --Eh bien!... il y avait sur la neige, dans la cour, une grande diablesse d'empreinte qui faisait le bonheur du juge d'instruction. Il disait qu'a elle seule elle etait toute la question, et qu'elle vaudrait dix ans de travaux forces de plus a l'accuse. Naturellement il tenait a la conserver. Ou fit venir un grand chimiste de Paris. --Passez, passez!... --Pour lors, je n'ai pas vu pratiquer la chose de mes yeux, mais l'expert m'a tout raconte en me montrant le bloc qu'on avait obtenu. Meme il me disait qu'il m'expliquait cela a cause de ma profession, et pour mon education... Lecoq trepignait d'impatience. --Enfin, dit-il brusquement, comment s'y prenait-il. --Attendez... j'y suis. On prend des plaques de gelatine de premiere qualite, bien transparentes, et on les met tremper dans de l'eau froide. Quand elles sont bien ramollies, on les fait chauffer et fondre au bain-marie, jusqu'a ce qu'elles forment une bouillie ni trop claire ni trop epaisse. On laisse refroidir cette bouillie jusqu'au point ou elle ne coule plus que bien juste et on en verse une couche bien mince sur l'empreinte. Lecoq etait pris de cette irritation si naturelle apres une fausse joie, quand on reconnait qu'on a perdu son temps a ecouter un imbecile. --Assez!... interrompit-il durement; votre procede est celui d'Hugoulin, et on le trouve dans tous les manuels. Il est excellent, mais en quoi peut-il nous servir?... Avez-vous de la gelatine sur vous?... --Pour cela, non... --Ni moi non plus... Autant donc eut valu me conseiller de couler du plomb fondu dans les empreintes pour les fixer... Ils reprirent leur course, et cinq minutes plus tard, sans un mot echange, ils rentraient dans le cabaret de la veuve Chupin. Le premier mouvement du bonhomme devait etre de s'asseoir, de se reposer, de respirer... Lecoq ne lui en laissa pas le loisir. --Haut de pied, papa! commanda-t-il; procurez-moi une terrine, un plat, un vase quelconque; donnez-moi de l'eau; reunissez tout ce qu'il y a de planches, de caisses, de vieilles boites dans cette cambuse. Lui-meme, pendant que son compagnon obeissait, il s'arma d'un tesson de bouteille et se mit a racler furieusement l'enduit de la cloison qui separait en deux les pieces du rez-de-chaussee de la _Poivriere_. Son intelligence, deconcertee d'abord par l'imminence d'une catastrophe imprevue, avait repris son equilibre. Il avait reflechi, il s'etait ingenie a chercher un moyen de conjurer l'accident... et il esperait. Quand il eut a ses pieds sept ou huit poignees de poussiere de platre, il en delaya la moitie dans de l'eau, de facon a former une pate extremement peu consistante, et il mit le reste de cote dans une assiette. --Maintenant, papa, dit-il, venez m'eclairer. --Une fois dans le jardin, le jeune policier chercha la plus nette et la plus profonde des empreintes, s'agenouilla devant et commenca son experience, palpitant d'anxiete. Il repandit d'abord sur l'empreinte une fine couche de poussiere de platre sec, et sur cette couche, avec des precautions infinies, il versa petit a petit son delayage, qu'il saupoudrait a mesure de poussiere seche. O bonheur!... La tentative reussissait!... Le tout formait un bloc homogene et se moulait. Et apres une heure de travail, il possedait une demi-douzaine de cliches, qui manquaient peut-etre de nettete, mais fort suffisants encore comme pieces de conviction. Lecoq avait eu raison de craindre; la pluie commencait. Il eut encore neanmoins le temps de couvrir avec les planches et les caisses reunies par le pere Absinthe un certain nombre de traces qu'il mettait ainsi, pour quelques heures, a l'abri du degel... Enfin, il respira. Le juge d'instruction pouvait venir. VII Il y a loin, de la _Poivriere_ a la rue du Chevaleret, meme en prenant par la "plaine" qui evite les detours. Il n'avait pas fallu moins de quatre heures a Lecoq et a son vieux collegue, pour recueillir au dehors leurs elements d'information. Et pendant tout ce temps, le cabaret de la veuve Chupin etait reste grand ouvert, accessible au premier venu. Pourtant, lorsque le jeune policier avait, a son retour, remarque cet oubli des precautions les plus elementaires, il ne s'en etait pas inquiete. Tout bien considere, il etait difficile de soupconner de graves inconvenients a cette etourderie. Qui donc serait venu, passe minuit, jusqu'a ce cabaret? Sa redoutable renommee elevait autour de lui comme des fortifications. Les pires coquins n'y buvaient pas sans inquietude, craignant, s'ils venaient a perdre conscience de leurs actes, d'etre depouilles par des voleurs au poivrier. Il se pouvait, tout au plus, qu'un intrepide, revenant de danser a _l'Arc-en-Ciel_, ou il y avait bal de nuit, se sentant quelques sous en poche, et altere par consequent, eut ete attire par les lueurs qui s'echappaient de la porte. Mais il suffisait d'un regard a l'interieur pour mettre en fuite les plus braves. En moins d'une seconde, le jeune policier avait envisage toutes ces probabilites, mais il n'en avait souffle mot au pere Absinthe. C'est que, peu a peu, l'ivresse de sa joie et de ses esperances s'etait dissipee, il etait revenu a son calme habituel et, faisant un retour sur soi, il n'etait pas enchante de sa conduite. Qu'il experimentat son systeme d'investigations sur le pere Absinthe, comme l'apprenti tribun essaie sur ses amis ses moyens oratoires, rien de mieux. Meme, il avait accable de sa superiorite le veteran de la rue de Jerusalem, il l'en avait ecrase. Le beau merite et la rare victoire!... Le bonhomme etait un beta; lui, Lecoq, se croyait tres-fin... Etait-ce une raison pour se pavaner et faire la roue?... Si encore il eut donne de sa force et de sa penetration une preuve eclatante!... Mais qu'avait-il fait?... Le mystere etait-il eclairci?... Le succes cessait-il d'etre problematique?... Pour un fil tire, l'echeveau n'est pas debrouille. Cette nuit-la, sans doute, alors que se decidait son avenir de policier, il se jura que, s'il ne parvenait pas a se guerir de sa vanite, il s'efforcerait de la dissimuler. C'est donc d'un ton fort modeste qu'il s'adressa a son compagnon: --Nous en avons fini avec le dehors, dit-il; ne serait-il pas sage de nous occuper de l'interieur?... Tout semblait bien tel que l'avaient vu les deux agents en s'eloignant. Une chandelle a meche fumeuse et charbonnee eclairait de ses reflets rougeatres le meme desordre, et les cadavres roidis des trois victimes. Sans perdre une minute, Lecoq se mit a ramasser et a etudier un a un tous les objets renverses. Quelques-uns etaient encore intacts. Ceci tenait a ce que la veuve Chupin avait recule devant la depense d'un carrelage, jugeant assez bon pour les pieds de ses pratiques le terrain meme sur lequel etait bati le cabaret. Ce sol, qui avait du etre uni autrefois, comme l'aire des fermes, s'etait degrade a la longue, et par les temps humides, par les jours de degel, il n'etait guere moins boueux que "la plaine" elle-meme. Les premieres recherches donnerent les debris d'un saladier, et une grande cuiller de fer, trop tordue pour n'avoir pas servi d'arme pendant la bataille. Il etait clair qu'aux premiers mots de la querelle, les victimes se regalaient de ce melange d'eau, de vin et de sucre, classique aux barrieres, sous le nom de vin a la francaise. Apres le saladier, les deux agents reunirent cinq de ces horribles verres de cabaret, lourds, a fond tres-epais, qui semblent devoir contenir une demi-bouteille, et qui, en realite, ne tiennent presque rien. Trois etaient brises, deux entiers. Il y avait eu du vin dans ces cinq verres ... du meme vin a la francaise. On le voyait, mais pour plus de surete, Lecoq appliqua sa langue sur l'espece de melasse bleuatre restee au fond de chacun d'eux. --Diable!... murmura-t-il d'un air inquiet. Aussitot il examina successivement le dessus de toutes les tables renversees. Sur l'une d'elles, celle qui se trouvait entre la cheminee et la fenetre, on distinguait les traces encore humides de cinq verres, du saladier et meme de la cuiller. Cette circonstance avait pour le jeune policier une enorme gravite. Elle prouvait clairement que cinq personnes avaient vide le saladier de compagnie. Mais quelles personnes?... --Oh!... fit Lecoq sur deux tons differents. Oh!... Ne serait-ce donc pas avec le meurtrier qu'etaient les deux femmes!... Un moyen simple se presentait pour lever tous les doutes. C'etait de voir si on ne decouvrirait pas d'autres verres. On n'en decouvrit qu'un, de la meme forme que les autres, mais plus petit. On y avait bu de l'eau-de-vie. Donc les femmes n'etaient pas avec le meurtrier, donc il ne s'etait pas battu parce que les autres les avaient insultees, donc... Du coup, toutes les suppositions de Lecoq s'en allaient a vau-l'eau. C'etait un premier echec, il s'en desolait en silence, quand le pere Absinthe, qui n'avait pas cesse de fureter, poussa un cri. Le jeune policier se retourna, il vit que l'autre etait tout pale. --Qu'y a-t-il? demanda-t-il. --Il y a que quelqu'un est venu en notre absence. --Impossible!... Ce n'etait pas impossible, c'etait vrai. Lorsque Gevrol avait arrache le tablier de la veuve Chupin, il l'avait jete sur les marches de l'escalier, aucun des agents n'y avait touche... Eh bien!... les poches de ce tablier etaient retournees, c'etait une preuve cela, c'etait l'evidence. Le jeune policier etait consterne, et la contraction de son visage disait l'effort de sa pensee. --Qui peut etre venu?... murmurait-il. Des voleurs?... C'est improbable... Puis, apres un long silence que le vieil agent se garda bien d'interrompre: --Celui qui est venu, s'ecria-t-il, qui a ose penetrer dans cette salle gardee par les cadavres d'hommes assassines... celui-la ne peut etre que le complice... Mais ce n'est pas assez d'un soupcon, il me faut une certitude, il me la faut, je la veux!... Ah!... ils la chercherent longtemps, et ce n'est qu'apres plus d'une heure d'efforts, que, devant la porte enfoncee par Gevrol, ils demelerent dans la boue, entre tous les pietinements, une empreinte qui se rapportait exactement a celles de l'homme qui etait venu epier dans le jardin. Ils comparerent, ils reconnurent les memes dessins formes par les clous, sous la semelle. --C'est donc lui! dit le jeune policier. Il nous a guettes, il nous a vus nous eloigner et il est entre... Mais pourquoi?... Quelle necessite pressante, irresistible, a pu le decider a braver un danger imminent?... Il saisit la main de son compagnon, et la serrant a la briser: --Pourquoi?... continua-t-il violemment. Ah!... je ne le devine que trop. Il avait ete laisse ici, oublie, perdu, quelque piece de conviction qui devait eclairer les tenebres de cette horrible affaire... Et pour la ressaisir, pour la reprendre, il s'est devoue. Et dire que c'est par ma faute, par ma seule faute a moi, que cette preuve decisive nous echappe... Et je me croyais fort!... Quelle lecon!... Il fallait fermer la porte, un imbecile y eut songe... Il s'interrompit et demeura bouche beante, la pupille dilatee, etendant le doigt vers un des coins de la salle. --Qu'avez-vous? demanda le bonhomme effraye. Il ne repondit pas; mais lentement, avec les mouvements roides d'un somnambule, il s'approcha de l'endroit qu'il avait designe du doigt, se baissa, ramassa un objet fort menu, et dit: --Mon etourderie ne meritait pas ce bonheur. L'objet qu'il avait ramasse etait une boucle d'oreille, du genre de celles que les joailliers appellent des boutons. Elle etait composee d'un seul diamant, tres-gros. La monture etait d'une merveilleuse delicatesse... --Ce diamant, declara-t-il, apres un moment d'examen, doit valoir pour le moins cinq ou six mille francs. --Vraiment?... --Je crois pouvoir l'affirmer. Il n'eut pas dit: "je crois," quelques heures plus tot, il eut dit carrement: "j'affirme." Mais une premiere erreur etait une lecon qu'il ne devait oublier de sa vie. --Peut-etre, objecta le pere Absinthe, peut-etre est-ce cette boucle d'oreille, que venait chercher le complice? --Cette supposition n'est guere admissible. Il n'eut point, en ce cas, fouille le tablier de la Chupin. A quoi bon?... Non, il devait courir apres autre chose... apres une lettre, par exemple... Le vieux policier n'ecoutait plus, il avait pris la boucle d'oreille, et l'examinait a son tour. --Et dire, murmurait-il, emerveille des feux du diamant, et dire qu'il est venu a la _Poivriere_ une femme qui avait pour dix mille francs de pierres aux oreilles!... qui le croirait! Lecoq hocha la tete d'un air pensif. --Oui, c'est invraisemblable, repondit-il, incroyable, absurde ... Et cependant, nous en verrons bien d'autres, si nous arrivons jamais--ce dont je doute--a dechirer le voile de cette mysterieuse affaire. VIII Le jour se levait triste et morne, quand Lecoq et son vieux collegue jugerent leur information complete. Il n'y avait plus dans le cabaret un pouce carre qui n'eut ete explore, scrupuleusement examine, etudie pour ainsi dire a la loupe. Restait a rediger le rapport. Le jeune policier s'assit devant une table et commenca par esquisser le _plan du theatre du meurtre_, plan dont la legende explicative devait aider singulierement a l'intelligence de son recit: [Illustration] A.--Point d'ou la ronde commandee par l'inspecteur du service de la surete, Gevrol, entendit les cris des victimes. (La distance de ce point au cabaret dit la _Poivriere_ n'est que de 123 metres, ce qui donne a supposer que ces cris etaient les premiers, que, par consequent, le combat commencait seulement.) B.--Fenetre fermee par des volets pleins, dont les ouvertures permirent a l'un des agents d'apercevoir la scene de l'interieur. C.--Porte enfoncee par l'inspecteur de la surete, Gevrol. D.--Escalier sur lequel etait assise, pleurant, la veuve Chupin, arretee provisoirement. (C'est sur la troisieme marche de cet escalier, que le tablier de la veuve Chupin fut plus tard retrouve, les poches retournees.) F.--Cheminee. H.H.H.--Tables. (Les empreintes d'un saladier et de cinq verres ont ete constatees sur celle qui se trouve entre les points F. et B.) T.--Porte communiquant avec l'arriere-salle du cabaret, devant laquelle le meurtrier arme se tenait debout. K.--Seconde porte du cabaret, ouvrant sur le jardin, et par ou penetra celui des agents qui eut l'idee de couper la retraite du meurtrier. L.--Portillon du jardinet, donnant sur les terrains vagues. M.M.M.--Empreintes de pas sur la neige, relevees par les agents restes a la _Poivriere_, apres le depart de l'inspecteur Gevrol. Ainsi, dans cette notice explicative, Lecoq n'ecrivait pas une seule fois son nom. En exposant les choses qu'il avait imaginees ou faites, il mettait simplement: "un agent..." Ce n'etait pas modestie, mais calcul. A s'effacer a propos, on gagne un relief plus considerable quand on sort de l'ombre. C'etait par calcul aussi qu'il placait Gevrol en avant. Cette tactique, un peu bien subtile, mais de bonne guerre, en somme, devait, pensait-il, appeler l'attention sur l'agent qui avait su agir quand tout l'effort du chef s'etait borne a enfoncer une porte. Ce qu'il redigeait n'etait pas un proces-verbal, acte authentique reserve aux seuls officiers de la police judiciaire,--c'etait un simple rapport admis tout au plus a titre de renseignement, et cependant il le soignait comme un jeune general le bulletin de sa premiere victoire. Tandis qu'il dessinait et ecrivait, le pere Absinthe se penchait au-dessus de son epaule pour voir. Le plan, particulierement, emerveillait le bonhomme. Il lui en etait passe beaucoup sous les yeux, mais il s'etait toujours figure qu'il fallait etre ingenieur, architecte, arpenteur tout au moins, pour executer un semblable travail. Point. Avec un metre pour prendre quelques mesures et un bout de planche en guise de regle, ce conscrit, son collegue, se tirait d'affaire. Sa consideration pour Lecoq s'en augmenta prodigieusement. Il est vrai que le digne veteran de la rue de Jerusalem ne s'etait apercu, ni de l'explosion de la vanite du jeune policier, ni de son retour a une attitude modeste. Il n'avait vu ni ses inquietudes, ni ses hesitations, ni les defauts de sa penetration. Apres un bon moment, cependant, le pere Absinthe se lassa de regarder courir la plume sur le papier. Il eprouvait le malaise d'une nuit passee, il se sentait la tete brulante et il grelottait. Puis, les genoux, ainsi qu'il le disait, lui rentraient dans le corps. Peut-etre aussi, sans en avoir conscience, eprouvait-il quelque impression de cette salle de cabaret, plus sinistre aux lueurs blafardes de l'aube. Toujours est-il qu'il se mit a fureter dans les armoires et finit par decouvrir, o bonheur!... une bouteille d'eau-de-vie aux trois quarts pleine. Il eut une seconde d'hesitation, mais ma foi!... il s'en versa un grand plein verre, qu'il lampa d'un trait. --En voulez-vous? demanda-t-il apres a son compagnon. Pour fameuse, non, elle ne l'est pas ... Mais c'est egal, ca degourdit et ca dissipe. Lecoq refusa, il n'avait pas besoin d'etre dissipe. Toutes les facultes de son intelligence etaient en jeu. Il s'agissait qu'a la seule lecture du rapport, le juge d'instruction dit: "Qu'on m'aille querir le gaillard qui a redige cela." Tout son avenir de policier etait dans cet ordre. Et il s'attachait a etre net, bref et precis, a bien indiquer comment ses soupcons au sujet du meurtrier etaient venus, avaient grandi, s'etaient confirmes. Il expliquait par quelle serie de deductions il arrivait a etablir une verite qui, si elle n'etait pas la vraie, etait au moins une verite assez probable pour servir de base a une instruction. Puis, il detaillait les pieces de conviction placees en ce moment devant lui. C'etaient les flocons de laine marron recueillis sur le madrier, la precieuse boucle d'oreille, les cliches des differentes empreintes du jardin, le tablier aux poches retournees de la veuve Chupin. C'etait le revolver du meurtrier, dont trois coups sur cinq etaient encore charges. L'arme, bien que sans ornements, etait remarquablement belle et soignee, et sur la crosse elle portait le nom d'un des premiers armuriers de Londres: Stephen, 14, Skinner-street. Lecoq sentait bien qu'en fouillant les victimes il rassemblerait d'autres indices, tres-precieux peut-etre, mais cela il n'osa pas le faire. Il etait encore trop petit garcon pour hasarder une telle demarche. D'ailleurs, il comprenait que s'il se risquait, Gevrol, furieux de s'etre fourvoye, ne manquerait pas de crier qu'en derangeant l'attitude des corps il avait rendu les constatations des medecins impossibles. Il se consola cependant, et il relisait son rapport, modifiant de ci et de la quelques expressions, lorsque le pere Absinthe, qui etait alle fumer une pipe sur le seuil de la porte, l'appela. --Quoi de nouveau?... repondit Lecoq. --Voici Gevrol et deux de nos collegues qui ramenent avec eux le commissaire et deux messieurs bien mis. C'etait, en effet, le commissaire de police qui arrivait, tout soucieux de ce triple meurtre qui ensanglantait son arrondissement, mais mediocrement inquiet. Pourquoi se serait-il emu? Gevrol, dont l'opinion en pareille matiere faisait autorite, avait pris soin de le rassurer lorsqu'il etait alle l'eveiller. --Il ne s'agit, lui avait-il dit, que d'une batterie entre des pratiques a nous, des habitues de la _Poivriere_. Si tous ces mauvais gars-la pouvaient s'entre-detruire, nous serions plus tranquilles. Il ajoutait que le meurtrier etait arrete, coffre, que par consequent cette affaire ne presentait aucun caractere d'urgence. De plus, le crime n'avait pas, ne pouvait avoir le vol pour mobile. C'etait enorme. La police en est venue a s'inquieter des atteintes a la propriete plus, peut-etre, que des attentats contre les personnes. Et c'est logique, a une epoque ou les ruses de la convoitise se substituent a l'energie de la passion, ou les scelerats audacieux deviennent rares tandis que les laches filous pullulent. Le commissaire ne vit donc pas d'inconvenient a attendre le jour pour proceder a une enquete sommaire. Il avait vu le meurtrier, avise le parquet, et maintenant il venait, sans trop de hate, accompagne de deux medecins delegues par le procureur imperial pour les constatations medico-legales. Il amenait aussi un sergent-major de voltigeurs du 53e de ligne, requis par lui, pour reconnaitre, s'il y avait lieu, celui des morts qui portait l'uniforme, et qui, a en croire le chiffre des boutons de sa capote, appartenait au 53e regiment alors caserne dans les forts. Moins encore que le commissaire, l'inspecteur de la surete s'inquietait. Il allait sifflotant, decrivant des moulinets avec sa canne qui ne le quitte jamais, se faisant fete de la deconfiture de ce drole presomptueux qui avait voulu rester pour glaner la ou il n'avait pas apercu de moisson. Aussi, des qu'il fut a portee de voix, interpella-t-il le pere Absinthe, lequel, apres avoir prevenu Lecoq, etait reste sur le seuil de la porte, adosse aux montants, tirant et renvoyant regulierement des bouffees de sa pipe, immobile comme un sphinx fumeur. --Eh bien!... vieux, cria Gevrol, avez-vous a nous raconter un bon gros melodrame, bien noir et bien mysterieux? --Je n'ai rien a raconter, moi, repondit le bonhomme, sans retirer la pipe soudee a ses levres, je suis trop bete, c'est connu... Mais monsieur Lecoq pourrait bien vous apprendre quelque chose sur quoi vous n'avez pas compte. Ce titre: Monsieur, dont le vieil agent de la surete gratifiait son camarade, deplut si fort a Gevrol qu'il ne voulut pas comprendre. --Qui ca... fit-il, de qui parles-tu? --De mon collegue, parbleu!... qui est en train de finir son rapport, de monsieur Lecoq, enfin. Sans malice, assurement, le bonhomme venait d'etre le parrain du jeune policier. De ce jour, pour ses ennemis aussi bien que pour ses amis, il devint et resta Monsieur Lecoq. Monsieur, en toutes lettres. --Ah! ah!... fit l'inspecteur, qui visiblement avait la puce a l'oreille. Ah!... il a decouvert.... --Le pot aux roses que les autres n'avaient pas flaire ... oui, General, c'est cela meme. Par cette seule phrase, le pere Absinthe se faisait un ennemi de son chef. Mais Lecoq l'avait seduit. Il etait du parti de Lecoq, lui, envers et contre tous, il etait resolu a s'attacher a lui, a partager sa fortune mauvaise ou bonne. --On verra bien! murmura l'inspecteur, qui a part soi se promettait de surveiller ce garcon, qu'un succes pouvait poser en rival. Il n'ajouta rien de plus. Le groupe qu'il precedait arrivait, et il s'effaca pour livrer passage au commissaire de police. Ce n'etait pas un debutant, ce commissaire. Il avait ete officier de paix au quartier du Faubourg du Temple aux beaux jours de l'_Epi-Scie_ et des _Quatre-Billards_, et cependant il ne put maitriser un mouvement d'horreur en penetrant dans la salle de la _Poivriere_. Le sergent-major du 53e, qui le suivait, un vieux brave medaille et chevronne, fut plus impressionne encore. Il devint aussi pale que les cadavres qui etaient la, a terre, et fut oblige de s'appuyer a la muraille. Seuls les deux medecins furent stoiques. Lecoq s'etait leve, son rapport a la main; il avait salue, et, prenant une attitude respectueuse, il attendait qu'on l'interrogeat. --Vous avez du passer une nuit affreuse, dit le commissaire avec bonte, et sans utilite pour la justice, car toutes les investigations etaient superflues.... --Je crois pourtant, repondit le jeune policier, tout cuirasse de diplomatie, que je n'ai pas perdu mon temps. Je tenais a me conformer aux instructions de mon chef, j'ai cherche et j'ai trouve bien des choses ... J'ai acquis, par exemple, la certitude que le meurtrier avait un ami, sinon un complice, dont je pourrais presque donner le signalement ... Il doit etre d'un certain age, et porter, si je ne me trompe, une casquette a coiffe molle et un paletot de drap marron moutonneux; quant a ses bottes... --Tonnerre!... exclama Gevrol, et moi qui.... Il s'arreta court, en homme dont l'instinct a devance la reflexion, et qui voudrait bien pouvoir reprendre ses paroles. --Et vous qui?... interrogea le commissaire. Que voulez-vous dire? Furieux, mais trop avance pour reculer, l'inspecteur de la surete s'executa. --Voici la chose, dit-il. Ce matin, il y a une heure, pendant que je vous attendais, monsieur le commissaire, devant le poste de la barriere d'Italie, ou est consigne le meurtrier, je vis venir de loin un individu dont le signalement n'est pas sans analogie avec celui que nous donne Lecoq. Cet homme me parut abominablement ivre, il chancelait, il trebuchait, il battait les murailles ... Il essaya de traverser la chaussee, pourtant, mais parvenu au milieu, il se coucha en travers, dans une position telle qu'il ne pouvait manquer d'etre ecrase. Lecoq detourna la tete, il ne voulait pas qu'on lut dans ses yeux qu'il comprenait. --Voyant cela, poursuivit Gevrol, j'appelai deux sergents de ville, et je les priai de venir m'aider a faire lever ce malheureux. Nous allons a lui, deja il paraissait endormi, nous le secouons, il se dresse sur son seant, nous lui disons qu'il ne peut rester la..., mais voila qu'aussitot il parait pris d'une colere furieuse, il nous injurie, il nous menace, il essaye de nous frapper ... Et ma foi!... nous le conduisons au poste, pour qu'il cuve du moins son vin en surete. --Et vous l'avez enferme avec le meurtrier? demanda Lecoq. --Naturellement ... Tu sais bien qu'au poste de la barriere d'Italie il n'y a que deux violons, un pour les hommes, l'autre pour les femmes; par consequent... Le commissaire reflechissait. --Ah!... voila qui est facheux, murmura-t-il ... et pas de remede. --Pardon!... il en est un, objecta Gevrol. Je puis envoyer un de mes hommes jusqu'au poste, avec ordre de retenir le faux ivrogne.... D'un geste, le jeune policier osa l'interrompre. --Peine perdue, prononca-t-il froidement. Si cet individu est le complice, il s'est degrise, soyez tranquille, et a cette heure il est loin. --Alors ... que faire? demanda l'inspecteur de son air le plus ironique. Peut-on connaitre l'avis de ... monsieur Lecoq? --Je pense que le hasard nous offrait une occasion superbe, que nous n'avons pas su la saisir et que le plus court est d'en faire notre deuil et d'attendre qu'elle se represente. Malgre tout, Gevrol s'enteta a depecher un de ses hommes, et des qu'il se fut eloigne, Lecoq dut commencer la lecture de son rapport. Il le debitait rapidement, evitant de mettre en relief les circonstances decisives, reservant pour l'instruction sa pensee intime, mais si forte etait la logique de ses deductions, qu'a tout moment il etait interrompu par les approbations du commissaire et les "tres-bien!" des medecins. Seul, Gevrol qui representait l'opposition, haussait les epaules a se demancher le cou, tout en verdissant de jalousie. Le rapport termine: --Je crois, jeune homme, dit le commissaire a Lecoq, que seul en cette affaire vous avez vu juste ... Je me suis trompe. Mais vos explications me font voir d'un tout autre oeil l'attitude du meurtrier pendant que je l'interrogeais, il n'y a qu'un moment. C'est qu'il a refuse, oh!... obstinement, de me repondre ... Il n'a meme pas consenti a me dire son nom... Il se tut un moment, rassemblant dans sa memoire toutes les circonstances du passe, et d'un ton pensif il ajouta: --Nous sommes, je le jurerais, en presence d'un de ces crimes mysterieux dont les mobiles echappent a la perspicacite humaine... d'une de ces tenebreuses affaires dont la justice n'a jamais le fin mot... Lecoq dissimulait un fin sourire. --Oh! pensait-il, nous verrons bien!... IX Jamais consultation au chevet d'un malade mourant de quelque mal inconnu, ne mit en presence deux medecins aussi differents que ceux qui, sur la requisition du parquet, accompagnaient le commissaire de police. L'un, grand, vieux, tout chauve, portait un large chapeau, et sur son vaste habit noir mal coupe, un paletot de forme antique. Celui-la etait un de ces savants modestes, comme il s'en rencontre dans les quartiers excentriques de Paris, un de ces guerisseurs devoues a leur art, qui, trop souvent, meurent ignores apres d'immenses services rendus. Il avait ce calme debonnaire de l'homme qui, ayant ausculte toutes les miseres humaines, comprend tout. Mais une conscience troublee ne soutenait pas son regard perspicace, plus aigu que ses lancettes. L'autre, jeune, frais, blond, jovial, trop bien mis, cachait ses mains blanches et frileuses sous des gants de daim fourres. Son oeil ne savait que caresser ou rire. Il devait s'eprendre de toutes ces panacees miraculeuses qui chaque mois sautent des laboratoires de la pharmacie a la quatrieme page des journaux. Il avait du ecrire plus d'un article de "medecine a l'usage des gens du monde," dans les feuilles de sport. --Je vous demanderai, messieurs, leur dit le commissaire de police, de vouloir bien commencer votre expertise par l'examen de celle des victimes qui porte le costume militaire. Voici un sergent-major, requis pour une simple question d'identite, que je voudrais renvoyer le plus tot possible a sa caserne. Les deux medecins repondirent par un geste d'assentiment, et aides par le pere Absinthe et un autre agent, ils souleverent le cadavre et l'etendirent sur deux tables, prealablement mises bout a bout. Il n'y avait pas eu a etudier l'attitude du corps, pour en tirer quelque eclaircissement, puisque le malheureux qui ralait encore a l'arrivee de la ronde avait ete deplace avant d'expirer. --Approchez-vous, sergent, commanda le commissaire de police, et regardez bien cet homme. C'est avec une tres-visible repugnance que le vieux troupier obeit. --Quel est l'uniforme qu'il porte? continua le commissaire. --Celui du 53e de ligne, 2e bataillon, compagnie des voltigeurs. --Le reconnaissez-vous? --Aucunement. --Vous etes sur qu'il n'appartient pas a votre regiment? --Ca, je ne puis l'affirmer; il y a au depot des conscrits que je n'ai jamais vus. Mais je suis pret a affirmer qu'il n'a jamais fait partie du 2 deg. bataillon, qui est le mien, de la compagnie des voltigeurs dont je suis le sergent-major. Lecoq, reste a l'ecart jusque-la, s'avanca. --Peut-etre serait-il bon, dit-il, de voir le numero matricule des effets de cet homme. --L'idee est bonne, approuva le sergent. --Voici toujours son kepi, ajouta le jeune policier, il porte au fond le numero 3,129. On suivit le conseil de Lecoq, et il fut reconnu que chacune des pieces de l'habillement de cet infortune, etait timbree d'un numero different. --Parbleu!... murmura le sergent, il en a de toutes les paroisses... C'est singulier tout de meme!... Invite a verifier scrupuleusement ses assertions, le brave troupier redoubla d'application, rassemblant par un effort toutes ses facultes intellectuelles. --Ma foi!... dit-il enfin, je parierais mes galons qu'il n'a jamais ete militaire. Ce particulier doit etre un pekin qui se sera deguise comme cela par farce, a l'occasion du dimanche gras. --A quoi reconnaissez-vous cela!... --Dame!... je le sens mieux que je ne puis l'expliquer. Je le reconnais a ses cheveux, a ses ongles, a sa tenue, a un certain je ne sais quoi, enfin a tout et a rien ... Et tenez, le pauvre diable ne savait seulement pas se chausser, il a lace ses guetres a l'envers. Il n'y avait evidemment plus a hesiter apres ce temoignage, qui venait confirmer la premiere observation de Lecoq. --Cependant, insista le commissaire, si cet individu est un pekin, comment s'est-il procure ces effets? Peut-il les avoir empruntes a des hommes de votre compagnie? --A la grande rigueur, oui ... mais il est difficile de l'imaginer. --Est-il du moins possible de s'en assurer? --Oh!... tres-bien. Je n'ai qu'a courir a la caserne et a ordonner une revue d'habillement. --En effet, approuva le commissaire, le moyen est bon. Mais Lecoq venait d'en imaginer un aussi concluant et plus prompt. --Un mot, sergent, dit-il. Est-ce que les regiments ne vendent pas de temps a autre, aux encheres publiques, les effets hors de service? --Si... tous les ans une fois au moins, apres l'inspection. --Et ne fait-on pas une remarque aux vetements ainsi vendus? --Pardonnez-moi. --Alors, voyez donc si l'uniforme de ce malheureux ne presente pas des traces de cette remarque. Le sous-officier retourna le collet de la capote, visita la ceinture du pantalon, et dit: --Vous avez raison ... ce sont des effets reformes. L'oeil du jeune policier brilla, mais ce ne fut qu'un eclair. --Il faut donc, observa-t-il, que ce pauvre diable ait achete ce costume. Ou?... Au Temple necessairement, chez un de ces richissimes marchands qui font en gros le commerce des effets militaires. Ils ne sont que cinq ou six, j'irai de l'un a l'autre, et celui qui a vendu cet uniforme reconnaitra certainement sa marchandise a quelque signe.... --Et cela nous menera loin, grommela Gevrol. Loin ou non, l'incident etait vide. Le sergent-major a sa grande satisfaction, recut l'autorisation de se retirer, non sans avoir ete prevenu, toutefois, que tres-probablement le juge d'instruction aurait besoin de sa deposition. Le moment etait venu de fouiller le faux soldat, et le commissaire de police, qui se chargea en personne de cette operation, esperait bien qu'elle donnerait pour resultat une manifestation quelconque de l'identite de cet inconnu. Il operait, et dictait en meme temps a un agent son proces-verbal, c'est-a-dire la description minutieuse de tous les objets qu'il rencontrait. C'etait: Dans la poche droite du pantalon: du tabac a fumer, une pipe de bruyere et des allumettes. Dans la poche gauche: un porte-monnaie de cuir tres-crasseux, en forme de portefeuille, renfermant sept francs soixante centimes, et un mouchoir de poche en toile, assez propre, mais sans marque. Et rien autre!... Le commissaire se desolait, lorsque, tournant et retournant le porte-monnaie, il decouvrit un compartiment qui lui avait echappe, par cette raison qu'il etait dissimule sous un repli du cuir. Dans ce compartiment etait un papier soigneusement plie. Il le deplia et lut a haute voix ce billet: "Mon cher Gustave, "Demain, dimanche soir, ne manque pas de venir au bal de l'_Arc-en-Ciel_, selon nos conventions. Si tu n'as plus d'argent, passe chez moi, j'en laisse a mon concierge qui te le remettra. "Sois la-bas a huit heures. Si je n'y suis pas deja, je ne tarderai pas a paraitre. "Tout va bien, "LACHENEUR." Helas!... qu'apprenait-elle, cette lettre! Que le mort s'appelait Gustave; qu'il etait eu relations avec Lacheneur, lequel lui avancait de l'argent pour une certaine chose, et que de plus ils s'etaient rencontres a l'_Arc-en-Ciel_ quelques heures avant le meurtre. C'etait peu, bien peu!... C'etait quelque chose, cependant; c'etait un indice, et dans ces tenebres absolues, il suffit parfois, pour se guider, de la plus chetive lueur. --Lacheneur!... grommela Gevrol, le pauvre diable prononcait ce nom dans son agonie... --Precisement, insista le pere Absinthe, et meme il voulait se venger de lui ... Il l'accusait de l'avoir attire dans un piege ... Le malheur est que le dernier hoquet lui a coupe la parole... Lecoq se taisait. Le commissaire de police lui avait tendu la lettre, et il l'etudiait avec une incroyable intensite d'attention. Le papier etait ordinaire, l'encre bleue. Dans un des angles etait un timbre a demi-efface ne laissant distinguer que ce nom: Beaumarchais. C'etait assez pour Lecoq. --Cette lettre, pensa-t-il, a certainement ete ecrite dans un cafe du boulevard Beaumarchais ... Lequel? je le saurai, car c'est ce Lacheneur qu'il faut retrouver. Pendant que, reunis autour du commissaire, les hommes de la Prefecture tenaient conseil et deliberaient, les medecins abordaient la partie delicate et veritablement penible de leur tache. Avec le secours de l'obligeant pere Absinthe, ils avaient depouille de ses vetements le corps du faux soldat, et, penches sur leur "sujet," comme les chirurgiens du "cours d'anatomie," les manches retroussees, ils l'examinaient, l'inspectaient, l'evaluaient physiquement. Volontiers le jeune docteur-artiste eut enjambe des formalites tres-ridicules selon lui, et tout a fait superflues; mais le vieux avait de la mission du medecin-legiste une opinion trop haute pour faire bon marche du plus menu detail. Minutieusement, avec la plus scrupuleuse exactitude, il notait la taille du mort, son age presume, la nature de son temperament, la couleur et la longueur de ses cheveux, relatant l'etat de son embonpoint et le degre de developpement de son systeme musculaire. Ensuite, ils passerent a l'examen de la blessure. Lecoq avait bien vu. Les docteurs constaterent une fracture a la base du crane. Elle ne pouvait, declarait leur rapport, avoir ete produite que par l'action d'un instrument contondant a large surface, ou par un choc violent de la tete contre un corps tres-dur, d'une certaine etendue. Or, nulle arme n'avait ete retrouvee, autre que le revolver, dont la crosse n'etait pas assez forte pour produire une telle blessure. Il fallait donc, de toute necessite, qu'il y ait eu une lutte corps a corps entre le faux soldat et le meurtrier, et que ce dernier, saisissant son adversaire par le cou, lui eut fracasse la tete contre le mur. La presence d'ecchymoses tres-petites et tres-nombreuses autour du cou donnait a ces conclusions une vraisemblance absolue. Ils ne releverent d'ailleurs aucune autre lesion; pas une contusion, pas une egratignure, rien. Ne devenait-il pas des-lors evident, que cette lutte si acharnee, mortelle, avait du etre excessivement courte. Entre l'instant ou la ronde avait entendu un cri et le moment ou Lecoq avait vu par la decoupure du volet tomber la victime, tout avait ete consomme. L'examen des deux autres individus "homicides," pour parler la langue de la medecine legale, exigeait des precautions differentes sinon plus grandes. Leur position avait ete respectee; ils gisaient en travers de la cheminee comme ils etaient tombes, et leur attitude devait fournir des indices precieux. Elle etait telle, cette attitude, qu'il ne pouvait meme tenir a l'idee que leur mort n'eut pas ete instantanee. Tous deux etaient etendus sur le dos, les jambes allongees, les mains largement ouvertes. Pas de crispations, de torsions de muscles, nulle trace de combat, ils avaient ete foudroyes. Leur physionomie, a l'un et a l'autre, exprima l'epouvante arrivee a son paroxysme. Ce qui devait faire presumer, l'opinion de Devergie admise, que le dernier sentiment de leur existence avait ete non la colere et la haine, mais la terreur... --Ainsi, disait le vieux docteur, je suis autorise a imaginer qu'ils ont du etre stupefies par quelque spectacle absolument imprevu, etrange, effrayant ... Cette expression terrifiee que je leur vois, je ne l'ai surprise qu'une fois, sur les traits d'une brave femme, morte subitement du saisissement qu'elle eprouva en voyant entrer chez elle un de ses voisins qui s'etait deguise en fantome, pour lui faire une bonne farce. Ces explications du medecin, Lecoq les buvait, pour ainsi dire, et il cherchait a les ajuster aux vagues hypotheses qui surgissaient du fond de sa pensee. Mais qui pouvaient etre ces individus, accessibles a une telle peur? Garderaient-ils comme l'autre le secret de leur identite? Le premier que les docteurs examinerent avait depasse la cinquantaine. Ses cheveux etaient rares et blanchissaient; toute sa barbe etait rasee, a l'exception d'une grosse touffe rousse et rude qui s'epanouissait sous son menton tres-proeminent. Il etait miserablement vetu, d'un pantalon qui s'effiloquait sur des bottes lugubrement eculees, et d'une blouse de laine noire toute maculee. Celui-la, le vieux docteur le declara, avait ete tue d'un coup de feu tire a bout portant: la largeur de la plaie circulaire, l'absence de sang sur les bords, la peau retractee, les chairs denudees, noircies, brulees, le demontraient avec une precision mathematique. L'enorme difference des plaies d'armes a feu selon la distance, sauta aux yeux quand les medecins arriverent a l'autopsie du dernier de ces malheureux. La balle qui lui avait donne la mort avait ete tiree a plus d'un metre de lui, et sa blessure n'avait rien de l'aspect hideux de l'autre. Cet individu, plus jeune de quinze ans au moins que son compagnon, etait petit, trapu et remarquablement laid. Sa figure completement imberbe etait toute couturee par la petite verole. Sa tenue etait celle des pires rodeurs de barrieres. Il portait un pantalon a carreaux gris sur gris, et une blouse ouverte a revers. Ses bottines avaient ete cirees. La petite casquette ciree, tombee pres de lui, devait bien accompagner sa coiffure pretentieuse et sa cravate a la Collin... Mais voila tout ce que le rapport des medecins degage de ses termes techniques, voila tout ce que les investigations les plus attentives fournirent de renseignements. Vainement les poches de ces deux hommes avaient ete explorees, fouillees; elles ne contenaient rien qui put mettre sur la trace de leur personnalite, de leur nom, de leur situation sociale, de leur profession. Non rien, pas une indication meme vague, pas une lettre, pas une adresse, pas un chiffon de papier; rien, pas meme un de ces menus objets d'un usage personnel, comme une blague, un couteau, une pipe, qui peuvent devenir une occasion de reconnaissance, de constatation d'identite. Du tabac dans un sac de papier, des mouchoirs de poche sans marque, des cahiers a cigarettes, voila tout ce qu'on avait reuni. Le plus age avait soixante-sept francs, a meme son gousset; le plus jeune etait nanti de deux louis... Ainsi, rarement la police s'etait trouvee en presence d'une aussi grave affaire avec aussi peu de renseignements. A l'exception du fait lui-meme, trop prouve par trois victimes, elle ignorait tout, les circonstances et le mobile, et les probabilites entrevues, loin de dissiper les tenebres, les epaississaient. Certes, il etait a esperer qu'avec du temps, de l'obstination, des recherches et les puissants moyens d'investigation dont dispose la rue de Jerusalem, on arriverait jusqu'a la verite... Mais, en attendant, tout etait mystere, a ce point qu'on en etait a se demander de quel cote reellement etait le crime. Le meurtrier etait arrete, mais s'il persistait dans son mutisme, comment lui jeter son nom a la face? Il protestait de son innocence, comment l'accabler des preuves de sa culpabilite? Des victimes, on ignorait tout ... Et l'une d'elles s'accusait. Une inexplicable influence liait la langue de la veuve Chupin. Deux femmes, dont l'une pouvait perdre a la _Poivriere_ une boucle d'oreille de 5,000 francs, avaient assiste a la lutte ... puis disparu. Un complice, apres deux traits d'une audace inouie, s'etait echappe.... Et tous ces gens, le meurtrier, les femmes, la cabaretiere, le complice et les victimes, etaient egalement suspects, inquietants, etranges, egalement soupconnes de n'etre pas ce qu'ils semblaient etre. Aussi le commissaire, d'une voix attristee, resumait ses impressions. Peut-etre songeait-il qu'il aurait, au sujet de tout cela, un quart d'heure difficile a la Prefecture. --Allons, dit-il enfin, il faudra transporter ces trois individus a la Morgue. La, on les reconnaitra sans doute. Il se recueillit et ajouta: --Et dire que l'un de ces morts est peut-etre Lacheneur... --C'est peu probable, dit Lecoq. Le faux soldat, demeure le dernier vivant, avait vu tomber ses deux compagnons. S'il eut suppose Lacheneur tue, il n'eut pas parle de vengeance. Gevrol qui depuis deux heures affectait de rester a l'ecart, s'etait rapproche. Il n'etait pas homme a se rendre meme a l'evidence. --Si monsieur le commissaire, dit-il, veut m'en croire, il s'en tiendra a mon opinion, un peu plus positive que les reveries de M. Lecoq. Un roulement de voiture devant la porte du cabaret l'interrompit, et l'instant d'apres le juge d'instruction entrait. X Il n'etait personne a la _Poivriere_ qui ne connut, au moins de vue, le juge d'instruction qui arrivait, et Gevrol, vieil habitue du Palais de Justice, murmura son nom. M. Maurice d'Escorval. Il etait fils de ce fameux baron d'Escorval qui, en 1815, faillit payer de sa vie son devouement a l'Empire, et dont Napoleon, a Sainte-Helene, faisait ce magnifique eloge: "Il existe, je le crois, des hommes aussi honnetes; mais plus honnetes, non, ce n'est pas possible." Entre jeune dans la magistrature, doue de remarquables aptitudes, M. d'Escorval semblait promis aux plus hautes destinees. Il trompa les pronostics en refusant obstinement toutes les situations qui lui furent offertes, pour conserver pres du tribunal de la Seine ses modestes et utiles fonctions. Il disait, pour expliquer ses refus, qu'il tenait au sejour de Paris plus qu'a l'avancement le plus envie, et on ne comprenait pas trop cette passion de sa part. Malgre ses brillantes relations, en effet, et en depit de sa fortune tres-considerable, depuis la mort d'un frere aine, il menait l'existence la plus retiree, cachant sa vie, ne se revelant que par son travail obstine et par le bien qu'il repandait autour de lui. C'etait alors un homme de quarante-deux ans, qui paraissait plus jeune que son age, encore que son front commencat a se degarnir. On eut admire sa physionomie sans l'inquietante immobilite qui la deparait, sans le plis sarcastique de ses levres trop minces, sans l'expression morne de ses yeux d'un bleu pale. Dire qu'il etait froid et grave, eut ete mal dire, et trop peu. Il etait la gravite et la froideur memes avec une nuance de hauteur... Saisi des le seuil du cabaret par l'horreur du spectacle, c'est a peine si M. d'Escorval accorda aux medecins et au commissaire un salut distrait. Les autres ne comptaient pas, pour lui. Deja, toutes ses facultes etaient en jeu. Il etudiait le terrain, arretant son regard aux moindres objets, avec cette sagacite attentive du juge qui sait le poids d'un detail et qui comprend l'eloquence des circonstances exterieures. --C'est grave!... dit-il enfin, bien grave!... Le commissaire de police, pour toute reponse, leva les bras au ciel, geste qui traduisait bien sa pensee: --A qui le dites-vous!... Le fait est que, depuis deux heures, le digne commissaire trouvait cruellement lourde sa responsabilite, et qu'il benissait le magistrat qui l'en dechargeait. --Monsieur le procureur imperial n'a pu m'accompagner, reprit M. d'Escorval, il n'a pas le don d'ubiquite, et je doute qu'il lui soit possible de venir me rejoindre. Commencons donc nos operations... Jusqu'ici la curiosite des assistants etait decue, aussi le commissaire fut-il l'interprete du sentiment general, lorsqu'il dit: --Monsieur le juge d'instruction a sans doute interroge le coupable, et il doit savoir.... --Je ne sais rien, interrompit M. d'Escorval, qui parut fort surpris de l'interpellation. Il s'assit sur cette reponse, et pendant que son greffier redigeait les preliminaires de tout proces-verbal de constat, il se mit, lui, a lire le rapport ecrit par Lecoq. Blotti dans l'ombre, pale, emu, fievreux, le jeune policier s'efforcait de surprendre sur l'impassible visage du magistrat un indice de ses impressions. C'etait son avenir qui se decidait, qui allait dependre d'un oui ou d'un non. Et ce n'etait plus a une intelligence obtuse comme celle du pere Absinthe qu'il s'adressait, mais a une perspicacite superieure. --Si encore, pensait-il, je pouvais plaider ma cause!... Mais qu'est la phrase ecrite, comparee a la phrase parlee, mimee, vivante, palpitante de l'emotion et des convictions de qui la prononce.... Bientot il se sentit rassure. La figure du juge d'instruction gardait son immobilite, mais il hochait la tete, en signe d'approbation, et meme, par instants, un detail plus ingenieux que les autres lui arrachait une exclamation: "Pas mal!... tres-bien!..." Lorsqu'il eut acheve: --Tout ceci, dit-il enfin au commissaire, ne ressemble guere a votre rapport de ce matin, qui presentait cette tenebreuse affaire comme une bataille entre quelques miserables vagabonds. L'observation n'etait que trop juste, et le commissaire n'en etait pas a regretter d'etre reste chaudement au lit, s'en remettant absolument a Gevrol. --Ce matin, repondit-il evasivement, j'avais resume les impressions premieres... elles ont ete modifiees par les recherches ulterieures, de sorte que... --Oh! interrompit le juge, je ne vous fais aucun reproche, je n'ai que des felicitations a vous adresser, au contraire... On n'agit pas mieux ni plus vite. Toute cette information revele une grande penetration, et les resultats en sont surtout exposes avec une clarte et une precision rares. Lecoq eut comme un eblouissement. Le commissaire, lui, hesita une seconde. La tentation lui venait de confisquer l'eloge a son profit. S'il la repoussa, c'est qu'il etait honnete et que de plus il ne lui deplaisait pas de faire piece a Gevrol, pour le punir de sa legerete presomptueuse. --Je dois avouer, dit-il enfin, que l'honneur de cette enquete ne me revient pas. --Des lors, a qui l'attribuer, sinon a l'inspecteur du service de la surete? Ainsi pensa M. d'Escorval, non sans surprise, car ayant deja employe Gevrol, il etait loin de lui soupconner l'ingeniosite, le style surtout, du rapport. --C'est donc vous, lui demanda-t-il, qui avez si rondement conduit cette affaire? --Ma foi, non!... repondit l'homme de la Prefecture, je n'ai pas tant d'esprit que ca, moi!... Je me contente de relever ce que je decouvre, et je dis: Voila. Je veux bien etre pendu si toutes les imaginations de ce rapport existent ailleurs que dans la cervelle de celui qui l'a fait... Des blagues, quoi! Peut-etre etait-il de bonne foi, etant de ces gens que l'amour-propre aveugle a ce point que, les yeux creves par l'evidence, ils la nient. --Cependant, insista le juge, les femmes dont voici les empreintes ont existe!... Le complice qui a laisse sur un madrier ces flocons de laine est un etre reel... Cette boucle d'oreille est un indice reel, palpable... Gevrol se tenait a quatre pour ne pas hausser les epaules. --Tout cela, dit-il, s'explique sans qu'il soit besoin de chercher midi a quatorze heures. Que le meurtrier ait un complice... c'est possible. La presence des femmes est naturelle, partout ou il y a des filous, on rencontre des voleuses. Quant au diamant, que prouve-t-il?... Que les coquins avaient fait un bon coup, qu'ils etaient venus ici partager le butin, et que du partage est venue la querelle... C'etait une explication, et si plausible, que M. d'Escorval garda le silence, se recueillant avant de prendre une determination. --Decidement, declara-t-il enfin, j'adopte l'hypothese du rapport... Quel en est l'auteur? La colere rendait Gevrol plus rouge qu'un homard. --L'auteur, repondit-il, est un de mes agents que voici, un fort et adroit, monsieur Lecoq!... Allons, malin, approche qu'on te voie... Le jeune policier s'avanca, les levres contractees par ce sourire de satisfaction qu'on appelle familierement "la bouche en coeur." --Mon rapport n'est qu'un sommaire, monsieur, commenca-t-il, mais j'ai certaines idees... --Vous me les direz si je vous interroge, interrompit le juge. Et sans se soucier du desappointement de Lecoq, il prit dans le portefeuille de son greffier deux imprimes qu'il remplit et qu'il tendit a Gevrol, en disant: --Voici deux mandats de depot... faites prendre, au poste ou ils sont consignes, l'inculpe et la maitresse de ce cabaret, et qu'on les conduise a la Prefecture, ou on les tiendra au secret. Cet ordre donne, M. d'Escorval se retournait deja vers les medecins, quand le jeune policier, au risque d'une rebuffade nouvelle, intervint. --Oserais-je, demanda-t-il, prier monsieur le juge de me confier cette mission? --Impossible, je puis avoir besoin de vous ici. --C'est que, monsieur, j'aurais aime pour recueillir certains indices, une occasion qui ne se representera pas... Le juge d'instruction comprit peut-etre les intentions du jeune agent. --Soit donc, repondit-il, mais en ce cas vous m'attendrez a la Prefecture ou je me transporterai des que j'aurai termine ici... Allez!... Lecoq ne se fit pas repeter la permission; il s'empara des mandats et s'elanca dehors. Il ne courait pas, il volait a travers les terrains vagues. Des fatigues de la nuit, il ne ressentait plus rien. Jamais il ne s'etait senti le corps si dispos et si alerte, l'esprit si net et si lucide. Il esperait, il avait confiance, et il eut ete parfaitement heureux, s'il eut eu affaire a un tout autre juge d'instruction. M. d'Escorval le genait et le glacait au point de paralyser ses moyens. Puis, de quel air de dedain il l'avait toise, de quel ton imperatif il lui avait impose silence, et cela, lorsqu'il venait de louer son travail... --Mais bast!... se disait-il, est-ce qu'on a jamais ici-bas une joie sans melange!... Et il courait... XI Quand, apres vingt minutes de course, Lecoq arriva a l'entree de la route de Choisy, le chef de poste de la place d'Italie faisait les cent pas, la pipe aux dents, devant son corps de garde. A son air soucieux, au coup d'oeil inquiet qu'il jetait a chaque instant sur une petite fenetre munie d'un abat-jour, les passants devaient reconnaitre qu'il avait en cage, en ce moment, quelque oiseau d'importance. Des qu'il reconnut le jeune policier, son front se derida, et il suspendit sa promenade. --Eh bien!... demanda-t-il, quelles nouvelles? --J'apporte l'ordre de conduire les prisonniers a la Prefecture. Le chef de poste, aussitot, se frotta les mains a s'enlever l'epiderme. --Grand bien leur fasse!... s'ecria-t-il, la voiture cellulaire passera d'ici a une heure, nous les y emballerons bien gentiment, et fouette cocher!... Force fut a Lecoq d'interrompre l'expansion de sa satisfaction. Les prisonniers sont-ils seuls? interrogea-t-il. --Absolument seuls, la femme d'un cote, l'homme de l'autre ... la nuit n'a pas donne ... une nuit de Dimanche gras!... c'est surprenant. Il est vrai que votre chasse a ete interrompue. --Vous avez eu un ivrogne, cependant. --Tiens! oui ... dans le fait ... ce matin, au jour... Un pauvre diable qui doit une fameuse chandelle a Gevrol. Ce mot, ironie involontaire, devait aviver les regrets de Lecoq. --Une fameuse chandelle, en effet!... approuva-t-il. --C'est sur, quoique vous ayez l'air de rire: sans Gevrol, il se faisait ecraser. --Et qu'est-il devenu, cet ivrogne?... Le chef de poste haussa les epaules. --Ah!... dame!... repondit-il, vous m'en demandez trop!... C'etait un brave homme, qui avait passe la nuit chez des amis, et que l'air a etourdi quand il est sorti. Il nous a explique cela, quand il a ete degrise, au bout d'une demi-heure. Non, je n'ai jamais vu un homme si vexe. Il en pleurait. Il repetait comme cela: Un pere de famille, a mon age!... c'est honteux!... Qu'est-ce que va dire ma femme!... que penseront les enfants!... --Il parlait beaucoup de sa femme?... --Rien que d'elle... Il doit meme nous avoir dit son nom... Eudoxie, Leocadie... un nom dans ce genre-la, toujours. Il croyait, le pauvre bonhomme, qu'il etait fautif, et qu'on allait le garder en prison. Il demandait a envoyer un commissionnaire chez lui. Quand on lui a dit qu'il etait libre, j'ai cru qu'il allait devenir fou de plaisir, il nous embrassait les mains... Et il a file!... Ah! il ne demandait pas son reste! La raillerie du hasard continuait. --Et vous l'avez mis avec le meurtrier? interrogea Lecoq. --Comme de juste. --Ils se sont parle. --Parle!... plus souvent! Le bonhomme etait soul, je vous le repete, si soul qu'il n'aurait pas seulement pu dire: pain. Quand on l'a depose dans le violon, pouf!... il est tombe comme une souche. Des qu'il s'est eveille on lui a ouvert... Non, ils ne se sont pas parle. Le jeune policier etait devenu pensif. --C'est bien cela, murmura-t-il. --Vous dites?... --Rien. Lecoq n'avait que faire de communiquer ses reflexions au chef de poste. Elles n'etaient pas precisement gaies... --Je l'avais compris, pensait-il, cet ivrogne, qui n'est autre que le complice, a autant d'habilete que d'audace et de sang-froid. Pendant que nous suivions ses traces, il nous epiait. Nous nous eloignons, il ose penetrer dans le cabaret. Puis il vient se faire prendre ici, et grace a un truc d'une simplicite enfantine, comme tous les trucs qui reussissent, il parvient a parler au meurtrier. Avec quelle perfection il a joue son role!... Tous les sergents de ville y ont ete pris, eux qui cependant se connaissent en ivrognes!... Mais je sais qu'il jouait un role, c'est deja quelque chose... Je sais qu'il faut prendre le contre-pied de tout ce qu'il a dit... Il a parle de sa famille, de sa femme, de ses enfants... donc il n'a ni enfants, ni femme, ni famille... Il s'interrompit, il s'oubliait, ce n'etait pas le moment de se perdre en conjectures. --Au fait, reprit-il a haute voix, comment etait-il, cet ivrogne? --C'etait un grand et gros papa, rougeaud, avec des favoris blancs, large figure, petits yeux, nez epate, l'air bete et jovial..., une maniere de Jocrisse. --Quel age lui avez-vous donne? --De quarante a cinquante ans. --Avez-vous quelque idee de sa profession? --Ma foi!... ce bonhomme avec sa casquette et son grand mac-farlane marron doit etre quelque petit boutiquier ou un employe. Ce signalement assez precis obtenu, c'etait toujours autant de pris; Lecoq allait penetrer dans le corps de garde quand une reflexion l'arreta. --J'espere du moins, dit-il, que cet ivrogne n'a pas communique avec la Chupin!... Le chef de poste eclata de rire. --Eh!... comment l'eut-il pu!... repondit-il. Est-ce que la vieille n'est pas dans sa prison a elle!... Ah! la coquine! Tenez, il n'y a pas une heure qu'elle a cesse de hurler et de vociferer. Non!... de ma vie, je n'ai entendu des horreurs et des abominations comme celles qu'elle nous criait. C'etait a faire rougir les paves du poste; meme l'ivrogne en etait tellement interloque qu'il est alle lui parler au judas pour l'engager a se taire.... Le jeune policier eut un si terrible geste que le chef du poste s'arreta court. --Qu'y a-t-il donc? balbutia-t-il. Vous vous fachez ... pourquoi? --Parce que, repondit Lecoq furieux, parce que... Et ne voulant pas avouer la cause vraie de sa colere, il entra au poste en disant qu'il allait voir le prisonnier. Reste seul, le chef de poste se mit a jurer a son tour. --Ces "cocos" de la surete sont toujours les memes, grondait-il, tous. Ils vous questionnent, on leur dit tout ce qu'ils veulent savoir, et apres, si on leur demande quelque chose, ils vous repondent: "rien" ou "parce que"!... Farceurs!... Ils ont trop de chance, et ca les rend fiers. Pas de garde, pas d'uniforme, la liberte... Mais ou donc est passe celui-ci? L'oeil colle au judas qui sert aux hommes de garde a surveiller les prisonniers du violon, Lecoq examinait avidement le meurtrier. C'etait a se demander si c'etait bien la le meme homme qu'il avait vu quelques heures plus tot a la _Poivriere_, debout sur le seuil de la porte de communication, tenant la ronde en respect, enflamme par toutes les furies de la haine, le front haut, l'oeil etincelant, la levre fremissante.... Maintenant, toute sa personne trahissait le plus effroyable affaissement, l'abandon de soi, l'aneantissement de la pensee, l'hebetude, le desespoir... Il etait assis en face du judas, sur un banc grossier, les coudes sur les genoux, le menton dans la main, l'oeil fixe, la levre pendante... --Non, murmura Lecoq, non cet homme n'est pas ce qu'il parait etre. Il l'avait examine, il voulut lui parler. Il entra, l'homme leva la tete, arreta sur lui un regard sans expression, mais ne dit mot. --Eh bien!... demanda le jeune policier, comment cela va-t-il? --Je suis innocent! repondit l'homme d'une voix rauque. --Je l'espere bien ... mais c'est l'affaire du juge. Moi je viens savoir si vous n'auriez pas besoin de prendre quelque chose... --Non! Sur la seconde meme, le meurtrier se ravisa. --Tout de meme, ajouta-t-il, je casserais bien une croute, histoire de boire un verre de vin. --On vous sert, repondit Lecoq. Il sortit aussitot, et tout en courant dans le voisinage pour acheter quelques comestibles, il se penetrait de cette idee, qu'en demandant a boire apres un refus, l'homme n'avait songe qu'a la vraisemblance du personnage qu'il pretendait jouer... Quoi qu'il en fut, le meurtrier mangea du meilleur appetit. Il se versa ensuite un grand verre de vin, le vida lentement et dit: --C'est bon!... Ca fait du bien ou ca passe. Cette satisfaction desappointa fort le jeune policier. Il avait choisi, en maniere d'epreuve, un de ces horribles liquides bleuatres, troubles, epais, nauseabonds, qui se fabriquent a la barriere, et il s'attendait a un haut-le-coeur, pour le moins, du meurtrier... Et pas du tout!... Mais il n'eut pas le loisir de chercher les conclusions de ce fait. Un roulement au dehors annoncait l'arrivee de la voiture de la Prefecture, lugubre vehicule, qui a recu entre autres noms celui de "panier a salade a compartiments." Il fallut y porter la veuve Chupin, qui se debattait et criait a l'assassin, puis le meurtrier fut invite a y prendre place. La, du moins, le jeune policier comptait sur quelque manifestation de repugnance, et il guettait... Rien. L'homme monta dans l'affreuse voiture le plus naturellement du monde, et meme il prit possession de son compartiment en habitue, qui connait les etres et sait quelle position est la meilleure dans un si etroit espace. --Ah! le matin est fort!... murmura Lecoq depite, mais je l'attends a la Prefecture. XII Les portes de la voiture cellulaire etaient exactement refermees, le conducteur fit claquer son fouet et la geole roulante partit au grand trot de ses deux vigoureux chevaux. Lecoq avait pris place dans le cabriolet menage sur le devant, entre le conducteur et le garde de Paris de service, et sa preoccupation etait si forte, que certes, il n'entendit rien de leur conversation. Elle etait des plus joviales, bien que troublee par l'atroce voix de la veuve Chupin qui, enrageant dans son compartiment, chantait ou vomissait des injures, alternativement. Le jeune policier venait d'entrevoir le moyen de surprendre quelque chose du secret que cachait ce meurtrier, qui, dans sa conviction,--il en eut parie sa tete a couper,--devait avoir vecu dans les spheres elevees de la societe. Que ce prevenu eut reussi a feindre de l'appetit, qu'il eut surmonte le degout d'une boisson nauseabonde, qu'il fut monte sans broncher dans le "panier a salade a compartiments," il n'y avait rien, la, de positivement extraordinaire de la part d'un homme doue d'une forte volonte, et dont l'imminence du peril et l'espoir du salut devaient decupler l'energie. Mais saurait-il se contraindre de meme, lorsqu'il serait soumis aux humiliantes formalites de l'ecrou de la Permanence, formalites qui, en certains cas, peuvent et doivent etre poussees jusqu'aux derniers outrages?... Non, Lecoq ne le pouvait supposer. Sa persuasion etait que tres-certainement l'horreur de la fletrissure, l'exasperation de toutes les delicatesses violentees, les revoltes de la chair et de la pensee, jetteraient le meurtrier hors de soi et lui arracheraient un de ces mots caracteristiques dont s'empare l'instruction. C'est seulement quand la voiture cellulaire quitta le Pont-Neuf pour prendre le quai de l'Horloge que le jeune policier parut revenir a lui. Bientot la lourde machine tourna sous un porche et s'arreta au milieu d'une cour etroite et humide. Deja Lecoq etait a terre. Il ouvrit la porte du compartiment ou etait enferme le meurtrier, en lui disant: --Nous sommes arrives, descendez. Il n'y avait pas de danger qu'il s'echappat. Une grille s'etait refermee, et d'ailleurs une douzaine, au moins, de surveillants et d'agents s'etaient approches, curieux de voir la moisson de coquins de la nuit. Delivre, le meurtrier etait descendu lestement. Encore une fois, sa physionomie avait change. Elle n'exprimait plus que la parfaite indifference d'un homme eprouve par bien d'autres hasards. L'anatomiste, etudiant le jeu d'un muscle, n'a pas l'attention passionnee de Lecoq observant l'attitude, le visage, le regard du meurtrier. Quand son pied toucha le pave verdatre de la cour, il parut eprouver une sensation de bien-etre; il aspira l'air a pleins poumons, puis il se detira et se secoua violemment pour rendre l'elasticite a ses membres engourdis par l'exiguite du compartiment du "panier a salade." Cela fait, il regarda autour de lui, et un sourire a peine saisissable monta a ses levres. On eut jure que ce lieu ne lui etait pas etranger, qu'il avait vu deja ces hautes murailles noircies, ces fenetres grillees, ces portes epaisses, ces verroux, tout cet appareil sinistre de la geole. --Mon Dieu!... pensa Lecoq emu, est-ce qu'il se reconnait!... L'inquietude du jeune policier redoubla, quand il vit l'homme, sans une indication, sans un mot, sans un signe, se diriger vers une des cinq ou six portes qui ouvraient sur la cour. Il allait droit a celle qu'il fallait prendre en effet, tout droit, sans une hesitation. Etait-ce un hasard? Alors il devenait prodigieux, car le meurtrier ayant penetre dans un couloir assez obscur, marcha droit devant lui, tourna a gauche, depassa la salle des gardiens, laissa a droite le "parloir des singes" et entra dans le greffe. Un vieux repris de justice, un "cheval de retour," comme on dit rue de Jerusalem, n'eut pas fait mieux. Lecoq sentait comme une sueur froide perler le long de son echine. --Cet homme, pensait-il, est deja venu ici; il sait les etres! Le greffe etait une salle assez grande, mal eclairee par des fenetres trop petites a carreaux poussiereux, chauffee outre mesure par un poele de fonte. La etait le greffier, lisant un journal pose sur le registre d'ecrou, registre lugubre, ou sont inscrits et decrits tous ceux que l'inconduite, la misere, le crime, un coup de tete, une erreur quelquefois, ont amene devant cette porte basse du Depot. Trois ou quatre surveillants, attendant l'heure de leur service, etaient a demi assoupis sur des bancs de bois. Ces bancs, deux tables, quelques mauvaises chaises constituaient l'ameublement. Dans un coin, on apercevait la toise sous laquelle doivent passer tous les inculpes. Car on les mesure, pour que le signalement soit complet. A l'entree du prevenu et de Lecoq, le greffier leva la tete. --Ah!... fit-il, la voiture est arrivee? --Oui, repondit le jeune policier. Et tendant un des mandats signes par M. d'Escorval, il ajouta: --Voici les papiers de ce gaillard-la. Le greffier prit le mandat, lut et tressauta. --Oh!... exclama-t-il, un triple assassinat, oh! oh!... Positivement il regarda le prevenu avec plus de consideration. Ce n'etait pas un prisonnier ordinaire, un mechant vagabond, un vulgaire filou. --Le juge d'instruction ordonne sa mise au secret, reprit-il, et il faut lui donner des vetements, les siens etant des pieces de conviction... Vite que quelqu'un aille prevenir monsieur le directeur, qu'on fasse attendre les autres voyageurs de la voiture... Je vais, moi, ecrouer ce gaillard-la dans les regles. Le directeur n'etait pas loin, il parut. Le greffier avait prepare son registre. --Votre nom?... demanda-t-il au prevenu. --Mai. --Vos prenoms? --Je n'en ai pas. --Comment, vous n'avez pas de prenoms! Le meurtrier sembla reflechir, puis d'un air bourru: --Au fait, dit-il, autant vous dire de ne pas vous epuiser a m'interroger; je ne repondrai qu'au juge. Vous voudriez me faire couper, n'est-ce pas?... La belle malice!... mais je la connais... --Remarquez, observa le directeur, que vous aggravez votre situation... --Rien du tout!... Je suis innocent, vous voulez m'enfoncer, je me defends. Tirez-moi maintenant des paroles du ventre, si vous pouvez!... Mais vous feriez mieux de me rendre mon argent qu'on m'a pris au poste. Cent trente-six francs huit sous!... J'en aurai besoin quand je sortirai d'ici. Je veux qu'on les inscrive sur le registre... Ou sont-ils?... Cet argent avait ete remis a Lecoq par le chef du poste; avec tout ce qui avait ete trouve sur le meurtrier quand on l'avait fouille une premiere fois. Il deposa le tout sur une table. --Voici vos cent trente-six francs huit sous, dit-il, et de plus votre couteau, votre mouchoir de poche et quatre cigares... Le plus vif contentement se peignit sur les traits du prevenu. --Maintenant, reprit le greffier, voulez-vous repondre? Mais le directeur avait compris l'inutilite de l'insistance, il fit signe au greffier de se taire, et s'adressant a l'homme: --Retirez vos chaussures, commanda-t-il. A cet ordre, Lecoq crut voir vaciller le regard du meurtrier. Etait-ce une illusion? --Pourquoi faire? demanda-t-il. --Pour passer sous la toise, repondit le greffier; il faut que j'inscrive votre taille. Le prevenu ne repondit pas, il s'assit et retira ses bottes de gros cuir, dont l'une, celle de droite, avait le talon completement tourne en dedans. Il avait les pieds nus dans ses bottes grossieres. --Vous ne mettez donc des chaussures que le dimanche?... lui demanda Lecoq. --A quoi voyez-vous cela? --Parbleu!... a la boue dont vos pieds sont couverts jusqu'a la cheville. --Et apres!... fit l'homme du ton le plus insolent. Est-ce un crime de n'avoir pas les pieds comme une marquise?... --Ce ne serait pas votre crime, en tout cas, dit lentement le jeune policier. Pensez-vous que je ne vois pas, en depit de la boue, combien vos pieds sont blancs et nets?... Les ongles sont soignes et passes a la lime... Il s'interrompit. Un eclair de son genie investigateur traversait son esprit. Il avanca vivement une chaise, etendit dessus un journal et dit au meurtrier: --Veuillez poser vos pieds la!... L'homme essaya de faire des facons. --Ah!... ne resistez pas, insista le directeur, nous sommes en force. Le prevenu se resigna. Il se placa comme on le lui avait ordonne, et Lecoq s'armant d'un canif se mit a detacher adroitement les fragments de boue qui adheraient a la peau. Partout ailleurs qu'au greffe du Depot, on eut sans doute ri de la besogne entreprise par Lecoq; besogne mysterieuse, etrange et grotesque tout a la fois. Mais dans cette antichambre de la Cour d'assises, les actes les plus futiles revetent une teinte lugubre, le rire se glace aisement sur les levres, et on ne s'etonne de rien. Tous les assistants, d'ailleurs, depuis le directeur jusqu'au dernier des gardiens, en avaient bien vu d'autres. Meme il ne vint a personne l'idee de demander au jeune policier a quelle inspiration il obeissait. Ce qui etait clair, ce qui etait acquis, c'est que le prevenu allait disputer a la justice son identite, qu'il fallait a tout prix la constater, et que probablement Lecoq avait imagine un moyen d'atteindre ce but. Il eut, du reste, promptement termine, et recueilli sur le journal plein le creux de la main d'une poussiere noiratre. Cette poussiere, il la divisa en deux parts. Il en enveloppa une dans un morceau de papier qu'il glissa dans sa poche, et presenta l'autre au directeur en lui disant: --Je vous prie, monsieur, de recevoir en depot et de sceller ceci sous les yeux du prevenu. Il ne faut pas qu'il puisse, plus tard, pretendre que, a cette poussiere, on en a substitue d'autre. Le directeur fit ce qu'on lui demandait, et pendant qu'il ficelait et cachetait dans un petit sac cette "piece de conviction," le meurtrier haussait les epaules et ricanait. Il est vrai que sous cette gaiete cynique, Lecoq croyait deviner une poignante anxiete. Le hasard lui devait bien la compensation de ce petit triomphe, car les evenements ulterieurs allaient tromper toutes ses previsions. Ainsi, le meurtrier n'eleva aucune objection quand il recut l'ordre de se deshabiller, pour echanger ses vetements souilles de sang, contre le costume fourni par l'administration. Pas un des muscles de son visage ne trahit le secret de son ame, pendant qu'on soumettait sa personne a ces perquisitions ignominieuses qui font monter le rouge au front des plus abjects scelerats. C'est avec une farouche insensibilite qu'il laissa les surveillants peigner ses cheveux et sa barbe, et inspecter l'interieur de sa bouche, pour s'assurer qu'il ne cachait ni un de ces ressorts de montre qui coupent les plus solides barreaux, ni un de ces fragments microscopiques de mine de plomb, dont se servent les prisonniers pour tracer ces billets qu'ils echangent, roules dans une boulette de mie de pain, et qu'ils appellent des "postillons." Les formalites de l'ecrou etaient accomplies, le directeur sonna un gardien. --Conduisez cet homme, lui dit-il, au numero 3 des "secrets." Point ne fut besoin d'entrainer le prevenu. Il sortit comme il etait entre, precedant le gardien, en habitue qui sait ou il va. --Quel bandit!... exclama le greffier. --Vous croyez!... hasarda Lecoq, deroute mais non ebranle. --Ah!... il n'y a pas a en douter, declara le directeur. Ce gaillard est assurement un dangereux malfaiteur, un recidiviste... Meme il me semble l'avoir eu deja pour locataire... j'en jurerais presque. Ainsi, ces gens d'une experience consommee partageaient l'opinion de Gevrol, Lecoq etait seul de son avis. Il ne discuta pas, cependant ... a quoi bon? D'ailleurs on venait d'introduire la veuve Chupin. Le voyage avait calme ses nerfs, car elle etait devenue plus douce qu'un mouton. C'est d'une voix pateline et l'oeil en pleurs qu'elle prit ces "bons messieurs" a temoin de l'injustice criante qui lui etait faite, a elle, une honnete femme, bien connue a la Prefecture. Sans doute on en voulait a sa famille, puisque deja, en ce moment, son fils Polyte, un si bon sujet, etait detenu sous l'inculpation d'un "vol au bonjour." Qu'allaient devenir sa bru et son petit-fils Toto, qui n'avaient qu'elle pour soutien!... Mais quand on l'emmena, apres qu'elle eut donne ses nom et prenoms, une fois dans le corridor, le naturel reprit le dessus, et on l'entendit se quereller avec le gardien. --Tu as tort de n'etre pas poli, lui disait-elle, c'est une bonne piece que tu perds, sans compter qu'une fois libre je t'aurais invite a venir boire un bon coup sans payer dans mon etablissement. C'etait fini, Lecoq etait libre jusqu'a l'arrivee du juge d'instruction. Il erra d'abord le long des corridors et de salle en salle; mais comme partout il etait questionne, derange, il sortit et alla s'etablir sur le quai, devant le porche. Ses convictions n'etaient pas entamees, mais son point de depart venait d'etre deplace. Plus que jamais il etait sur que le meurtrier dissimulait son etat social, mais d'un autre cote il lui etait prouve que cet homme connaissait bien la prison et ses usages. Ce prevenu, en outre, se revelait a lui plus fort, mille fois, qu'il le soupconnait. Quelle puissance sur soi!... Quelle perfection de jeu!... Il n'avait pas sourcille pendant les plus atroces epreuves, et il avait trompe les meilleurs yeux de Paris... Le jeune policier etait la depuis tantot trois heures, immobile autant que la borne sur laquelle il etait assis, ne s'apercevant ni du froid ni du vol du temps, quand un coupe s'arreta devant le porche, et M. d'Escorval en descendit suivi de son greffier. Il se dressa et courut au devant d'eux, haletant, interrogeant. --Mes recherches sur le terrain, lui dit le juge, me confirment dans l'idee que vous avez vu juste. Y a-t-il du nouveau? --Oui, monsieur, un fait futile en apparence, mais d'une importance qui... --C'est bien!... interrompit le juge, vous m'expliquerez cela dans un moment. Je veux avant interroger sommairement les prevenus ... simple affaire de forme pour aujourd'hui. Attendez-moi donc ici... Quoique le juge eut promis de se hater, Lecoq comptait sur une heure au moins de faction, et il en prenait son parti. Il avait tort. Vingt minutes ne s'etaient pas ecoulees, quand M. d'Escorval reparut ... sans son greffier. Il marchait tres-vite, et adressa d'assez loin la parole au jeune policier. --Il faut, lui dit-il, que je rentre chez moi... a l'instant. Je ne puis vous ecouter... --Cependant, monsieur... --Assez!... on a porte a la Morgue les cadavres des victimes... Ayez l'oeil de ce cote. Puis, pour ce soir, faites... Ah! faites ce que vous jugerez utile. --Mais, monsieur, il me faudrait... --Demain!... demain!... a neuf heures, dans mon cabinet... au Palais. Lecoq voulait insister, mais deja M. d'Escorval etait monte, s'etait jete plutot, dans son coupe, et le cocher fouettait le cheval. --En voila un juge!... murmura le jeune policier demeure tout pantois sur le quai. Devient-il fou!... Et une mauvaise pensee traversant son esprit: --Ou plutot, ajouta-t-il, ne tiendrait-il pas la clef de l'enigme?... Ne voudrait-il pas se priver de mes services?... Ce soupcon lui fut si cruel, qu'il rentra precipitamment, esperant tirer quelque lumiere de l'attitude du prevenu, et qu'il courut coller son oeil au guichet menage dans la porte epaisse des "secrets." Le meurtrier etait couche sur le grabat place vis-a-vis la porte, la figure tournee du cote du mur, enveloppe jusqu'aux yeux dans la couverture. Dormait-il?... Non, car le jeune policier surprit un mouvement singulier. Ce mouvement qu'il ne put s'expliquer l'intrigua; il appliqua l'oreille au lieu de l'oeil, a l'ouverture, et il distingua comme une plainte etouffee!... Plus de doute!... le meurtrier ralait. --A moi!... cria Lecoq epouvante, a l'aide!... Dix gardiens accoururent. --Qu'y a-t-il? --Le prevenu!... la... il se suicide. On ouvrit, il etait temps. Le miserable avait dechire une bande de ses vetements, il l'avait nouee autour de son cou, et se servant en guise de tourniquet d'une cuiller de plomb apportee avec sa pitance, il s'etranglait... Le medecin de la prison, qu'on envoya chercher, et qui le saigna, declara que dix minutes encore et c'en etait fait, la suffocation etant deja presque complete. Quand le meurtrier revint a lui, il promena autour de son cabanon un regard de fou. On eut dit qu'il s'etonnait de se sentir vivant. Puis, une grosse larme jaillit de ses paupieres bouffies, roula le long de sa joue et se perdit dans sa barbe. On le pressa de questions... Pas un mot. --Puisque c'est ainsi, fit le medecin, qu'il est au secret et qu'on ne peut lui donner un compagnon, il faut lui mettre la camisole de force. Apres avoir aide a emmailloter le prevenu, Lecoq se retira tout pensif et peniblement emu. Il sentait, sous le voile mysterieux de cette affaire, s'agiter quelque drame terrible. --Mais que s'est-il passe? murmurait-il. Ce malheureux s'est-il tu, a-t-il tout avoue au juge?... Pourquoi cet acte de desespoir?... XIII Lecoq ne dormit pas, cette nuit-la! Et cependant il y avait plus de quarante heures qu'il etait sur pied, et qu'il n'avait pour ainsi dire ni bu ni mange. Mais la fatigue meme, les emotions, l'anxiete, l'espoir, communiquaient a son corps l'energie factice de la fievre, et a son esprit la lucidite maladive qui resulte d'efforts exorbitants de la pensee. C'est qu'il ne s'agissait plus, comme au temps ou il travaillait chez son protecteur l'astronome, de poursuivre des deductions en l'air. Ici, les faits n'avaient plus rien de chimerique. Ils n'etaient que trop reels, les cadavres des trois victimes qui gisaient sur les dalles de la Morgue. Mais si la catastrophe etait materiellement prouvee, tout le reste n'etait que presomptions, doutes, conjectures. Pas un temoin ne se levait pour dire quelles circonstances avaient entoure, precede, prepare l'affreux denoument. Une seule decouverte, il est vrai, devait suffire a eclairer ces tenebres ou se debattait l'instruction, l'identite du meurtrier. Quel etait-il?... Qui avait tort ou raison, de Gevrol soutenu par tous les gens du Depot, ou de Lecoq, seul de son bord. L'opinion de Gevrol s'appuyait sur une preuve formidable, l'evidence qui penetre dans l'esprit par les yeux. L'hypothese du jeune policier ne reposait que sur une serie d'observations subtiles et de deductions dont le point de depart etait une phrase prononcee par le meurtrier. Et cependant Lecoq n'avait plus l'ombre d'un doute, depuis une courte conversation avec le greffier de M. d'Escorval, qu'il avait rencontre en sortant du Depot. Ce brave garcon, adroitement interroge par Lecoq, n'avait point vu d'inconvenient a lui apprendre ce qui s'etait passe dans la cellule des "secrets," entre le prevenu et le juge d'instruction. C'etait, autant dire, rien. Non-seulement le meurtrier n'avait rien avoue a M. d'Escorval, mais il avait, assurait le greffier, repondu de la facon la plus evasive aux questions qui lui etaient posees, et meme, a certaines, il n'avait pas repondu. Et si le juge n'avait pas insiste, c'est que pour lui ce premier interrogatoire n'etait qu'une formalite destinee a justifier la delivrance un peu prematuree du mandat de depot. Des lors, que penser de l'acte de desespoir du prevenu?... La statistique des prisons est la, pour demontrer que les "malfaiteurs d'habitude"--c'est l'expression--ne se suicident pas. Arretes chauds du crime, les uns sont pris d'une exaltation folle et ont des attaques de nerfs, les autres tombent dans une torpeur stupide, pareille a celle de la bete repue qui s'endort, les babines pleines de sang. Mais aucun n'a l'idee d'attenter a ses jours. Ils "tiennent a leur peau," si compromise qu'elle soit, ils sont laches, ils sont douillets. L'abject Poulman, pendant sa detention, ne put jamais se resoudre a se laisser arracher une dent dont il souffrait tant qu'il en pleurait. D'un autre cote, le malheureux qui dans un moment d'egarement commet un crime, cherche presque toujours a echapper par une mort volontaire aux consequences de son acte. Donc, la tentative avortee du prevenu etait une forte presomption en faveur du systeme de Lecoq. --Il faut, se disait-il, que le secret de cet infortune soit terrible, puisqu'il y tient plus qu'a la vie, puisqu'il a essaye de s'etrangler pour l'emporter intact dans la tombe. Il s'interrompit, quatre heures sonnaient. Lestement il sauta a bas de son lit, ou il s'etait jete tout habille, et cinq minutes plus tard, il descendait la rue Montmartre, ou il logeait deja a cette epoque, mais dans un hotel garni. Le temps etait toujours detestable; il brouillassait. Mais qu'importait au jeune policier!... Il marchait d'un bon pas, quand arrive a la pointe Saint-Eustache, il fut interpelle par une grosse voix railleuse. --He!... joli garcon!... Il regarda et apercut Gevrol qui, suivi de trois de ses agents, venait jeter ses filets aux environs des Halles. C'est un bon endroit. Il est rare qu'il ne se glisse pas quelques filous alteres dans les etablissements qui restent ouverts toute la nuit pour les maraichers. --Te voila leve bien matin, monsieur Lecoq, continua l'inspecteur de la surete, tu cours toujours apres l'identite de notre homme. --Toujours. --Est-ce un prince deguise, decidement, ou un simple marquis? --L'un ou l'autre, a coup sur... --Bon!... En ce cas tu vas nous payer une tournee a prendre sur ta future gratification. Lecoq consentit, et la petite troupe entra en face, dans un debit. Les verres remplis: --Ma foi!... General, reprit le jeune policier, notre rencontre m'evite une course. Je comptais passer a la Prefecture pour vous prier, de la part du juge d'instruction, d'envoyer ce matin meme un de nos collegues a la Morgue. L'affaire de la _Poivriere_ a fait du bruit, il y aura du monde, et il s'agirait de devisager et d'ecouter les curieux.... --C'est bon!... le pere Absinthe y sera des l'ouverture. Envoyer le pere Absinthe la ou il fallait un agent subtil, etait une moquerie. Cependant Lecoq ne protesta pas. Mieux valait encore etre mal servi que trahi, et il etait sur du bonhomme. --N'importe!... continua Gevrol, tu aurais du me prevenir hier soir. Mais quand je suis arrive, tu etais deja parti. --J'avais affaire. --Ou? --A la place d'Italie. Je voulais savoir si le violon du poste est pave ou carrele. Sur cette reponse, il paya, salua, et sortit. --Tonnerre!... s'ecria alors Gevrol, en reposant violemment son verre sur le comptoir, sacre tonnerre!... Que ce cadet-la me deplait! Mechant galopin!... Ca ne sait pas le b, a, ba du metier, et ca fait le malin. Quand ca ne trouve rien, ca invente des histoires, et ca entortille les juges d'instruction avec des phrases, pour avoir de l'avancement. Je t'en donnerai, moi, de l'avancement ... a rebours... Ah! je t'apprendrai a te ficher de moi. Lecoq ne s'etait pas moque. La veille, en effet, il s'etait rendu au poste ou avait ete renferme le prevenu, il avait compare au sol du violon la poussiere qu'il avait en poche, et il rapportait, croyait-il, de cette expedition une de ces charges accablantes qui, souvent, suffisent a un juge d'instruction pour obtenir des aveux complets du plus obstine prevenu. S'il s'etait hate de fausser compagnie a Gevrol, c'est qu'il avait une rude besogne a mener a bonne fin avant de se presenter a M. d'Escorval. Il pretendait retrouver le cocher qui avait ete arrete par les deux femmes rue du Chevaleret, et, dans ce but, il s'etait procure dans les bureaux de la Prefecture le nom et l'adresse de tous les loueurs de voitures etablis entre la route de Fontainebleau et la Seine. Les debuts de ses recherches ne furent pas heureux. Dans le premier etablissement ou il se presenta, les garcons d'ecurie, qui n'etaient pas leves, l'injurierent. Les palefreniers etaient debout dans le second, mais pas un cocher n'etait arrive. Ailleurs, le patron refusait de lui communiquer les feuilles ou est--ou devrait etre du moins--inscrit l'itineraire quotidien de chaque cocher. Il commencait a desesperer, quand enfin, sur les sept heures et demie, au jour, chez un nomme Trigault, dont l'etablissement etait situe au dela des fortifications, il apprit que, dans la nuit du dimanche au lundi, un des cochers avait du rebrousser chemin comme il rentrait. Meme, ce cocher, on le lui montra dans la cour, ou il aidait a atteler sa voiture. C'etait un gros petit vieux, au teint enflamme, au petit oeil petillant de ruse, qui avait du user sur le siege plus d'un fagot de manches de fouet. Lecoq marcha droit a lui. --C'est vous, lui demanda-t-il, qui, dans la nuit de dimanche a lundi, entre une heure et deux du matin, avez pris deux femmes rue du Chevaleret? Le cocher se redressa, enveloppa Lecoq d'un regard sagace, et prudemment repondit: --Peut-etre. --C'est une reponse positive qu'il me faut. --Ah! Ah!... fit le vieux d'un ton narquois, monsieur connait sans doute deux dames qui ont perdu quelque chose dans une voiture, et alors... Le jeune policier tressaillit de joie. Cet homme, evidemment, etait celui qu'il cherchait, il l'interrompit: --Avez-vous entendu parler d'un crime dans les environs?... --Oui, dans un cabaret borgne, on a assassine... --Eh bien!... ces deux femmes s'y trouvaient; elles fuyaient quand elles vous ont rencontre. Je les cherche; je suis agent du service de la surete, voici ma carte; voulez-vous me donner des renseignements?... Le gros cocher etait devenu bleme. --Ah!... les scelerates, s'ecria-t-il. Je ne m'etonne plus du pourboire qu'elles m'ont donne. Un louis, et deux pieces de cent sous pour la course, en tout trente francs... Gueux d'argent!... si je ne l'avais pas depense, je le jetterais... --Et ou les avez-vous conduites? --Rue de Bourgogne. J'ai oublie le numero, mais je reconnaitrai la maison. --Malheureusement, elles ne se seront pas fait descendre chez elles. --Qui sait?... Je les ai vues sonner; on a tire le cordon, et elles entraient comme je filais. Voulez-vous que je vous y mene? Pour toute reponse, Lecoq s'elanca sur le siege en disant: --Partons!... XIV Devait-on supposer completement denuees d'intelligence les femmes qui s'etaient echappees du cabaret de la veuve Chupin au moment du meurtre? Non! Etait-il admissible que ces deux fugitives, avec la conscience de leur situation perilleuse se fussent fait conduire jusqu'a leur domicile par une voiture prise sur la voie publique? Non encore. Donc l'espoir de les rejoindre que manifestait le cocher etait chimerique. Lecoq se dit tout cela, et cependant il n'hesita pas a grimper sur le siege et a donner le signal: En route. C'est qu'il obeissait a un axiome qu'il s'etait forge a ses heures de meditation, qui devait plus tard assurer sa reputation et qu'il formulait ainsi: "En matiere d'information, se defier surtout de la vraisemblance. Commencer toujours par croire ce qui parait incroyable." D'autre part, en se decidant ainsi, le jeune policier se menageait les bonnes graces du cocher, et, par suite des renseignements plus abondants. Enfin, c'etait une facon d'etre rapidement ramene au coeur de Paris. Ce dernier calcul ne fut pas decu. Le cheval dressa l'oreille et allongea le trot, quand son maitre cria: "Hue, Cocotte!" La bete avait pratique l'homme et reconnaissait l'intonation avec laquelle il n'y avait pas a badiner. En moins de rien, la voiture atteignit la route de Choisy, et alors Lecoq reprit ses questions. --Voyons, mon brave, commenca-t-il, vous m'avez conte les choses en gros, j'aurais besoin de details maintenant. Comment ces deux femmes vous ont-elles accoste? --C'est bien simple. J'avais fait, le dimanche gras, une fichue journee. Six heures de file sur les boulevards, et la pluie tout le temps. Quelle misere!... A minuit, j'avais trente sous de pourboire, pour tout potage. Cependant j'etais tellement echine, mon cheval etait si las, que je me decide a rentrer. Je marronnais, il faut voir!... Quand, rue du Chevaleret, passe la rue Picard, j'apercus de loin deux femmes debout sous un reverbere. Naturellement, je ne m'en occupe pas, parce que les femmes, quand on a mon age... --Passons! interrompit le jeune policier. --Je passe en effet devant elles, et quand elles se mettent a m'appeler: "Cocher!... cocher!..." Je fais celui qui n'entend rien. Mais alors en voila une qui court apres moi, en criant: "Un louis!... un louis de pourboire!" Je reflechissais, quand, pour comble, la femme ajoute: "Et dix francs pour la course!" Du coup, j'arrete net. Lecoq bouillait d'impatience; mais il sentait que des questions directes et rapides ne le meneraient a rien. Le plus sage etait de tout entendre. --Vous comprenez, poursuivit le cocher, qu'on ne se fie pas a deux gaillardes pareilles, a cette heure, dans le quartier la-bas. Donc, quand elles s'approchent pour monter, je dis: "Halte-la!... les petites meres, on a promis des sous a papa; ou sont-ils?" Aussitot il y en a une qui m'allonge recta 30 francs, en disant: "Surtout, bon train!" --Impossible d'etre plus precis, approuva le jeune policier. A present, comme etaient ces deux femmes? --Vous dites? --Je vous demande de qui elles avaient l'air, pour qui vous les avez prises?... Un large rire epanouit la bonne face rouge du cocher. --Dame!... repondit-il, elles m'ont fait l'effet de deux... de deux pas grand'chose de bon. --Ah!... Et comment etaient-elles habillees? --Comme les demoiselles qui vont danser a l'_Arc-en-Ciel_, vous m'entendez. Seulement, l'une avait l'air cossue, tandis que l'autre... Oh! la la!... quel dechet! --Laquelle a couru apres vous? --Celle qui avait l'air minable, celle qui... Il s'interrompit: si vif etait le souvenir qui traversait son esprit, qu'il tira sur les renes a faire cabrer son cheval. --Tonnerre!... s'ecria-t-il, attendez, j'ai fait une remarque, a ce moment-la, il y avait une des deux coquines qui appelait l'autre Madame, gros comme le bras, tandis que l'autre la tutoyait et la rudoyait. --Oh!... fit le jeune policier, sur trois tons differents, oh! oh!... Et laquelle, s'il vous plait, disait: tu? --La mal mise. Elle n'avait pas les deux pieds dans le meme soulier, celle-la. Elle secouait l'autre, la cossue, comme un prunier. "Malheureuse, lui disait-elle, veux-tu nous perdre... tu t'evanouiras quand nous serons a la maison, marche!..." Et l'autre repondait en pleurnichant: "Vrai, madame, bien vrai, je ne peux pas!" Elle paraissait si bien ne pas pouvoir, en effet, que je me disais a part moi: "En voila une qui a bu plus que sa suffisance!..." C'etaient la des circonstances, et d'une importance extreme, qui confirmaient, en les rectifiant, les premieres suppositions de Lecoq. Ainsi qu'il l'avait soupconne, la condition sociale des deux femmes n'etait pas la meme. Seulement, il s'etait trompe en attribuant la preeminence a la femme aux fines bottines a talons hauts, dont les empreintes inegales lui avaient revele les defaillances. Cette preeminence appartenait a celle qui avait laisse les traces de ses souliers plats, et superieure par sa condition, elle l'avait ete par son energie. Lecoq etait desormais persuade que des deux fugitives, l'une etait la servante et l'autre la maitresse. --Est-ce bien tout, mon brave? demanda-t-il a son compagnon. --Tout, repondit le cocher, sauf que j'ai observe que celle qui m'a donne l'argent, la mal vetue, avait une main... oh! mais une main d'enfant, et que malgre sa colere, sa voix etait douce comme une musique. --Avez-vous vu sa figure?... --Oh!... si peu... --Enfin, pouvez-vous me dire si elle est jolie, si elle est brune ou blonde?... Tant de questions a la fois etourdissaient le digne cocher. --Minute!... repondit-il. Dans mon idee, elle n'est pas jolie, je ne la crois pas jeune, mais pour sur elle est blonde, avec beaucoup de cheveux. --Est-elle petite ou grande, grasse ou maigre? --Entre les deux. C'etait vague. --Et l'autre, demanda Lecoq, la cossue?... --Diable!... pour celle-la, ni vu ni connu, elle m'a paru petite, voila tout. --Reconnaitriez-vous celle qui vous a paye, si on vous la representait? --Dame!... non. La voiture arrivait au milieu de la rue de Bourgogne; le cocher arreta son cheval en disant: --Attention!... Voici la maison ou sont entrees les deux coquines... la. Retirer le foulard qui lui servait de cache-nez, le plier, le glisser dans sa poche, sauter a terre et entrer dans la maison indiquee, fut pour le jeune policier l'affaire d'un instant. Dans la loge du concierge une vieille femme cousait. --Madame, lui dit poliment Lecoq en lui presentant son foulard, je rapporte ceci a une de vos locataires. --A laquelle?... --Par exemple, voila ce que je ne sais pas. La digne concierge crut comprendre que ce jeune homme si poli etait un mauvais plaisant qui pretendait se moquer d'elle. --Vilain malhonnete, commenca-t-elle. --Pardon, interrompit Lecoq, laissez-moi finir; voici la chose. Avant-hier soir, avant-hier matin plutot, sur les trois heures, je rentrais me coucher, tranquillement, quand, ici pres, deux dames qui avaient l'air tres-pressees me devancent. L'une d'elles laisse tomber ceci... Je le ramasse, et comme de juste, je hate le pas pour le lui remettre... Peine perdue, elles etaient deja entrees ici. A l'heure qu'il etait, je n'ai pas ose sonner dans la crainte de vous deranger; hier j'ai ete occupe, mais aujourd'hui j'arrive: voici l'objet. Il posa le foulard sur la table et fit mine de se retirer, la concierge le retint. --Grand merci de la complaisance, dit-elle, mais vous pouvez garder ca. Nous n'avons pas, dans la maison, des femmes qui rentrent seules apres minuit. --Cependant, insista le jeune policier, j'ai des yeux, j'ai vu... --Ah!... j'oubliais, s'ecria la vieille femme. La nuit que vous dites, en effet, on sonne ici... quelle scie! Je tire le cordon et j'ecoute... rien. N'entendant ni refermer la porte ni monter dans l'escalier, je me dis: "Bon! encore un polisson qui me fait une niche." La maison, vous m'entendez, ne pouvait pas rester ouverte au premier venu. Lors, je ne fais ni une ni deux, je passe un jupon et je sors de la loge. Qu'est-ce que je vois?... deux ombres qui filent, bssst... et qui me plantent la porte sur le nez. Vite je reviens me tirer le cordon a moi-meme, et je cours regarder dans la rue... Qu'est-ce que j'apercois?... Deux femmes qui couraient!... --Dans quelle direction?... --Elles allaient vers la rue de Varennes... Lecoq etait fixe; il salua civilement la concierge, dont il pouvait avoir besoin encore, et regagna la voiture. --Je l'avais prevu, dit-il au cocher, elles ne demeurent pas la. Le cocher eut un geste de depit. Sa colere allait s'epancher en un flux de paroles, mais Lecoq, qui avait consulte sa montre, l'interrompit: --Neuf heures!... dit-il, je serai en retard de plus d'une heure, mais j'apporterai des nouvelles... Conduisez-moi a la morgue, et vite! XV Les lendemains de crimes mysterieux et de catastrophes dont les victimes n'ont pas ete reconnues, sont les grands jours de la Morgue. Des le matin, les employes se hatent, tout en echangeant des plaisanteries a faire frissonner. Presque tous sont tres-gais, par suite d'un imperieux besoin de reagir contre l'horrible tristesse de ce qui les entoure. --Nous aurons du monde, aujourd'hui, disent-ils. Et de fait, quand Lecoq et son cocher atteignirent le quai, ils purent de loin distinguer des groupes nombreux et animes qui stationnaient autour du lugubre monument. Les journaux avaient rapporte l'affaire du cabaret de la veuve Chupin, et dame! on voulait voir... Sur le pont, Lecoq se fit arreter, et sauta sur le trottoir. --Je ne veux pas descendre de voiture devant la morgue, dit-il. Puis, tirant alternativement sa montre et son porte-monnaie, il poursuivit: --Nous avons, mon brave, une heure quarante minutes; par consequent, je vous dois... --Ah!... rien du tout!... repondit imperieusement le cocher. --Cependant... --Non!... pas un sou. Je suis trop vexe d'avoir depense l'argent de ces satanees coquines... Je voudrais, tenez, que ce que j'en ai bu m'eut donne la colique. Ainsi, ne vous genez pas... s'il vous faut une voiture, prenez la mienne, pour rien, jusqu'a ce que vous ayez pince les scelerates. Lecoq n'etait pas riche, a cette epoque, il n'insista pas. --Vous avez bien pris mon nom au moins, poursuivit le cocher, et mon adresse?... --Assurement!... Il faudra que le juge d'instruction entende votre deposition. Vous recevrez une assignation... --Eh bien! c'est ca... Papillon (Eugene), cocher, chez M. Trigault... Je loge chez lui, parce que, voyez-vous, je suis un peu son associe. Deja le jeune policier s'eloignait, Papillon le rappela. --En sortant de la Morgue, lui dit-il, vous irez bien quelque part... vous m'avez declare que vous aviez un rendez-vous, et que meme vous etiez en retard. --Sans doute, on m'attend au Palais de Justice, mais c'est a deux pas... --N'importe... je vais vous esperer au coin du quai. Ah!... ce n'est pas la peine de repondre non, je l'ai mis dans ma tete et je suis Breton. C'est un service que je vous demande: gardez-moi au moins pour les trente francs des coquines. Il y eut eu cruaute a repousser cette requete. Lecoq fit donc un geste d'assentiment et se dirigea rapidement vers la Morgue. S'il y avait tant de monde aux alentours, c'est que le sinistre etablissement etait plein, et on faisait queue, litteralement. Lecoq, pour penetrer, dut jouer energiquement des coudes. Au dedans, c'etait hideux. Oui, hideux a se demander quelles degoutantes emotions venaient chercher la ces feroces curieux. Il y avait des femmes en grand nombre, des jeunes filles aussi. Les petites ouvrieres qui, en se rendant a leur ouvrage, sont obligees de passer aux environs, font un detour pour venir contempler la moisson de cadavres inconnus que donnent quotidiennement le crime, les accidents de voitures, la Seine et le canal Saint-Martin. Les plus sensibles restent a la porte, les intrepides entrent, et en ressortant racontent leurs impressions. Quand il n'y a personne, que les dalles choment, elles ne sont pas contentes... C'est a n'y pas croire. Mais il y avait, ce matin-la, chambree complete. Toutes les dalles, hormis deux, etaient occupees. L'atmosphere etait infame. Un froid malsain tombait sur les epaules, et au-dessus de la foule planait comme un brouillard infect, tout impregne des acres odeurs du chlore, destine a combattre les miasmes. Et aux chuchotements des causeries, entrecoupees d'acclamations et de soupirs, se melaient, ainsi qu'un accompagnement continu, le murmure des robinets, places au chevet de chaque dalle, et le sourd clapotis de l'eau qui coulait et tombait en s'eclaboussant. Par les petites fenetres cintrees, la lumiere glissait blafarde sur les corps exposes, faisait saillir energiquement les muscles, accusait les marbrures des chairs verdatres, et eclairait sinistrement les haillons pendus autour de l'amphitheatre, defroques horribles qui doivent aider aux reconnaissances, et qui, au bout d'un certain temps, sont vendues... car rien ne se perd. Mais le jeune policier etait trop a ses pensees pour remarquer les hideurs du spectacle. A peine donna-t-il un coup d'oeil aux trois victimes de l'avant-veille. Il cherchait le pere Absinthe et ne le decouvrait pas. Gevrol, volontairement ou non, avait-il manque a ses promesses, ou bien le vieil homme de la rue de Jerusalem, s'etait-il oublie a sa goutte matinale et avait-il bu la consigne? En desespoir de cause, Lecoq s'adressa au chef des gardiens. --Il parait, demanda-t-il, que personne encore n'a reconnu un seul des malheureux de l'affaire de l'autre nuit. --Personne!... Et cependant, depuis l'ouverture, nous avons un monde fou. Moi, voyez-vous, si j'etais le maitre, des jours comme aujourd'hui, je demanderais deux sous par personne, a la porte, demi-place pour les enfants, et on ferait de fameuses recettes... on couvrirait les frais... Cette idee ainsi emise, etait un appat presente a la conversation. Lecoq ne le saisit pas. --Excusez, interrompit-il. Ne vous a-t-on pas, des ce matin, envoye un agent du service de la surete? --En effet. --Alors, ou est-il passe?... Je ne l'apercois pas. Le gardien, avant de repondre, toisa d'un oeil soupconneux ce questionneur acharne, et enfin, d'un ton hesitant, il dit: --En etes-vous?... Cette phrase fut lancee dans la circulation, a l'epoque ou prosperaient d'immondes agents provocateurs, sous la Restauration, elle s'appliquait uniquement a la police. "On en etait ou on n'en etait pas." La phrase a survecu aux circonstances. --J'en suis, repondit le jeune policier, exhibant sa carte a l'appui de son affirmation. --Et vous vous nommez?... --Lecoq. La physionomie du gardien-chef se fit soudainement souriante: --En ce cas, dit-il, j'ai une lettre pour vous, qui vient de m'etre remise par votre camarade, lequel etait force de s'absenter... La voici: Le jeune agent rompit immediatement le cachet, et lut: "Monsieur Lecoq..." Monsieur!... Cette simple formule de politesse amena sur ses levres un leger sourire. N'etait-elle pas, de la part du pere Absinthe, la reconnaissance explicite de la superiorite de son collegue? Le jeune policier devina la un devouement canin qu'il devait payer par cette protection affectueuse du maitre pour son premier disciple. Cependant, il poursuivait sa lecture: "Monsieur Lecoq, j'etais de faction depuis l'ouverture, quand vers neuf heures trois jeunes gens sont entres bras dessus bras dessous. Ils avaient la tournure et le genre d'employes de magasin. Tout a coup, j'en vois un qui devient plus blanc que sa chemise, et qui montre aux autres un de nos inconnus de chez la Chupin, en disant: Gustave!... "Aussitot ses camarades lui mettent la main sur la bouche, en repetant: Vas-tu te taire, fichue bete, de quoi te meles-tu, veux-tu donc nous faire arriver de la peine? "La-dessus ils sortent, et moi je sors derriere eux. "Mais celui qui avait parle etait si emu qu'il ne pouvait plus se trainer, de sorte que les autres l'ont conduit dans un petit caboulot. "J'y suis entre, moi aussi, et c'est la que je vous fais cette lettre, tout en les guignant du coin de l'oeil. Le gardien-chef vous remettra ce papier qui vous expliquera mon absence. Vous comprenez que je vais _filer_ ces gaillards-la. "ABS." Cette lettre etait d'une ecriture presque indechiffrable, les fautes d'orthographe s'entrelacaient de ligne en ligne, mais elle etait claire et precise, et devait eveiller les plus flatteuses esperances. Le visage de Lecoq rayonnait donc, quand il remonta en voiture, et tout en poussant son cheval, le vieux cocher ne put se tenir de questionner. --Cela va comme vous voulez, dit-il. Un "chut!" amical fut la seule reponse du jeune policier. Il n'avait pas trop de toute son attention pour coordonner dans son esprit ses renseignements nouveaux. Descendu devant la grille du palais, il eut bien de la peine a congedier le vieux cocher, qui voulait absolument rester a ses ordres. Il y reussit cependant, mais il etait deja sous le porche de gauche, que le bonhomme, debout sur son siege, lui criait encore: --Chez M. Trigault!... n'oubliez pas!... le pere Papillon ... numero 998,--1,000 moins 2.... Parvenu au troisieme etage de l'aile gauche du Palais, a l'entree de cette longue, etroite et sombre galerie qu'on appelle la galerie de l'instruction, Lecoq s'adressa a un huissier installe derriere un bureau de chene. --M. d'Escorval est sans doute dans son cabinet, demanda-t-il. L'huissier hocha tristement la tete. --M. d'Escorval, repondit-il, n'est pas venu ce matin et il ne viendra pas d'ici des mois.... --Comment cela?... Que voulez-vous dire? --Hier soir en descendant de son coupe, a sa porte, il est tombe si malheureusement qu'il s'est casse la jambe. XVI On est riche, on a voiture, chevaux, cocher..., et quand on passe etale sur les coussins, on recueille plus d'un regard d'envie. Mais voila que le cocher qui a bu un coup de trop verse l'equipage, ou bien les chevaux s'emportent et brisent tout, ou encore l'heureux maitre, en un moment de preoccupation, manque le marche-pied et se fracasse la jambe a l'angle du trottoir. Tous les jours de pareils accidents arrivent, et meme, leur longue liste doit etre, pour les humbles pietons, une raison de benir leur modeste fortune, qui les met a l'abri de telles aventures. Neanmoins, en apprenant le malheur de M. d'Escorval, Lecoq eut l'air si parfaitement deconfit que l'huissier ne put s'empecher d'eclater de rire. --Que voyez-vous donc la de si extraordinaire? demanda-t-il. --Moi?... rien. Le jeune policier mentait. Il venait d'etre frappe de la bizarre coincidence de ces deux evenements: la tentative de suicide du meurtrier et la chute du juge d'instruction. Mais il ne laissa pas au vague pressentiment qui tressaillit dans son esprit le temps de prendre consistance. Quel rapport entre ces deux faits?... D'ailleurs, il n'entrevoyait pour lui aucun prejudice, bien au contraire, et il n'avait pas encore enrichi son formulaire d'un axiome qu'il professa plus tard: "Se defier extraordinairement de toutes les circonstances qui paraissent favoriser nos secrets desirs." Il est sur que Lecoq etait bien loin de se rejouir de l'accident de M. d'Escorval, il eut donne bonne chose de grand coeur pour que la blessure n'eut pas de suites... Seulement, il ne pouvait s'empecher de se dire qu'il se trouvait, de par le hasard de ce malheur, quitte de relations qui lui semblaient affreusement penibles, avec un homme dont les hauteurs dedaigneuses l'avaient comme ecrase. Tous ces motifs divers reunis furent cause d'une legerete dont il devait porter la peine. --De la sorte, dit-il a l'huissier, je n'ai que faire ici, ce matin. --Plaisantez-vous?... Depuis quand le couvent chome-t-il faute d'un moine!... Il y a plus d'une heure deja, que toutes les affaires urgentes dont etait charge monsieur d'Escorval ont ete reparties entre messieurs les juges d'instruction. --Moi je viens pour cette grosse affaire d'avant-hier... --Eh!... que ne le disiez-vous! On vous attend, et meme on a deja envoye un garcon vous demander a la Prefecture. C'est M. Segmuller qui instruit... Le front du jeune policier se plissa. Il cherchait a se rappeler celui des juges qui portait ce nom, et s'il ne s'etait pas deja trouve en rapport avec lui. --Oui, reprit l'huissier, qui etait d'humeur causeuse, M. Segmuller... Ne le connaissez-vous donc pas?... Voila un brave homme, et qui n'a pas la mine toujours renfrognee comme presque tous nos messieurs. C'est de lui qu'un prevenu disait en sortant d'etre interroge: "Ce diable-la m'a si bien tire les vers du nez que j'aurai certainement le cou coupe; mais c'est egal, c'est un bon enfant!" C'est le coeur ragaillardi par ces details de bon augure, que le jeune policier alla frapper a la porte qui lui avait ete indiquee, et qui portait le n deg. 22. --Ouvrez!... cria une voix bien timbree. Il entra, et se trouva en face d'un homme d'une quarantaine d'annees, assez grand, un peu replet, et qui lui dit tout d'abord: --Vous etes l'agent Lecoq?... Parfait!... Asseyez-vous, je m'occupe de l'affaire, je serai a vous dans cinq minutes. Lecoq obeit, et sournoisement, avec la perspicacite de l'interet en eveil, il se mit a etudier le juge dont il allait devenir le collaborateur... a peu pres comme le limier est le collaborateur du chasseur. Son exterieur s'accordait parfaitement avec les dires de l'huissier. La franchise et la bienveillance eclataient sur sa large face, bien eclairee par des yeux bleus tres-doux. Cependant le jeune policier s'imagina qu'il serait imprudent de se fier absolument a ces apparences benignes. Il n'avait pas tort. Ne aux environs de Strasbourg, M. Segmuller utilisait dans l'exercice de ses delicates fonctions cette physionomie candide departie a presque tous les enfants de la blonde Alsace, masque trompeur qui frequemment dissimule une finesse gasconne doublee de la redoutable prudence cauchoise. L'esprit de M. Segmuller etait des plus penetrants et des plus alertes, mais son systeme--chaque juge a le sien--etait la bonhomie. Pendant que certains de ses confreres demeuraient roides et tranchants autant que le glaive qu'on place dans la main de la statue de la Justice, il affectait la simplicite et la rondeur, sans que pourtant, jamais l'austerite de son caractere de magistrat en fut alteree. Mais sa voix avait de si paternelles intonations, il voilait si bien de naivete la subtilite des questions et la portee des reponses, que celui qu'il interrogeait oubliait de se tenir sur ses gardes et se laissait aller. Et quand au-dedans de lui-meme il s'applaudissait du peu de malice du juge, le prevenu etait deja retourne comme un gant. Pres d'un tel homme, un greffier maigre et grave eut entretenu la defiance; aussi s'en etait-il trie un, qui etait comme sa caricature. Il s'appelait Goguet. Il etait court, obese, imberbe et souriant. Sa large face exprimait, non plus la bonhomie mais la niaiserie, et il etait niais raisonnablement. Ainsi qu'il l'avait dit, M. Segmuller etudiait la cause qui lui arrivait la inopinement. Sur son bureau etaient etalees toutes les pieces de conviction reunies par Lecoq, depuis le flocon de laine, jusqu'a la boucle d'oreille de diamant. Il lisait et relisait le rapport ecrit par Lecoq, et, suivant les phrases diverses, il examinait les objets places devant lui ou consultait le plan du terrain. Apres non pas cinq minutes, mais une bonne demi-heure, il repoussa son fauteuil. --Monsieur l'agent, prononca-t-il, monsieur d'Escorval m'avait prevenu par une note en marge du dossier, que vous etes un homme intelligent et qu'on peut se fier a vous. --J'ai du moins la bonne volonte. --Oh! vous avez mieux que cela; c'est la premiere fois qu'on m'apporte un travail aussi complet que votre rapport. Vous etes jeune; si vous perseverez, je vous crois appele a rendre de grands services. Le jeune policier s'inclina, balbutiant, pale de plaisir. --Votre conviction, poursuivit M. Segmuller, devient des ce moment la mienne. C'etait, m'a dit monsieur le procureur imperial, celle de M. d'Escorval. Nous sommes en face d'une enigme, il s'agit de la dechiffrer. --Oh!... nous y arriverons, monsieur? s'ecria Lecoq. Il se sentait capable de choses extraordinaires, il etait pret a passer dans le feu, pour ce juge qui l'accueillait si bien. L'enthousiasme qui brillait dans ses yeux etait tel que M. Segmuller ne put s'empecher de sourire. --J'ai bon espoir, dit-il, moi aussi, mais nous ne sommes pas au bout... Maintenant, vous, depuis hier, avez-vous agi? Monsieur d'Escorval vous avait-il donne des ordres?... Avez-vous recueilli quelque nouvel indice?... --Je crois, monsieur, n'avoir pas perdu mon temps. Et aussitot, avec une precision rare, avec un bonheur d'expression qui ne fait jamais defaut a qui possede bien son sujet, Lecoq raconta tout ce qu'il avait surpris depuis son depart de la _Poivriere_. Il dit les demarches hardies de l'homme qu'il croyait le complice, ses observations a lui sur le meurtrier, ses esperances avortees et ses tentatives. Il dit les depositions du cocher et de la concierge, il lut la lettre du pere Absinthe. Pour finir, il deposa sur le bureau les quelques pincees de terre qu'il s'etait si singulierement procurees, et a cote une quantite a peu pres egale de poussiere qu'il etait alle ramasser au violon de la place d'Italie. Puis, quand il eut explique quelles raisons l'avaient fait agir, et le parti qu'on pouvait tirer de ses precautions: --Ah! vous avez raison! s'ecria M. Segmuller, il se peut que nous ayons la un moyen de deconcerter toutes les denegations du prevenu... C'est, certes, de votre part, un trait de surprenante sagacite. Il fallait que ce fut ainsi, car Goguet, le greffier, approuva. --Saperlote!... murmura-t-il, je n'aurais pas trouve celle-la, moi!... Tout en causant, M. Segmuller avait fait disparaitre dans un vaste tiroir toutes les pieces de conviction, qui ne devaient apparaitre qu'en temps et lieu. --Maintenant, dit-il, je possede assez d'elements pour interroger la veuve Chupin. Peut-etre en tirerons-nous quelque chose. Il allongeait la main vers un cordon de sonnette, Lecoq fit un geste presque suppliant. --J'aurais, monsieur, dit-il, une grace a vous demander. --Laquelle?... parlez. --Je m'estimerais bien heureux s'il m'etait permis d'assister a l'interrogatoire... Il faut si peu, quelquefois, pour eveiller une heureuse inspiration. La loi dit que "l'accuse sera interroge secretement par le juge assiste de son greffier," mais elle admet cependant la presence des agents de la force publique. --Soit, repondit M. Segmuller, demeurez. Il sonna, un huissier parut. --A-t-on, selon mes ordres, amene la veuve Chupin? demanda-t-il. --Elle est la, dans la galerie, oui, monsieur. --Qu'elle entre. L'instant d'apres, la cabaretiere faisait son entree, s'inclinant de droite et de gauche, avec force reverences et salutations. Elle n'en etait plus a ses debuts devant un juge d'instruction, la veuve Chupin, et elle n'ignorait pas quel grand respect on doit a la justice. Aussi s'etait-elle paree pour l'interrogatoire. Elle avait lisse en bandeaux plats ses cheveux gris rebelles et avait tire tout le parti possible des vetements qu'elle portait. Meme, elle avait obtenu du directeur du Depot qu'on lui achetat, avec l'argent trouve sur elle lors de son arrestation, un bonnet de crepe noir et deux mouchoirs blancs, ou elle se proposait de "pleurer toutes les larmes de son corps" aux moments pathetiques. Pour seconder ces artifices de toilette, elle avait tire de son repertoire de grimaces, un petit air innocent, malheureux et resigne, tout a fait propre, selon elle, a se concilier les bonnes graces et l'indulgence du magistrat dont son sort allait dependre. Ainsi travestie, les yeux baisses, la voix mielleuse, le geste patelin, elle ressemblait si peu a la terrible patronne de la _Poivriere_ que ses pratiques eussent hesite a la reconnaitre. En revanche, rien que sur la mine, un vieux et honnete celibataire lui eut propose vingt francs par mois pour se charger de son menage. Mais M. Segmuller avait demasque bien d'autres hypocrisies, et l'idee qui lui vint fut celle qui brilla dans les yeux de Lecoq. --Quelle vieille comedienne!... Sa perspicacite, il est vrai, devait etre singulierement aidee par quelques notes qu'il venait de parcourir. Ces notes etaient simplement le dossier de la veuve Chupin adresse a titre de renseignement au parquet par la Prefecture de police. Son examen acheve, le juge d'instruction fit signe a Goguet, son souriant greffier, de se preparer a ecrire. --Votre nom?... demanda-t-il brusquement a la prevenue. --Aspasie Clapard, mon bon monsieur, repondit la vieille femme, veuve Chupin, pour vous servir. Elle esquissa une belle reverence, et ajouta: --Veuve legitime, s'entend, j'ai mes papiers de mariage dans ma commode, et si on veut envoyer quelqu'un.... --Votre age?... interrompit le juge. --Cinquante-quatre ans. --Votre profession?... --Debitante de boissons, a Paris, tout pres de la rue du Chateau-des-Rentiers, a deux pas des fortifications. Ces questions d'individualite sont le debut oblige de tout interrogatoire. Elles laissent au prevenu et au juge le temps de s'etudier reciproquement, de se tater pour ainsi dire, avant d'engager la lutte serieuse, comme deux adversaires qui, sur le point de se battre a l'epee, essaieraient quelques passes avec des fleurets mouchetes. --Maintenant, poursuivit le juge, occupons-nous de vos antecedents. Vous avez deja subi plusieurs condamnations?... La vieille recidiviste etait assez au fait de la procedure criminelle pour n'ignorer pas le mecanisme de ce fameux casier judiciaire, une des merveilles de la justice francaise, qui rend si difficiles les negations d'identite. --J'ai eu des malheurs, mon bon juge, pleurnicha-t-elle. --Oui, et en assez grand nombre. Tout d'abord, vous avez ete poursuivie pour recel d'objets voles. --Mais j'ai ete renvoyee plus blanche que neige. Mon pauvre defunt avait ete trompe par des camarades. --Soit. Mais c'est bien vous qui, pendant que votre mari subissait sa peine, avez ete condamnee pour vol a un mois de prison une premiere fois, et a trois mois ensuite. --J'avais des ennemis qui m'en voulaient, des voisins qui ont fait des cancans... --En dernier lieu, vous avez ete condamnee pour avoir entraine au desordre des jeunes filles mineures.... --Des coquines, mon bon cher monsieur, des petites sans coeur... Je leur avais rendu service, et apres elles sont allees conter des menteries pour me faire du tort ... j'ai toujours ete trop bonne. La liste des malheurs de l'honnete veuve n'etait pas epuisee, mais M. Segmuller crut inutile de poursuivre. --Voila le passe, reprit-il. Pour le present, votre cabaret est un repaire de malfaiteurs. Votre fils en est a sa quatrieme condamnation, et il est prouve que vous avez encourage et favorise ses detestables penchants. Votre belle-fille, par miracle, est restee honnete et laborieuse, aussi l'avez-vous accablee de tant de mauvais traitements que le commissaire du quartier a du intervenir. Quand elle a quitte votre maison, vous vouliez garder son enfant... pour l'elever comme son pere, sans doute. C'etait, pensa la vieille, le moment de s'attendrir. Elle sortit de sa poche son mouchoir neuf, roide encore de l'appret, et essaya en se frottant energiquement les yeux de s'arracher une larme ... On en eut aussi aisement tire d'un morceau de parchemin. --Misere!... gemissait-elle, me soupconner, moi, de songer a conduire a mal mon petit-fils, mon pauvre petit Toto!... Je serais donc pire que les betes sauvages, je voudrais donc la perdition de mon propre sang!... Mais ces lamentations paraissaient ne toucher que tres-mediocrement le juge; elle s'en apercut, et changeant brusquement de systeme et de ton, elle entama sa justification. Elle ne niait rien positivement, mais elle rejetait tout sur le sort, qui n'est pas juste, qui favorise les uns, non les meilleurs souvent, et accable les autres. Helas! elle etait de ceux qui n'ont pas de chance, ayant toujours ete innocente et persecutee. En cette derniere affaire, par exemple, ou etait sa faute? Un triple meurtre avait ensanglante son cabaret, mais les etablissements les plus honnetes ne sont pas a l'abri d'une catastrophe pareille. Elle avait eu le temps de reflechir, dans le silence des "secrets," elle avait fouille jusqu'aux derniers replis de sa conscience, et cependant elle en etait encore a se demander quels reproches on pouvait raisonnablement lui adresser.... --Je puis vous le dire, interrompit le juge: on vous reproche d'entraver autant qu'il est en vous l'action de la loi.... --Est-il, Dieu!... possible!... --Et de chercher a egarer la justice. C'est de la complicite, cela, veuve Chupin, prenez-y garde. Quand la police s'est presentee, au moment meme du crime, vous avez refuse de repondre. --J'ai dit tout ce que je savais. --Eh bien!... il faut me le repeter. M. Segmuller devait etre content. Il avait conduit l'interrogatoire de telle sorte, que la veuve Chupin se trouvait naturellement amenee a entreprendre d'elle-meme le recit des faits. C'etait un point capital. Des questions directes eussent peut-etre eclaire cette vieille, si fine, qui gardait tout son sang-froid, et il importait qu'elle ne soupconnat rien de ce que savait ou de ce qu'ignorait l'instruction. En l'abandonnant a sa seule inspiration, on devait obtenir dans son integrite la version qu'elle se proposait de substituer a la verite. Cette version, ni le juge, ni Lecoq n'en doutaient, devait avoir ete concertee au poste de la place d'Italie, entre le meurtrier et le faux ivrogne, et transmise ensuite a la Chupin par ce hardi complice. --Oh!... la chose est bien simple, mon bon monsieur, commenca l'honnete cabaretiere. Dimanche soir, j'etais seule au coin de mon feu, dans la salle basse de mon etablissement, quand tout a coup la porte s'ouvre, et je vois entrer trois hommes et deux dames. M. Segmuller et le jeune policier echangerent un rapide regard. Le complice avait vu relever les empreintes, donc on n'essayait pas de contester la presence des deux femmes. --Quelle heure etait-il? demanda le juge. --Onze heures a peu pres. --Continuez. --Sitot assis, poursuivit la veuve, ces gens me commandent un saladier de vin a la francaise. Sans me vanter, je n'ai pas ma pareille pour preparer cette boisson. Naturellement, je les sers, et aussitot apres, comme j'avais des blouses a repriser pour mon garcon, je monte a ma chambre qui est au premier. --Laissant ces individus seuls? --Oui, mon juge. --C'etait, de votre part, beaucoup de confiance. La veuve Chupin secoua melancoliquement la tete. --Quand on n'a rien, prononca-t-elle, on ne craint pas les voleurs. --Poursuivez, poursuivez... -Alors, donc, j'etais en haut depuis une demi-heure, quand on se met a m'appeler d'en bas: "Eh! la vieille!" Je descends, et je me trouve nez a nez avec un grand individu tres-barbu, qui venait d'entrer. Il voulait un petit verre de fil-en-quatre ... Je le sers, seul a une table. --Et vous remontez? interrompit le juge. L'ironie fut-elle comprise de la Chupin? sa physionomie ne le laissa pas deviner. --Precisement, mon bon monsieur, repondit-elle. Seulement, cette fois, j'avais a peine repris mon de et mon aiguille, que j'entends un tapage terrible dans ma salle. Dare dare je degringole mon escalier, pour mettre le hola...Ah! bien, oui!... Les trois premiers arrives etaient tombes sur le dernier venu, et ils l'assommaient de coups, mon bon monsieur, ils le massacraient... Je crie... c'est comme si je chantais. Mais voila que l'individu qui etait seul contre trois sort un pistolet de sa poche; il tire et tue un des autres, qui roule a terre... Moi, de peur, je tombe assise sur mon escalier, et pour ne pas voir, car le sang coulait, je releve mon tablier sur ma tete... L'instant d'apres, monsieur Gevrol arrivait avec ses agents, on enfoncait ma porte, et voila... Ces odieuses vieilles, qui ont trafique de tous les vices et bu toutes les hontes, atteignent parfois une perfection d'hypocrisie a mettre en defaut la plus subtile penetration. Un homme non prevenu, par exemple, eut pu se laisser prendre a la candeur de la veuve Chupin, tant elle y mettait de naturel, tant elle rencontrait a propos la juste intonation de la franchise, de la surprise ou de l'effroi. Malheureusement elle avait contre elle ses yeux, ses petits yeux gris, mobiles comme ceux de la bete inquiete, ou l'astuce heureuse allumait des etincelles. C'est qu'elle se rejouissait, au-dedans d'elle-meme, de son bonheur et de son adresse, n'etant pas fort eloignee de croire que le juge ajoutait foi a ses declarations. Dans le fait, pas un des muscles du visage de M. Segmuller n'avait trahi ses impressions pendant le recit de la vieille, recit debite avec une prestigieuse volubilite. Quand elle s'arreta, a bout d'haleine, il se leva sans mot dire et s'approcha de son greffier pour surveiller la redaction du proces-verbal de cette premiere partie de l'interrogatoire. Du coin ou il se tenait modestement assis, Lecoq ne cessait d'observer la prevenue. --Elle pense pourtant, se disait-il, que c'est fini, et que sa deposition va passer comme une lettre a la poste. Si telle etait, en effet, l'esperance de la veuve Chupin, elle ne tarda pas a etre decue. M. Segmuller, apres quelques legeres observations au souriant Goguet, vint s'asseoir pres de la cheminee, estimant le moment arrive de pousser vivement l'interrogatoire. --Ainsi, veuve Chupin, commenca-t-il, vous affirmez n'etre pas restee un seul instant pres des gens qui etaient entres boire chez vous? --Pas une minute. --Ils entraient et commandaient, vous les serviez et vous vous hatiez de sortir. --Oui, mon bon monsieur. --Il me parait impossible, cependant, que vous n'ayez pas surpris quelques mots de leur conversation. De quoi causaient-ils? --Ce n'est pas mon habitude d'espionner mes pratiques. --Enfin, avez-vous entendu quelque chose? --Rien. Le juge d'instruction haussa les epaules d'un air de commiseration. --En d'autres termes, reprit-il, vous refusez d'eclairer la justice. --Oh!... si on peut dire... --Laissez-moi finir. Toutes ces histoires invraisemblables de sorties, de blouses pour votre fils a raccommoder dans votre chambre, vous ne les avez inventees que pour avoir le droit de me repondre: "Je n'ai rien vu, rien entendu, je ne sais rien." Si tel est le systeme que vous adoptez, je declare qu'il n'est pas soutenable et ne serait admis par aucun tribunal. --Ce n'est pas un systeme, c'est la verite. M. Segmuller parut se recueillir, puis tout a coup: --Decidement, vous n'avez rien a me dire sur ce miserable assassin? --Mais ce n'est pas un assassin, mon bon monsieur... --Que pretendez-vous?... --Dame!... il a tue les autres en se defendant. On lui cherchait querelle, il etait seul contre trois hommes, il voyait bien qu'il n'avait pas de grace a attendre de brigands qui.... Elle s'arreta court, toute interdite, se reprochant sans doute de s'etre laissee entrainer, d'avoir eu la langue trop longue. Elle put esperer, il est vrai, que le juge n'avait rien remarque. Un tison venait de rouler du foyer, il avait pris les pincettes et ne semblait preoccupe que du soin de reconstruire artistement l'edifice ecroule de son feu. --Qui me dira, murmurait-il, entre haut et bas, qui me garantira que ce n'est pas cet homme, au contraire, qui a attaque les trois autres.... --Moi, declara carrement la veuve Chupin, moi, qui le jure!... M. Segmuller se redressa, aussi etonne en apparence que possible. --Comment pouvez-vous savoir, prononca-t-il, comment pouvez-vous jurer? Vous etiez dans votre chambre quand la querelle a commence. Grave et immobile sur sa chaise, Lecoq jubilait interieurement. Il trouvait que c'etait un joli resultat, et qui promettait, d'avoir, en huit questions, amene cette vieille rouee a se dementir. Il se disait aussi que la preuve de la connivence eclatait. Sans un interet secret, la vieille cabaretiere n'eut pas pris si imprudemment la defense du prevenu. --Apres cela, reprit le juge, vous parlez peut-etre d'apres ce que vous savez du caractere du meurtrier, vous le connaissez vraisemblablement. --Je ne l'avais jamais vu avant cette soiree-la. --Mais il etait cependant deja venu dans votre etablissement? --Jamais de sa vie. --Oh! Oh!... comment expliquez-vous alors que, entrant dans la salle du bas, pendant que vous etiez dans votre chambre, cet inconnu, cet etranger se soit mis a crier: "He!... la vieille!" Il devinait donc que l'etablissement etait tenu par une femme, et que cette femme n'etait plus jeune? --Il n'a pas crie cela. --Rappelez vos souvenirs; c'est vous-meme qui venez de me le dire. --Je n'ai pas dit cela, mon bon monsieur. --Si ... et on va vous le prouver, en vous relisant votre interrogatoire ... Goguet, lisez, s'il vous plait. Le souriant greffier eut promptement trouve le passage, et de sa meilleure voix il lut la phrase textuelle de la Chupin: "... J'etais en haut depuis une demi-heure, quand d'en bas on se met a m'appeler: "He!... la vieille! Je descends, etc., etc." --Vous voyez bien! insista M. Segmuller. L'assurance de la vieille recidiviste fut sensiblement diminuee par cet echec. Mais loin d'insister, le juge glissa sur cet incident, comme s'il n'y eut pas attache grande importance. --Et les autres buveurs, reprit-il, ceux qui ont ete tues, les connaissiez-vous?... --Non, monsieur, ni d'Eve ni d'Adam. --Et vous n'avez pas ete surprise de voir ainsi arriver chez vous trois inconnus, accompagnes de deux femmes? --Quelquefois le hasard.... --Allons!... vous ne pensez pas ce que vous dites. Ce n'est pas le hasard qui peut amener des clients la nuit, par un temps epouvantable, dans un cabaret mal fame comme le votre, et situe surtout assez loin de toute voie frequentee, au milieu des terrains vagues.... --Je ne suis pas sorciere; ce que je pense, je le dis. --Donc, vous ne connaissez meme pas le plus jeune de ces malheureux, celui qui etait vetu eu soldat, Gustave, enfin? --Aucunement. M. Segmuller nota l'intonation de cette reponse, et plus lentement il ajouta: --Du moins, vous avez bien oui parler d'un ami de ce Gustave, un certain Lacheneur? A ce nom, le trouble de l'hotesse de la _Poivriere_ fut visible, et c'est d'une voix profondement alteree, qu'elle balbutia: --Lacheneur?... Lacheneur?... Jamais je n'ai entendu prononcer ce nom. Elle niait, mais l'effet produit restait, et a part soi, Lecoq jurait qu'il retrouverait ce Lacheneur, ou qu'il perirait a la tache. N'y avait-il pas, parmi les pieces de conviction, une lettre de lui, ecrite, on le savait, dans un cafe du boulevard Beaumarchais? Avec un pareil indice et de la patience... --Maintenant, continua M. Segmuller, nous arrivons aux femmes qui accompagnaient ces malheureux. Quel genre de femmes etait-ce?... --Oh!... des filles de rien du tout. --Etaient-elles richement habillees?... --Tres-miserablement, au contraire. --Bien!... donnez-moi leur signalement. --C'est que... mon bon juge, je les ai a peine vues ... Enfin, c'etaient deux grandes et puissantes gaillardes, si mal baties que, sur le premier moment, comme c'etait le dimanche gras, je les ai prises pour des hommes deguises en femmes. Elles avaient des mains comme des epaules de mouton, la voix cassee, et des cheveux tres-noirs. Elles etaient brunes comme des mulatresses, voila surtout ce qui m'a frappe.... --Assez!... interrompit le juge; j'ai desormais la preuve de votre insigne mauvaise foi. Ces femmes etaient petites, et l'une d'elles etait remarquablement blonde. --Je vous jure, mon bon monsieur.... --Ne jurez pas, je serais force de vous confronter avec un honnete homme qui vous dirait que vous mentez. Elle ne repliqua pas, et il y eut un moment de silence; M. Segmuller se decidait a frapper le grand coup. --Soutiendrez-vous aussi, demanda-t-il, que vous n'aviez rien de compromettant dans la poche de votre tablier? --Rien ... On peut le chercher et fouiller; il est reste chez moi. Cette assurance, sur ce point, ne trahissait-elle pas l'influence du faux ivrogne?... --Ainsi, reprit M. Segmuller, vous persistez ... Vous avez tort, croyez-moi. Reflechissez ... Selon que vous agirez, vous irez aux assises comme temoin ... ou comme complice. Bien que la veuve parut ecrasee sous ce coup inattendu, le juge n'insista pas. On lui relut son interrogatoire, elle le signa et sortit. M. Segmuller aussitot, s'assit a son bureau, remplit un imprime et le remit a son greffier, en disant: --Voici, Goguet, une ordonnance d'extraction pour le directeur du Depot. Allez dire qu'on m'amene le meurtrier. XVII Arracher des aveux a un homme interesse a se taire, et persuade qu'il n'existe pas de preuves contre lui, c'est certes difficile. Mais demander, dans de telles conditions, la verite a une femme, c'est vouloir, dit-on au Palais, c'est pretendre confesser le diable. Aussi, des que M. Segmuller et Lecoq se trouverent seuls, ils se regarderent d'un air qui disait leur inquietude, et combien peu ils conservaient d'espoir. En somme, qu'avait-il produit de positif, cet interrogatoire conduit avec cette dexterite du juge qui sait disposer et manier ses questions, comme un general sait manoeuvrer ses troupes et les faire donner a propos? Il en ressortait la preuve irrecusable de la connivence de la veuve Chupin, et rien de plus. --Cette coquine sait tout!... murmura Lecoq. --Oui, repondit le juge, il m'est presque demontre qu'elle connait les gens qui se trouvaient chez elle, les femmes, les victimes, le meurtrier, tous enfin. Mais il est certain qu'elle connait ce Gustave... Je l'ai lu dans son oeil. Il m'est prouve qu'elle sait qui est ce Lacheneur, cet inconnu dont le soldat mourant voulait se venger, ce personnage mysterieux qui a, tres-evidemment, la clef de cette enigme. C'est cet homme qu'il faudrait retrouver.... --Ah! je le retrouverai, s'ecria Lecoq, quand je devrais questionner les onze cent mille hommes qui se promenent dans Paris! C'etait beaucoup promettre, a ce point que le juge, en depit de ses preoccupations, se laissa aller a rire. --Si seulement, poursuivit Lecoq, si seulement cette vieille sorciere se decidait a parler a son prochain interrogatoire!... --Oui! mais elle ne parlera pas. Le jeune policier hocha la tete. Tel etait bien son avis. Il ne se faisait pas illusion; il avait reconnu entre les sourcils de la veuve Chupin ces plis qui trahissent l'idiote obstination de la brute. --Les femmes ne parlent jamais, reprit le juge, et quand elles semblent se resigner a des revelations, c'est qu'elles esperent avoir trouve un artifice qui egarera les investigations. L'evidence, du moins, ecrase l'homme le plus entete; elle lui casse bras et jambes, il cesse de lutter, il avoue. La femme, elle, se moque de l'evidence. Lui montre-t-on la lumiere, elle ferme les yeux et repond: "Il fait nuit." Qu'on lui tourne la tete vers le soleil qui l'eblouit de ses rayons et l'aveugle, elle persiste et repete: "Il fait nuit." Les hommes, selon la sphere sociale ou ils sont nes, imaginent et combinent des systemes de defense differents. Les femmes n'ont qu'un systeme, quelle que soit leur condition. Elles nient quand meme, toujours, et elles pleurent. Quand, au prochain interrogatoire, je pousserai la Chupin, soyez sur qu'elle trouvera des larmes... Dans son impatience, il frappa du pied. Il avait beau fouiller l'arsenal de ses moyens d'action, il n'y trouvait pas une arme pour briser cette resistance opiniatre. --Si seulement j'avais idee du mobile qui guide cette vieille femme, reprit-il. Mais pas un indice! Qui me dira quel puissant interet lui commande le silence!... Serait-ce sa cause qu'elle defend?... Est-elle complice? Qui nous prouve qu'elle n'a pas aide le meurtrier a combiner un guet-apens? --Oui, repondit lentement Lecoq, oui, cette supposition se presente naturellement a l'esprit. Mais l'accueillir, n'est-ce pas rejeter les premices admises par monsieur le juge?... Si la Chupin est complice, le meurtrier n'est pas le personnage que nous soupconnons, il est simplement l'homme qu'il parait etre. L'objection sembla convaincre M. Segmuller. --Quoi, alors, s'ecria-t-il, quoi!... L'opinion du jeune policier etait faite. Mais pouvait-il decider, lui, l'humble agent de la surete, quand un magistrat hesitait? Il comprit combien sa position lui imposait de reserve, et c'est du ton le plus modeste qu'il dit: --Pourquoi le faux ivrogne n'aurait-il pas ebloui la Chupin en faisant briller a ses yeux les plus magnifiques esperances? Pourquoi ne lui aurait-il pas promis de l'argent, une grosse somme?... Il s'interrompit, le greffier rentrait. Derriere lui s'avancait un garde de Paris qui demeura respectueusement sur le seuil, les talons sur la meme ligne, la main droite a la visiere du shako, la paume en dehors, le coude a la hauteur de l'oeil ... selon l'ordonnance. --Monsieur, dit au juge ce militaire, monsieur le directeur de la prison m'envoie vous demander s'il doit maintenir la veuve Chupin au secret; elle se desespere de cette mesure. M. Segmuller se recueillit un moment. --Certes, murmurait-il, repondant a quelque revolte de sa conscience, certes, c'est une terrible aggravation de peine, mais si je laisse cette femme communiquer avec les autres detenues, une vieille recidiviste comme elle trouvera surement un expedient pour faire parvenir des avis au dehors ... Cela ne se peut, l'interet de la justice et de la verite doit passer avant tout. Cette derniere consideration l'emporta. --Il importe, commanda-t-il, que la prevenue reste au secret jusqu'a nouvel ordre. Le garde de Paris laissa retomber la main du salut, porta le pied droit a trois pouces en arriere du talon gauche, fit demi-tour et s'eloigna au pas ordinaire. La porte refermee, le souriant greffier tira de sa poche une large enveloppe. --Voici, dit-il, une communication de monsieur le directeur. Le juge rompit le cachet et lut a haute voix: "Je ne saurais trop conseiller a monsieur le juge d'instruction de s'entourer de serieuses precautions quand il interrogera le prevenu Mai. "Depuis sa tentative avortee de suicide, ce prevenu est dans un tel etat d'exaltation qu'on a du lui laisser la camisole de force. Il n'a pas ferme l'oeil de la nuit, et les gardiens qui l'ont veille s'attendaient a tout moment a voir la folie se declarer. Cependant il n'a pas prononce une parole. "Quand on lui a presente des aliments ce matin, il les a repousses avec horreur, et je ne serais pas eloigne de lui croire l'intention de se laisser mourir de faim. "J'ai rarement vu un malfaiteur plus dangereux. Je le crois capable de se porter aux plus affreuses extremites...." --Bigre!... exclama le greffier dont le sourire palit; a la place de monsieur le juge, je ferais entrer les soldats qui vont amener ce gaillard-la. --Quoi!... c'est vous, Goguet, fit doucement M. Segmuller, vous, un vieux greffier, qui parlez ainsi. Auriez-vous peur?... --Peur, moi?... Certainement non, mais.... --Bast!... interrompit Lecoq, d'un ton qui trahissait sa confiance en sa prodigieuse vigueur, ne suis-je pas la! Rien qu'en s'asseyant a son bureau, M. Segmuller eut eu comme un rempart entre le prevenu et lui. Il s'y tenait d'habitude; mais apres le mouvement d'effroi de son greffier, il eut rougi de paraitre craindre. Il se placa donc pres du feu, comme l'instant d'avant, quand il interrogeait la Chupin, et sonna pour donner l'ordre d'introduire l'homme, seul. Il insista sur ce mot: seul. La seconde d'apres, la porte s'ouvrait avec une violence terrible, et le meurtrier entrait, se precipitait, plutot, dans le cabinet. Le taureau qui s'echappe de l'abattoir, apres avoir ete manque par la masse du boucher, a ces allures affolees, ces mouvements desordonnes et sauvages. Goguet en blemit derriere sa table, et Lecoq fit un pas, pret a s'elancer. Mais, arrive au milieu de la piece, l'homme s'arreta, promenant autour de lui un regard percant. --Ou est le juge?... demanda-t-il d'une voix rauque. --Le juge, c'est moi, repondit M. Segmuller. --Non ... l'autre. --Quel autre? --Celui qui est venu me questionner hier soir. --Il lui est arrive un accident. En vous quittant il s'est casse la jambe. --Oh!... --Et c'est moi qui le remplace.... Mais le prevenu semblait hors d'etat d'entendre. A son exaltation frenetique succedait subitement un aneantissement mortel. Ses traits contractes par la rage se detendaient. Il etait devenu livide, il chancelait... --Remettez-vous, lui dit le juge d'un ton bienveillant, et si vous vous sentez trop faible pour rester debout, prenez un siege.... Deja, par un prodige d'energie, l'homme s'etait redresse. Meme une flamme, aussitot eteinte, avait brille dans ses yeux.... --Bien des merci de votre bonte, monsieur, repondit-il, mais ca ne sera rien... j'ai eu comme un eblouissement, il est passe. --Il y a longtemps peut-etre que vous n'avez mange?... --Je n'ai rien mange depuis que celui-ci,--il montrait Lecoq,--m'a apporte du pain et du jambon, au violon, la-bas. --Sentez-vous le besoin de prendre quelque chose? --Non!... Quoique cependant ... si c'etait un effet de votre bonte... je boirais bien un verre d'eau. --Voulez-vous du vin avec?... --J'aime mieux de l'eau pure. On lui apporta ce qu'il demandait. Aussitot il se versa un premier verre qu'il avala d'un trait, puis un second qu'il vida lentement. On eut dit qu'il buvait la vie. Il semblait renaitre. XVIII Sur vingt prevenus qui arrivent a l'instruction, dix-huit au moins se presentent armes d'un systeme complet de defense, concu et discute dans le silence des "secrets." Coupables ou innocents, ils ont adopte un role qui commence a l'instant ou, le coeur battant et la gorge seche, ils franchissent le seuil du cabinet redoutable ou les attend le magistrat instructeur. Ce moment de l'entree du prevenu est donc un de ceux ou le juge met en jeu toute la puissance de sa penetration. L'attitude de l'homme doit trahir le systeme, comme une table resume les matieres d'un volume. Mais ici, M. Segmuller n'avait pas, croyait-il, a se defier de trompeuses apparences. Il etait evident pour lui que le prevenu n'avait pu songer a feindre, que le desordre de son arrivee etait aussi reel que son aneantissement present. Du moins, tous les dangers dont avait parle le directeur du Depot etaient ecartes. Le juge alla donc s'etablir a son bureau. Il s'y sentait plus a l'aise, et pour ainsi dire plus fort. La, il tournait le dos au jour, sa tete s'effacait dans l'ombre, et au besoin il pouvait, rien qu'en se baissant, dissimuler une surprise, une impression trop vive. Le prevenu, au contraire, restait en pleine lumiere, et pas un des tressaillements de sa face, pas un des battements de sa paupiere ne devait echapper a une attention serieuse. Il paraissait alors completement remis, et ses traits avaient repris l'insoucieuse immobilite de la resignation. --Vous sentez-vous tout a fait mieux?... lui demanda M. Segmuller. --Je vais tres-bien. --J'espere, poursuivit paternellement le juge, que vous saurez vous moderer, maintenant. Hier, vous avez essaye de vous donner la mort. C'eut ete un grand crime ajoute aux autres, un crime qui... D'un geste brusque, le prevenu l'interrompit. --Je n'ai pas commis de crime, dit-il, d'une voix rude encore, mais non plus menacante. Attaque, j'ai defendu ma peau, ce qui est le droit de chacun. Ils etaient trois sur moi, des enrages ... j'ai tue pour ne pas etre tue. C'est un grand malheur, et je donnerais ma main pour le reparer, mais ma conscience ne me reproche pas ca. Ca ... c'etait le claquement de l'ongle de son pouce sous ses dents. --Cependant, continua-t-il, on m'a arrete et traite comme un assassin. Quand je me suis vu tout seul dans ce cercueil de pierre que vous appelez "le secret," j'ai eu peur, j'ai perdu la tete. Je me suis dit: "Mais, mon garcon, on t'a enterre vivant, il s'agit de mourir, et vite, si tu ne veux pas souffrir." La-dessus, j'ai cherche a m'etrangler. Ma mort ne faisait de tort a personne, je n'ai ni femme ni petits qui comptent sur le travail de mes bras, je m'appartiens. Ce qui n'empeche qu'apres la saignee, on m'a lie dans un sac de toile, comme un fou ... Fou! j'ai cru que je le deviendrais. Toute la nuit les geoliers ont ete apres moi, comme des enfants qui tourmentent une bete enchainee. Ils me tataient, ils me regardaient, ils passaient la chandelle devant mes yeux... Tout cela etait debite avec un sentiment d'amertume profonde, mais sans colere, violemment, mais sans declamation, comme toutes les choses que l'on sent tres-vivement. Et la meme reflexion venait en meme temps au juge et au jeune policier. --Celui-la, pensaient-ils, est tres-fort, on n'en aura pas raison aisement. Apres une minute de meditation, M. Segmuller reprit: --On s'explique, jusqu'a un certain point, un premier mouvement de desespoir dans la prison. Mais plus tard, ce matin meme, vous avez refuse la nourriture qu'on vous offrait.... La sombre figure de l'homme s'eclaira soudain a cette question, ses yeux eurent un clignotement comique, et enfin il eclata de rire, d'un bon rire bien gai, bien franc, bien sonore. --Ca, dit-il, c'est une autre affaire. Certainement, j'ai tout refuse, mais vous allez voir pourquoi ... J'avais les mains prises dans le sac, et les gardiens pretendaient me faire manger comme un poupon a qui sa nourrice donne la bouillie ... Ah! mais non ... j'ai serre les levres de toutes mes forces. Alors il y en a un qui a essaye de m'ouvrir la bouche de force pour y fourrer la cuillere, comme on ouvre la gueule d'un chien malade pour l'obliger a gober une medecine ... Dame!... celui-la j'ai essaye de le mordre, c'est vrai, et si son doigt s'etait trouve entre mes dents, il y restait. Et c'est pour cette raison qu'ils se sont tous mis a lever les bras au ciel, et a dire en me montrant: "Voila un redoutable malfaiteur, un fier scelerat!!!" Ce souvenir lui semblait bien rejouissant, car il se reprit a rire de plus belle, a la grande stupefaction de Lecoq, au grand scandale du bon Goguet, le greffier. De son cote, M. Segmuller avait grand peine a dissimuler completement sa surprise. --Vous etes trop raisonnable, je l'espere, dit-il enfin, pour garder rancune a des hommes, qui, en vous attachant, obeissaient a leurs superieurs, et qui, du reste, ne cherchaient qu'a vous sauver de vos propres fureurs. --Hum!... fit le prevenu, redevenant serieux, je leur en veux encore un petit peu, et si j'en tenais un dans un coin ... Mais ca passera, je me connais, je n'ai pas plus de fiel qu'un poulet. --Il depend d'ailleurs de vous d'etre bien traite; soyez calme, et on ne vous remettra pas la camisole de force. Mais il faut etre calme... Le meurtrier branla tristement la tete. --Je serai donc sage, dit-il, quoique ce soit terriblement dur d'etre en prison quand on n'a rien fait de mal. Si encore j'etais avec des camarades, on causerait, et le temps passerait ... Mais rester seul, tout seul, dans ce trou froid, ou on n'entend rien ... c'est epouvantable. C'est si humide que l'eau coule le long du mur, et on jurerait que c'est des vraies larmes, des larmes d'homme qui sortent de la pierre.... Le juge d'instruction s'etait penche sur son bureau pour prendre une note. Ce mot: "des camarades", l'avait frappe, et il se proposait de le faire expliquer plus tard. --Si vous etes innocent, continua-t-il, vous serez bientot relache, mais il faut etablir votre innocence. --Que dois-je faire pour cela? --Dire la verite, toute la verite, repondre en toute sincerite, sans restrictions, sans arriere-pensee aux questions que je vous poserai. --Pour ca, on peut compter sur moi. Il levait deja la main comme pour prendre Dieu et les hommes a temoin de sa bonne foi, M. Segmuller lui ordonna de l'abaisser, en ajoutant: --Les prevenus ne pretent pas serment. --Tiens!... fit l'homme d'un air etonne, c'est drole! Tout en semblant laisser s'egarer le prevenu, le juge ne le perdait pas de vue. Il avait surtout voulu, par ces preliminaires, le rassurer, le mettre a l'aise, ecarter autant que possible ses defiances, et il estimait le but qu'il se proposait atteint. --Encore une fois, reprit-il, pretez-moi toute votre attention, et n'oubliez pas que votre liberte depend de votre franchise. Comment vous nommez-vous? --Mai. --Quels sont vos prenoms? --Je n'en ai pas. --C'est impossible. Un mouvement du prevenu trahit une impatience aussitot maitrisee. --Voici, repondit-il, la troisieme fois qu'on me dit cela depuis hier. C'est ainsi, cependant. Si j'etais menteur, rien ne serait si simple que de vous dire que je m'appelle Pierre, Jean ou Jacques ... Mais mentir n'est pas mon genre. Vrai, je n'ai pas de prenoms. S'il s'agissait de surnoms, ce serait autre chose, j'en ai eu beaucoup. --Lesquels?... --Voyons ... pour commencer, quand j'etais chez le pere Fougasse, on m'appelait l'Affiloir, parce que, voyez-vous... --Qui etait ce pere Fougasse? --Le roi des hommes pour les betes sauvages, monsieur le juge. Ah!... il pouvait se vanter de posseder une menagerie, celui-la. Tigres, lions, perroquets de toutes les couleurs, serpents gros comme la cuisse, il avait tout. Malheureusement il avait aussi une connaissance qui a tout mange. Se moquait-il, parlait-il serieusement? Il etait si malaise de le discerner, que M. Segmuller et Lecoq etaient egalement indecis. Goguet, lui, tout en minutant l'interrogatoire, riait. --Assez!... interrompit le juge, quel age avez-vous? --Quarante-quatre ou cinq ans. --Ou etes-vous ne?... --En Bretagne, probablement. Pour le coup, M. Segmuller crut decouvrir une intention ironique qu'il importait de reprimer. --Je vous previens, dit-il durement, que si vous continuez ainsi, votre liberte est fort compromise. Chacune de vos reponses est une inconvenance. La plus sincere desolation, melee d'inquietude, se peignit sur les traits du meurtrier. --Ah!... il n'y a pas d'offense, monsieur le juge, gemit-il. Vous me questionnez, je reponds... Vous verriez bien que je dis vrai, si vous me laissiez vous conter ma petite affaire. XIX "Prevenu bavard, cause bien instruite," dit un vieux proverbe du Palais. C'est qu'il semble impossible, en effet, qu'un coupable, epie par le juge, puisse parler beaucoup sans que sa langue trahisse son intention ou sa pensee, sans qu'il s'evapore quelque chose du secret qu'il pretend garder. Les plus simples, parmi les prevenus, ont compris cela. Aussi, obliges a une prodigieuse contention d'esprit, sont-ils generalement plus que reserves. Enfermes dans leur systeme de defense, comme une tortue dans sa carapace, ils n'en sortent que le moins possible et avec la plus ombrageuse circonspection. A l'interrogatoire, ils repondent, il le faut bien, mais c'est comme a regret, brievement, ils sont avares de details. Ici, l'accuse etait prodigue de paroles. Ah!... il n'avait pas l'air de craindre de "se couper." Il n'hesitait pas, a l'exemple de ceux qui tremblent de disloquer d'un mot le roman qu'ils s'efforcent de substituer a la verite. En d'autres circonstances, c'eut ete une presomption en sa faveur. --Expliquez-vous donc!... repondit M. Segmuller a la requete indirecte de son prevenu. Le meurtrier ne dissimula pas adroitement la joie que lui causait la liberte qui lui etait accordee. L'eclat de ses yeux, le gonflement de ses narines, revelerent une satisfaction pareille a celle du chanteur de romances qu'on traine au piano. Il se campa, la tete en arriere, en beau parleur sur de ses moyens et de ses effets, promena sa langue sur ses levres pour les humecter, et dit: --Comme cela, c'est mon histoire que vous me demandez? --Oui. --Pour lors, monsieur le juge, vous saurez qu'un beau jour, il y a de cela quarante-cinq ans, le pere Tringlot, directeur d'une troupe pour la souplesse, la force et la dislocation, s'en allait de Guingamp a Saint-Brieuc par la grande route. Naturellement, il voyageait dans ses deux grandes voitures, avec son epouse, son materiel et ses artistes. Tres-bien. Mais voila que peu apres avoir depasse un gros bourg nomme Chatelaudren, regardant de droite et de gauche, il apercoit sur le revers d'un fosse quelque chose de blanc qui grouillait. "Faut que je voie ce que c'est," dit-il a son epouse. Il arrete, descend, va au fosse, prend la chose et pousse un cri. Vous me demanderez: Qu'avait-il donc trouve, cet homme? Oh! mon Dieu! c'est bien simple. Il venait de trouver votre serviteur, alors age d'environ dix mois. Il salua a la ronde sur ces derniers mots. --Naturellement, reprit-il, le pere Tringlot me porte a son epouse, une bien brave femme, tout de meme. Elle me prend, m'examine, me tate, et dit: "Il est fort, ce mome, et bien venant; il faut le garder, puisque sa mere a eu l'abomination de l'abandonner. Je lui donnerai des lecons, et dans cinq ou six ans il nous fera honneur." La dessus, on commence a me chercher un nom. On etait aux premiers jours du mois de mai; il fut decide que je m'appellerais Mai, et Mai je suis depuis ce jour-la, sans prenom. Il s'interrompit, et son regard s'arreta successivement sur ses trois auditeurs, comme s'il eut quete une approbation. L'approbation ne venant pas, il poursuivit: --C'etait un homme simple, le pere Tringlot, et ignorant les lois. Il ne declara pas sa trouvaille a l'autorite. De la sorte, je vivais, mais je n'existais pas, puisqu'il faut etre inscrit sur un registre de mairie pour exister. Tant que j'ai ete moutard, je ne me suis pas inquiete de cela. Plus tard, quand j'ai ete sur mes seize ans, quand je venais a penser a la negligence du bonhomme, je m'en rejouissais au dedans de moi-meme. Je me disais: Mai, mon gars, tu n'es couche sur aucun registre du gouvernement, donc tu ne tireras pas au sort, par consequent tu ne partiras pas soldat. Ce n'etait pas du tout dans mon idee d'etre soldat, je ne me serais pas fait inscrire pour un boulet de canon. Bien plus tard encore, l'age de la conscription passe, un homme de loi m'a dit que si je reclamais pour avoir un etat civil on me ferait de la peine. Alors, je me suis decide a exister en contrebande. De n'etre personne, ca a ses bons et ses mauvais cotes. Je n'ai pas servi, c'est vrai, mais je n'ai jamais eu de papiers. Ah!... ca m'a fait manger de la prison plus souvent qu'a mon tour. Mais comme, en definitive, je n'ai jamais ete fautif, je m'en suis toujours tire... Et voila pourquoi je n'ai pas de prenom, et comment je ne sais pas au juste ou je suis ne... Si la verite a un accent particulier, ainsi que l'ont ecrit des moralistes, le meurtrier avait trouve cet accent-la. Voix, geste, regard, expression, tout etait d'accord: pas un mot de sa longue narration n'avait detonne. --Maintenant, dit froidement M. Segmuller, quels sont vos moyens d'existence? A la mine deconfite du meurtrier, on eut jure qu'il avait compte que son eloquence allait lui ouvrir les portes de la prison. --J'ai un etat, repondit-il piteusement, celui que m'a montre la mere Tringlot. J'en vis, et j'en ai vecu en France et dans d'autres contrees. Le juge pensa trouver la un defaut de cuirasse. --Vous avez habite l'etranger? demanda-t-il. --Un peu!... Voila seize ans que je travaille, tantot en Allemagne, tantot en Angleterre, avec la troupe de M. Simpson. --Ainsi vous etes saltimbanque. Comment avec un tel metier vos mains sont-elles si blanches et si soignees? Loin de paraitre embarrasse, le prevenu etala ses mains et les examina avec une visible complaisance. --C'est vrai, au moins, fit-il, qu'elles sont jolies ... c'est que je les soigne. --On vous entretient donc a ne rien faire? --Ah!... mais non!... Seulement, monsieur le juge, je suis, moi, pour parler au public, pour "tourner le compliment," pour faire le boniment, comme on dit ... et, sans me flatter, j'ai une certaine capacite. M. Segmuller se caressait le menton, ce qui est son tic lorsqu'il suppose qu'un prevenu s'enferre. --En ce cas, dit-il, veuillez me donner un echantillon de votre talent. --Oh!... fit l'homme, semblant croire a une plaisanterie, oh!... --Obeissez, je vous prie, insista le juge. Le meurtrier ne se defendit plus. A la seconde meme, sa mobile physionomie prit une expression toute nouvelle, melange singulier de betise, d'impudence et d'ironie. En guise de baguette, il prit une regle sur le bureau du juge, et d'une voix fausse et stridente, avec des intonations bouffonnes, il commenca: "_Silence, la musique!... Et toi, la grosse caisse, la paix!... Voici, messieurs et dames, l'heure, l'instant et le moment de la grrrande et unique representation du theatre des prestiges, sans pareil au monde pour le trapeze et la danse de corde, les elevations et les dislocations, et autres exercices de grace, de souplesse et de force, avec le concours d'artistes de la capitale ayant eu l'honneur...." --Il suffit!... interrompit le juge, vous debitiez cela en France, mais en Allemagne?... --Naturellement, je parle la langue du pays. --Voyons!... commanda M. Segmuller, dont l'allemand etait la langue maternelle. Le prevenu quitta son air niais, se grima d'une importance comique, et sans l'ombre d'une hesitation il reprit du ton le plus emphatique: "_Mit Bewilligung der hochloeblichen Obrigkeit wird heute vor hiesiger ehrenwerthen Buergerschaft zum erstenmal aufgefuehrt... _Genovefa, _oder_ die...." [Note: Avec la permission de l'autorite locale, sera representee devant l'honorable bourgeoisie, pour la premiere fois ... _Genevieve_ ou la...] --Assez!... dit durement le juge. Il se leva, peut-etre pour cacher sa deception, et ajouta: --On va aller chercher un interprete, qui nous dira si vous vous exprimez aussi facilement en anglais. Lecoq, sur ces mots, s'avanca modestement: --Je parle l'anglais, dit-il. --Alors, tres-bien. Vous m'avez entendu, prevenu... Deja l'homme s'etait une fois encore transforme. Le flegme et la gravite britanniques se peignaient sur son visage, ses gestes etaient devenus roides et compasses. C'est du ton le plus serieux qu'il dit: "_Ladies, and Gentlemen, Long life to our queen, and to the honourable mayor of that town. No country England excepted,--our glorious England!--should produce such a strange thing, such a parangon of curiosity..." [Note: Mesdames et messieurs. Longue vie a notre reine et a l'honorable maire de cette ville. Aucune contree, l'Angleterre exceptee,--notre glorieuse Angleterre!--ne saurait produire une chose aussi etrange, un pareil exemple de curiosite!...] Pendant une minute encore, il parla sans interruption. M. Segmuller s'etait accoude a son bureau le front entre ses mains, Lecoq dissimulait mal sa stupeur. Seul, Goguet, le souriant greffier s'amusait... XX Le directeur du Depot, ce fonctionnaire a qui vingt ans de pratique des prisons et des detenus donnaient une autorite d'oracle, cet observateur si difficile a surprendre, avait ecrit au juge d'instruction: "Entourez-vous de precautions, avant d'interroger le prevenu Mai." Pas du tout! au lieu du dangereux malfaiteur dont l'annonce seule avait fait palir le greffier, on trouvait une maniere de philosophe pratique, inoffensif et jovial, vaniteux et beau parleur, un homme a boniments, un pitre, enfin! La deconvenue etait etrange. Cependant, loin de souffler a M. Segmuller la tentation de renoncer au point de depart de Lecoq, elle enfonca plus profondement dans son esprit le systeme du jeune policier. S'il restait silencieux, les coudes sur la tablette de son bureau, les mains croisees sur les yeux, c'est que, dans cette position, rien qu'en ecartant les doigts, il pouvait, a loisir, etudier son homme. L'attitude de ce meurtrier etait inconcevable. Son "compliment" anglais termine, il restait au milieu du cabinet, la physionomie etonnee, moitie content, moitie inquiet, mais aussi a l'aise que s'il eut ete sur les treteaux ou il disait avoir passe la moitie de sa vie. Et, reunissant tout ce qu'il avait d'intelligence et de penetration, le juge s'efforcait de saisir quelque chose, un indice, un tressaillement d'espoir, une contraction d'angoisse, sur ce masque plus enigmatique en sa mobilite que la face de bronze des sphynx. Jusqu'alors, M. Segmuller avait le dessous. Il est vrai qu'il n'avait point encore attaque serieusement. Il n'avait utilise aucune des armes que lui avait forgees Lecoq. Mais le depit le gagnait, il fut aise de le voir, a la facon brusque dont il releva la tete au bout d'un moment. --Je le reconnais, dit-il au prevenu, vous parlez couramment les trois grandes langues de l'Europe. C'est un rare talent. Le meurtrier s'inclina, un sourire orgueilleux aux levres. --Mais cela n'etablit pas votre identite, continua le juge. Avez-vous des repondants a Paris?... Pouvez-vous indiquer une personne honorable qui garantisse votre individualite? --Eh!... monsieur, il y a seize ans que j'ai quitte la France et que je vis sur les grands chemins et dans les foires... --N'insistez pas, la prevention ne saurait se contenter de ces raisons. Il serait trop aise d'echapper aux consequences de ses antecedents. Parlez-moi de votre dernier patron, M. Simpson ... Quel est ce personnage? --M. Simpson est un homme riche, repondit le prevenu d'un ton froisse, riche a plus de deux cent mille francs, et honnete. En Allemagne, il travaille avec un theatre de marionnettes; en Angleterre, il fait voir des phenomenes, selon le gout des pays... --Eh bien!... ce millionnaire peut temoigner en votre faveur; il doit etre facile de le retrouver. En ce moment, Lecoq n'avait plus un brin de fil sec sur lui; il l'a avoue depuis. En dix paroles, le prevenu allait confirmer ou reduire en poudre les affirmations de l'enquete... --Certes, repondit-il avec emphase, M. Simpson ne peut dire que du bien de moi. Il est assez connu pour qu'on le retrouve, seulement cela demandera du temps. --Pourquoi?... --Parce que, a l'heure qu'il est, il doit etre en route pour l'Amerique. C'est meme ce voyage qui m'a fait le quitter... je crains la mer. Les angoisses dont les griffes aigues dechiraient le coeur de Lecoq s'envolerent. Il respira. --Ah!...fit le juge sur trois tons differents, ah!... ah!.... --Quand je dis qu'il est en route, reprit vivement le prevenu, il se peut que je me trompe, et qu'il ne soit pas encore parti. Ce qui est sur, c'est qu'il avait arrange toutes ses affaires pour s'embarquer quand nous nous sommes separes. --Sur quel navire devait-il prendre passage? --Il ne me l'a pas dit. --Ou vous etes vous quittes? --A Leipzig, en Saxe... --Quand? --Vendredi dernier. M. Segmuller haussa dedaigneusement les epaules... --Vous etiez a Leipzig vendredi, vous?... fit-il. Depuis quand donc etes-vous a Paris? --Depuis dimanche, a quatre heures du soir. --Voila ce qu'il faudrait prouver. A la contraction du visage du meurtrier, on dut supposer un puissant effort de memoire. Pendant pres d'une minute, il parut chercher, interrogeant de l'oeil le plafond et le sol alternativement, se grattant la tete, frappant du pied. --Comment prouver, murmurait-il, comment?... Le juge se lassa d'attendre. --Je vais vous aider, dit-il. Les gens de l'auberge ou vous etiez loges a Leipzig ont du vous remarquer?... --Nous ne sommes pas descendus a l'auberge. --Ou donc avez-vous mange, couche?... --Dans la grande voiture de M. Simpson, elle etait vendue, mais il ne devait la livrer qu'au port ou il s'embarquait. --Quel est ce port?... --Je l'ignore. Moins habitue que le juge a garder le secret de ses impressions, Lecoq ne put s'empecher de se frotter les mains. Il voyait son prevenu convaincu de mensonge, "colle au mur," selon son expression. --Ainsi, reprit M. Segmuller, vous n'avez a offrir a la justice que votre seule affirmation? --Attendez donc, dit le prevenu en etendant les bras en avant comme s'il eut pu saisir entre ses mains une inspiration encore vague, attendez donc... Lorsque je suis arrive a Paris, j'avais une malle. --Ensuite?... --Elle est toute remplie de linge marque de la premiere lettre de mon nom. J'ai dedans des paletots, des pantalons, deux costumes pour mon etat... --Passez. --Alors donc, en descendant du chemin de fer, j'ai porte cette malle dans un hotel tout pres de la gare... Il s'arreta court, visiblement decontenance. --Le nom de cet hotel? demanda le juge. --Helas!... monsieur, c'est precisement ce que je cherche, je l'ai oublie. Mais je n'ai pas oublie la maison, il me semble la voir encore, et si on me conduisait aux environs, je la reconnaitrais certainement. Les gens de l'hotel me remettraient, et d'ailleurs ma malle serait la pour faire preuve. A part soi, Lecoq se promettait une petite enquete preparatoire dans les hotels qui entourent la gare du Nord. --Soit, prononca le juge, on fera peut-etre ce que vous demandez. Maintenant deux questions: Comment, arrive a Paris a quatre heures, vous trouviez-vous a minuit a la _Poivriere_, un repaire de malfaiteurs, situe au milieu des terrains vagues, impossible a trouver la nuit quand on ne le connait pas?... En second lieu, comment, possedant tous les effets que vous dites, etiez-vous si miserablement vetu?... L'homme sourit a ces questions. --Vous allez comprendre, monsieur le juge, repondit-il. Quand on voyage en troisieme, on ereinte ses vetements, voila pourquoi, au depart, j'ai mis ce que j'avais de plus mauvais. En arrivant, quand j'ai senti sous mes pieds le pave de Paris, je suis devenu comme fou; j'avais de l'argent, c'etait le dimanche gras, je n'ai pense qu'a faire la noce, et pas du tout a me changer. M'etant amuse autrefois a la barriere d'Italie, j'y ai couru et je suis entre chez un marchand de vins. Pendant que je mangeais un morceau, deux individus pres de moi parlaient de passer la nuit au bal de l'_Arc-en-ciel_. Je leur demande de m'y conduire, ils acceptent, je paye une tournee et nous partons. Mais voila qu'a ce bal, les jeunes gens m'ayant quitte pour danser, je commence a m'ennuyer a cent sous par tete. Vexe, je sors, et ne voulant pas demander mon chemin, une betise, quoi! je me perds dans une grande plaine sans maisons. J'allais revenir sur mes pas, quand j'apercois pas loin une lumiere; je marche droit dessus... et j'arrive a ce cabaret maudit. --Comment les choses se sont-elles passees? --Oh!... bien simplement. J'entre, j'appelle, on vient, je demande un verre de dur, on me sert, je m'asseois et j'allume un cigare. Alors, je regarde. L'endroit etait affreux a donner la chair de poule. A une table, trois hommes avec deux femmes buvaient en causant tout bas. Il parait que ma figure ne leur revient pas. L'un d'eux se leve, vient a moi et me dit: "Toi, tu es de la police, tu es venu ici pour nous moucharder, ton affaire est claire." Moi, je reponds que je n'en suis pas, il me dit que si, je soutiens que non..., si... non... Bref, il jure qu'il en est sur et que meme j'ai une fausse barbe. La-dessus, il m'empoigne la barbe et la tire. Il me fait mal, je me dresse, et v'lan, d'un coup de tampon je l'envoie a terre. Malheur!... Voila les autres sur moi... J'avais mon revolver... vous savez le reste. --Et les deux femmes, pendant ce temps, que faisaient-elles?... --Ah!... j'avais trop d'ouvrage pour m'en occuper!... Elles ont file. --Mais vous les avez vues en arrivant ... Comment etaient-elles?... --C'etaient, ma foi!... deux laides matines, taillees comme des carabiniers et noires comme des taupes!... Entre le mensonge plausible et la verite improbable, la justice, institution humaine, c'est-a-dire sujette a l'erreur, doit opter pour la vraisemblance. Depuis une heure, cependant, M. Segmuller faisait precisement le contraire. Aussi n'etait-il pas sans inquietudes. Mais ses derniers doutes se dissiperent comme un brouillard au soleil, quand le prevenu declara que les deux femmes etaient grandes et "noires." Selon lui, cette audacieuse assertion demontrait la cordiale entente du meurtrier et de la Chupin. Elle trahissait un roman imagine pour egarer l'enquete. Il en concluait que, sous ces apparences si habilement accumulees, existaient des faits d'autant plus graves qu'on prenait plus de peine pour les derober a toute appreciation. Si l'homme eut dit: "Les femmes etaient blondes," M. Segmuller n'eut plus su que croire. Certes, sa satisfaction fut immense, mais son visage demeura impenetrable. Il importait de laisser le prevenu dans cette idee qu'il jouait la prevention. --Vous comprenez, lui dit le juge d'un ton de bonhomie parfaite, combien il serait important de retrouver ces deux femmes. Si leur temoignage s'accordait avec vos allegations, votre position serait singulierement amelioree. --Oui, je comprends cela, mais comment mettre la main dessus?... --La police est la ... ses agents sont au service des prevenus des qu'il s'agit de les mettre a meme d'etablir leur innocence. Avez-vous fait quelques observations qui puissent preciser le signalement et faciliter les recherches? Lecoq, dont l'oeil ne quittait pas le prevenu, crut surprendre un sourire montant a ses levres. --Je n'ai rien remarque, dit-il froidement. Depuis un moment, M. Segmuller avait ouvert le tiroir de son bureau. Il en sortit la boucle d'oreille ramassee sur le theatre du crime, et la presenta brusquement a l'homme, en disant: --Ainsi, vous n'avez pas apercu ceci aux oreilles d'une des femmes?... L'imperturbable insouciance du prevenu ne fut pas alteree. Il prit la boucle d'oreille, l'examina attentivement, la fit miroiter au jour, admira ses feux, et dit: --C'est une belle pierre, mais je ne l'avais pas remarquee. --Cette pierre, insista le juge, est un diamant. --Ah!... --Oui, et qui vaut plusieurs milliers de francs. --Tant que ca!... Cette exclamation etait bien dans l'esprit du role, mais le meurtrier n'y sut pas mettre la naivete convenable, ou plutot il l'exagera. Un nomade comme lui, qui avait couru toutes les capitales de l'Europe, ne devait pas s'ebahir tant que cela de la valeur d'un diamant. Cependant M. Segmuller n'abusa pas de l'avantage remporte. --Autre chose, dit-il. Quand vous avez jete votre arme, en criant: Venez me prendre, quelles etaient vos intentions?... --Je comptais fuir.... --Par ou?... --Dame!... monsieur, par la porte, par... --Oui, par la porte de derriere, fit le juge avec une ironie glaciale. Reste a expliquer comment vous, qui entriez dans ce cabaret pour la premiere fois, vous aviez connaissance de cette issue. Pour la premiere fois, l'oeil du prevenu se troubla, son assurance disparut, mais ce ne fut qu'un eclair, et il eclata de rire, mais d'un rire faux, voilant mal son angoisse. --Quelle farce!... repondit-il, je venais de voir les deux femmes filer par la... --Pardon!... vous venez de declarer que vous ne vous etes pas apercu du depart des femmes, que vous aviez trop d'ouvrage pour surveiller leurs mouvements. --Ai-je dit cela?... --Mot pour mot; on va vous donner lecture du passage. Goguet ... lisez. Le greffier lut, mais alors l'homme entreprit de contester la signification de ses expressions... Il n'avait pas dit, pretendait-il, certainement il n'avait pas voulu dire... on l'avait mal compris.... Lecoq etait aux anges. --Toi, mon bonhomme, pensait-il, tu discutes, tu patauges, tu es perdu... La reflexion etait d'autant plus juste, que la situation d'un prevenu devant le magistrat instructeur peut etre comparee a celle d'un homme qui, ne sachant pas nager, s'est avance dans la mer jusqu'a avoir de l'eau au ras de la bouche. Tant qu'il garde son equilibre tout va bien. Chancele-t-il?... Aussitot il perd plante. S'il se debat et barbotte, c'en est fait; il avale une gorgee, la vague prochaine le roule; il veut crier, il boit..., il est noye. --Assez, dit le juge, dont les questions allaient se multiplier et porter sur tous les points, assez. Comment, sortant avec l'intention de vous amuser, aviez-vous dans une de vos poches le revolver que voici. --Je l'avais sur moi pour la route, je n'ai pas plus songe a le deposer a l'hotel qu'a changer de vetements. --Ou l'avez-vous achete? --Il m'a ete donne par M. Simpson, c'est un souvenir. --Convenez, remarqua froidement le juge, que ce M. Simpson est un personnage commode. Enfin, continuons: Deux coups seulement de cette arme redoutable ont ete decharges et trois hommes sont morts. Vous ne m'avez pas dit la fin de la scene. --Helas!... fit l'homme d'un ton emu, a quoi bon!... Deux de mes ennemis renverses, la partie devenait egale. J'ai donc saisi le dernier, le soldat, a bras le corps, et je l'ai pousse ... Il est tombe sur le coin d'une table et ne s'est plus releve. M. Segmuller avait deplie sur son bureau le plan du cabaret dessine par Lecoq. --Approchez, dit-il au prevenu, et precisez sur ce papier votre position et celle de vos adversaires. L'homme obeit, et avec une surete un peu bien surprenante chez un homme de sa condition apparente, il expliqua le drame. --Je suis entre, disait-il, par cette porte marquee C, je me suis assis a la table H, qui est a gauche en entrant; les autres occupaient cette table qui est entre la cheminee F et la fenetre B. Lorsqu'il eut acheve: --Je dois, dit le juge, rendre a la verite cet hommage que vos declarations s'accordent parfaitement avec les constatations des medecins, lesquels ont reconnu qu'un des coups avait ete tire a bout portant et l'autre de la distance de deux metres environ. Un prevenu vulgaire eut triomphe. L'homme, au contraire, eut un imperceptible haussement d'epaules. --Cela prouve, murmura-t-il, que ces medecins savent leur metier. Lecoq etait content. Juge, il n'eut pas mene autrement l'interrogatoire. Il benissait le ciel, qui lui avait donne M. Segmuller au lieu et place de M. d'Escorval. --Ceci regle, reprit le juge, il vous reste, prevenu, a m'apprendre le sens d'une phrase prononcee par vous, quand l'agent que voici vous a renverse. --Une phrase?... --Oui!... vous avez dit: "C'est les Prussiens qui arrivent, je suis perdu!" Qu'est-ce que cela signifiait? Une fugitive rougeur colora les pommettes du meurtrier. Il devint clair qu'il avait prevu toutes les autres questions et que celle-ci le prenait au depourvu. --C'est bien etonnant, fit-il avec un embarras mal deguise, que j'aie dit cela!... Evidemment il gagnait du temps, il cherchait une explication. --Cinq personnes vous ont entendu, insista le juge. --Apres tout, reprit l'homme, la chose est possible. C'est une phrase qu'avait coutume de repeter un vieux de la garde de Napoleon, qui, apres la bataille de Waterloo, etait entre au service de M. Simpson... L'explication, pour etre tardive, n'en etait pas moins ingenieuse. Aussi M. Segmuller parut-il s'en contenter. --Cela peut etre, dit-il; mais il est une circonstance qui passe ma comprehension. Etiez-vous debarrasse de vos adversaires avant l'entree de la ronde de police?... Repondez oui ou non. --Oui. --Alors, comment, au lieu de vous echapper par l'issue dont vous deviniez l'existence, etes-vous reste debout sur le seuil de la porte de communication, avec une table devant vous en guise de barricade, votre arme dirigee vers les agents, pour les tenir en echec? L'homme baissa la tete, et sa reponse se fit attendre. --J'etais comme fou, balbutia-t-il, je ne savais si c'etaient des agents de police qui arrivaient ou des amis de ceux que j'avais tues. --Votre interet vous commandait de fuir les uns comme les autres. Le meurtrier se tut. --Eh bien!... reprit M. Segmuller, la prevention suppose que vous vous etes sciemment et volontairement expose a etre arrete, pour proteger la retraite des deux femmes qui se trouvaient dans ce cabaret. --Je me serais donc risque pour deux coquines que je ne connaissais pas?... --Pardon!... La prevention a de fortes raisons de croire que vous les connaissez au contraire tres-bien, ces deux femmes. --Ca, par exemple!... si on me le prouve!... Il ricanait, mais le rire fut glace sur ses levres par le ton d'assurance avec lequel le juge dit, en scandant les syllabes: --Je-vous-le-prou-ve-rai!... XXI Ces delicates et epineuses questions d'identite qui, a tout moment, se representent, sont le desespoir de la justice. Les chemins de fer, la photographie et le telegraphe electrique ont multiplie les moyens d'investigation; en vain. Tous les jours encore il arrive que des malfaiteurs habiles reussissent a derober aux juges leur veritable personnalite, et echappent ainsi aux consequences de leurs antecedents. C'est a ce point qu'un spirituel procureur-general disait une fois en riant,--et peut-etre ne plaisantait-il qu'a demi: "Les confusions de personnes ne cesseront que le jour ou la loi prescrira d'imprimer, au fer rouge, un numero d'ordre sur l'epaule de tout enfant declare a la mairie." Certes, M. Segmuller eut souhaite ce numero d'ordre a l'enigmatique prevenu qui etait la devant lui. Et cependant, il ne desesperait pas, et sa confidence, si elle etait exageree, n'etait pas feinte. Il pensait que cette circonstance des deux femmes etait le cote faible du systeme du meurtrier, le point ou il devait concentrer ses efforts. Il l'abandonna, neanmoins, penetre de cette juste theorie qu'a un premier interrogatoire, on ne doit traiter a fond aucune question. Lorsqu'il estima que sa menace avait produit son effet, il reprit: --Ainsi, prevenu, vous affirmez ne connaitre aucune des personnes qui se trouvaient dans le cabaret? --Je le jure. --Vous n'avez jamais eu occasion de voir un individu dont le nom se trouve mele a cette deplorable affaire, un certain Lacheneur? --J'entendais ce nom pour la premiere fois, quand le soldat mourant l'a prononce, en ajoutant que ce Lacheneur etait un ancien comedien... Il eut en gros soupir, et ajouta: --Pauvre troupier!...Je venais de lui donner le coup de mort, et ses dernieres paroles ont ete le temoignage de mon innocence. Ce petit mouvement sentimental laissa le juge tres-froid. --Par consequent, demanda-t-il, vous acceptez la deposition de ce militaire? L'homme hesita, comme s'il eut flaire un piege et calcule la reponse. --J'accepte!... dit-il enfin; bast!... --Tres-bien. Ce soldat, vous devez vous le rappeler, voulait se venger de Lacheneur, lequel, en lui promettant de l'argent, l'avait entraine dans un complot. Contre qui ce complot?... Contre vous, evidemment. D'un autre cote, vous pretendez n'etre arrive a Paris que ce soir-la meme, et n'avoir ete conduit a la _Poivriere_ que par le plus grand des hasards ... Conciliez donc cela. Le prevenu osa hausser les epaules. --Moi, dit-il, je vois les choses autrement. Ces gens tramaient un mauvais coup contre je ne sais qui, et c'est parce que je les genais qu'ils m'ont cherche querelle a propos de rien. Le coup du juge etait bon, mais la parade etait meilleure; si bien que le souriant greffier ne put dissimuler une grimace approbative. Lui, d'abord, il etait toujours du parti du prevenu... platoniquement, bien entendu. --Passons aux faits qui ont suivi votre arrestation, reprit M. Segmuller. Pourquoi avez-vous refuse de repondre a toutes les questions?... Un eclair de rancune reelle ou de commande brilla dans l'oeil du meurtrier. --C'est bien assez d'un interrogatoire, grommela-t-il, pour faire un coupable d'un innocent!... L'homme grossier reparaissait sous le pitre goguenard et bon enfant. --Je vous engage, dans votre interet, dit severement le juge, a rester convenable. Les agents qui vous ont arrete ont observe que vous etiez au fait de toutes les formalites et que vous connaissiez les etres de la prison. --Eh! monsieur, ne vous ai-je pas dit que j'avais ete pris et mis en prison plusieurs fois, toujours faute de papiers... Je dis la verite, par consequent vous ne me ferez pas me couper, allez!... Il avait depose son masque d'insouciance gouailleuse, et affectait maintenant un ton bourru et mecontent. Cependant il n'etait pas a bout de peines, l'attaque serieuse allait seulement commencer. M. Segmuller deposa sur son bureau un petit sac de toile: --Reconnaissez-vous ceci? demanda-t-il. --Parfaitement!... c'est le paquet qui a ete cachete au greffe par le directeur. Le juge ouvrit le sac et vida sur une feuille de papier la poussiere qu'il contenait. --Vous n'ignorez pas, prevenu, dit-il, que cette poussiere provient de la boue qui recouvrait vos pieds jusqu'a la cheville. L'agent de police qui l'a recueillie s'est transporte au poste ou vous avez passe la nuit, et il a constate, entre cette poussiere et celle qui recouvre le sol du violon, une parfaite conformite. L'homme ecoutait, bouche beante. --Donc, continua le juge, c'est au poste certainement, et a dessein que vous vous etes sali. Quel etait votre projet? --Je voulais... --Laissez-moi achever. Resolu, pour garder le secret de votre identite, a endosser l'individualite d'un homme des dernieres classes de la societe, d'un saltimbanque, vous avez reflechi que les recherches de votre personne vous trahiraient. Vous avez prevu ce qu'on penserait quand on vous ferait deshabiller au greffe, et qu'on verrait sortir de bottes malpropres, grossieres, eculees, telles que celles que vous portiez, des pieds soignes comme les votres... car ils sont soignes a l'egal de vos mains, et les votres sont passes a la lime. Qu'avez-vous fait alors? Vous avez jete sur le sol le contenu de la cruche du violon, et vous avez pietine dans la boue... Pendant ce requisitoire, le visage de l'homme avait exprime tour a tour l'inquietude, l'etonnement le plus comique, l'ironie, et en dernier lieu une franche gaite. A la fin, il parut contraint de ceder a un de ces acces de fou rire qui coupent la parole. --Voila ce que c'est, dit-il s'adressant non au juge, mais a Lecoq, voila ce qu'il arrive, quand on cherche midi a quatorze heures. Ah!... monsieur l'agent, il faut etre fin, mais pas tant que ca... La verite est que lorsqu'on m'a mis au poste, il y avait quarante-huit heures, dont trente-six passees en chemin de fer, que je ne m'etais dechausse. Mes pieds etaient rouges, enfles, et ils me cuisaient comme le feu. Qu'ai-je fait? J'ai verse de l'eau dessus ... Pour le reste, si j'ai la peau douce et blanche, c'est que j'ai soin de moi ... De plus, a l'exemple de tous les gens de ma profession, je ne porte jamais que des pantoufles ... C'est si vrai que je n'avais pas seulement de bottes a moi quand j'ai quitte Leipzig, et que M. Simpson n'a donne cette vieille paire qu'il ne mettait plus... Lecoq se frappait la poitrine. --Niais que je suis, pensait-il, imbecile, etourdi, idiot ... Il fallait attendre l'interrogatoire pour parler de cette circonstance. Quand cet homme qui est tres-fort m'a vu recueillir cette poussiere, il a devine mes intentions, il a cherche une explication, et il l'a trouvee ... et elle est plausible, un jury l'admettrait. C'est la precisement ce que se disait M. Segmuller. Mais il n'etait ni surpris ni ebranle par tant de presence d'esprit. --Resumons-nous, dit-il. Persistez-vous, prevenu, dans vos affirmations? --Oui, monsieur. --Eh bien!... je suis force de vous le dire, vous mentez. Les levres de l'homme tremblerent tres-visiblement, et il balbutia: --Que ma premiere bouchee de pain m'etrangle si j'ai dit un seul mensonge. --Un seul!... attendez. Le juge sortit de son tiroir les cliches coules par Lecoq et les presenta au meurtrier. --Vous m'avez declare, poursuivit-il, que les deux femmes avaient la taille d'un cuirassier ... Or, voici les empreintes laissees par ces femmes si grandes. Elles etaient "noires comme des taupes," pretendez-vous; un temoin vous dira que l'une d'elles, petite et mignonne, a la voix douce et est merveilleusement blonde. Il chercha les yeux de l'homme, les trouva et lentement ajouta: --Et ce temoin est le cocher dont les deux fugitives ont pris la voiture rue du Chevaleret... Cette phrase fut pour le prevenu comme un coup d'assommoir; il palit, chancela et fut contraint, pour ne pas tomber, de s'appuyer au mur. --Ah!... vous m'avez dit la verite!... poursuivit le juge impitoyable, qu'est-ce alors que cet homme qui vous attendait pendant que vous etiez a la _Poivriere_? Qu'est-ce que ce complice qui, apres votre arrestation, a ose penetrer dans le cabaret pour y reprendre quelque piece compromettante, une lettre, sans doute, qu'il savait etre dans la poche du tablier de la veuve Chupin? Qu'est-ce que cet ami si devoue et si hardi, qui a su feindre l'ivresse, a ce point que les sergents de ville trompes l'ont enferme avec vous? Soutiendrez-vous que vous n'avez pas concerte avec lui votre systeme de defense? Affirmez-vous qu'il ne s'est pas assure ensuite le concours de la Chupin?... Mais deja, grace a un effort surhumain, l'homme etait redevenu maitre de soi. --Tout ca, fit-il d'une voix rauque, est une invention de la police!... Si fidele qu'on suppose le proces-verbal d'un interrogatoire, il n'en rend pas plus l'exacte physionomie que des cendres froides ne donnent la sensation d'un feu clair. On peut noter les moindres paroles; on ne saurait traduire le mouvement de la passion, l'expression du visage, les reticences calculees, le geste, l'intonation, les regards qui se croisent, charges de soupcons ou de haine, enfin l'angoisse emouvante et terrible d'une lutte mortelle. Pendant que le prevenu se debattait sous sa parole vibrante, le juge d'instruction tressaillait de joie. --Il faiblit, pensait-il, je le sens, il s'abandonne, il est a moi!... Mais tout espoir de succes immediat s'evanouit, des qu'il vit ce surprenant adversaire dompter sa defaillance d'une minute, se roidir et se redresser avec une energie nouvelle et plus vigoureuse. Il comprit qu'il lui faudrait plus d'un assaut avant d'avoir raison d'un caractere si solidement trempe. Aussi, est-ce d'une voix rendue plus rude par l'attente trompee, qu'il reprit: --Decidement, vous niez l'evidence meme. Le meurtrier etait redevenu de bronze. Il devait regretter amerement sa faiblesse, car une audace infernale etincelait dans ses yeux. --Quelle evidence?... dit-il en froncant les sourcils. Le roman invente par la police est vraisemblable, je ne dis pas le contraire; mais il me semble que la verite est au moins aussi probable. Vous me parlez d'un cocher qui a charge, rue du Chevaleret, deux femmes petites et blondes... qui prouve que ce sont bien celles qui se trouvaient dans ce cabaret de malheur?... --La police a suivi leurs traces sur la neige. --La nuit, a travers des terrains coupes de fondrieres, le long d'une rue, quand il tombait une pluie fine et que le degel commencait!... c'est bien fort. Il etendit le bras vers Lecoq et d'un ton ecrasant de mepris, il ajouta: --Il faut a un agent de police une fiere confiance en soi ou une rude envie d'avancement, pour demander qu'on coupe la tete d'un homme sur une preuve pareille! Tout en faisant voler sa plume, le souriant greffier observait. --Pan!... dans le noir!... se dit-il. Terrible, en effet, etait le reproche, et il remua le jeune policier jusqu'au plus profond des entrailles. Il etait touche, et si juste, qu'il oublia en quel lieu il se trouvait, et se dressa furieux. --Cette circonstance ne serait rien, dit-il vivement, si elle n'etait l'anneau d'une longue chaine.... --Silence, monsieur l'agent, interrompit le juge. Et se retournant vers le prevenu: --La justice, poursuivit-il, n'utilise les charges recueillies par la police qu'apres les avoir controlees et evaluees. --N'importe!... murmura l'homme, je voudrais bien voir ce cocher. --Soyez sans crainte, il repetera sa deposition en votre presence. --Eh bien!... je serai content alors. Je lui demanderai comment il s'y prend pour devisager les gens, quand il fait noir comme dans un four. Sans doute, ce beau donneur de signalements est de la race des chats, qui y voient mieux la nuit que le jour. Il s'interrompit et se frappa le front, eclaire en apparence, par une inspiration soudaine. --Suis-je assez bete!... s'ecria-t-il, je me fais de la bile au sujet de ces femmes pendant que vous savez qui elles sont. Car vous le savez, n'est-ce pas, monsieur, puisque le cocher les a ramenees a leur domicile? M. Segmuller se sentit devine. Il vit que le prevenu s'efforcait d'epaissir les tenebres precisement sur le point que la prevention avait tant d'interet a eclairer? Comedien incomparable, l'homme avait prononce cette phrase avec l'accent de la plus sincere candeur. Mais l'ironie etait sensible, et s'il raillait, c'est qu'il savait n'avoir rien a redouter de ce cote. --Si vous etes consequent, reprit le juge, vous niez aussi l'assistance d'un complice, d'un ... camarade. --A quoi bon nier, monsieur, puisque vous ne croyez rien de ce que j'affirme? Vous traitiez tout a l'heure mon patron, M. Simpson, de personnage imaginaire, que dirai-je donc de ce pretendu complice? Ah!... les agents qui l'ont invente en font un bon garcon. Mecontent sans doute de leur avoir echappe une premiere fois, il vient se remettre entre leurs griffes. Ces messieurs pretendent qu'il s'est concerte avec moi et ensuite avec la cabaretiere. Comment s'y est-il pris?... Apres cela, en le tirant du cabanon ou j'etais, on l'a peut-etre renferme avec la vieille.... Goguet le greffier ecrivait et admirait. --Voila, pensait-il, un gaillard qui a le fil, et qui n'aura pas besoin de la langue d'un avocat devant le jury. --Enfin, continua l'homme, qu'y a-t-il contre moi?... Un nom, Lacheneur, balbutie par un mourant, des empreintes sur la neige fondante, la declaration d'un cocher, un soupcon vague au sujet d'un ivrogne. C'est tout?... ce n'est guere. --Assez! interrompit M. Segmuller. Votre assurance est grande, maintenant, mais votre trouble tout a l'heure, etait plus grand encore. Quelle en etait la cause?... --La cause!... s'ecria le meurtrier avec une sorte de rage, la cause? Vous ne voyez donc pas, monsieur, que vous me torturez effroyablement, sans pitie, moi, innocent, qui vous dispute ma vie. Depuis tant d'heures que vous me tournez et me retournez, je suis comme sur la bascule de la guillotine, et a chaque mot que je prononce, je me demande si c'est celui-la qui va faire partir le ressort. Mon trouble vous surprend, quand j'ai senti vingt fois le froid du couteau sur mon cou! Tenez ... je n'oserais pas souhaiter un tel supplice a mon plus cruel ennemi. Il devait en effet souffrir atrocement, et on le voyait parce qu'il est de ces phenomenes physiques qui echappent a la plus robuste volonte. Ainsi, ses cheveux etaient trempes de sueur, et de grosses gouttes qu'il essuyait avec sa manche, roulaient par moments le long de son visage pali. --Je ne suis pas votre ennemi, dit doucement M. Segmuller, qui avait pris le mot pour lui. Un juge d'instruction n'est ni l'ami ni l'ennemi d'un prevenu, il n'est que l'ami de la verite et des lois. Je ne cherche ni un innocent ni un coupable, je veux trouver ce qui est. Il faut que je sache qui vous etes ... et je le saurai. --Eh!... je me tue a le dire: je suis Mai! --Non. --Qui donc serais-je alors?... Un grand personnage deguise?... Ah! je le voudrais bien. J'aurais de bons papiers, en ce cas, je vous les montrerais et vous me lacheriez ... car vous le savez bien, mon bon monsieur, je suis innocent comme vous.... Le juge avait quitte son bureau, et etait venu s'adosser a la cheminee, a deux pas du prevenu. --N'insistez pas, dit-il. Et aussitot, changeant de ton et de manieres, il ajouta, avec l'urbanite parfaite d'un homme du monde s'adressant a un de ses pairs: --Faites-moi l'honneur, monsieur, de me croire assez de perspicacite pour avoir su demeler, sous le role difficile que vous jouez avec une desolante perfection, un homme superieur, un homme doue des plus rares facultes... Lecoq vit bien que ce brusque changement deroutait le meurtrier. Il essaya de rire: le rire expira dans sa gorge, lugubre comme un sanglot, et deux larmes jaillirent de ses yeux. --Je ne vous torturerai pas davantage, monsieur, continua le juge. Avec vous, d'ailleurs, sur le terrain des questions subtiles, je serais battu, je l'avoue en toute modestie. Quand je reviendrai a la charge, c'est que j'aurai en mains assez de preuves pour vous en ecraser.... Il se recueillit; puis, lentement et en appuyant sur chaque mot, il ajouta: --Seulement, n'attendez plus alors de moi les egards que je vous accorderais si volontiers en ce moment. La justice est humaine, monsieur, c'est-a-dire indulgente pour certains crimes. Elle a mesure la profondeur des abimes ou peut rouler l'honnete homme que la passion egare. Tous les menagements qui ne seraient pas contre mes devoirs, je vous les promets ... Parlez, monsieur ... Dois-je faire sortir l'agent de police que voici? Voulez-vous que je charge mon greffier de quelque commission?... Il se tut. Il attendait l'effet de ce dernier, de ce supreme effort. Le meurtrier dardait sur lui un de ces regards qui s'efforcent de penetrer jusqu'au fond de l'ame. Ses levres remuerent; on put croire qu'il allait parler ... Mais non. Il croisa ses bras sur sa poitrine et murmura: --Vous etes bien honnete, monsieur; malheureusement, je ne suis que le pauvre diable que je vous ait dit: Mai, artiste, pour parler au public et "tourner le compliment...." --Qu'il soit donc fait selon votre volonte, prononca tristement le juge. M. le greffier va vous donner lecture de votre interrogatoire... ecoutez. Goguet aussitot se mit a lire. Le prevenu ecouta sans observations, mais a la fin, il refusa de signer, redoutant, declara-t-il, "quelque traitrise du grimoire." L'instant d'apres, les gardes de Paris qui l'avaient amene, l'entrainaient.... XXII Le prevenu sorti, M. Segmuller se laissa tomber sur son fauteuil, epuise, ecrase, aneanti, comme il arrive apres d'exorbitants efforts depenses en pure perte. A l'erethisme immodere de toutes les facultes de son esprit et de son ame, une invincible prostration succedait. C'est a peine s'il lui restait la force de tamponner avec son mouchoir trempe dans de l'eau fraiche, son front brulant et ses yeux qui lui cuisaient. Cette effroyable seance d'instruction n'avait pas dure moins de sept heures. Le riant greffier qui, lui, pendant tout ce temps, etait reste assis a sa table, ecrivant, se leva, tres heureux de se degourdir les jambes et de faire claquer ses doigts, las de tenir la plume. Il ne s'etait pourtant pas ennuye. Les drames, que depuis tant d'annees il voyait se derouler, n'avaient jamais cesse de lui offrir un interet quasi theatral, emoustille par l'incertitude du denoument et la conscience d'une petite part de collaboration. --Quel gredin!... s'ecria-t-il, apres avoir attendu vainement un mot du juge ou de l'agent de la surete; quel scelerat!... D'ordinaire, M. Segmuller accordait une certaine confiance a la vieille experience de Goguet. Il lui etait meme arrive de le consulter, un peu sans doute comme Moliere consultait sa servante. Mais cette fois, il ne pouvait accepter son opinion. --Non, dit-il, d'un ton pensif, non, cet homme n'est pas un coquin. Quand je lui ai parle si doucement, il a ete reellement emu, il a pleure. Il a hesite, je le jurerais, a me tout confier... --Ah!... il est fort, approuva Lecoq, prodigieusement fort!... L'eloge du jeune policier etait sincere. Loin d'en vouloir a ce prevenu qui avait trompe ses calculs et qui meme l'avait injurie, il l'admirait pour son habilete et son audace. Il s'appretait a le combattre a outrance, il esperait le vaincre... N'importe! il eprouvait pour lui cette secrete sympathie qu'inspire l'adversaire qu'on sent digne de soi. --Quelle organisation, poursuivait Lecoq, quel sang-froid, quelle hardiesse!... Ah!... il n'y a pas a dire non, son systeme de denegation absolue est un chef-d'oeuvre; il est complet, tout s'y tient. Et comme il a soutenu ce personnage impossible de pitre!... Oui, il y a eu des instants ou je me suis tenu a quatre pour ne pas applaudir. Que seraient pres de lui les comediens vantes?... Les plus grands acteurs, pour donner l'illusion, ont besoin de l'optique de la scene ... Lui, a deux pas de moi, surprenait ma raison. Peu a peu, le juge d'instruction se remettait. --Savez-vous, monsieur l'agent, dit-il, ce que prouvent vos justes reflexions? --J'ecoute, monsieur. --Eh bien, voici ma conclusion: Ou cet homme est veritablement Mai, "pour tourner le compliment," comme il dit, ou il appartient aux plus hautes spheres sociales. Pas de milieu. Ce n'est qu'aux derniers echelons, ou aux premiers de la societe, qu'on rencontre la sombre energie dont il a fait preuve, ce mepris de la vie, tant de presence d'esprit et de resolution. Un vulgaire bourgeois attire a la _Poivriere_ par quelque passion inavouable, eut tout avoue il y a longtemps, et reclame la faveur de la pistole... --Mais, monsieur, ce prevenu n'est pas le pitre Mai, dit le jeune policier. --Non certes, repondit M. Segmuller; c'est donc a vous a voir en quel sens doivent etre dirigees les investigations. Il sourit amicalement, et de sa meilleure voix ajouta: --Etait-il bien besoin de vous dire cela, monsieur Lecoq?... Non, car a vous revient l'honneur d'avoir penetre la fraude. Pour moi, je le confesse, si je n'eusse ete averti, je serais en ce moment la dupe de ce grand artiste. Le jeune policier s'inclina, le vermillon de la modestie sur les joues; mais la vanite heureuse eclatait dans ses yeux plus brillants que des escarboucles. Quelle difference entre ce juge expansif et bienveillant et l'autre, si taciturne et si hautain! Celui-ci, au moins, le comprenait, l'appreciait, l'encourageait, et c'est avec des presomptions communes et une egale ardeur qu'ils allaient s'elancer a la decouverte de la verite. S'il n'eut fallu que remuer le petit doigt, ce doigt qui tue les mandarins, pour guerir subitement la jambe cassee de M. d'Escorval, Lecoq eut peut-etre hesite. Ainsi pensait le jeune agent... Mais il songea aussi que sa satisfaction etait un peu bien prematuree, et que le succes etait encore des plus problematiques. Le souvenir de la peau de l'ours vendue trop tot lui rendit tout son sang-froid. --Monsieur, reprit-il d'un ton calme, il m'est venu une idee. --Voyons?... --La veuve Chupin, vous vous le rappelez sans doute, nous a parle de son fils, un certain Polyte.... --Oui, en effet. --Ce garcon, un detestable garnement, a obtenu de rester au Depot jusqu'a son jugement. Pourquoi ne l'interrogerait-on pas? Il doit connaitre tous les habitues de la _Poivriere_, et nous donnerait peut-etre sur Gustave, sur Lacheneur et sur le meurtrier lui-meme des renseignements precieux. Comme il n'est pas au secret, il a probablement appris l'arrestation de sa mere, mais il me parait impossible qu'il se doute des perplexites de la justice. --Ah!... vous avez cent fois raison!... s'ecria le juge. Comment n'ai-je pas songe a cela! Demain, des le matin, j'interrogerai cet individu, que sa situation d'inculpe rendra plus maniable qu'un autre. Je veux aussi questionner sa femme... Il se retourna vers son greffier et ajouta: --Vite, Goguet, preparez une citation au nom de la femme Hippolyte Chupin, et remplissez une ordonnance d'extraction. Mais la nuit etait venue, on n'y voyait plus assez pour ecrire; le greffier sonna et demanda de la lumiere. L'huissier qui avait apporte les lampes se retirait, quand on frappa a la porte. Il ouvrit et le directeur du Depot fit son entree, son chapeau a la main. Depuis vingt-quatre heures, ce digne fonctionnaire etait fort preoccupe de ce locataire mysterieux qu'il avait loge au numero 3 des secrets, et il venait aux informations. --Je viens vous demander, monsieur, dit-il au juge, si je dois continuer a maintenir sequestre le prevenu Mai? --Oui, monsieur. --C'est que je redoute sa fureur, et que d'un autre cote, il me repugne de lui remettre la camisole de force. --Laissez-le libre dans sa cellule, dit M. Segmuller, recommandez qu'on le traite doucement, et contentez-vous de faire exercer sur lui une incessante surveillance. Aux termes de l'article 613, quoique la police des prisons soit confiee a l'autorite administrative, le juge y peut faire executer tout ce qu'il croit utile a l'instruction. Le directeur s'inclina donc, puis il ajouta: --Vous avez sans doute, monsieur, reussi a constater l'identite du prevenu? --Non, malheureusement. Le directeur secoua la tete d'un air sagace. --En ce cas, fit-il, mes conjectures etaient justes. Il me parait surabondamment demontre que cet homme est un malfaiteur de la pire categorie, un recidiviste, tres certainement, qui a le plus puissant interet a dissimuler son individualite. Vous verrez, monsieur, que nous avons affaire a quelque forcat a vie, revenu de Cayenne sans conge. --Peut-etre vous trompez-vous... --Hum!... j'en serais surpris. Je dois avouer que mon sentiment est celui de M. Gevrol, le plus experimente et le plus habile des inspecteurs de surete. Apres cela, il arrive parfois que des agents jeunes et trop zeles se montent la tete, et courent apres les chimeres de leur imagination. Lecoq, tout rouge de colere, allait sans doute repliquer vertement lorsque M. Segmuller, d'un geste, lui imposa silence. Ce fut le juge qui repondit en souriant: --Ma foi!... cher monsieur, plus j'etudie cette affaire, plus je tiens pour le systeme de l'agent trop zele. Apres cela, je ne suis pas infaillible, et je compte bien sur vos services... --Oh!... j'ai mes moyens de verification, interrompit l'entete directeur, et j'espere bien qu'avant vingt-quatre heures notre homme aura ete positivement reconnu, soit par les agents du service de la surete, soit par les detenus a qui on le montrera. Il se retira sur cette promesse, et Lecoq se dressa furieux. --Voyez-vous, ce Gevrol, monsieur le juge, s'ecria-t-il, deja il dit du mal de moi, il est jaloux.... --Eh bien!... que vous importe! Si vous reussissez, vous etes venge.... Si vous echouez, je suis la. Et aussitot, comme l'heure avancait, M. Segmuller remit au jeune policier les pieces de conviction qu'il avait recueillies et qui devaient aider les investigations: la boucle d'oreille d'abord, dont il etait indispensable de rechercher l'origine, puis la lettre signee Lacheneur, trouvee dans la poche de Gustave, le faux soldat. Il lui donna divers ordres encore, et apres lui avoir recommande l'exactitude pour le lendemain, il le congedia par ces mots: --Allez ... et bonne chance. XXIII Longue, etroite, basse de plafond, percee de quantite de petites portes numerotees, comme le corridor d'un hotel garni, meublee d'un bout a l'autre d'un grossier banc de chene noirci par l'usage, telle est la galerie des juges d'instruction. Dans le jour, peuplee de ses hotes habituels, prevenus, temoins et gardes de Paris, elle est d'une tristesse navrante. Elle est sinistre, quand elle est deserte, la nuit venue, a peine eclairee par la lampe fumeuse de l'huissier de semaine attendant quelque juge attarde. Si peu impressionnable que fut Lecoq, il eut le coeur serre en suivant cet interminable couloir, et il se hata de gagner l'escalier pour echapper a l'echo de ses pas, lugubres dans ce silence. A l'etage inferieur, une fenetre etait restee ouverte, il s'y pencha pour reconnaitre l'etat du temps au dehors. La temperature s'etait singulierement adoucie. Plus de neige, les paves etaient presque secs. C'est a peine si un leger brouillard, illumine des lueurs rouges du gaz, se balancait comme un velum de pourpre au-dessus de Paris. En bas, la rue etait a l'apogee de son animation: les voitures circulaient plus rapides, les trottoirs devenaient trop etroits pour la foule bruyante qui, la journee finie, courait a ses plaisirs. Ce spectacle arracha un soupir au jeune policier. --Et c'est dans cette ville immense, murmura-t-il, au milieu de tout ce monde, que je pretends retrouver les traces d'un inconnu!... Est-ce possible?... Mais cette defaillance ne dura pas. --Oui, c'est possible, lui criait une voix au-dedans de lui-meme; d'ailleurs, il le faut, c'est l'avenir! Ce qu'on veut, on le peut. Dix secondes apres, il etait dans la rue, plus que jamais enflamme de courage et d'espoir. L'homme, malheureusement, n'a pour servir des desirs sans limites, que des organes fort bornes. Le jeune policier n'eut pas fait vingt pas qu'il reconnut que ses forces physiques trahissaient sa volonte: ses jambes flechissaient, la tete lui tournait. La nature reprenait ses droits: depuis deux jours et deux nuits, il n'avait pas repose une minute, et il n'avait rien pris de la journee. --Vais-je donc me trouver mal? pensa-t-il, reduit a s'asseoir sur un banc. Et il se desolait, en recapitulant tout ce qu'il avait a faire dans la soiree. Ne devait-il pas, pour ne parler que du plus presse, s'informer des resultats de la chasse du pere Absinthe, rechercher si l'une des victimes avait ete reconnue a la Morgue, verifier dans les hotels qui entourent la gare du Nord les assertions du prevenu, enfin se procurer l'adresse de la femme de Polyte Chupin pour lui remettre l'assignation?... Sous le fouet de l'imperieuse necessite, il reussit a triompher de sa faiblesse, et il se dressa en murmurant: --Je vais toujours passer rue de Jerusalem et a la Morgue, apres je verrai. Mais a la Prefecture il ne trouva pas le pere Absinthe, et personne ne put lui en donner des nouvelles. Le bonhomme ne s'etait pas montre. Personne, non plus, ne put lui indiquer, meme vaguement, la demeure de la bru de la veuve Chupin. En revanche, il rencontra bon nombre de ses collegues, qui se moquerent de lui outrageusement. --Ah! tu es un lapin!... lui disaient tous ceux qu'il abordait, il parait que tu viens de faire une fameuse decouverte!... on parle de toi pour la croix!... L'influence de Gevrol se trahissait. L'ombrageux inspecteur, en effet, racontait a tout venant que ce pauvre Lecoq, fou d'ambition, s'obstinait a prendre pour un gros personnage deguise un vulgaire repris de justice. Bast!... ces quolibets ne touchaient guere le jeune policier. Rira bien qui rira le dernier, marmottait-il. Si sa mine etait inquiete pendant qu'il remontait le quai des Orfevres, c'est qu'il ne s'expliquait pas l'absence prolongee du vieux Absinthe. Il se demandait encore si Gevrol, dans le delire de sa jalousie, ne serait pas bien capable d'essayer d'embrouiller sous main tous les fils de l'affaire. A la Morgue, il n'eut pas meilleure aventure. Apres qu'il eut sonne trois ou quatre fois, le gardien qui vint lui ouvrir lui declara que les cadavres restaient toujours inconnus et qu'on n'avait pas revu le vieil agent envoye le matin. --Decidement, pensa le jeune policier, je debute mal ... Allons diner, cela rompra la chance, et j'ai bien gagne la bouteille de bon vin que je veux m'offrir. Ce fut une heureuse inspiration. Ce que c'est que de nous!... Un potage et deux verres de vin de bordeaux verserent dans son sang une audace et une energie nouvelles. S'il sentait encore sa lassitude, elle etait tolerable, quand il sortit du restaurant, un cigare aux levres. C'est a ce moment qu'il regretta la voiture et le bon cheval du pere Papillon!... Un fiacre passait, par fortune, il le prit, et huit heures sonnaient quand il mit pied a terre sur la place de la gare du chemin de fer du Nord. Il s'arreta d'abord, puis les investigations commencerent. Bien entendu, il ne se presentait pas dans les maisons sous son titre d'agent de la surete. C'eut ete le moyen de ne rien savoir. Rien qu'en se coiffant en arriere et en haussant son faux-col, il s'etait donne un certain air exotique, et c'est avec un accent anglais assez prononce qu'il demandait des nouvelles d'un ouvrier etranger. Mais vainement il employait toute son adresse a questionner, partout on lui repondait la meme chose: --Nous ne connaissons pas, nous n'avons pas vu!... Le contraire eut etonne Lecoq, persuade que le meurtrier n'avait imagine cette histoire de malle deposee dans un hotel, que pour donner a son recit un cachet plus net de vraisemblance. S'il s'obstinait, s'il notait sur son calepin les hotels visites, c'est qu'il voulait etre bien sur de la deconvenue du prevenu quand on l'amenerait sur le terrain pour le convaincre de mensonge. Rue de Saint-Quentin, c'est par l'hotel de Mariembourg qu'il debuta. La maison etait d'apparence modeste, mais propre et bien tenue. Le jeune policier poussa le portillon a claire-voie muni d'une sonnette qui defendait l'acces du vestibule, et penetra dans le bureau de l'hotel, une jolie piece eclairee par un bec de gaz a globe de verre depoli. Il y avait une femme dans ce bureau. Elle etait hissee sur une chaise, le visage a hauteur d'une cage couverte d'un grand morceau de lustrine noire, et elle repetait avec acharnement trois ou quatre mots allemands. Elle s'appliquait si fort a cet exercice, que Lecoq fut oblige de tousser et de faire du bruit pour attirer son attention. Enfin, elle se retourna. --Aoh!... bien le bonsoir, madame, dit le jeune policier, Vous etes en train, a ce que je vois, d'apprendre a parler a votre perroquet. --Ce n'est pas un perroquet que j'ai la, monsieur, repondit la femme du haut de sa chaise, c'est un sansonnet. Je voudrais qu'il sut dire en allemand: "As-tu dejeune." --Tiens!... les sansonnets parlent donc? --Comme des personnes, oui, monsieur, dit la femme en sautant a terre. Et en effet, l'oiseau, comme s'il eut compris qu'il etait question de lui, se mit a crier tres-distinctement: --Camille!... Ou est Camille?... Mais Lecoq etait bien trop tourmente pour s'occuper de cet oiseau et du nom qu'il prononcait. --Madame, commenca-t-il, je desirerais parler a la proprietaire de l'hotel.... --C'est moi, monsieur. --Oh!... tres bien; alors voici: J'ai donne rendez-vous a Paris a un ouvrier de Leipzig, je suis surpris qu'il ne soit pas arrive encore, et je viens savoir s'il ne serait pas descendu chez vous. Il se nomme Mai. --Mai, repeta l'hoteliere qui eut l'air de chercher, Mai!... --Il aurait du arriver dimanche soir... C'est un pauvre diable!... La physionomie de la femme s'eclaira. --Attendez-donc! fit-elle. Votre ouvrier serait-il par hasard un homme d'un certain age, de taille moyenne, tres-brun, portant toute sa barbe, ayant des yeux tres-brillants? Lecoq tressaillit. C'etait le signalement du meurtrier. --Voila bien, balbutia-t-il, le portrait de mon homme! --Eh bien!... monsieur, il est descendu chez moi dans l'apres-midi du dimanche gras. Il a demande un cabinet tres-bon marche, et je lui en ai montre un au cinquieme. Le garcon etant absent en ce moment, il a voulu a toute force porter sa malle lui-meme. Je lui ai offert de prendre quelque chose, il a refuse sous pretexte qu'il etait tres-presse, et il est parti apres m'avoir remis dix francs d'arrhes. --Et ou est-il? demanda vivement le jeune policier. --Mon Dieu!... monsieur, repondit la femme, vous m'y faites penser!... Cet homme n'a pas reparu, et je ne suis pas sans inquietudes. Paris est si dangereux pour les etrangers! Il est vrai que lui il parle le francais comme vous et moi. N'importe!... j'ai des hier soir donne l'ordre d'aller prevenir le commissaire de police. --Hier!... le commissaire!... --Oui ... Seulement je ne sais pas si on a fait la commission... J'avais oublie! Permettez que je sonne le garcon pour lui demander... Un seau d'eau glacee, tombant de dix metres sur la tete du jeune policier, l'eut moins etourdi que la declaration de la proprietaire de l'hotel de Mariembourg. Le meurtrier avait-il donc dit vrai?... Etait-ce possible!... Gevrol et le directeur du Depot auraient raison alors!... En ce cas, M. Segmuller et lui, Lecoq, ne seraient que des insenses, des coureurs de chimeres! La trame ingenieuse des savantes deductions etait rompue!... Le bel echafaudage de la prevention s'ecroulait dans le ridicule de la plate realite!... Tout cela traversa comme un eclair le cerveau du jeune agent. Mais il n'eut pas le temps de reflechir. Le garcon appele parut, un bon gros garcon candide et joufflu. --Fritz, lui demanda sa patronne, etes-vous alle chez le commissaire? --Oui, madame. --Que vous a-t-il dit? --Je ne l'ai pas trouve, mais j'ai parle a son secretaire, M. Casimir, qui m'a dit de ne pas vous tourmenter, qu'il viendrait. --Il n'est pas venu. Le garcon leva les deux bras avec ce mouvement d'epaules qui est la plus eloquente traduction de cette reponse: "Que voulez-vous que j'y fasse!..." --Vous voyez, monsieur ... fit l'hoteliere, semblant croire que l'importun questionneur allait se retirer. Telle n'etait pas l'intention de Lecoq, et il ne bougea, encore qu'il eut besoin de tout son sang-froid pour garder, en depit de l'emotion, son accent anglais. --C'est bien desagreable, prononca-t-il, oh!... beaucoup! Me voila moins avance que tout a l'heure et plus indecis, puisque je crois bien que cet homme est celui que je cherche, et que cependant je n'en suis pas assure du tout. --Dame!... monsieur, que voulez-vous que je vous dise!... Lecoq se recueillit, froncant les sourcils et pincant les levres, comme s'il eut poursuivi quelque inspiration pour le sortir d'incertitude. La verite est qu'il cherchait par quel detour adroit se faire proposer par cette femme le livre de police ou les hoteliers sont tenus de consigner les prenoms, noms, profession et domicile de tous les gens qui viennent loger chez eux. Il tremblait d'eveiller ses soupcons. --Comme cela, madame, insista-t-il, vous ne vous souvenez aucunement du nom que vous a donne cet homme?... Voyons, est-ce Mai?... Faites un effort, rappelez-vous... Mai, Mai!.... --Ah!... j'ai tant de choses dans la tete.... --On pourrait bien, murmura le jeune policier, qui sembla se disposer a sortir, on devrait bien inscrire le nom des voyageurs, comme en Angleterre. --Mais on les inscrit, monsieur, riposta la femme se rebiffant, et au jour le jour, sur un registre expres, imprime, avec des colonnes pour chaque mention ... Et au fait, j'y songe, je puis, pour vous obliger, vous montrer mon livre, il est la, dans le tiroir de mon secretaire... Allons, bon! voici que je ne trouve plus ma clef.... Pendant que cette hoteliere, d'aussi peu de cervelle, evidemment, que ses oiseaux parleurs, bouleversait tout dans le bureau de son hotel, Lecoq l'observait en dessous. C'etait une femme de quarante ans environ, tres-blonde, conservee comme les blondes qui se conservent, c'est-a-dire fraiche, blanche, dodue, ayant de la sante a plein corset, appetissante a la maniere de ces beaux fruits murs dont l'eau savoureuse coule le long des levres quand on mort dedans. Son regard etait d'ailleurs droit et franc, elle avait la voix bien timbree, ses facons etaient simples et parfaitement naturelles. --Ah! s'ecria-t-elle, triomphante, j'ai cette maudite clef. Elle ouvrit aussitot son secretaire, en sortit le livre de police qu'elle posa sur la tablette, et commenca a feuilleter. Elle s'y prenait assez maladroitement, de telle sorte que le jeune policier avec ses yeux de lynx put constater que le registre etait bien tenu. Enfin, elle arriva au feuillet important. --Dimanche, 20 fevrier, dit-elle, regardez, monsieur, ici, a la septieme ligne: MAI,--_sans prenom_,--_artiste forain_,--_venant de Leipzig_,--_sans papiers_.... Pendant que Lecoq examinait cette mention d'un air absolument hebete, la femme eut encore un souvenir. --Je m'explique, s'ecria-t-elle, comment je n'avais dans la memoire ni ce nom de Mai, ni cette drole de profession: artiste forain. Ce n'est pas moi qui ai ecrit cela... --Qui donc est-ce?... --L'individu lui-meme, monsieur, pendant que je cherchais dix francs pour les lui rendre sur un louis qu'il venait de me remettre. Vous devez bien voir que l'ecriture n'est plus du tout celle des autres inscriptions qui sont au-dessus et au-dessous.... Oui, Lecoq voyait cela, et c'etait un argument irrefutable, precis et terrible comme un coup de baton. --Etes-vous bien sure, au moins, insista-t-il vivement, que cette mention est de la main de l'homme?... Le jureriez-vous?... Il etait si fort trouble, qu'il oublia sa prononciation exotique. La femme s'en apercut, car elle recula, enveloppant d'un regard soupconneux ce faux etranger. Puis, a la defiance, la colere d'avoir ete prise pour dupe, parut succeder. --Je sais ce que je dis! declara-t-elle un peu plus que sechement. Et ensuite, en voila assez, n'est-ce pas? Reconnaissant qu'il s'etait trahi, et honteux de son peu de sang-froid, Lecoq renonca a son accent d'outre-Manche. --Pardon, dit-il, une question encore. Avez-vous toujours la malle de cet individu? --Naturellement. --Ah!... vous me rendriez un immense service en me la montrant. --Vous la montrer! s'ecria la blonde hotesse indignee. Ah ca, pour qui me prenez-vous?... Que voulez-vous, qui etes-vous?... --Dans une demi-heure vous le saurez, repondit le jeune policier qui comprit l'inutilite de toute espece d'insistance. Il sortit brusquement, courut jusqu'a la place de Roubaix, sauta dans une voiture, et donna l'adresse du commissaire du quartier, promettant cent sous, outre la course, au cocher, s'il menait bon train. A ce prix, les maigres rosses volerent sous le fouet. Lecoq eut encore du bonheur, le commissaire etait chez lui. Lecoq declina sa qualite, et fut aussitot conduit devant le magistrat du quartier. --Ah!... monsieur, s'ecria-t-il, venez a mon secours. Et tout d'une haleine, il se mit a conter juste ce qu'il fallait de l'histoire pour etre tire d'embarras. Des qu'il eut fini: --C'est pourtant vrai! exclama le commissaire, on est venu me chercher pour cet homme disparu, Casimir me l'a dit ce matin... --On est venu ... vous ... pre-ve-nir ... balbutia Lecoq. --Hier ... oui... mais j'ai eu tant d'occupations!... Enfin, mon garcon, que puis-je pour vous etre utile? --Venir avec moi, monsieur, exiger qu'on nous represente la malle, requerir un serrurier pour l'ouvrir. Voici des pouvoirs, un mandat de perquisition que le juge d'instruction m'a remis en tout cas. Ne perdons pas une minute, j'ai une voiture a votre porte. --Partons! dit simplement le commissaire. Quand ils furent dans le fiacre qui repartit au galop: --Maintenant, monsieur, demanda le jeune policier, permettez-moi de vous demander si vous connaissez la femme qui tient l'hotel de Mariembourg?... --Tres-bien!... Lorsque j'ai ete nomme a cet arrondissement, il y a six ans, je n'etais pas marie, et j'ai pris mes repas assez longtemps a la table d'hote de cette dame ... Casimir, mon secretaire, y mange encore. --Et quelle espece de femme est-ce?... --Mais, ma foi!... mon jeune camarade, Mme Milner,--tel est son nom,--est une tres-respectable veuve, aimee et estimee dans le quartier, dont les affaires prosperent, et qui reste veuve uniquement parce que cela lui plait, car elle est fort agreable encore et excessivement a l'aise... --Alors, vous ne la croiriez pas capable, moyennant une bonne somme, de ... comment dirai-je?... de servir quelque prevenu tres-riche... --Devenez-vous fou!... interrompit le commissaire. Madame Milner consentir a un faux temoignage pour de l'argent!... Ne viens-je donc pas de vous dire qu'elle est honnete, et qu'elle a de la fortune?... D'ailleurs elle m'avait fait prevenir, des hier, ainsi.... Lecoq se tut, on arrivait. En voyant apparaitre derriere "son" commissaire le questionneur obstine, Mme Millier parut tout comprendre. --Jesus!... s'ecria-t-elle, un agent! J'aurais du m'en douter. Il y a un crime. Voila mon hotel perdu de reputation. Il fallut du temps pour la rassurer et la consoler; tout le temps employe a chercher un serrurier aux environs. Enfin, on monta a la chambre de l'homme disparu, et Lecoq se precipita sur la malle. Ah!... il n'y avait pas a dire non, elle venait de Leipzig, les petits carres de papier colles par les diverses administrations de chemins de fer le prouvaient. On l'ouvrit: tout ce que l'homme avait annonce s'y trouvait. Lecoq etait petrifie. Il regarda, d'un air stupide, le commissaire serrer le tout dans une armoire dont il prit la clef, puis il sortit. Il sortit, se tenant aux murs, la tete perdue, et on l'entendit trebucher comme un ivrogne dans les escaliers. XXIV Le mardi gras, cette annee-la, fut tres-gai, ce qui veut dire que le Mont-de-Piete et les bals publics firent des affaires. Quand, vers minuit, Lecoq quitta l'hotel de Mariembourg, les rues etaient bruyantes et peuplees comme en plein midi, et les cafes regorgeaient de consommateurs. Mais le jeune policier n'avait pas le coeur a la joie. Il se melait a la foule sans la voir et fendait les groupes sans entendre les imprecations que soulevait sa brusquerie. Ou il allait?... il l'ignorait. Il marchait droit devant lui, sans but, au hasard, plus eperdu que le joueur dont le dernier louis perdu a emporte la derniere esperance. --Il faut se rendre, murmurait-il, l'evidence eclate, mes presomptions n'etaient que chimeres, mes deductions, jeux de hasard! Il ne me reste plus qu'a me tirer avec le moins de dommage et de ridicule possibles de ce mauvais pas. Il venait d'atteindre le boulevard, quand une idee jaillit de sa cervelle, si eblouissante, qu'il ne put retenir un cri. --Je ne suis qu'un sot! Et il se frappait le front a le briser. --Est-il possible, poursuivait-il, que moi, si fort en theorie, je devienne d'une si pitoyable faiblesse des que je passe a la pratique! Ah! je ne suis qu'un enfant encore, un conscrit, qu'un rien surprend et jette hors du bon chemin. Je me trouble, la tete me tourne et je perds jusqu'a la faculte de raisonner. Or, reflechissons froidement: Comment avais-je tout d'abord juge ce prevenu, dont le systeme nous tient en echec? Je m'etais dit: celui-la est un homme d'un genie superieur, d'une experience et d'une penetration consommees, audacieux, d'un sang-froid a toute epreuve et qui tentera l'impossible pour assurer le succes de sa comedie. Oui, voila ce que je disais, et a la premiere circonstance que je ne m'explique pas, la, sur-le-champ, je jette le manche apres la cognee. Il tombe sous le sens, pourtant, qu'un homme d'une prodigieuse habilete ne saurait avoir recours a des manoeuvres vulgaires. Devais-je esperer qu'il coudrait ses malices de fil blanc? Allons donc!... plus les apparences sont contre mes presomptions et en faveur de la version du detenu, plus il est sur que j'ai raison!... ou la logique n'est plus la logique. Le jeune policier eclata de rire et ajouta: --Seulement, exposer cette theorie a la Prefecture devant mons Gevrol serait peut-etre premature, et me vaudrait un certificat pour Charenton. Il s'interrompit, il etait devant sa maison. Il sonna, on lui ouvrit. Il avait lestement grimpe ses quatre etages, et il arrivait a son palier, quand une voix dans l'obscurite appela: --Est-ce vous, monsieur Lecoq? --Moi-meme, repondit le jeune agent un peu surpris, mais vous?... --Je suis le pere Absinthe. --Ma foi!... soyez le bienvenu, je ne reconnaissais pas votre voix... donnez-vous la peine d'entrer chez moi. Ils entrerent et Lecoq alluma une bougie. Alors le jeune policier put voir son vieux collegue, et en quel etat, bon Dieu!... Plus sale il etait et plus crotte qu'un barbet qui a ete perdu pendant trois jours de pluie, sa redingote portait les traces de vingt murailles essuyees, son chapeau n'avait plus aucune forme. Ses yeux etaient troubles et sa moustache pendait pitoyablement. Il machonnait a vide, comme s'il eut eu du sable plein la bouche. Par moments, il essayait de cracher; il faisait le geste, l'effort ... mais rien ne sortait. --Vous m'apportez de mauvaises nouvelles?... demanda Lecoq, apres un court examen. --Mauvaises. --Les gens que vous filiez vous ont glisse entre les doigts. Le vieux eut un mouvement de tete affirmatif de haut en bas. --C'est un malheur, prononca le jeune policier, flairant quelque mesaventure, c'est un tres-grand malheur! Cependant, il ne faut pas vous desoler outre mesure. Voyons, papa, relevez la tete, morbleu! A nous deux, demain, nous reparerons cela. Cet amical encouragement redoubla le tres-visible embarras du bonhomme. Il rougit, ce vieil homme de la police, comme une pensionnaire, et montrant le poing au plafond, il s'ecria: --Ah!... gredin, je te l'avais bien dit! --Hein!... fit Lecoq, a qui en avez-vous? Le pere Absinthe ne repondit pas, il se placa bien en face de la glace et se mit a accabler son reflet des plus cruelles injures. --Vieux propre a rien!... disait-il, vilain soldat! n'as-tu pas honte! Tu avais une consigne, n'est-ce pas? Qu'en as-tu fait? Tu l'as bue, malpropre, comme un vieil ivrogne que tu es. Va, cela ne se passera pas ainsi, et quand meme M. Lecoq te pardonnerait, tu seras prive de goutte huit jours. Tu bisqueras, ce sera bien fait. Voila, justement, ce qu'avait pressenti le jeune policier. --Allons, dit-il au bonhomme, vous vous sermonnerez plus tard. Contez-moi vite votre histoire. --Ah!... je n'en suis pas fier, je vous prie de le croire, mais n'importe. Donc on vous a sans doute remis une lettre ou je vous disais que j'allais filer les jeunes gens qui avaient reconnu Gustave?... --Oui, oui, passez! --Pour lors, une fois dans le cafe, ou je les avais suivis, voila mes garcons qui se mettent a boire du vermouth a pleins verres, sans doute afin de chasser l'emotion. Apres avoir bu, la faim les prend, et ils demandent a dejeuner. Moi, dans mon coin, je fais comme eux. Le repas, le cafe, le pousse-cafe, la biere, tout cela exige du temps. A deux heures, cependant, ils se decident a payer et a sortir. Bon!... je pensais qu'ils rentraient chez eux. Pas du tout. Ils gagnent la rue Dauphine, et je les vois ouvrir la porte d'un estaminet. Je m'y glisse cinq minutes apres eux; ils etaient deja en train de jouer au billard. Il toussait; c'est que le difficile a dire arrivait. --Je me mets a une petite table, poursuivit-il, et je demande un journal. Je ne le lisais que d'un oeil, quand tout a coup entre un bon bourgeois qui se place pres de moi. Sitot assis, il me demande le journal quand j'aurai fini, je le lui passe, et nous voila a parler de la pluie et du beau temps. Bref, de fil en aiguille, ce bourgeois finit par me proposer une partie de bezigue en quinze cents. Je refuse le bezigue, mais j'accepte un cent de piquet. Les jeunes gens, vous m'entendez, choquaient toujours l'ivoire. On nous apporte un tapis et nous voila a jouer des petits verres de fine. Je gagne. Le bourgeois me demande sa revanche et nous jouons deux bocs. Je regagne. Il s'entete, nous nous mettons a jouer des petits verres ... Et toujours je gagnais, et toujours je buvais, et plus je buvais.... --Allez, allez!... et ensuite?... --Eh!... voila le _hic_! Ensuite je ne me souviens plus de rien, ni du bourgeois, ni des jeunes gens. Il me semble cependant me rappeler que je m'etais endormi dans le cafe, et que le garcon est venu me reveiller et me prier de me retirer ... Alors, j'ai du vaguer sur les quais, jusqu'au moment ou, les idees m'etant revenues, je me suis decide a venir vous attendre dans votre escalier. A la grande surprise du pere Absinthe, Lecoq semblait encore plus preoccupe que mecontent. --Que pensez-vous de ce bourgeois, papa? interrogea-t-il. --Je pense qu'il me suivait, pendant que je filais les autres; et qu'il n'est entre au cafe que pour me griser. --Donnez-moi son signalement? --C'est un grand bonhomme assez gros, avec une large figure rouge et un nez tres-camard, l'air bonasse.... --C'est lui!... s'ecria Lecoq. --Lui!... Qui? --Le complice, l'homme dont nous avons releve les empreintes, le faux ivrogne, un diable incarne qui nous mettra tous dedans, si nous n'ouvrons pas l'oeil ... Ne l'oubliez pas, papa, et si jamais vous le rencontrez!... Mais la confession du pere Absinthe n'etait pas finie, et comme les devotes il avait garde le plus gros peche pour la fin. --C'est que ce n'est pas tout, reprit-il, et je veux ne vous rien cacher. Il me semble bien que ce traitre m'a parle du meurtre de la _Poivriere_, et que je lui ai raconte tout ce que nous avons decouvert et tout ce que vous comptez faire.... Lecoq eut un si terrible geste que le vieux recula epouvante. --Malheureux!... s'ecria-t-il, livrer notre plan a l'ennemi!... Mais il reprit vite son calme. D'abord le mal etait sans remede, puis il avait encore un bon cote: il levait tous les doutes qu'eut pu laisser l'affaire de l'hotel de Mariembourg. --Mais ce n'est pas le moment de reflechir, reprit le jeune policier, je suis ecrase de fatigue; prenez un matelas au lit, pour vous, l'ancien, et couchons-nous... XXV Lecoq etait un garcon prevoyant. Il avait eu soin, avant de se mettre au lit, de monter un reveil, qu'il possedait, et d'en placer les aiguilles sur six heures. --Comme cela, dit-il au pere Absinthe, en soufflant la bougie, nous ne manquerons pas le coche. Mais il comptait sans son extreme lassitude, a lui; sans les fumees de l'alcool qui emplissaient encore la cervelle de son vieux collegue. Quand six heures sonnerent a Saint-Eustache, le reveil fonctionna fidelement, mais le bruit strident de l'ingenieuse mecanique ne suffit pas pour interrompre le lourd sommeil des deux policiers. Ils auraient vraisemblablement dormi longtemps encore, si vers les sept heures et demie deux vigoureux coups de poing n'eussent ebranle la porte de la chambre. D'un bond Lecoq fut debout, stupefait de voir le jour leve, furieux de l'inanite de ses precautions. --Entrez!... cria-t-il au visiteur matinal. Le jeune policier n'avait pas encore d'ennemis, a cette epoque, il pouvait sans imprudence dormir la cle sur sa serrure. La porte aussitot s'entre-bailla, et la figure futee du pere Papillon se montra. --Eh!... c'est mon brave cocher!... s'ecria Lecoq. Il y a donc du nouveau? --Faites excuse, bourgeois, c'est au contraire toujours la meme cause qui m'amene, vous savez, les trente francs des coquines ... Je ne dormirai pas tranquille, tant que je ne vous aurai pas conduit, gratis pour pareille somme. Vous vous etes servi hier de ma voiture pour cent sous, c'est vingt-cinq francs que je vous redois. --Mais c'est de la folie, mon ami! --Possible!... c'est la mienne. Je me suis jure, si vous ne me prenez pas, de stationner onze heures d'horloge devant votre porte. A deux francs vingt-cinq centimes l'heure, nous serons quitte. Decidez-vous. Son oeil suppliait; il etait clair qu'un refus l'eut serieusement desoblige. --Soit, dit Lecoq, je vous prends pour la matinee; seulement, je dois vous prevenir que nous allons debuter par un veritable voyage. --Cocotte a de bonnes jambes. --Nous avons affaire, mon collegue et moi, dans votre quartier. Il faut absolument que nous denichions la bru de la veuve Chupin, et j'ai tout lieu d'esperer que nous trouverons son adresse chez le commissaire de l'arrondissement. --Ah! nous irons ou vous voudrez; je suis a vos ordres. Ils partirent quelques instants plus tard. Papillon, fier sur son siege, faisait claquer son fouet, et la voiture filait comme s'il y eut en cent sous de pour-boire. Seul le pere Absinthe etait triste. Lecoq l'avait pardonne et meme lui avait jure le secret, mais il ne se pardonnait pas, lui! Il ne pouvait se consoler d'avoir ete, lui, un vieux policier, joue comme un provincial naif. Si encore il n'eut pas livre le secret de l'instruction! Mais, il ne le comprenait que trop, il avait, par cela seul, double les difficultes de la tache. Du moins, la longue course ne fut pas inutile. Le secretaire du commissaire de police du treizieme arrondissement apprit a Lecoq que la femme Polyte Chupin demeurait avec son enfant aux environs, dans la ruelle de la Butte-aux-Cailles. Il ne put indiquer le numero precis, mais il donna des details. La bru de la mere Chupin etait Auvergnate, et elle etait cruellement punie d'avoir prefere un Parisien a un compatriote. Arrivee a Paris a douze ans, elle etait entree comme servante dans une grosse fabrique de Montrouge et y etait toujours restee. Apres dix ans de privations et d'un travail acharne, elle avait amasse, sou a sou, trois mille francs, quand son mauvais genie jeta Polyte Chupin sur sa route. Elle s'eprit de ce pale et cynique gredin, et lui l'epousa pour ses economies. Tant que dura l'argent, c'est-a-dire pendant trois ou quatre mois, le menage alla cahin-caha. Mais avec le dernier ecu, Polyte s'envola et reprit avec delices sa vie de paresse, de maraude et de debauche. Des lors il ne reparut plus chez sa femme que pour la voler, quand il lui soupconnait quelques petites epargnes. Et periodiquement elle se laissait depouiller de tout. Il eut voulu la pousser plus bas, alleche par l'espoir d'ignobles profits; elle resista. De cette resistance meme etait venue la haine de la vieille Chupin contre sa belle-fille, haine qui se traduisait par tant de mauvais traitements, que la pauvre femme dut fuir un soir avec les seules guenilles qui la couvraient. La mere et le fils comptaient peut-etre que la faim ferait ce que n'avaient pu faire leurs menaces et leurs conseils. Leurs honteux calculs devaient etre trompes. Le secretaire ajoutait que ces faits etaient de notoriete publique, et que tout le monde rendait justice a la vaillante Auvergnate. --Meme, disait-il, un sobriquet qu'on lui avait donne: Toinon-la-Vertu, etait un grossier mais sincere hommage. C'est muni de ces renseignements que Lecoq remonta en voiture. La ruelle de la Butte-aux-Cailles, ou le conduisit rapidement Papillon, ressemble peu au boulevard Malesherbes. Y demeure-t-il des millionnaires? on ne le devine pas. Ce qui est sur, c'est que tous les habitants s'y connaissent comme dans un village. La premiere personne a qui le jeune policier demanda madame Polyte Chupin le tira d'embarras. --Toinon-la-Vertu demeure dans cette maison, a droite, lui fut-il repondu; tout en haut de l'escalier, la porte en face. L'indication etait si precise, que du premier coup Lecoq et le pere Absinthe arriverent au logis qu'ils cherchaient. C'etait une triste et froide mansarde carrelee, assez spacieuse, eclairee par une fenetre a tabatiere. Un lit de noyer disloque, une table boiteuse, deux chaises et de miserables ustensiles de menage constituaient le mobilier. Mais la proprete, en depit de la pauvrete, etincelait, et on eut mange par terre, selon l'energique expression du pere Absinthe. Quand les deux policiers se presenterent, ils trouverent une femme qui cousait des sacs de grosse toile, assise au milieu de la piece, sous la fenetre, pour que le jour tombat bien d'aplomb sur son ouvrage. A la vue de deux etrangers, elle se leva a demi, surprise, un peu effrayee meme; et quand ils lui eurent explique qu'ils avaient a lui parler assez longuement, elle quitta sa chaise pour l'offrir. Mais le vieil homme de police la contraignit de demeurer assise, et il resta debout pendant que Lecoq s'etablissait sur l'autre chaise. D'un coup d'oeil, le jeune policier avait inventorie le logis et evalue la femme. Elle etait petite, courte, grosse, affreusement commune. Une foret de rudes cheveux noirs plantes tres-bas sur le front et de gros yeux a fleur de tete donnaient a sa physionomie quelque chose de la navrante resignation de la bete maltraitee. Peut-etre avait-elle eu autrefois ce qu'on est convenu d'appeler la beaute du diable, maintenant elle semblait presque aussi vieille que sa belle-mere. Le chagrin et les privations, les travaux excessifs, les nuits passees sous la lampe, les larmes devorees et les coups recus avaient plombe son teint, rougi ses yeux et creuse a ses tempes des rides profondes. Mais de toute sa personne s'exhalait un parfum d'honnetete native que n'avait pu corrompre le milieu ou elle avait vecu. Son enfant ne lui ressemblait en rien. Il etait pale et chetif, avec des yeux qui brillaient d'un eclat phosphorescent et des cheveux de ce jaune sale qu'on appelle le blond de Paris. Un detail emut les deux agents. La mere n'avait sur elle qu'une mechante robe d'indienne, mais le petit etait chaudement vetu de gros drap. --Madame, commenca doucement Lecoq, vous avez sans doute entendu parler du grand crime commis dans l'etablissement de votre belle-mere. --Helas!... oui, monsieur. Et vivement elle ajouta: --Mais mon homme ne peut y etre mele, puisqu'il est en prison. Cette objection, qui courait au devant du soupcon, ne trahissait-elle pas des apprehensions horribles? --Oui, je le sais, dit le jeune policier, Polyte a ete arrete il y a une quinzaine.... --Oh!... bien injustement, monsieur, je vous le jure. Il a ete, comme toujours, entraine par ses amis, des mauvais sujets. Il est si faible; quand il a un verre de vin en tete, on en fait alors tout ce qu'on veut. De lui-meme, il ne ferait pas de mal a un enfant, il n'y a qu'a le regarder.... Tout en parlant, elle attachait des regards enflammes a une mauvaise photographie suspendue au mur et qui representait un affreux garnement a l'oeil louche, a la bouche grimacante a peine ombragee d'une legere moustache, portant des meches de cheveux bien collees aux tempes. C'etait la Polyte. Et il n'y avait pas a s'y meprendre, cette malheureuse l'aimait toujours; c'etait son mari, d'ailleurs. Une minute de silence suivit cette scene muette ou eclatait la passion, et c'est pendant ce silence que la porte de la mansarde s'entr'ouvrit doucement. Un homme avanca la tete et la retira aussitot avec une sourde exclamation. Puis, la porte se referma, la cle grinca dans la serrure, et on entendit des pas rapides dans l'escalier. Assis dans la mansarde, le dos tourne a la porte, Lecoq n'avait pu apercevoir le visage de l'etrange visiteur. Et, si promptement qu'il se fut retourne au bruit, il avait devine le mouvement bien plutot qu'il ne l'avait surpris. Pourtant il n'eut pas l'ombre d'un doute. --C'est lui, s'ecria-t-il, le complice! Grace a sa position, le pere Absinthe avait vu. --Oui, dit-il, oui, j'ai reconnu l'homme qui m'a grise hier. D'un bond, les deux agents s'etaient jetes sur la porte, et ils s'epuisaient pour l'ouvrir en steriles efforts. Elle resistait, elle tenait bon, car elle etait de chene plein, ayant ete achetee aux demolitions par le proprietaire, et ajustee la, par hasard, avec sa vieille et solide serrure. --Mais aidez-nous donc, disait le pere Absinthe a la femme de Polyte, petrifiee de surprise, donnez-nous donc une barre, un morceau de fer, un clou, n'importe quoi!... Le jeune policier, lui, s'ensanglantait les mains a essayer de renfoncer le pene ou d'arracher la garde. Il trepignait de rage... Enfin, la porte fut forcee, et les deux agents, animes d'une ardeur pareille, s'elancerent a la poursuite de leur mysterieux adversaire. Arrives dans la ruelle, ils s'informerent. Ils pouvaient donner le signalement de l'homme; c'etait quelque chose. Deux personnes l'avaient vu entrer dans la maison de Toinon-la-Vertu, une troisieme l'avait remarque lorsqu'il en etait sorti precipitamment. Des enfants qui jouaient sur la chaussee assurerent que cet individu s'etait enfui a toutes jambes dans la direction de la rue du Moulin-des-Pres. C'etait dans cette rue, pres de l'endroit ou s'y amorce la ruelle de la Butte-aux-Cailles, que Lecoq avait fait arreter sa voiture. --Courons-y! proposa le pere Absinthe, le cocher pourra peut-etre nous donner quelque renseignement. Mais l'autre hocha la tete d'un air decourage et ne bougea point. --A quoi bon!... prononca-t-il. La presence d'esprit qu'a eue cet homme de donner un tour de cle l'a sauve. Il a maintenant dix minutes d'avance sur nous, il est loin, nous ne le rattraperons pas. Le vieil agent etait bleme de colere. Il considerait maintenant comme son ennemi personnel ce ruse complice qui l'avait si cruellement mystifie; il eut donne un mois de sa paye pour lui mettre la main au collet. --Ah! ce n'est pas le toupet qui lui manque, a ce brigand, dit-il, ni la chance!... Penser qu'il se moque de nous, comme une souris qui jouerait avec les griffes du chat, et que voici trois fois qu'il nous echappe ... Trois fois!... Le jeune policier etait aussi irrite au moins que son collegue, et bien autrement blesse dans sa vanite. Mais il sentait la necessite du sang-froid. --Oui, repondit-il, d'un ton pensif, le matin est hardi et intelligent, et il ne reste pas les jambes croisees. Si nous travaillons, il se remue ferme. Ce demon-la est partout. De quelque cote que je pousse l'attaque, je l'y trouve sur la defensive. C'est lui, l'ancien, qui vous a fait perdre la piste de Gustave, c'est lui qui a organise cette belle comedie de l'hotel de Mariembourg... --Et maintenant, objecta le bonhomme, d'un air capable, que le General vienne donc nous chanter que c'est des fantomes que vous pretendez conduire au poste!... Si delicate que fut la flatterie, elle ne put tirer Lecoq de ses reflexions. --Jusqu'a present, reprit-il au bout d'un moment, cet habile metteur en scene m'a devance, partout; de la mes echecs. Ici, du moins, nous arrivons avant lui. Or, s'il y venait, c'est qu'il flaire un danger... Donc nous pouvons esperer. Remontons pres de la femme de ce garnement de Polyte. Helas! la pauvre Toinon-la-Vertu ne comprenait rien a cette aventure, Elle etait restee sur son palier, tenant son enfant par la main, penchee sur la rampe de l'escalier, palpitante, l'oeil et l'oreille au guet. Des qu'elle apercut les deux agents qui remontaient aussi lentement qu'ils etaient descendus vite, elle s'avanca: --Au nom du ciel, demandait-elle, que se passe-t-il, qu'est-ce que cela signifie?... Mais Lecoq n'etait pas homme a conter ses affaires dans un corridor tapisse d'oreilles, et c'est seulement quand il eut repousse la jeune femme dans sa mansarde, la porte refermee, qu'il lui repondit. --Il y a que nous venons de donner la chasse a un complice des meurtres de la _Poivriere_. Il arrivait esperant vous trouver seule, notre presence l'a effarouche. --Un assassin!... balbutia Toinon, en joignant les mains. Que pouvait-il me vouloir? --Qui sait? Il est a supposer qu'il est des amis de votre mari. --Oh!... monsieur.... --Quoi!... Ne venez-vous pas de nous dire que Polyte a les plus detestables connaissances! Rassurez-vous, cela ne le compromet en rien. Vous avez d'ailleurs un moyen simple d'ecarter de lui les soupcons. --Un moyen! Lequel? Oh! dites vite.... --C'est de me repondre franchement, et de me mettre a meme, vous qui etes une honnete femme, d'arreter le coupable. Parmi tous les amis de votre mari, n'en connaissez-vous pas de capables d'avoir fait le coup?... Nommez-les moi. L'hesitation de la malheureuse fut visible. Souvent, sans doute, elle avait assiste a d'ignobles conciliabules, et on avait du la menacer de vengeances terribles si elle parlait. --Vous n'avez rien a craindre, insista le jeune policier, et jamais, je vous le promets, on ne saura que vous m'avez dit un mot. Puis, quoi que vous disiez, vous ne m'apprendrez peut-etre rien. On nous a conte deja bien des choses de votre vie, sans parler des brutalites dont vous ont rendue victime Polyte et sa mere. --Mon mari, monsieur, ne m'a jamais brutalisee, dit fierement la jeune femme.... Cela, d'ailleurs, ne regarde que moi. --Et votre belle-mere? --Elle est peut-etre un peu vive; au fond, elle a bon coeur. --Alors, pourquoi diable vous etes-vous enfuie du cabaret de la veuve Chupin, puisque vous y etiez si heureuse? Toinon-la-Vertu etait devenue cramoisie jusqu'a la racine des cheveux. --Je me suis sauvee, repondit-elle, pour d'autres raisons. Il venait beaucoup d'hommes ivres la-bas, et des fois, quand j'etais seule, d'aucuns voulaient pousser la plaisanterie un peu loin... Vous me direz que j'ai le poignet solide, et c'est vrai; aussi j'aurais peut-etre patiente... Mais quand je m'absentait il y en avait qui etaient assez betes pour faire boire de l'eau-de-vie au petit, au point qu'une fois en rentrant je l'ai trouve comme mort, raide deja et tout froid, et il a fallu courir chercher le medecin. Elle s'arreta court, la pupille dilatee. De rouge elle etait devenue livide, et c'est d'une voix etranglee qu'elle cria a son fils: --Toto!... Malheureux!... Lecoq regarda autour de lui, et frissonna; il avait compris. Cet enfant, qui n'avait pas cinq ans, s'etait glisse a quatre pattes pres de lui, et lui fouillait dans les poches de son paletot, il le volait, il le devalisait ... et adroitement. -Eh bien!... oui, s'ecria l'infortunee en fondant en larmes, oui, il y avait encore cela! Des que je perdais le petit de vue, des gens l'attiraient dehors. Ils l'emmenaient dans des endroits ou il y a du monde, et ils lui apprenaient a chercher dans les poches et a leur apporter ce qu'il y trouvait. Si on s'apercevait de quelque chose, ils se fachaient tres-haut contre l'enfant et le battaient... Si personne ne voyait rien, ils lui donnaient un sou pour du sucre d'orge et gardaient ce qu'il avait pris. Elle cacha son visage entre ses mains, et, d'une voix inintelligible, ajouta: --Et moi, je ne veux pas que mon petit soit un voleur. Ce qu'elle ne disait pas, la pauvre creature, c'est que celui qui emmenait ainsi l'enfant et le dressait au vol, c'etait le pere, son mari a elle, Polyte Chupin. Mais les deux agents le comprenaient bien, et si abominable etait le crime de l'homme, et si dechirante la douleur de la femme, qu'ils se sentirent remues jusqu'au plus profond d'eux-memes. De ce moment, Lecoq ne songea plus qu'a abreger une scene affreusement penible. D'ailleurs, l'emotion de cette pauvre mere lui garantissait sa sincerite. --Tenez, lui dit-il avec une brusquerie affectee, deux questions seulement, et je vous tiens quitte. Parmi les habitants de votre cabaret, ne s'en trouvait-il pas un du nom de Gustave?... --Non, monsieur, bien sur. --Soit!... Mais Lacheneur, vous devez connaitre Lacheneur? --Celui-la, oui. Le jeune policier ne put retenir une exclamation de joie. Enfin il tenait, pensait-il, le bout du fil qui allait le conduire a la lumiere, a la verite. --Quel homme est-ce? demanda-t-il vivement. --Oh! il ne ressemble pas aux gens qui boivent chez ma belle-mere. Je ne l'ai vu qu'une fois, mais sa figure m'est restee dans la tete. C'etait un dimanche. Il etait dans une voiture arretee pres des terrains vagues et parlait a Polyte. Quand il a ete parti, mon mari m'a dit: "Tu vois ce vieux-la, il fera notre fortune." Je lui ai trouve l'air d'un monsieur bien respectable.... --C'est assez, interrompit Lecoq; maintenant il s'agit, ma bonne, de venir deposer devant le juge. J'ai une voiture en bas. Prenez votre enfant si vous voulez, mais hatez-vous, venez vite, venez.... XXVI M. Segmuller etait de ces magistrats qui cherissent leur profession d'un amour sans partage, qui s'y donnent corps et ame et mettent a l'exercer tout ce qu'ils ont d'energie, d'intelligence et de sagacite. Juge d'instruction, il apportait a la recherche de la verite la passion tenace du medecin luttant contre une maladie inconnue, l'enthousiasme de l'artiste s'epuisant a la poursuite du beau. C'est dire combien imperieusement s'etait emparee de son esprit cette affaire tenebreuse du cabaret de la Chupin qui lui etait confiee. Il y decouvrait tout ce qui doit irriter l'interet: grandeur du crime, obscurite des circonstances, mystere impenetrable enveloppant les victimes et le meurtrier, attitude etrange d'un prevenu enigmatique. L'element romanesque ne manquait pas, represente par ces deux femmes dont on avait perdu les traces, et par cet insaisissable complice. Enfin l'anxiete du resultat etait une attraction de plus. L'amour-propre ne perd jamais ses droits; et M. Segmuller songeait que le succes serait d'autant plus honorable que les difficultes auraient ete plus grandes. Et il esperait vaincre, surtout ayant un auxiliaire comme Lecoq, ce debutant en qui il avait reconnu des facultes extraordinaires et le genie de son etat. Aussi, l'idee ne lui vint-elle pas, apres une journee ecrasante, de se soustraire a la tyrannie de ses preoccupations ni de remettre les soucis au lendemain. Il se hata de diner, avalant la bouchee double, et, son cafe pris, il se remit a la besogne avec une nouvelle ardeur. Il avait emporte l'interrogatoire du soi-disant artiste forain, et il l'etudiait a la facon de l'ingenieur qui rode autour de la place qu'il assiege, pour en reconnaitre les endroits faibles ou doivent converger les efforts de l'attaque. Toutes les reponses, il les analysait, il en pesait les expressions une a une. Il cherchait le joint ou il pourrait glisser quelque victorieuse question qui, semblable a une mine, disloquerait le systeme de defense. Une bonne partie de sa nuit fut employee a ce travail, ce qui ne l'empecha pas d'etre debout de meilleure heure qu'a l'ordinaire. Des huit heures, il etait habille et rase, il avait arrange ses papiers, pris son chocolat, et il se mettait en route. Il oubliait que l'impatience qui le devorait ne bouillonnait pas dans les veines des autres. Il s'en apercut bientot. C'est a peine si le Palais de Justice s'eveillait lorsqu'il y arriva. Toutes les portes meme n'etaient pas encore ouvertes. Dans les couloirs, des huissiers et des garcons de bureaux mal eveilles, se detiraient en echangeant leurs vetements de ville contre leur costume officiel. D'autres, en bras de chemise, balayaient et epoussetaient, avec mille precautions toutefois, et de facon a ne pas mettre en mouvement des dunes de poussiere dont le niveau monte tous les jours. Par la fenetre des vestiaires, les loueuses de costumes secouaient les robes des avocats, tristes loques noires en ce moment, toges magiques a l'audience, lorsqu'il s'en echappe des flots d'eloquence et des essaims d'arguments. Dans les cours, quelques petits clercs d'avoue polissonnaient en attendant l'ouverture du greffe ou des bureaux d'enregistrement. M. Segmuller, qui avait a consulter le procureur imperial, se rendit tout d'abord au parquet. Personne n'etait arrive. Du depit, il alla s'enfermer dans son cabinet, l'oeil sur sa pendule, bien pres de s'etonner de la lenteur des aiguilles a se mouvoir. A neuf heures dix minutes, Goguet, le souriant greffier, parut et fut accueilli par un: "Ah! vous voici enfin!" qui dut ne lui laisser aucun doute sur l'humeur du bon juge d'instruction. Goguet, cependant, etait en avance. Goguet, presse par la curiosite, s'etait hate d'arriver. Il voulut s'excuser, se disculper, mais M. Segmuller lui ferma la bouche assez vertement pour lui oter toute envie de repliquer. --Allons, pensa-t-il, le vent souffle du mauvais cote, ce matin. Et ployant l'echine sous la bourrasque, il passa philosophiquement ses manches de lustrine noire, gagna sa petite table et parut s'absorber dans la taille de ses plumes et la preparation de son papier. Au fond, il etait vexe. La veille au soir, tout en causant, avec madame Goguet, de l'enigmatique prevenu, il lui etait venu differentes idees qu'il n'eut pas ete fache de soumettre au juge. L'occasion eut ete mal choisie. M. Segmuller, le flegme personnifie d'ordinaire, l'homme par excellence grave, methodique et tout en dedans, etait devenu meconnaissable. Il se promenait de long en long dans son cabinet, se levait, s'asseyait, gesticulait, enfin paraissait ne pouvoir tenir en place. --Decidement, se disait le greffier, l'echeveau ne se debrouille pas, les affaires de Mai vont tres-bien! En ce moment il en etait ravi; il se rangeait du cote du prevenu, tant sa rancune etait grande. De neuf heures et demie a dix heures, M. Segmuller ne sonna pas son huissier moins de cinq fois, et cinq fois, il lui adressa les memes questions: --Etes-vous sur que M. Lecoq, l'agent du service de la surete, ne se soit pas presente?... Informez-vous... Il est impossible qu'il ne m'ait pas envoye quelqu'un; il doit m'avoir ecrit. Chaque fois, l'huissier surpris dut repondre: --Personne n'est venu, il n'y a pas de lettre. La colere gagnait le juge. --Concoit-on cela, murmurait-il, je suis sur des charbons ardents et cet agent se permet de se faire attendre... Ou peut-il etre alle?... En dernier lieu, il ordonna a l'huissier de voir si on ne trouverait pas Lecoq aux environs, dans quelque estaminet; de le chercher et de le lui amener vite, bien vite. L'huissier parti, M. Segmuller sembla reprendre son calme. --Nous sommes la que nous perdons un temps precieux, dit-il a Goguet, je me decide a interroger le fils de la veuve Chupin... ce sera toujours cela de fait. Allez dire qu'on me l'amene, Lecoq a du remettre l'ordre d'extraction... Moins d'un quart d'heure apres, Polyte faisait son entree dans le cabinet du juge d'instruction. C'etait bien, de la tete aux pieds, de la casquette de toile ciree aux pantoufles de tapisserie a dessins voyants, c'etait bien l'homme du portrait que la pauvre Toinon-la-Vertu enveloppait de ses regards passionnes. Seulement, le portrait etait flatte. La photographie n'avait pu fixer l'expression de basse astuce de ce visage de coquin, l'impudence du sourire, la lache ferocite de l'oeil fuyant. Elle n'avait pu rendre ni le teint fletri et plombe, ni le clignotement inquietant des paupieres, ni les levres minces, pincees sur des dents courtes et aigues. Du moins devait-il lui etre difficile de surprendre son monde. Le voir, c'etait le juger a sa valeur. Lorsqu'il eut repondu aux questions preliminaires, declare qu'il avait trente ans et qu'il etait ne a Paris, il prit une pose pretentieuse et attendit. Mais avant d'aborder l'objet serieux de l'interrogatoire, M. Segmuller voulait essayer de demonter un peu cette assurance de coquin. Il rappela donc durement a Polyte sa position, lui donnant a entendre que, de son attitude et de ses reponses dependrait beaucoup le jugement a intervenir dans l'affaire ou il se trouvait implique. Polyte ecoutait d'un air nonchalant et quelque peu ironique. Dans le fait, il se souciait infiniment peu de la menace. Il avait consulte et se croyait sur de son compte. On lui avait dit qu'il ne pouvait pas etre condamne a plus de six mois de prison. Que lui importait un mois de plus ou de moins! Le juge, qui surprit ce sentiment dans l'oeil du gredin, abregea. --La justice, dit-il, attend de vous des renseignements sur quelques habitues du cabaret de votre mere. --C'est qu'il y en a beaucoup, m'sieu, repondit le garnement d'une voix enrouee, trainarde, ignoble. --En connaissez-vous un du nom de Gustave? --Non, m'sieu. Insister, c'etait risquer de donner l'eveil a Polyte, si par hasard il etait de bonne foi; M. Segmuller poursuivit donc: --Vous devez, du moins, vous rappeler Lacheneur? --Lacheneur?... C'est la premiere fois que j'entends ce nom. --Prenez garde!.... la police sait beaucoup de choses. Le garnement ne broncha pas. --Je dis la verite, m'sieu, insista-t-il, quel interet aurais-je a mentir?... La porte, qui s'ouvrit brusquement, lui coupa la parole. Toinon-la-Vertu parut, son enfant sur les bras. A la vue de son mari, la malheureuse jeta un cri de joie et s'avanca vivement... Mais Polyte, reculant, la cloua sur place d'un regard terrible. --Il faudrait etre mon ennemi, prononca-t-il d'un ton farouche, pour pretendre que je connais un nomme Lacheneur!... J'en voudrais a la mort a qui dirait ce mensonge; oui, a la mort ... et je ne pardonnerais jamais! XXVII Ayant recu l'ordre de chercher partout Lecoq, et de le ramener s'il le rencontrait, l'huissier de M. Segmuller s'etait mis en campagne. La commission ne lui deplaisait pas; c'etait une occasion de quitter son poste, un pretexte de legitime flanerie aux environs. C'est a la Prefecture qu'il se rendit tout d'abord, par le plus long, bien entendu, par le quai. Mais a la Permanence, ou il s'adressa, personne n'avait apercu le jeune policier. Il se rabattit alors sur les estaminets et les debits de boissons qui entourent le Palais de Justice et vivent de sa clientele. Commissionnaire consciencieux, il entra partout, et meme ayant rencontre des connaissances, il se crut oblige a une politesse a 50 centimes la canette... Mais pas de Lecoq! Il rentrait en hate, un peu inquiet de la duree de son absence, quand une voiture qui arrivait a fond de train s'arreta court devant la grille du Palais. Machinalement, il regarda. O bonheur! De cette voiture, il vit descendre Lecoq, suivi du pere Absinthe et de la belle-fille de la veuve Chupin. Du coup, il retrouva son aplomb, et c'est du ton le plus important qu'il transmit au jeune policier l'ordre de le suivre sans perdre une minute. --Monsieur le juge vous a deja demande nombre de fois, disait-il, son impatience est extreme, il est d'une humeur massacrante, et vous pouvez vous attendre a avoir la tete lavee de la belle facon. Lecoq souriait, tout en montant l'escalier. N'avait-il pas a presenter la plus victorieuse des justifications? Meme il se faisait une fete de l'agreable surprise du juge, et il lui semblait voir son visage irrite s'epanouir soudain. Et cependant les embarras de l'huissier et son insistance devaient avoir le plus desastreux resultat. Presse comme il l'etait, le jeune policier ne vit nul inconvenient a ouvrir sans frapper la porte du cabinet de M. Segmuller, et il eut l'inspiration fatale de pousser en avant la malheureuse dont le temoignage pouvait etre si decisif. La stupeur le cloua net sur place, quand il vit que le juge n'etait pas seul, quand il reconnut en ce temoin qu'on interrogeait, l'homme du portrait, Polyte Chupin. A l'instant, il comprit l'etendue de la faute, ses consequences, et combien il importait d'empecher toute communication, tout echange de pensees entre le mari et la femme. Il bondit jusqu'a Toinon-la-Vertu, et la secouant rudement par le bras, il lui commanda de sortir a l'instant. --Vous ne pouvez rester ici, lui criait-il, allons, venez!... Mais la pauvre creature etait tout eperdue, defaillante d'emotion, plus tremblante que la feuille. Hors son mari, elle etait incapable de rien voir, de rien entendre. Retrouver ce miserable qu'elle adorait, quel ravissement! Mais pourquoi reculait-il, pourquoi lui lancait-il des regards farouches? Elle voulait parler, s'expliquer ... Elle se debattit donc un peu, oh! bien peu, assez cependant pour recueillir la phrase de Polyte, qui entra dans son cerveau comme une balle. Ce que voyant, le jeune policier la saisit par la taille, la souleva comme une plume, et l'emporta dans la galerie. Cette scene n'avait pas dure une minute en tout, et M. Segmuller en etait encore a formuler une observation, que deja la porte etait refermee et qu'il se retrouvait seul avec Polyte. --Eh! eh!... pensait Goguet, fretillant d'aise, voici du nouveau!... Mais comme ses a-parte ne lui faisaient jamais negliger sa besogne de greffier, il se pencha a l'oreille du juge, pour demander: --Dois-je inscrire ce qu'a dit en dernier lieu le temoin? --Certes! repondit M. Segmuller, et mot pour mot, s'il vous plait! Il s'arreta; la porte s'ouvrait une fois encore et livrait passage a l'huissier qui, timidement et d'un air fort penaud, remit un billet et sortit. Ce billot, ecrit au crayon par Lecoq, sur une feuille arrachee a son calepin, disait au juge le nom de la femme, et lui donnait brievement, mais clairement, les renseignements recueillis. --Ce garcon-la pense a tout ... murmura M. Segmuller. Le sens de la scene qu'il n'avait fait qu'entrevoir eclatait maintenant a ses yeux. Tout lui etait explique! Il n'en regrettait que plus amerement cette rencontre fatale qui venait d'avoir lieu dans son cabinet. Mais a qui devait-il s'en prendre? A lui, a lui seul, a son impatience, a son defaut de prevoyance quand, son huissier parti, il avait envoye chercher Polyte Chupin. Cependant, comme il ne pouvait se douter de l'influence enorme de cette circonstance sur l'instruction, il ne s'en alarma pas et ne songea qu'a tirer parti des documents precieux qui lui arrivaient. --Poursuivons, dit-il a Polyte. Le gredin eut un geste d'insouciant assentiment. Sa femme sortie, il n'avait plus bouge, indifferent en apparence a tout ce qui se passait. --C'est votre femme que nous venons de voir? demanda M. Segmuller. --Oui. --Elle voulait se jeter a votre cou, vous l'avez repoussee. --Je ne l'ai pas repoussee, m'sieu. --Vous l'avez tenue a distance, si vous aimez mieux, vous n'avez pas eu un regard pour votre enfant qu'elle vous tendait ... pourquoi? --Ce n'etait pas le moment de penser au sentiment. --Vous mentez. Vous vouliez simplement la bien fixer pendant que vous lui dictiez sa deposition. --Moi!... je lui ai dicte sa deposition?... --Sans cette supposition, les paroles que vous avez prononcees seraient inintelligibles. --Quelles paroles?... Le juge se retourna vers son greffier. --Goguet, dit-il, relisez au temoin sa derniere phrase. Le greffier, de sa voix monotone, lut: "J'en voudrais a la mort a qui dirait que je connais Lacheneur." --Eh bien!... insista M. Segmuller, qu'est-ce que cela signifie? --C'est bien facile a comprendre, m'sieu. M. Segmuller s'etait leve, enveloppant Polyte d'un de ces regards de juge, qui, selon l'expression d'un prevenu, "font grouiller la verite dans les entrailles." --Assez de mensonges, interrompit-il. Vous commandiez le silence a votre femme, voila le fait. A quoi bon? et que peut-elle nous apprendre? Pensez-vous donc que la police ne sait pas vos relations avec Lacheneur, vos entretiens, quand il vous attendait en voiture pres des terrains vagues, les esperances de fortune que vous fondiez sur lui?... Croyez-moi, decidez-vous a des aveux, pendant qu'il en est temps encore, ne vous engagez pas dans une voie au bout de laquelle est un peril serieux. On est complice de plus d'une facon! Il est certain que l'impudence de Polyte recut un rude choc. Il parut confondu, et baissa la tete en balbutiant une reponse inintelligible. Cependant il s'obstina a garder le silence, et le juge, qui venait d'employer inutilement son arme la plus forte, desespera. Il sonna et donna l'ordre de reconduire le temoin en prison, apres avoir pris des precautions, toutefois, pour qu'il ne put revoir sa femme. Polyte sorti, Lecoq parut. Il etait desespere, il s'arrachait les cheveux. --Et dire, repetait-il, que je n'ai pas tire de cette femme tout ce qu'elle savait, quand c'etait si facile! Mais je savais que vous m'attendiez, monsieur, je me depechais, j'ai cru bien faire... --Rassurez-vous, ce malheur peut se reparer. --Non, monsieur, non, nous ne saurons plus rien de cette malheureuse. Impossible de lui arracher un mot depuis qu'elle a vu son mari. Elle l'aime de la passion la plus folle, il a sur elle une influence toute-puissante. Il lui a commande de se taire, elle se taira. Le jeune policier n'avait que trop raison. M. Segmuller dut se l'avouer des les premiers pas que Toinon-la-Vertu fit dans son cabinet. La pauvre creature etait ecrasee de douleur. Il etait aise de reconnaitre qu'elle eut donne sa vie pour reprendre les paroles qui lui etaient echappees dans sa mansarde. Le regard de Polyte l'avait glacee et remuait en son coeur les plus sinistres apprehensions. Ne concevant rien dont il ne put etre coupable, elle se demandait si son temoignage ne serait pas un arret de mort. Aussi refusa-t-elle de repondre autre chose que: "Non!" ou: "Je ne sais pas!" a toutes les questions, et tout ce qu'elle avait dit, elle le retracta. Elle jurait qu'elle s'etait trompee, qu'on avait mal compris, qu'on abusait de ses paroles. Elle affirmait avec les plus horribles serments que jamais elle n'avait entendu parler de Lacheneur. Enfin, quand on la pressait trop, elle eclatait en sanglots, et serrait convulsivement sur sa poitrine son enfant qui poussait des cris percants. En presence de cette obstination idiote, aveugle comme celle de la brute, que faire? M. Segmuller hesitait. Il se sentait pris de pitie pour cette malheureuse. Enfin, apres un moment de reflexion: --Vous pouvez vous retirer, ma brave femme, dit-il doucement, mais souvenez-vous bien que votre silence nuit plus a votre mari que tout ce que vous pourriez dire. Elle se retira ... elle s'enfuit plutot, pendant que le juge et l'agent de la surete echangeaient des regards consternes. --Je le disais bien!... pensait Goguet. Les actions du prevenu sont en hausse. Je parie cent sous pour le prevenu. XXVIII D'un seul mot, Delamorte-Felines a defini l'instruction: "Une lutte." Lutte terrible, entre la justice qui veut arriver a la verite et le crime qui pretend garder son secret. Mandataire de la societe, investi de pouvoirs discretionnaires, ne relevant que de sa conscience et de la loi, le juge d'instruction dispose du plus formidable appareil. Rien ne le gene, personne ne lui commande. Administration, police, force armee, il a tout a ses ordres. Sur un mot de lui, vingt agents, cent s'il le faut, vont remuer Paris, fouiller la France, explorer l'Europe. Pense-t-il qu'un homme peut eclairer un point obscur, il cite cet homme a comparaitre dans son cabinet, et il arrive, fut-il a cent lieues. Voila pour le juge. Seul, sous les verroux, au secret le plus souvent, l'homme accuse d'un crime se trouve comme retranche du nombre des vivants. Nul bruit de l'interieur n'arrive jusqu'au cabanon ou il vit sous l'oeil des gardiens. Ce qu'on dit, ce qui se passe... il l'ignore. Quels temoins ont ete interroges et ce qu'ils ont repondu, il ne sait. Et il en est reduit a se demander, dans l'effroi de son ame, jusqu'a quel point il est compromis, quels indices ont ete recueillis, quelles charges accablantes sont pres de l'ecraser. Voila pour le prevenu. Eh bien!... en depit de cette terrible disproportion d'armes des deux adversaires, parfois l'homme au secret l'emporte. S'il est bien sur de n'avoir laisse derriere lui aucune preuve du crime, s'il n'a pas d'antecedents qui se levent contre lui, il peut, inexpugnable dans un systeme de negation absolue, braver tous les efforts de la justice. Telle etait, en ce moment, la situation de Mai, le mysterieux meurtrier. M. Segmuller et Lecoq se l'avouaient avec une douleur melee de depit. Ils avaient pu, ils avaient du esperer que Polyte Chupin ou sa femme donneraient la mot de l'irritant probleme... cette esperance s'envolait. Le systeme du soi-disant artiste "bonisseur" sortait intact de cette epreuve si perilleuse, et plus que jamais son identite demeurait problematique. --Et cependant, s'ecria le juge avec un geste desole, et cependant ces gens-la savent quelque chose, et s'ils voulaient... --Ils ne voudront pas. --Pourquoi? Quel interet les guide? Ah! c'est la, ce qu'il faudrait decouvrir. Qui nous dira par quelles eblouissantes promesses on a pu s'assurer du silence d'un miserable tel que Polyte Chupin? Sur quelle recompense compte-t-il donc, qu'il brave, en se taisant, un veritable danger?... Lecoq ne repondit pas. La contraction de ses sourcils trahissait le prodigieux effort de sa reflexion. --Il est une question, monsieur, dit-il enfin, qui m'embarrasse plus que toutes celles-la ensemble, et qui, si elle etait resolue, nous ferait faire un grand pas. --Laquelle? --Vous vous demandez, monsieur, ce qu'on a promis a Chupin?... Moi je me demande qui lui a promis quelque chose? --Qui?... Le complice, evidemment, cet artisan insaisissable des intrigues qui nous enveloppent. A cet hommage rendu a une audace et a une habilete trop reelles, le jeune policier serra les poings. Ah! il lui en voulait terriblement, a ce complice, qui, ruelle de la Butte-aux-Cailles, avait fait la police prisonniere. Il ne lui pardonnait pas d'avoir ose, lui gibier, prendre le role de chasseur. --Certes, repondit-il, je reconnais sa main. Mais quel artifice a-t-il imagine cette fois? Qu'il se soit entendu au poste avec la veuve Chupin, rien de mieux, nous savons le moyen. Mais comment s'y est-il pris pour arriver jusqu'a Polyte, prisonnier, et etroitement surveille? Il ne disait pas toute sa pensee, il l'attenuait, et cependant M. Segmuller eut un soubresaut, en homme que surprend une proposition un peu forte. --Que me dites-vous la!... fit-il. Quoi! vous pensez qu'un des employes de la prison s'est laisse corrompre? Lecoq hocha la tete d'un air passablement equivoque. --Je ne crois rien, repondit-il, je ne soupconne personne, surtout; je cherche. Chupin a-t-il, oui ou non, ete prevenu? --Oui, a coup sur. --C'est donc un fait acquis! Eh bien! pour l'expliquer, il faut supposer des intelligences dans la prison ou une visite au parloir. Il etait difficile, en effet, d'imaginer une troisieme alternative. M. Segmuller etait tres-visiblement trouble. Il parut balancer entre plusieurs partis, puis se decidant tout a coup, il se leva et prit son chapeau en disant: --Je veux en avoir le coeur net, venez, monsieur Lecoq. Ils sortirent, et, grace a cette etroite et sombre galerie qui met en communication "la souriciere" et le Palais de Justice, ils arriverent en deux minutes au Depot. On venait de distribuer la pitance aux prevenus, et le directeur, tout en surveillant le service, se promenait dans la premiere cour avec Gevrol. --Des qu'il apercut le juge, il s'avanca vers lui avec un empressement marque. --Sans doute, monsieur, commenca-t-il, vous venez pour le prevenu Mai? --En effet. Du moment ou il etait question d'un prevenu, Gevrol crut pouvoir s'approcher sans indiscretion. --J'en causais justement avec monsieur l'inspecteur de la surete, poursuivit le directeur, et je lui disais combien j'ai lieu d'etre satisfait de la conduite de cet homme. Non-seulement il n'y a pas eu besoin de lui remettre la camisole de force, mais son humeur est changee du tout au tout. Il mange de bon appetit, il est gai comme un pinson, il plaisante avec les gardiens... --Bast! fit le General, en se voyant pince, le desespoir l'avait pris... Puis il a reflechi qu'il sauverait probablement sa tete, que la vie au bagne est encore la vie, et que d'ailleurs on sort du bagne. Le juge et le jeune policier avaient echange un regard inquiet. Cette gaiete du soi-disant saltimbanque pouvait n'etre que la suite de son role; mais elle pouvait aussi venir de la certitude acquise de dejouer les investigations, et qui sait?... de quelque nouvelle favorable recue du dehors. Cette derniere supposition s'offrit si vivement a l'esprit de M. Segmuller, qu'il tressaillit. --Etes-vous sur, monsieur le directeur, demanda-t-il, que nulle communication du dehors ne peut parvenir aux prevenus qui sont au secret? Ce doute parut blesser vraiment le digne fonctionnaire. Suspecter ses cachots!... Autant le suspecter lui-meme! Il ne put s'empecher de lever les bras au ciel comme pour le prendre a temoin de ce blaspheme insense. --Si j'en suis sur!... s'ecria-t-il. Mais vous n'avez donc jamais visite les secrets! Vous n'avez donc jamais vu le luxe de precautions qui les entoure, les triples barreaux, les hottes qui interceptent le jour ... Et je ne compte pas le factionnaire qui nuit et jour se promene sous les fenetres. C'est-a-dire qu'une hirondelle, une hirondelle meme n'arriverait pas jusqu'aux prisonniers. Cette seule description devait rassurer. --Me voici donc tranquille, dit le juge. Maintenant, monsieur le directeur, je desirerais quelques renseignements sur un autre prevenu, un certain Chupin. --Ah!... je sais, un detestable garnement. --C'est cela. Je voudrais savoir s'il n'a pas recu quelque visite hier. --Diable!... c'est qu'il va falloir que j'aille au greffe, monsieur, si je veux vous repondre avec quelque certitude. C'est-a-dire, attendez donc, voici un gardien, ce petit la-bas, sous le porche, qui peut nous renseigner. He! Ferrau!... cria-t-il. Le surveillant appele accourut. --Sais-tu, lui demanda-t-il, si le nomme Chupin a ete au parloir hier? --Oui, monsieur, c'est meme moi qui l'y ai conduit. M. Segmuller eut un sourire de satisfaction, cette reponse dissipait tous les soupcons. --Et qui le visitait, interrogea vivement Lecoq, un gros homme, n'est-ce pas? tres-rouge de figure, ayant le nez camard... --Faites excuse, monsieur, c'etait une femme, sa tante, a ce qu'il m'a dit. Une meme exclamation de surprise echappa au juge et au jeune policier, et ensemble ils demanderent: --Comment etait-elle? --Petite, repondit le surveillant, boulotte, tres-blonde, l'air d'une bien brave femme, pas cossue, par exemple... --Serait-ce une de nos fugitives de la-bas?... fit tout haut Lecoq. Gevrol partit d'un grand eclat de rire. --Encore une princesse russe, dit-il. Mais le juge parut gouter mediocrement la plaisanterie. --Vous vous oubliez, monsieur l'agent!... dit-il severement. Vous oubliez que les plaisanteries que vous adressez a votre camarade arrivent jusqu'a moi! Le General comprit qu'il avait ete trop loin, et tout en lancant a Lecoq son plus venimeux regard, il se confondit en excuses. M. Segmuller ne parut pas l'entendre. Il salua le directeur, et faisant signe au jeune policier de le suivre: --Courez a la Prefecture, lui dit-il, et sachez comment et sous quel pretexte cette femme a obtenu la carte qui lui a permis de voir Polyte Chupin. XXIX Reste seul, M. Segmuller reprit le chemin de son cabinet, guide bien plus par l'instinct machinal de l'habitude que par une volonte deliberee. Toutes les facultes de son intelligence etaient a "l'affaire," et telle etait sa preoccupation, que lui, la politesse meme, il oubliait de rendre les saluts qu'il recueillait sur son passage. Comment avait-il procede, jusqu'ici? Au hasard; selon le caprice des evenements, il avait couru au plus presse, ou du moins a ce qu'il jugeait tel. Pareil a l'homme egare dans les tenebres, il avait erre a l'aventure, sans direction, marchant vers tout ce qui, dans le lointain, lui semblait etre une lumiere. A courir ainsi on s'epuise vainement; il se l'avouait en reconnaissant l'imperieuse et pressante necessite d'un plan. Il n'avait pu enlever la place d'un coup de main, force lui etait de se resigner aux methodiques lenteurs d'un siege en regle. Et il se hatait, car il sentait les heures lui echapper. Il savait que le temps est une obscurite de plus, et que la recherche d'un crime devient plus difficile a mesure qu'on s'eloigne de l'instant ou il a ete commis. Que de choses a faire encore cependant. Ne devait-il pas confronter avec les cadavres des victimes le meurtrier, la veuve Chupin et Polyte? Ces tristes confrontations sont fecondes en resultats inesperes. Leverd, l'assassin, allait etre relache faute de preuves, quand mis brusquement en presence de sa victime, il changea de visage et perdit son assurance. Une question a brule-pourpoint lui arracha alors un aveu. M. Segmuller avait aussi les temoins a interroger: Papillon le cocher, la concierge de la maison de la rue de Bourgogne, ou les deux femmes s'etaient un instant refugiees, enfin Mme Milner, la maitresse de l'hotel de Mariembourg. N'etait-il pas de meme indispensable d'entendre dans le plus bref delai un certain nombre de gens du quartier de la _Poivriere_, quelques camarades de Polyte et les proprietaires du bal de l'_Arc-en-Ciel_ ou les victimes et le meurtrier avaient passe une partie de la soiree? Certes, on ne pouvait pas esperer de grands eclaircissements de chacun de ces temoins en particulier. Les uns ignoraient les faits, les autres avaient a les denaturer un interet qui demeurait un probleme. Mais chacun d'eux devait apporter sa part de conjectures, dire quelque chose, emettre une opinion, proposer une fable. Et la eclate le genie du juge d'instruction, habitue a eprouver les unes par les autres les reponses les plus contradictoires, exerce a tirer d'une certaine quantite de mensonges une moyenne qui est a peu pres la verite. Goguet, le souriant greffier, achevait de remplir, sur les indications du juge, une douzaine de citations, quand Lecoq reparut. --Eh bien?... lui cria le juge. Reellement la question etait superflue. Le resultat de la demarche etait visiblement ecrit sur la figure du jeune policier. --Rien, repondit-il, toujours rien. --Comment!... On ne sait pas a qui on a donne une carte pour visiter Polyte Chupin au Depot? --Pardon, monsieur, on ne le sait que trop. Nous retrouvons la une preuve nouvelle de l'infernale habilete du complice a profiter de toutes les circonstances. La carte dont on s'est servi hier est au nom d'une soeur de la veuve Chupin, Rose-Adelaide Pitard, marchande des quatre-saisons a Montmartre. Cette carte a ete delivree il y a huit jours, sur une demande apostillee du commissaire de police. Il est dit, dans cette demande, que la femme Rose Pitard a besoin de voir sa soeur pour le reglement d'une affaire de famille. Si grande etait la surprise du juge, qu'elle arrivait a une expression presque comique. --Cette tante serait-elle donc du complot!... murmura-t-il. Le jeune policier hocha la tete. --Je ne le pense pas, repondit-il. Ce n'est pas elle, en tout cas, qui etait hier au parloir du Depot. Les employes de la Prefecture se rappellent tres-bien la soeur de la Chupin, et d'ailleurs nous avons trouve son signalement... C'est une femme de cinq pieds passes, tres-brune, tres-ridee, halee et comme tannee par la pluie, le vent et le soleil, enfin agee d'une soixantaine d'annees. Or, la visiteuse d'hier etait petite, blonde, blanche et ne paraissait pas plus de quarante-cinq ans... --Mais s'il en est ainsi, interrompit M. Segmuller, cette visiteuse doit etre une de nos fugitives. --Je ne le pense pas. --Qui donc serait-elle, a votre avis? --Eh!... la proprietaire de l'hotel de Mariembourg, cette fine mouche qui s'est si bien moquee de moi. Mais qu'elle y prenne garde!... Il est des moyens de verifier mes soupcons... Le juge ecoutait a peine, tout emu qu'il etait de l'inconcevable audace et du merveilleux devouement de ces gens qui risquaient tout pour assurer l'incognito du meurtrier. --Reste a savoir, prononca-t-il, comment le complice a pu apprendre l'existence de ce laisser-passer. --Oh! rien de si simple, monsieur. Apres s'etre entendus au poste de la barriere d'Italie, la veuve Chupin et le complice ont compris combien il etait urgent de prevenir Polyte. Ils ont cherche comment arriver jusqu'a lui, la vieille s'est souvenue de la carte de sa soeur, et l'homme est alle l'emprunter sous le premier pretexte venu... --C'est cela, approuva M. Segmuller, oui, c'est bien cela, le doute n'est pas possible... Il faudra vous informer cependant... Lecoq eut ce geste resolu de l'homme dont le zele impatient n'a pas besoin d'etre stimule. --Et je m'informerai!... repondit-il, que monsieur le juge s'en remette a moi. Rien de ce qui peut preparer le succes ne sera neglige. Avant ce soir, j'aurai deux observateurs sous les armes, l'un ruelle de la Butte-aux-Cailles, l'autre a la porte de l'hotel de Mariembourg. Si le complice du meurtrier a l'idee de visiter Toinon-la-Vertu ou Mme Milner, il est pris. Il faudra bien que notre tour vienne, a la fin!... Mais ce n'etait pas le moment de se depenser en paroles, en vanteries surtout. Il s'interrompit, et alla prendre son chapeau depose en entrant. --Maintenant, dit-il, je demanderai a monsieur le juge ma liberte; s'il avait des ordres a donner, je laisse en faction dans la galerie un de mes collegues, le pere Absinthe. J'ai, moi, a utiliser nos deux plus importantes pieces de conviction: la lettre de Lacheneur et la boucle d'oreille... --Allez donc, dit M. Segmuller, et bonne chance!... Bonne chance!... Le jeune policier l'esperait bien. Si meme, jusqu'a ce moment, il avait si facilement pris son parti de ses echecs successifs, c'est qu'il se croyait bien assure d'avoir en poche un talisman qui lui donnerait la victoire. --Je serais plus que simple, pensait-il, si je n'etais pas capable de decouvrir la proprietaire d'un objet de cette valeur. Or, cette proprietaire trouvee, nous constatons du coup l'identite de notre homme-enigme. Avant tout, il s'agissait de savoir de quel magasin sortait la boucle d'oreille. Aller de bijoutier en bijoutier, demandant: "Est-ce votre ouvrage?" eut ete un peu long. Heureusement Lecoq avait sous la main un homme qui s'estimerait tres-heureux de mettre son savoir a son service. C'etait un vieil Hollandais, nomme Van-Nunen, sans rival a Paris, des qu'il s'agissait de joaillerie ou de bijouterie. La Prefecture l'utilisait en qualite d'expert. Il passait pour riche et l'etait bien plus qu'on ne le supposait. Si sa mise etait toujours sordide, c'est qu'il avait une passion: il adorait les diamants. Il en avait toujours quelques-uns sur lui, dans une petite boite qu'il tirait dix fois par heure, comme un priseur sort sa tabatiere. Le bonhomme recut bien le jeune policier. Il chaussa ses besicles, examina le bijou avec une grimace de satisfaction, et d'un ton d'oracle dit: --La pierre vaut huit mille francs, et la monture vient de chez Doisty, rue de la Paix. Vingt minutes plus tard, Lecoq se presentait chez le celebre bijoutier. Van-Nunen ne s'etait pas trompe. Doisty reconnut la boucle d'oreille, elle sortait bien de chez lui. Mais a qui l'avait-il vendue? Il ne put se le rappeler, car il y avait bien trois ou quatre ans de cela. --Seulement, attendez, ajouta-t-il, je vais appeler ma femme qui a une memoire incomparable. Mme Doisty meritait cet eloge. Il ne lui fallut qu'un coup d'oeil pour affirmer qu'elle connaissait cette boucle et que la paire avait ete vendue vingt mille francs a Mme la marquise d'Arlange. --Meme, ajouta-t-elle, en regardant son mari, tu devrais te rappeler que la marquise ne nous avait donne que neuf mille francs comptant, et que nous avons eu toutes les peines du monde a obtenir le solde. Le mari se souvint en effet de ce detail. --Maintenant, dit le jeune policier, je voudrais bien avoir l'adresse de cette marquise. --Elle demeure au faubourg Saint-Germain, repondit Mme Doisty, pres de l'esplanade des Invalides... XXX Tant qu'il avait ete sous l'oeil du bijoutier, Lecoq avait eu la force de garder le secret de ses impressions. Mais une fois hors du magasin, et quand il eut fait quelques pas sur le trottoir, il s'abandonna si bien au delire de sa joie, que les passants surpris durent se demander si ce beau garcon n'etait pas fou. Il ne marchait pas, il dansait, et tout en gesticulant de la facon la plus comique, il jetait au vent un monologue victorieux. --Enfin!... disait-il, cette affaire sort donc des bas-fonds ou elle s'agitait jusqu'ici. J'arrive aux veritables acteurs du drame, a ces personnages haut places que j'avais devines. Ah! mons Gevrol, illustre General, vous vouliez une princesse russe! il faudra vous contenter d'une simple marquise... On fait ce qu'on peut! Mais ce vertige peu a peu se dissipa, le bon sens reprenait ses droits. Le jeune policier sentait bien qu'il n'aurait pas trop de la plenitude de son sang-froid, de tous ses moyens et de toute sa sagacite pour mener a bonne fin cette expedition. Comment s'y prendrait-il, quand il serait en presence de cette marquise, pour obtenir des aveux sans reticences, pour lui arracher avec tous les details de la scene du meurtre, le nom du meurtrier? --Il faut, pensait-il, se presenter la menace a la bouche, et lui faire peur, tout est la!... si je lui laisse le temps de se reconnaitre, je ne saurai rien. Il s'interrompit, il arrivait devant l'hotel de la marquise d'Arlange, charmante habitation batie entre cour et jardin, et avant de penetrer dans la place, il jugeait indispensable d'en reconnaitre l'interieur. --C'est donc la, murmurait-il, que je trouverai le mot de l'enigme. La, derriere ces riches rideaux de mousseline, agonise d'effroi notre fugitive de l'autre nuit. Quelles ne doivent pas etre ses angoisses, depuis qu'elle s'est apercue de la perte de sa boucle d'oreille... Durant pres d'une heure, etabli sous une porte cochere, il resta en observation. Il eut voulu entrevoir un des hotes de cette belle demeure. Faction perdue! Pas un visage ne se montra aux glaces des fenetres, pas un valet ne traversa la cour. Impatiente, il resolut de commencer une enquete aux environs. Il ne pouvait tenter sa demarche decisive sans avoir une idee des gens qu'il allait trouver. Quel pouvait etre le mari de cette audacieuse, qui s'encanaillait comme dans les romans regence, et courait la pretentaine, la nuit, au cabaret de la Chupin? Lecoq se demandait a qui et ou s'adresser, quand de l'autre cote de la rue, il avisa un marchand de vins qui fumait sur le seuil de sa boutique. Il alla droit a lui, jouant bien l'embarras d'un homme qui a oublie une adresse, et poliment lui demanda l'hotel d'Arlange. Sans un mot, sans daigner retirer sa pipe de sa bouche, le marchand etendit le bras. Mais il etait un moyen de le rendre communicatif, c'etait, d'entrer dans son etablissement, de se faire servir quelque chose et de lui proposer de trinquer. Ainsi fit le jeune policier, et la vue de deux verres pleins delia comme par miracle la langue du digne negociant. On ne pouvait mieux tomber pour obtenir des renseignements, car il etait etabli dans le quartier depuis dix ans et honore de la clientele de messieurs les gens de maison. --Meme, dit-il a Lecoq, je vous plains si vous allez chez la marquise pour toucher une facture. Vous aurez le temps d'apprendre le chemin de sa maison avant de voir la couleur de son argent. En voila une dont les creanciers ne laisseront jamais geler la sonnette. --Diable!... elle est donc pauvre? --Elle!... On lui connait bien une vingtaine de mille livres de rentes, sans compter cet hotel. Mais vous savez, quand on depense tous les ans le double de son revenu... Il s'arreta court, pour montrer au jeune policier deux femmes qui passaient, l'une agee de plus de quarante ans et vetue de noir, l'autre toute jeune, mise comme une pensionnaire. --Et tenez, ajouta-t-il, voici justement la petite-fille de la marquise, Mlle Claire, qui passe avec sa gouvernante, Mlle Schmidt. Lecoq eut un eblouissement. --Sa petite fille?... balbutia-t-il. --Mais oui... la fille de defunt son fils, si vous aimez mieux. --Quel age a-t-elle donc?... --Une soixantaine d'annees, au moins. Mais on ne les lui donnerait pas, non. C'est une de ces vieilles baties a chaux et a sable, qui vivent cent ans, comme les arbres. Et mechante, qu'elle est!... Je ne voudrais pas lui dire ce que je pense d'elle a deux pouces du nez. Elle aurait plus tot fait de m'envoyer une taloche que moi d'avaler ce verre d'eau-de-vie... --Pardon, interrompit le jeune policier, elle n'occupe pas seule cet hotel... --Mon Dieu!... si, toute seule avec sa petite-fille, la gouvernante et deux domestiques... Mais qu'est-ce qui vous prend donc?... Le fait est que ce pauvre Lecoq etait plus blanc que sa chemise. C'etait le magique edifice de ses esperances qui s'ecroulait aux paroles de cet homme comme le fragile chateau de cartes d'un enfant. --Je n'ai rien, repondit-il d'une voix mal assuree, oh!... rien du tout. Mais il n'eut pas supporte un quart d'heure de plus l'horrible supplice de l'incertitude. Il paya et alla sonner a la grille de l'hotel. Un domestique vint lui ouvrir, l'examina d'un oeil defiant et lui repondit que madame la marquise etait a la campagne. Evidemment on lui faisait cet honneur de le prendre pour un creancier. Mais il sut insister si adroitement, il fit si bien comprendre qu'il ne venait pas reclamer d'argent, il parlait si fortement d'affaires urgentes, que le domestique finit par le planter seul au milieu du vestibule en lui disant qu'il allait s'assurer de nouveau si madame etait bien reellement sortie. Elle n'etait pas sortie. L'instant d'apres le valet revint dire a Lecoq de le suivre, et apres l'avoir guide a travers un grand salon d'une magnificence fort delabree, il l'introduisit dans un boudoir tendu d'etoffe rose. La, sur une chaise longue, au coin du feu, une vieille dame d'aspect terrible, grande, osseuse, tres-paree et plus fardee, tricotait une bande de laine verte. Elle toisa le jeune policier jusqu'a lui faire monter le rouge au front, et comme il lui parut intimide, ce qui la flatta, elle lui parla presque doucement. --Eh bien! mon garcon, demanda-t-elle, qu'est-ce qui vous amene? Lecoq n'etait pas intimide, mais il reconnaissait avec douleur que Mme d'Arlange ne pouvait etre une des femmes du cabaret de la Chupin. En elle, rien ne repondait assurement au signalement donne par Papillon. Puis, le jeune policier se rappelait combien etaient petites les empreintes laissees sur la neige par les deux fugitives, et le pied de la marquise, qui depassait sa robe, etait d'une heroique grandeur. --Ah ca! etes-vous muet? insista la vieille dame en enflant la voix. Sans repondre directement, le jeune policier tira de sa poche la precieuse boucle d'oreille, et la deposa sur la chiffonniere en disant: --Je vous rapporte ceci, madame, que j'ai trouve, et qui vous appartient, m'a-t-on dit. Madame d'Arlange posa son tricot pour examiner le bijou. --C'est pourtant vrai, dit-elle, apres un moment, que ce bouton d'oreille m'a appartenu. C'est une fantaisie que j'eus, il y a quatre ans, et qui me couta bel et bien vingt mille livres. Ah!... le sieur Doisty, qui me vendit ces diamants, dut gagner un joli denier. Mais j'ai une petite-fille a elever!... Des besoins d'argent pressants me contraignirent peu apres a me defaire de cette parure, que je regrettai, et je la cedai. --A qui?... interrogea vivement Lecoq. --Eh!... fit la marquise choquee; qu'est-ce que cette curiosite! --Excusez-moi, madame, c'est que je voudrais tant retrouver le proprietaire de cette jolie chose... Madame d'Arlange regarda son jeune visiteur d'un air curieux et surpris: --De la probite!... fit-elle. Oh! oh!... Et pas le sou, peut-etre... --Madame!... --Bon! bon!... ce n'est pas une raison pour devenir rouge comme un coquelicot, mon garcon. J'ai cede ces boucles a une grande dame allemande,--car la noblesse a encore quelque fortune en Autriche,--a la baronne de Watchau... --Et ou demeure cette dame, madame la marquise?... --Au Pere-Lachaise, depuis l'an dernier qu'elle s'est laissee mourir... Les femmes d'a-present, un tour de valse et un courant d'air, et c'est fait d'elles!... de mon temps, apres chaque galop, les jeunes filles vidaient un grand verre de vin sucre et se mettaient entre deux portes... Et nous nous portions comme vous voyez. --Mais, madame, insista le jeune policier, la baronne de Watchau a du laisser des heritiers, un mari, des enfants?... --Personne qu'un frere qui a une charge a la cour de Vienne, et qui n'a pas pu se deplacer. Il a envoye l'ordre de vendre a l'encan tout le bien de sa soeur, sans excepter sa garde-robe, et on lui a expedie l'argent la-bas. Lecoq ne put triompher d'un mouvement de desespoir. --Quel malheur! murmura-t-il. --Hein!... Pourquoi?... fit la vieille dame. De cette affaire, mon garcon, le diamant vous reste, et je m'en rejouis, ce sera une juste recompense de votre probite. Si le hasard, a ses rigueurs, joint encore l'ironie, la mesure est comble. Ainsi la marquise d'Arlange ajoutait au supplice de Lecoq des raffinements inconnus, pendant qu'elle lui souhaitait, avec toutes les apparences de la bonne foi, de ne jamais retrouver la femme qui avait perdu ce riche bijou. S'emporter, crier, donner cours a sa colere, reprocher a cette vieille son ineptie, lui eut ete un ineffable soulagement. Mais, alors, que devenait son role de bon jeune homme probe?... Il sut contraindre ses levres a grimacer un sourire, il balbutia meme un remerciment de tant de bonte. Puis, comme il n'avait plus rien a attendre, il salua bien bas et sortit a reculons, etourdi de ce nouveau coup. Fatalite, maladresse de sa part, habilete miraculeuse de ses adversaires, il avait vu se rompre successivement entre ses mains tous les fils sur lesquels il avait compte pour guider l'instruction hors de l'inextricable labyrinthe ou elle s'egarait de plus en plus. Etait-il encore dupe d'une nouvelle comedie? Ce n'etait pas admissible. Si le complice du meurtrier eut pris pour confident le bijoutier Doisty, il lui eut demande parement et simplement de repondre qu'il ne savait pas a qui ces brillants avaient ete vendus, ou meme qu'ils ne sortaient pas de chez lui. La complication meme des circonstances en decelait la sincerite. Puis le jeune policier avait d'autres raisons de ne douter point des allegations de la marquise. Certain regard qu'il avait surpris entre le bijoutier et sa femme eclairait les faits d'un jour eblouissant. Ce regard signifiait que, dans leur opinion, la marquise en prenant ces diamants avait hasarde une petite speculation plus commune qu'on ne croit, et dont quantite de femmes du vrai monde sont coutumieres. Elle avait achete a credit pour ceder a perte, mais au comptant, et profiter momentanement de la difference entre la somme donnee en a-compte et le prix de cession. Lecoq n'en decida pas moins qu'il irait jusqu'au fond de cet incident. Il voulait, a defaut d'autre satisfaction, s'epargner des remords comme ceux qui le poursuivaient depuis qu'il s'etait si naivement laisse prendre aux apparences a l'hotel de Mariembourg. Il retourna donc chez Doisty, et sous un pretexte assez plausible pour ecarter tout soupcon de sa profession, il obtint la communication de ses livres de commerce. A l'annee indiquee, au mois fixe, la vente etait inscrite, non-seulement sur la main-courante, mais encore sur le grand-livre. Les neuf mille francs etaient passes en compte et successivement, a des intervalles eloignes, les divers versements de la marquise etaient portes a l'avoir. Que Mme Millier eut reussi a glisser sur son registre de police une fausse mention, on le comprenait. Il etait impossible que le bijoutier eut falsifie toute sa comptabilite de quatre ans. La realite est indiscutable, et cependant le jeune policier ne se tint pas pour satisfait. Il se transporta rue du Faubourg-Saint-Honore, a la maison qu'habitait en son vivant la baronne de Watchau, et la, il apprit d'un concierge complaisant que lors du deces de cette pauvre dame, ses meubles et ses effets avaient ete portes a l'hotel de la rue Drouot. --Meme, ajouta le concierge, la vente a ete faite par M. Petit. Sans perdre une minute, le jeune policier courut chez ce commissaire-priseur qui avait la specialite des "riches mobiliers." Me Petit se rappelait tres-bien la "vente Watchau," qui avait fait un certain bruit a l'epoque, et il en eut bientot retrouve le volumineux proces-verbal dans ses cartons. Beaucoup de bijoux y etaient decrits, avec le chiffre de l'adjudication et le nom des adjudicataires en regard, mais aucun ne se rapportait, meme vaguement, aux maudits boutons d'oreilles. Lecoq montra le diamant qu'il avait en poche; le commissaire-priseur ne se rappelait pas l'avoir vu. Mais cela ne signifiait rien, il lui en avait tant passe, il lui en passait tant entre les mains!... Ce qu'il affirmait, c'est que le frere de la baronne, son heritier, ne s'etait rien reserve de la succession, pas une bague, pas un bibelot, pas une epingle, et qu'il avait paru presse de recevoir le montant des vacations, lequel s'elevait a l'agreable chiffre de cent soixante-sept mille cinq cent trente francs, frais deduits. --Ainsi, fit Lecoq pensif, tout ce que possedait la baronne a bien ete vendu?... --Tout. --Et comment se nomme son frere? --Watchau, lui aussi ... La baronne avait sans doute epouse un de ses parents. Ce frere, jusqu'a l'an dernier, a occupe un poste eminent dans la diplomatie; il residait a Berlin, je crois.... Certes, ces renseignements n'avaient nul trait a la prevention, qui occupait despotiquement l'esprit du jeune policier, et cependant ils se figerent dans sa memoire. --C'est bizarre, pensait-il, en regagnant son logis, de tous cotes, dans cette affaire, je me heurte a l'Allemagne. Le meurtrier pretend venir de Leipzig, Mme Milner doit etre bavaroise, voici maintenant une baronne autrichienne. Il etait trop tard, ce soir-la, pour rien entreprendre; le jeune policier se coucha, mais le lendemain, a la premiere heure, il reprenait avec une ardeur nouvelle ses investigations. Une seule chance de succes semblait lui rester desormais: la lettre signee Lacheneur, trouvee dans la poche du faux soldat. Cette lettre, l'entete a demi efface le prouvait, avait ete ecrite dans un cafe du boulevard Beaumarchais. Decouvrir dans lequel etait un jeu d'enfant. Le quatrieme limonadier a qui Lecoq exhiba cette lettre reconnut parfaitement son papier et son encre. Mais ni lui, ni sa femme, ni la demoiselle de comptoir, ni les garcons, ni aucun des habitues questionnes habilement l'un apres l'autre, n'avaient entendu, de leur vie, articuler les trois syllabes de ce nom: Lacheneur. Que faire, que tenter?... Tout etait-il donc absolument desespere? Pas encore. Le soldat mourant n'avait-il pas declare que ce brigand de Lacheneur etait un ancien comedien?... Se raccrochant a cette faible indication comme l'homme qui se noie a la plus mince planche, le jeune policier reprit sa course, et de theatre en theatre, il s'en alla demandant a tout le monde, aux portiers, aux secretaires, aux artistes: --Ne connaitriez-vous pas un acteur nomme Lacheneur? Partout il recueillit des non unanimes, enjolives de plaisanteries de coulisses. Assez souvent on ajoutait: --Comment est-il votre artiste?... Voila justement ce qu'il ne pouvait dire. Tous ses renseignements se bornaient a la phrase de Toinon-la-Vertu: "Je lui ai trouve l'air d'un monsieur bien respectable!" Ce n'est pas un signalement, cela. Et d'ailleurs restait a savoir ce que la femme de Polyte Chupin entendait par ce qualificatif: "respectable" L'appliquait-elle a l'age ou aux dehors de la fortune? D'autres fois, on demandait: --Quels roles joue-t-il, votre comedien? Et le jeune policier se taisait, car il l'ignorait. Ce qu'il ne pouvait dire, ce qui etait vrai, c'est que Lacheneur, en ce moment, jouait un role a le faire mourir de chagrin, lui, Lecoq. En desespoir de cause, il eut recours a un moyen d'investigation qui est le grand cheval de bataille de la police quand elle est en peine de quelque personnage problematique, moyen banal qui reussit toujours parce qu'il est excellent. Il resolut de depouiller tous les livres de police des hoteliers et des logeurs. Leve avant l'aube, couche bien apres, il epuisait ses journees a visiter toutes les maisons meublees, tous les hotels, tous les garnis de Paris. Courses vaines. Pas une seule fois il ne rencontra ce nom de Lacheneur qui hantait obstinement son cerveau. Existait-il, ce nom? N'etait-ce pas un pseudonyme compose a plaisir? Il ne l'avait pas trouve dans l'_Almanach Bottin_, ou on trouve cependant tous les noms de France, les plus impossibles, les plus invraisemblables, ceux qui sont formes de l'assemblage le plus fantastique de syllabes... Mais rien n'etait capable de le decourager, ni de le detourner de cette tache presque impossible qu'il s'etait donnee. Son opiniatrete touchait a la monomanie. Il n'avait plus, comme aux premiers moments, de simples acces de colere aussitot reprimes, il vivait dans une sorte d'exasperation continuelle, qui alterait sa lucidite. Plus de theories, d'inventions subtiles, d'ingenieuses deductions!... Il cherchait a l'aventure, sans ordre, sans methode, comme l'eut pu faire le pere Absinthe sous l'influence de l'alcool. Peut-etre en etait-il arrive a compter moins sur son habilete que sur le hasard, pour degager des tenebres le drame qu'il devinait, qu'il sentait, qu'il respirait... XXXI Si l'on jette au milieu d'un lac une lourde pierre, elle produit un jaillissement considerable, et la masse de l'eau est agitee jusque sur les bords... Mais le grand mouvement ne dure qu'une minute; le remous diminue a mesure que ses cercles s'elargissent, la surface reprend son immobilite, et bientot nulle trace ne reste de la pierre, enfouie desormais dans les vases du fond. Ainsi il en est des evenements qui tombent dans la vie de chaque jour, si enormes qu'ils puissent paraitre. Il semble que leur impression durera des annees; folie! Le temps se referme au-dessus plus vite que l'eau du lac, et, plus rapidement que la pierre, ils glissent dans les abimes du passe. C'est dire qu'au bout de quinze jours le crime affreux du cabaret de la Chupin, ce triple meurtre qui avait fait fremir Paris, dont tous les journaux s'etaient emus, etait plus oublie qu'un vulgaire assassinat du regne de Charlemagne. Au Palais, seulement, a la Prefecture et au Depot, on se souvenait. C'est que les efforts de M. Segmuller, et Dieu sait s'il s'etait epargne, n'avaient pas eu un succes meilleur que ceux de Lecoq. Interrogatoires multiplies, confrontations habilement menagees, questions captieuses, insinuations, menaces, promesses, tout s'etait brise contre cette force invincible, la plus puissante dont l'homme dispose, la force d'inertie. Un meme esprit semblait animer la veuve Chupin et Polyte, Toinon-la-Vertu et Mme Milner, la maitresse de l'hotel de Mariembourg. Il ressortait clairement des depositions que tous ces temoins avaient recu les confidences du complice et qu'ils obeissaient a la meme politique savante: mais que servait cette certitude! L'attitude de tous ces gens conjures pour jouer la justice ne variait pas. Il arrivait parfois que leurs regards dementaient leurs denegations, on ne cessait de lire dans leurs yeux l'inebranlable resolution de taire la verite. Il y avait des moments ou ce juge, le meilleur des hommes cependant, ecrase par le sentiment de l'insuffisance d'armes purement morales, se prenait a regretter l'arsenal de l'inquisition. Oui, en presence de ces allegations dont l'impudence arrivait a l'insulte, il comprenait les barbaries des juges du moyen age, les coins qui brisaient les muscles des patients, les tenailles rougies, la question de l'eau, toutes ces epouvantables tortures qui arrachaient la verite avec la chair. Le meurtrier, lui aussi, s'etait tenu, et meme chaque jour il ajoutait a son role une perfection nouvelle, pareil a l'homme qui s'habitue a un vetement etranger ou d'abord il s'etait trouve gene. Son assurance, en presence du juge, grandissait, comme s'il eut ete plus sur de soi, comme s'il eut pu, en depit de sa sequestration et des rigueurs du secret, acquerir cette certitude que l'instruction n'avait point avance d'un pas. A un de ses derniers interrogatoires, il avait ose dire, non sans une nuance tres-saisissable d'ironie: --Me garderez-vous donc encore longtemps au secret, monsieur le juge?... Ne serai-je pas remis en liberte ou envoye devant la cour d'assises? Dois-je souffrir longtemps de cette idee qui vous est venue, je me demande comment, que je suis un gros personnage!... --Je vous garderai, avait repondu M. Segmuller, tant que vous n'aurez pas avoue. --Avoue quoi?... --Oh! vous le savez bien.... Cet homme indechiffrable avait alors hausse les epaules, et de ce ton moitie triste, moitie goguenard qui lui etait habituel, il avait repondu: --En ce cas, je ne me vois pas pres de sortir de ce cabanon maudit!... C'est en raison de cette conviction, sans doute, qu'il parut prendre ses dispositions pour une detention indefinie. Il avait obtenu qu'on lui remit une partie des effets contenus dans sa malle, et il avait temoigne une joie d'enfant en rentrant en possession de ses affaires. Grace a l'argent trouve sur lui et depose au greffe, il s'accordait de ces petites douceurs qu'on ne refuse jamais a des prevenus, lesquels, en definitive, quelles que soient les charges qui pesent sur eux, peuvent etre consideres comme innocents tant que le jury n'a pas prononce. Pour se distraire, il avait demande et on lui avait donne un volume de chansons de Beranger, et il passait ses journees a en apprendre par coeur; il les chantait a pleine voix et avec assez de gout. C'etait, pretendait-il, un talent qu'il se donnait la, et qui ne manquerait pas de lui servir quand on lui rendrait la clef des champs. Car il ne doutait pas, affirmait-il, de son acquittement. Il s'inquietait de l'epoque du jugement, du resultat, non. S'il etait pris de tristesses, c'etait quand il parlait de sa profession. Il avait la nostalgie du treteau. Il pleurait presque en songeant a son costume bariole de pitre, a son public, a ses boniments accompagnes par les musiques enragees de la foire. Jamais d'ailleurs, on ne vit detenu plus ouvert, plus communicatif, plus soumis, meilleur enfant. C'est avec un empressement marque qu'il recherchait toutes les occasions de babiller. Il aimait a raconter sa vie, ses aventures, ses courses vagabondes a travers l'Europe, a la suite de M. Simpson, le montreur de phenomenes. Ayant beaucoup vu, il avait beaucoup retenu, et il possedait un inepuisable fonds de bons contes et de saillies triviales qui faisaient se pamer de rire les surveillants. Et toutes les paroles de ce grand bavard, de meme que ses actions les plus indifferentes, etaient marquees d'un tel cachet de naturel, que les gens du Depot ne doutaient plus de la verite de ses assertions. Plus difficile a convaincre etait le directeur. Il avait affirme que ce soi-disant "bonisseur" ne pouvait etre qu'un dangereux repris de justice, dissimulant des antecedents accablants; il ne negligea rien pour le prouver. Quinze jours durant, Mai fut soumis tous les matins a l'examen du ban et de l'arriere-ban des agents de la surete, reguliers et irreguliers. On le presenta ensuite a une trentaine de forcats renommes pour leur connaissance parfaite de la population des prisons, et qui avaient ete transferes au Depot pour cette epreuve. Personne ne le reconnut. Sa photographie avait ete envoyee a tous les bagnes, a toutes les maisons centrales; personne ne se rappela ses traits. A ces circonstances, d'autres vinrent se joindre, qui avaient bien leur importance, et qui plaidaient en faveur du prevenu. Le 2e bureau de la Prefecture, qui etait celui des sommiers judiciaires, trouva des traces positives de l'existence d'un nomme Tringlot, "artiste forain," lequel pouvait fort bien etre l'homme de la version de Mai. Ce Tringlot etait mort depuis plusieurs annees. En outre, de renseignements pris en Allemagne et en Angleterre, il resultait qu'on y connaissait tres-bien un sieur Simpson, en grande reputation sur tous les champs de foire. Devant de telles preuves le directeur se rendit, et avoua hautement qu'il s'etait trompe. "Le prevenu Mai, ecrivit-il au juge d'instruction, est bien reellement et veritablement ce qu'il pretend etre; les doutes a cet egard ne sont plus possibles." Ce fut en dernier lieu l'avis de Gevrol. Ainsi M. Segmuller et Lecoq restaient seuls de leur opinion. Il est vrai que seuls ils etaient bons juges, puisque seuls ils connaissaient tous les details d'une instruction demeuree strictement secrete. Mais peu importe! Lutter contre tout le monde est toujours penible, sinon dangereux, eut-on d'ailleurs mille et mille fois raison. "L'affaire Mai," on lui donnait ce nom, avait transpire; et si le jeune policier etait accable de quolibets grossiers des qu'il paraissait a la Prefecture, le juge d'instruction n'etait pas a l'abri d'amicales ironies. Plus d'un juge, en le rencontrant dans la galerie, lui demandait, le sourire aux levres, ce qu'il faisait de son Gaspard Hauser, de son homme au masque de fer, de son mysterieux saltimbanque... De la chez M. Segmuller et chez Lecoq, cette exasperation de l'homme qui, ayant la certitude absolue d'une chose, ne peut cependant en demontrer l'exactitude. Ils en perdaient l'appetit l'un et l'autre, ils en maigrissaient, ils en verdissaient. --Mon Dieu!... disait parfois le juge, pourquoi d'Escorval est-il tombe!... Sans cette chute maudite, il aurait tous mes soucis, et, a cette heure, je rirais comme les autres! --Et moi qui me croyais fort! murmurait le jeune policier. Mais l'idee ne leur venait point de se rendre. Bien que de temperaments essentiellement opposes, chacun d'eux, a part soi, s'etait jure d'avoir le mot de cette agacante enigme. C'est alors que Lecoq resolut de renoncer a ses courses au dehors pour se consacrer uniquement a l'etude du prevenu. --Desormais, dit-il a M. Segmuller, je me constitue prisonnier comme lui, et sans qu'il me voie, je ne le perds plus de vue!... XXXII Au-dessus de l'etroite cellule occupee par le prevenu Mai, se trouvait une sorte de soupente, menagee par les architectes pour le service des toitures. Elle etait carrelee, mais si basse, qu'un homme de taille moyenne ne pouvait s'y tenir debout. Quelques minces rayons filtrant entre les interstices des ardoises l'eclairaient a peine d'un jour douteux. C'est la qu'un beau matin Lecoq vint s'etablir. C'etait l'heure ou le detenu faisait, sous la surveillance de deux gardiens, sa promenade quotidienne; le jeune policier put donc, sans retard, proceder a ses travaux d'installation. Arme d'un pic dont il s'etait muni, il descella deux ou trois carreaux et se mit a percer l'intervalle des planchers. Le trou qu'il pratiquait affectait la forme d'un entonnoir. Tres-large au ras du sol du grenier, il allait se retrecissant jusqu'a n'avoir plus que deux centimetres de diametre a l'endroit ou il entamait le plafond de la cellule. La place ou debouchait ce trou avait d'ailleurs ete choisie a l'avance, si habilement, qu'il se confondait avec les lezardes et les taches du crepi, et qu'il etait impossible que le prisonnier le distinguat d'en bas. Pendant que travaillait Lecoq, le directeur du Depot et Gevrol, qui avaient tenu a l'accompagner, se tenaient sur le seuil de la soupente et ricanaient. --Ainsi, monsieur Lecoq, disait le directeur, voici desormais votre observatoire. --Mon Dieu, oui, monsieur. --Vous n'y serez pas a l'aise. --J'y serai moins mal que vous ne le croyez, j'ai apporte une grosse couverture, je l'etendrai a terre et je me coucherai dessus. --Si bien que, nuit et jour, vous aurez l'oeil a cette ouverture? --Nuit et jour, oui, monsieur. --Sans boire ni manger?... demanda Gevrol. --Pardon! le pere Absinthe, que j'ai releve de son inutile faction a la ruelle de la Butte-aux-Cailles, m'apportera mes repas, il fera mes commissions et au besoin me remplacera. L'envieux General eclata de rire, mais d'un rire evidemment force. --Tiens, dit-il, tu me fais pitie. --Possible. --Sais-tu a qui tu vas ressembler, l'oeil colle a ce trou, epiant le prevenu?... --Dites!... Ne vous genez pas. --Eh bien!... tu me fais l'effet d'un de ces vieux nigauds de naturalistes qui mettent toutes sortes de petites betes sous verre, et qui passent leur vie a les regarder grouiller a travers une grosse loupe. Lecoq avait paracheve son oeuvre, il se releva. --Jamais comparaison ne fut plus juste, General, prononca-t-il. Vous l'avez devine, je dois au souvenir des travaux de ces naturalistes que vous traitez si mal, l'idee que je vais mettre a execution. A force d'etudier une petite bete, comme vous dites, au microscope, ces savants ingenieux et patients, finissent par surprendre ses moeurs, ses habitudes, ses instincts... Eh bien! ce qu'ils font pour un insecte, je le ferai, moi, pour un homme. --Oh! oh! fit le directeur un peu etonne. --C'est ainsi, oui, monsieur. Je veux le secret de ce prevenu ... je l'aurai, je l'ai jure. Oui, je l'aurai, parce que, si solidement trempee que soit son energie, il est impossible qu'il n'ait pas un moment de defaillance, et qu'a cette heure je serai la ... Je serai la, si sa volonte le trahit, si se croyant seul il laisse tomber son masque, s'il s'oublie une seconde, si son sommeil laisse echapper une parole indiscrete, s'il n'a pas tout son sang-froid a son reveil, si le desespoir lui arrache une plainte, un geste, un regard ... je serai la, toujours la!... L'implacable resolution du jeune policier communiquait a sa voix des vibrations si puissantes, que le directeur du Depot en fut remue. Il admit, pour un instant, les presomptions de Lecoq, et son esprit fut saisi de l'etrangete de cette lutte entre un prevenu s'efforcant de garder le secret de sa personnalite, et l'instruction qui s'acharnait a decouvrir la verite. --Par ma foi!... mon garcon, dit-il, vous avez un fier courage. --Et bien inutile, grogna Gevrol. Il disait cela d'un ton delibere, l'ombrageux inspecteur, mais au fond, il n'etait pas parfaitement rassure. La foi est contagieuse, et il se sentait trouble par l'imperturbable assurance de Lecoq. Si pourtant ce conscrit allait avoir raison contre lui, Gevrol, un des oracles de la Prefecture, quelle honte et quel ridicule!... Une fois de plus, il se jura que ce garcon si remuant ne vieillirait pas dans les cadres du service de la surete, et c'est en songeant aux moyens de l'evincer, qu'il ajouta: --Il faut que la police ait de l'argent de trop pour payer deux hommes a faire une besogne de fou!... Le jeune policier ne voulut pas relever cette observation blessante. Depuis quinze jours le General l'agacait si bien, qu'il redoutait, s'il entamait une discussion, de ne pas rester maitre de soi. Mieux valait se taire et poursuivre le succes... Reussir! voila la vengeance qui consterne les envieux. Il lui tardait, d'ailleurs, de voir partir ces importuns. Peut-etre croyait-il Gevrol capable d'eveiller, par quelque bruit insolite, l'attention du prisonnier. Enfin ils partirent. Lecoq se hata d'etendre sa couverture, et se coucha dessus tout de son long, de telle sorte qu'il pouvait appliquer alternativement au trou son oeil et son oreille. Dans cette position, il decouvrait admirablement la cellule. Il apercevait la porte, le lit, la table, la chaise. Un seul petit espace pres de la fenetre, et la fenetre elle-meme, echappaient a ses regards. Il terminait a peine sa reconnaissance, quand les verroux grincerent. Le prevenu revenait de sa promenade. Il etait tres-gai, et terminait une histoire fort interessante sans doute, puisque le gardien resta un moment pour en attendre la fin. Le jeune policier fut ravi de l'epreuve. Il entendait aussi bien qu'il voyait. Les sons arrivaient a son oreille aussi distinctement que s'il y eussent ete apportes par un cornet acoustique. Il ne perdit pas un mot du recit, qui etait legerement graveleux. Le surveillant parti, Mai fit quelques pas de ci et de la dans sa cellule; puis il s'assit, ouvrit son volume de Beranger, et pendant une heure parut absorbe par l'etude d'une chanson. Finalement il se jeta sur son lit. Au moment du repas du soir, seulement, il se leva pour manger de bon appetit. Il se remit ensuite a son chansonnier et ne se coucha qu'a l'extinction des feux. Lecoq savait bien que la nuit ses yeux ne lui serviraient de rien; mais c'est alors qu'il esperait surprendre quelques exclamations revelatrices. Son attente fut trompee, Mai se tourna et se retourna douloureusement sur ses matelas, il geignit par moments; on eut dit qu'il sanglotait, mais il n'articula pas une syllabe. Le prevenu resta couche fort tard le lendemain. Mais en entendant sonner l'heure de la pitance du matin, onze heures, il se leva d'un bond, et apres quelques entrechats dans sa cellule, il entonna a pleine voix une vieille chanson: Diogene, Sous ton manteau, Libre et content, je ris, je bois sans gene... C'est seulement lorsque les gardiens entrerent qu'il cessa de chanter... Telle s'etait ecoulee la journee de la veille, telle s'ecoula celle-ci; celle du lendemain fut pareille, les suivantes furent toutes semblables... Chanter, manger, dormir, soigner ses mains et ses ongles, telle etait la vie de ce soi-disant saltimbanque. Son attitude, toujours la meme, etait celle d'un homme d'un heureux naturel profondement ennuye. Telle etait la perfection de la comedie soutenue par cet enigmatique personnage, que Lecoq, apres six nuits et six jours passes a plat ventre dans son grenier, n'avait rien surpris de decisif. Pourtant il etait loin de desesperer. Il avait observe que tous les matins, a l'heure ou la distribution des vivres met en mouvement les employes de la prison, le prevenu ne manquait pas de repeter sa chanson de _Diogene_. --Evidemment, se disait le jeune policier, cette chanson est un signal. Que se passe-t-il alors, du cote de cette fenetre que je ne vois pas?... Je le saurai demain. Le lendemain, en effet, il obtint que Mai serait conduit a la promenade a dix heures et demie, et il entraina le directeur a la cellule du prisonnier. Le digne fonctionnaire n'etait pas content du derangement. --Que pretendez-vous me montrer? repetait-il, qu'y a-t-il de si curieux?... --Peut-etre rien, repondait Lecoq, peut-etre quelque chose de bien grave... Et onze heures sonnant peu apres, il entonna la chanson du prevenu: Diogene, Sous ton manteau... Il venait d'entamer le second couplet, quand une boulette de mie de pain de la grosseur d'une balle, adroitement lancee par dessus la hotte de la fenetre, vint rouler a ses pieds. La foudre tombant dans la cellule de Mai n'eut pas terrifie le directeur autant que cet inoffensif projectile. Il demeura stupide d'etonnement, la bouche beante, les yeux ecarquilles, comme s'il eut doute du temoignage de ses sens. Quelle disgrace! L'instant d'avant il eut repondu sur sa tete chauve de l'inviolabilite des secrets. Il vit sa prison deshonoree, bafouee, ridiculisee... --Un billet, repetait-il d'un air consterne, un billet!... Prompt comme l'eclair, Lecoq avait ramasse ce message et il le retournait triomphalement entre ses doigts. --J'avais bien dit, murmurait-il, que nos gens s'entendaient! Cette joie du jeune policier devait changer en furie la stupeur du directeur. --Ah!... mes detenus s'ecrivent!... s'ecria-t-il begayant de colere. Ah! mes surveillants font l'office de facteurs! Par le saint nom de Dieu!... cela ne se passera pas ainsi! Il se dirigeait vers la porte; Lecoq l'arreta. --Qu'allez-vous faire, monsieur! dit-il. --Moi! je vais rassembler tous les employes de ma maison, et leur declarer qu'il y a un traitre parmi eux, et qu'il faut qu'on me le livre. Je veux faire un exemple. Et si d'ici vingt-quatre heures le coupable n'est pas decouvert, tout le personnel du Depot sera renouvele. De nouveau, il voulut sortir, et le jeune policier, cette fois, dut presque employer la violence pour le retenir. --Du calme, monsieur, lui disait-il, du calme, moderez-vous... --Je veux punir! --Je comprends cela, mais attendez d'avoir tout votre sang-froid. Il se peut que le coupable soit, non un de vos gardiens, mais un de ces detenus dont vous utilisez la bonne volonte, et qui aident tous les matins a la distribution... --Eh! qu'importe... --Pardon!... Il importe beaucoup. Si vous faites du bruit, si vous dites un seul mot de ceci, jamais nous ne decouvrirons la verite. Le traitre ne sera pas si fou que de se livrer, mais il sera assez sage pour ne plus recommencer. Sachons nous taire, dissimuler et attendre. Nous organiserons une surveillance severe et nous prendrons le coquin sur le fait. Si justes etaient ces objections que le directeur se rendit. --Soit, soupira-t-il, je patienterai... Mais voyons toujours ce que renferme cette mie de pain. C'est a quoi le jeune policier ne voulut pas consentir. --J'ai prevenu M. Segmuller, declara-t-il, qu'il y aurait sans doute du nouveau ce matin, et il doit m'attendre a son cabinet. C'est bien le moins que je lui reserve le plaisir de briser cette enveloppe. Le directeur du Depot eut un geste desole. Ah! il eut donne bonne chose pour tenir cet incident secret; mais il n'y fallait seulement pas penser. --Allons donc trouver le juge d'instruction, dit-il, allons... Ils partirent, et tout le long du chemin Lecoq s'efforca de demontrer a ce digne fonctionnaire qu'il avait bien tort de s'affecter d'une circonstance qui etait pour l'instruction un vrai coup de partie. S'etait-il donc, jusqu'a ce moment, suppose plus habile que ses detenus? Quelle illusion! Est-ce que l'ingeniosite du prisonnier n'a pas toujours defie et ne defiera pas toujours la finesse du surveillant?... Mais ils arrivaient, et a leur vue M. Segmuller et son greffier se leverent d'un bond. Ils avaient lu, sur le visage du jeune policier, une grande nouvelle. --Qu'est-ce? demanda le juge d'un ton emu. Lecoq, pour toute reponse, deposa sur le bureau la precieuse mie de pain, et un regard le paya de l'attention qu'il avait eue de ne la pas ouvrir. Elle contenait une petite boulette de ce mince papier qu'on appelle du papier pelure d'oignon. M. Segmuller le deplia et le lissa sur la paume de sa main. Mais des qu'il y jeta les yeux, ses sourcils se froncerent. --Ah!... ce billet est ecrit en chiffres, fit-il, en ebranlant son bureau d'un violent coup de poing. --Il fallait s'y attendre, dit tranquillement le jeune policier. Il prit alors le billet des mains du juge, et a haute et intelligible voix il enonca les nombres qui s'y trouvaient, tels qu'ils s'y trouvaient, separes par des virgules: "235, 15, 3, 8, 25, 2, 16, 208, 5, 360, 4, 36, 19, 7, 14, 118, 84, 23, 9, 40, 11, 99..." --Et voila!... murmura le directeur, notre trouvaille ne nous apprendra rien. --Pourquoi donc!... fit le souriant greffier, il n'est pas d'ecriture de convention qu'on ne dechiffre avec un peu d'habitude et de patience. Il y a des gens dont c'est le metier... --Parfaitement exact! approuva Lecoq. Et moi-meme, autrefois, j'etais d'une assez jolie force a cet exercice. --Quoi! demanda le juge, vous esperez trouver la cle de ce billet! --Avec du temps, oui, monsieur. Il allait glisser le papier dans son gousset, mais M. Segmuller le pria de l'examiner et d'essayer au moins de se rendre compte de la difficulte du travail. --Oh!... ce n'est guere la peine, dit-il. Ce n'est pas en ce moment qu'on peut juger... Il fit ce qu'on lui demandait, cependant, et fit bien, car son visage s'eclaira presque aussitot, et il se frappa le front en criant: --J'ai trouve! Une meme exclamation de surprise, peut-etre aussi d'incredulite, echappa au juge, au directeur et a Goguet. --Je le parierais, du moins... ajouta prudemment Lecoq. Le prevenu et son complice ont, si je ne m'abuse, employe le systeme du double livre. Ce systeme est simple: Les correspondants conviennent tout d'abord de se servir d'un livre quelconque, et ils s'en procurent chacun un exemplaire de la meme edition. Que fait alors celui qui veut donner de ses nouvelles? Il ouvre le livre au hasard et commence par ecrire le numero de la page. Il n'a plus ensuite qu'a chercher dans cette page des mots qui traduisent sa pensee. Si le premier mot qu'il utilise est le vingtieme de la page, il ecrit le chiffre 20, et il recommence a compter un, deux, trois, jusqu'a ce qu'il trouve un mot qui lui convienne. Si ce mot arrive le sixieme, il ecrit le chiffre 6, et il continue jusqu'a ce qu'il ait ainsi traduit tout ce qu'il avait a dire. Vous voyez maintenant ce qu'a a faire le correspondant qui recoit un tel billet. Il cherche la page indiquee, et pour chaque chiffre il a un mot... --Impossible d'etre plus clair, approuva le juge. --Si ce billet que je tiens la, poursuivit Lecoq, avait ete echange entre deux personnes libres, essayer de la traduire serait folie. Ce systeme si simple est le seul qui dejoue les efforts de la curiosite, parce qu'il n'est pas de penetration capable de deviner le livre convenu. Mais ici tel n'est pas le cas. Mai est prisonnier, et il n'a qu'un volume en sa possession: les chansons de Beranger. Allons chercher ce livre.... Positivement, le directeur etait enthousiasme. --Je cours le querir moi-meme, interrompit-il. Mais le jeune policier le retint d'un geste. --Et surtout, lui recommanda-t-il, prenez bien vos precautions, monsieur, pour que Mai ne s'apercoive pas qu'on a touche a ses chansons. S'il est rentre de la promenade, faites-le ressortir sous un pretexte quelconque... Et, de plus, qu'il reste dehors tant que nous nous servirons de son chansonnier... --Oh!... fiez-vous a moi, repondit le directeur. Il sortit, et telle fut sa hate, que, moins d'un quart d'heure plus tard, il reparaissait agitant triomphalement un petit volume in-32. D'une main tremblante, le jeune policier l'ouvrit a la page 235, et commenca a compter. Le 15e mot de la page etait: JE; le 3e apres etait le mot: LUI; le 8e ensuite: AI; le 25: DIT; le 2e: VOTRE; le 16e: VOLONTE.... Ainsi, avec ces six chiffres seulement, on trouvait un sens: "_Je lui ai dit votre volonte...._" Les trois personnes qui assistaient a cette emouvante experience ne purent s'empecher d'applaudir. --Bravo Lecoq!... dit le juge. --Je ne parierais plus cent sous pour Mai, pensa le greffier. Mais Lecoq comptait toujours, et bientot, d'une voix que faisait trembler la vanite heureuse, il put donner la traduction du billet entier. Voici ce qu'on ecrivait au prevenu: "_Je lui ai dit votre volonte, elle se resigne. Notre securite est assuree, nous attendons vos ordres pour agir. Espoir! Courage!..._" XXXIII Quelle deception, que ce laconique et obscur billet, apres cette grande fievre d'anxiete qui avait tenu oppresses et haletants les temoins de cette scene. Chiffree ou traduite, cette lettre n'etait-elle pas une arme inutile aux mains de la prevention! L'oeil de M. Segmuller, que l'espoir avait fait etinceler, s'eteignit, et Goguet en revint a son opinion, que le prevenu s'en tirerait peut-etre. --Quel malheur! prononca le directeur avec une nuance d'ironie, quel dommage que tant de peines et une si surprenante penetration soient perdues! Lecoq dont la confiance semblait inalterable, le regarda d'un air goguenard. --Vraiment!... dit-il, M. le directeur trouve que j'ai perdu mon temps!... Tel n'est pas mon avis. Ce petit papier me semble etablir assez victorieusement que si quelqu'un s'est abuse quant a l'identite du prevenu, ce n'est pas moi. --Soit!... M. Gevrol et moi avons ete trompes par la vraisemblance. Nul n'est infaillible. En etes-vous plus avances?... --Mais oui, monsieur. Comme a cette heure on sait bien qui n'est pas le prevenu, au lieu de me plaisanter et de me gener, on m'aidera peut-etre a decouvrir qui il est. Le ton du jeune policier, son allusion a la mauvaise volonte qu'il avait rencontree, blesserent le directeur. Mais precisement parce qu'il sentait le sang lui monter aux oreilles, il resolut de briser cette discussion avec un inferieur. --Vous avez raison, dit-il durement. Ce Mai doit etre quelque grand et illustre personnage. Seulement, cher monsieur Lecoq, car il y a un seulement, faites-moi le plaisir de m'expliquer comment ce personnage si important a pu disparaitre sans que la police en ait ete avisee?... Un homme considerable, tel que vous le supposez, a d'ordinaire une famille, des parents, des amis, des proteges, des relations tres-etendues; et de tout ce monde, personne n'aurait eleve la voix depuis plus de trois semaines que Mai est sous mes verroux!... Allons, avouez-le, monsieur l'agent, vous n'aviez pas reflechi a cela. Le directeur venait de rencontrer la seule objection serieuse qu'on put opposer au systeme de la prevention. Mais Lecoq l'avait apercue bien avant lui, et elle ne cessait de le preoccuper, et il s'etait mis l'esprit a la torture sans y trouver une reponse satisfaisante. Sans doute il allait s'emporter, comme toujours quand on se sent touche a un defaut de cuirasse, mais M. Segmuller intervint. --Toutes ses recriminations, dit-il de sa voix calme, ne nous ferons point faire un pas. Il serait plus sage de concerter le moyen de tirer parti de la situation. Rappele ainsi a la situation presente, le jeune policier sourit; toutes ses rancunes s'evanouirent. --Le moyen est tout trouve, fit-il. --Oh!... --Et je le crois infaillible, monsieur, en raison de sa simplicite. Il consiste tout uniment a substituer une prose a celle de l'auteur de ce billet. Quoi de moins difficile, maintenant que j'ai la clef de la correspondance!... J'en serai quitte pour acheter un exemplaire des chansons de Beranger. Mai croyant s'adresser a son complice repondra en toute sincerite... --Pardon!... interrompit le directeur, comment vous repondra-t-il? --Ah!... vous m'en demandez trop, monsieur. Je sais de quelle facon on lui fait tenir ses lettres, c'est deja bien joli ... Pour le reste, j'observerai, je chercherai, je verrai.... Goguet ne dissimula pas une grimace approbative. S'il eut eu dix francs a exposer, il les eut paries dans le jeu de Lecoq. --Pour commencer, poursuivit le jeune policier, je vais remplacer ce message par un autre de ma facon ... Demain, a l'heure de la soupe, si le prevenu fait entendre son signal en musique, le pere Absinthe lui lancera la chose par la fenetre, pendant que moi, de mon observatoire, je guetterai l'effet. Il etait si ravi de sa conception, qu'il se permit de sonner, et quand l'huissier se presenta, il lui remit une piece de dix sous en le priant de courir lui chercher un cahier de papier pelure d'oignon. --Avec des pelerins si ruses et si defiants, on ne doit negliger aucune precaution. Quand il fut en possession du papier, lequel etait, en verite, tout semblable a celui du billet--il s'assit a la table du greffier, et s'armant du volume de Beranger il se mit a composer sa fausse missive, en copiant autant que possible la forme des chiffres du mysterieux correspondant. Cette besogne ne lui prit pas dix minutes. Craignant de commettre quelque bevue, il avait reproduit les termes de la lettre veritable, se bornant a en alterer absolument le sens. Voici ce qu'il ecrivait: "Je lui ai dit votre volonte; elle ne se resigne pas. Notre securite est menacee. Nous attendons vos ordres. Je tremble." Cela fait, il roula le papier comme l'autre, et le remit dans la mie de pain, en disant: --Demain nous saurons quelque chose! Demain!... Les vingt-quatre heures qui separaient le jeune policier de l'instant decisif, lui apparaissaient comme un siecle a traverser. A quels expedients se vouer, pour hater le vol tardif du temps!... Il expliqua clairement et minutieusement au pere Absinthe ce qu'il aurait a faire, et sur d'avoir ete compris, certain qu'il serait obei, il regagna sa soupente. La soiree lui parut bien longue, et plus interminable la nuit, car il lui fut impossible de clore la paupiere... Quand le jour se leva, il constata que son prisonnier etait eveille et assis sur le pied de son lit. Bientot il sauta a terre et arpenta sa cellule d'un pas saccade. Il etait fort agite, contre son ordinaire, il gesticulait et par intervalles laissait echapper quelques paroles, toujours les memes. --Quelle croix, mon Dieu!... repetait-il, quelle croix! --Bon! pensait Lecoq, tu es inquiet, mon garcon, de ton billet quotidien que tu n'as pas recu ... Patience, patience. Il va t'en arriver un de ma facon.... Enfin, le jeune policier distingua au dehors le mouvement qui precede la distribution des victuailles. On allait, on venait, les sabots claquaient sur les dalles, les surveillants criaient.... Onze heures sonnerent a la vieille horloge felee, le prevenu commenca sa chanson: Diogene, Sous ton manteau, Libre et content... Il n'acheva pas ce troisieme vers; le bruit leger de la boulette de mie de pain tombant sur la dalle l'avait arrete court. Lecoq, la tete dans son trou, retenait son souffle et regardait de toutes les forces de son ame. Il ne perdit pas un mouvement de l'homme, pas un tressaillement, pas un battement de paupiere. Mai s'etait mis a regarder en l'air, du cote de la fenetre, d'abord, puis tout autour de lui, comme s'il lui eut ete impossible de s'expliquer l'arrivee de ce projectile. Ce n'est qu'apres un petit bout de temps, qu'il se decida a le ramasser. Il le garda dans le creux de la main, l'examina curieusement. Ses traits exprimaient une profonde surprise. On eut jure qu'il etait intrigue au possible. Bientot, cependant, un sourire monta a ses levres. Il eut un mouvement d'epaules qui pouvait s'interpreter ainsi: "Suis-je simple!" et d'un geste rapide, il brisa la mie de pain. La vue du papier roule menu le rendit soucieux... --Ah ca!... se disait Lecoq tout desoriente, qu'est-ce que ces manieres?... Le prevenu avait ouvert le billet, et regardait, les sourcils fronces, ces chiffres alignes qui semblaient ne rien lui dire... Mais voila que tout a coup il se precipita contre la porte de sa cellule, l'ebranlant de coups de poing et criant: --A moi!... gardien!... a moi!... Un surveillant accourut, Lecoq entendit ses pas dans le corridor. --Que voulez-vous? demanda-t-il a travers le guichet de la porte. --Je veux parler au juge. --C'est bon!... On le fera prevenir. --Tout de suite, n'est-ce pas, je veux faire des revelations. --On y va!... Lecoq n'en ecouta pas davantage. Il degringola le roide escalier de la soupente, et d'un pied fievreux il courut au Palais raconter a M. Segmuller ce qui se passait. --Qu'est-ce que cela signifie? pensait-il. Touchons-nous donc au denoument?... Ce qui est sur, c'est que mon billet n'est pour rien dans la determination du prevenu. Il ne pouvait le dechiffrer qu'avec le secours de son volume, il n'y a pas touche, donc il ne l'a pas lu. Non moins que le jeune policier, M. Segmuller fut stupefait. Ils revinrent ensemble a la prison, en toute hate, tres-inquiets, suivis du greffier, cette ombre inevitable du juge d'instruction. Ils atteignaient l'extremite de la galerie, quand ils rencontrerent le directeur qui arrivait tout emoustille par ce gros mot: revelation. Le digne fonctionnaire voulait sans doute ouvrir un avis, le juge lui coupa la parole. --Je sais tout, lui dit-il, et j'accours... Arrive a l'etroit corridor des "secrets," Lecoq pressa le pas pour devancer le juge d'instruction, le directeur et le greffier. Il se disait qu'en s'avancant sur la pointe du pied, il surprendrait peut-etre le prevenu en train de dechiffrer le billet, et qu'en tout cas, il aurait le temps de jeter un coup d'oeil sur l'interieur de la cellule. Mai etait assis devant sa table, la tete entre ses mains. Au grincement des verrous tires de la propre main du directeur, il se leva en sursaut, arracha sa coiffure, et se tint debout respectueusement, attendant qu'on lui adressat la parole. --Vous m'avez fait appeler? lui demanda le juge. --Oui, monsieur. --Vous avez, pretendez-vous, des revelations a faire? --J'ai des choses importantes a vous dire. --C'est bien! ces messieurs vont se retirer... M. Segmuller se retournait deja vers Lecoq et le directeur, pour les prier de le laisser a ses fonctions, mais le prevenu, d'un mouvement de prostration, l'arreta. --Ce n'est pas la peine, prononca-t-il; je me trouverai tres-content, au contraire, de parler devant tout le monde. --Parlez, alors. Mai ne se fit pas repeter l'ordre. Il se mit en position, de trois quarts, la poitrine gonflee, la tete en arriere, comme toujours, depuis le debut de l'instruction, quand il se disposait a faire parade de son eloquence. --C'est pour vous dire, messieurs, commenca-t-il, que je suis un tres-honnete homme. Le metier n'y fait rien, n'est-ce pas? On peut etre chez un montreur de curiosites pour le boniment, et avoir du coeur et de l'honneur... --Oh!... faites-nous grace de vos reflexions. --Vous le voulez, monsieur ... je veux bien. Alors, en deux mots, voici un petit papier qu'on m'a jete tout a l'heure. Il y a des numeros dessus qui doivent signifier quelque chose, mais j'ai eu beau chercher, je n'y ai vu que du feu. Il tendit au juge, qui le prit, le billet chiffre par Lecoq, et ajouta: --Il etait roule dans une boulette de mie de pain. La violence de ce coup inattendu, inoui, abasourdit manifestement tous les assistants. Mais le detenu, sans paraitre remarquer l'effet produit poursuivait: --Je calcule que celui qui m'a envoye ca s'est trompe de fenetre. Je sais bien que c'est tres-mal de denoncer un camarade de prison, c'est lache, et on risque de lui faire arriver de la peine, mais on est bien force d'etre prudent, quand on est, comme moi, accuse d'etre un assassin et qu'on est sous le coup d'un grand desagrement. Un geste horriblement significatif du tranchant de sa main sur son cou ne laissa pas de doutes sur ce qu'il entendait par "un desagrement." --Et pourtant je suis innocent, murmura-t-il. Le juge, le premier, avait ressaisi la libre disposition de toutes ses facultes. Il concentra en un regard toute la puissance de sa volonte, et fixant le prevenu: --Vous mentez!... dit-il lentement, c'est a vous que ce billet etait destine. --A moi!... Je suis donc le plus grand des imbeciles, puisque je vous fais appeler pour vous le remettre. A moi!... pourquoi en ce cas ne l'ai-je pas garde? Qui savait, qui pouvait savoir que je l'avais recu?... Tout cela etait dit avec une si merveilleuse apparence de bonne foi, l'oeil de Mai etait si clair, l'intonation si juste, son raisonnement etait si specieux, que le directeur, trouble, se reprenait a douter. --Et si je vous prouvais que vous mentez, insista M. Segmuller, si je vous le demontrais, la, sur-le-champ?... --Par exemple!... Vous seriez malin!... Oh! monsieur, pardon, excusez, je voulais dire... Mais le juge n'en etait pas a se soucier d'une expression plus ou moins mesuree. Il fit signe a Mai de se taire, et, s'adressant a Lecoq: --Montrez au prevenu, monsieur l'agent, dit-il, que vous avez decouvert la cle de sa correspondance... Brusquement le visage du prisonnier changea. --Ah!... c'est cet agent de police, fit-il d'une voix sourde, qui a trouve cela. Ce meme agent qui assure que je suis un gros seigneur. Il toisa dedaigneusement le jeune policier, et ajouta: --Si c'est ainsi, mon compte est regle. Quand la police veut absolument qu'un homme soit coupable, elle prouve qu'il est coupable, c'est connu... Et quand un prisonnier ne recoit pas de billets, un agent qui veut de l'avancement sait lui en adresser. Il arrivait, ce soi-disant saltimbanque, a une expression de mepris si ecrasant, que Lecoq furieux parut pres de lui repondre. Il se contint, cependant, sur un signe du juge, et prenant sur la table le volume de Beranger, il prouva au prevenu que chaque chiffre du billet correspondait a un mot de la page indiquee, et que tous ces mots formaient bien un sens. Cet accablant temoignage ne sembla pas embarrasser Mai. Apres avoir admire ce systeme de correspondance comme un enfant s'extasie devant un jouet nouveau, il declara qu'il n'y avait que la police pour de telles machinations. Que faire en presence d'une telle obstination?... M. Segmuller n'eut pas meme l'idee d'insister, et il se retira suivi des personnes qui l'avaient accompagne. Jusqu'au cabinet du directeur, ou il se rendit, il ne prononca pas une parole. Mais il se laissa tomber sur un fauteuil, en disant: --Il faut s'avouer vaincu... Cet homme restera ce qu'il est: une enigme. --Mais pourquoi cette comedie qu'il vient de jouer, demanda le directeur; je ne me l'explique pas. --Eh!... repondit Lecoq, ne voyez-vous donc pas qu'il a eu l'espoir de persuader au juge que le premier billet avait ete fabrique par moi, pour les besoins de l'opinion que je soutiens. La tentative etait hardie, mais l'importance du resultat devait le seduire. S'il eut reussi, j'etais deshonore, et lui restait Mai, sans conteste, pour tout le monde. Seulement, comment a-t-il pu savoir que j'avais saisi un billet, et que je l'epiais de la soupente?... Voila ce qui ne sera sans doute jamais explique. Le directeur et le jeune policier echangeaient des regards gros de soupcons. --Eh! Eh!... pensait le directeur, pourquoi, en effet, le billet qui est tombe a mes pieds ne serait-il pas l'oeuvre de ce gaillard si subtil?... Son ami Absinthe a pu le servir pour le premier aussi bien que pour le second... --Qui sait, se disait Lecoq, si ce brave directeur n'a pas tout confie a Gevrol? Avec cela, que mon jaloux General se serait fait un scrupule de me jouer un tour de sa facon!... --Ah!... c'est egal, s'ecria Goguet, il est bien facheux qu'une comedie si bien montee n'ait pas eu de succes!... Ce mot tira le juge de ses reflexions. --Une comedie indigne!... prononca-t-il, et que je n'aurais jamais autorisee, si la passion d'arriver a la verite ne m'eut aveugle. C'est porter atteinte a la majeste de la justice que de la rendre complice de si miserables supercheries!... Lecoq, a ces mots, devint bleme, et une larme de rage brilla dans ses yeux. C'etait le second affront depuis une heure. Apres l'insulte du prevenu, l'outrage de la prevention!... --J'ai echoue, pensa-t-il, on me desavoue!... C'est dans l'ordre. Ah!... si j'avais reussi!... Le depit seul avait arrache a M. Segmuller ces dures paroles; elles etaient dures, il les regretta et fit tout pour que Lecoq les oubliat. Car ils se revirent les jours qui suivirent cette malheureuse tentative, et chaque matin ils avaient une longue conference, quand le jeune policier venait rendre compte de ses demarches. C'est que Lecoq cherchait toujours, avec une obstination que retrempaient d'incessants quolibets; il cherchait, soutenu par une de ces rages froides qui entretiennent l'energie durant des annees. Mais le juge etait absolument decourage. --C'est fini, disait-il; tous les moyens d'investigations sont epuises, je me rends. Le prevenu ira en cour d'assises et sera acquitte ou condamne sous le nom de Mai. Je ne veux plus penser a cette affaire. Il disait cela, mais les soucis, le noir chagrin d'un echec, des allusions parfois blessantes, l'anxiete d'un parti a prendre altererent sa sante, et il fut oblige de garder le lit. Il y avait huit jours qu'il n'etait sorti de chez lui, quand un matin il vit paraitre Lecoq. --Vous le voyez, mon pauvre garcon, lui dit-il, cet enigmatique meurtrier est fatal a ses juges d'instruction... Ah!... il nous a joues, il sauvera sa personnalite. --Peut-etre! repondit le jeune policier. Il est un dernier moyen d'avoir le secret de cet homme; il faut le faire evader... XXXIV L'expedient supreme que preparait Lecoq n'etait pas de son invention et n'avait rien de precisement neuf. De tout temps, la police a su, quand il le fallait, fermer les yeux et entre-bailler la porte d'un cachot. Fou, par exemple, bien fou et bien naif, qui croit a ces favorables negligences, et se laisse prendre a ce piege eblouissant de la liberte offerte. Tous les prisonniers ne sont pas, comme Lavalette, proteges par une royale connivence, niee jadis avec de grands serments, aujourd'hui prouvee. On compterait plutot ceux qui, pareils a l'infortune Georges d'Etcherony, ne sont laches que sous benefice d'inventaire, et sont repris des qu'ils se sont acquittes de la tache de denonciateurs involontaires qu'on leur menageait. Pauvre d'Etcherony! ... Il croyait bien avoir trompe la vigilance de ses gardiens. Quand il reconnut son erreur et sa faute, il se tira un coup de pistolet au coeur. Helas! il survecut assez a l'affreuse blessure pour entendre un des amis qu'il avait livres, lui jeter cette injure qu'il ne meritait pas: traitre. Ce n'est cependant qu'a la derniere extremite, tres-rarement, en des cas speciaux, qu'on se decide a preter secretement la main a l'evasion d'un detenu. En somme, le moyen est dangereux. Si on y a recours, c'est qu'on espere en retirer quelque avantage important, comme de mettre la main sur une association de malfaiteurs. On capture un homme de la bande, il a la probite de son infamie, et refuse de nommer ses complices. Que faire?... Faut-il se resigner a le juger, a le condamner seul?... Eh! ... non! Mieux vaut laisser trainer a sa portee, par le plus grand des hasards, une lime qui lui permettra de scier ses barreaux, une corde qui lui facilitera l'escalade d'un mur.... Il s'echappe, mais pareil au hanneton qui s'envole avec un fil a la patte, il traine un bout de chaine, une escouade d'observateurs subtils. Et au moment ou il vante a ses associes qu'il a rejoints, son audace et son bonheur, la compagnie se trouve prise d'un coup de filet. M. Segmuller savait tout cela, et bien d'autres choses encore, et cependant, a la proposition de Lecoq, il se dressa sur son seant en disant: --Etes-vous fou!.... --Je ne le crois pas, monsieur. --Faire evader le prevenu! --Oui, repondit froidement le jeune policier, tel est bien mon projet. --Une chimere!... --Pourquoi cela, monsieur? Apres l'assassinat des epoux Chaboiseau, a La Chapelle-Saint-Denis, on reussit a prendre les coupables, il doit vous en souvenir. Mais un vol de 150,000 francs en especes et en billets de banque avait ete commis, cette grosse somme ne se retrouvait pas et les meurtriers refusaient obstinement de dire ou ils l'avaient cachee. C'etait la fortune pour eux s'ils echappaient au bourreau, mais les enfants des victimes etaient ruines. C'est alors que M. Patrigent, le juge d'instruction, fut le premier, je ne dirai pas a conseiller, mais a laisser entendre qu'on pourrait bien se risquer a confier la cle des champs a un de ces miserables. On suivit son avis, et trois jours plus tard l'evade etait surpris dans une carriere de champignonniste, en train de deterrer le tresor. Je dis donc que notre prevenu... --Assez!... interrompit M. Segmuller, je ne veux plus entendre parler de cette affaire. Je vous avais, ce me semble, defendu de me la rappeler... Le jeune policier baissa la tete d'un petit air de soumission hypocrite. Mais il guignait le juge du coin de l'oeil, et remarquait bien son agitation. --Je puis me taire, pensait-il, sans crainte; il y reviendra. Il y revint, en effet, l'instant d'apres. --Soit, fit-il, je suppose votre homme hors de prison, que faites-vous?... --Moi, monsieur! Je m'attache a lui comme la misere a un pauvre; je ne le perds plus de vue; je vis dans son ombre... --Et vous vous imaginez qu'il ne s'apercevra pas de cette surveillance? --Je prendrai mes precautions. --Un coup d'oeil et un hasard, et il vous reconnaitra. --Non, monsieur, parce que je me deguiserai. Un agent de la surete qui n'est pas capable d'en remontrer au plus habile acteur, pour se grimer, n'est qu'un policier mediocre. Voici un an que je m'exerce a faire de mon visage et de ma personne ce que je veux, et je puis etre a ma volonte vieux ou jeune, brun ou blond, un homme comme il faut ou un affreux rodeur de barriere... --Je ne vous soupconnais pas ce talent, monsieur Lecoq. --Oh!... je suis bien loin encore de la perfection que je reve!... J'ose, cependant, monsieur, prendre l'engagement de me presenter a vous, avant trois jours, et de vous parler pendant une demi-heure sans que vous me reconnaissiez... M. Segmuller ne repliqua pas, et il parut clair a Lecoq qu'il presentait des objections avec l'esperance de les voir detruire plutot qu'avec l'envie de les faire prevaloir. --Je crois, mon pauvre garcon, reprit le juge, que vous vous abusez etrangement. Nous avons ete a meme, vous et moi, d'apprecier la penetration de ce mysterieux prevenu. Sa sagacite est etrange, n'est-ce pas, si merveilleuse qu'elle passe l'imagination... Croyez-vous donc que cet homme si fort ne flairera pas votre piege grossier? Il devinera, allez, que si on lui laisse reconquerir sa liberte, ce ne peut etre que pour l'utiliser contre lui. --Je ne m'abuse pas, monsieur, Mai devinera, je le sais. --Eh bien! alors? --Alors, monsieur, je me suis dit ceci: Une fois libre, cet homme se trouvera etrangement embarrasse de sa liberte. Il n'aura pas un sou, il n'a pas de metier... Que fera-t-il, de quoi vivra-t-il? Cependant il faut manger! Il luttera bien pendant un certain temps, mais il se lassera de souffrir, a la longue... Les jours ou il n'aura ni un abri, ni un morceau de pain, il songera qu'il est riche... Ne cherchera-t-il pas a se rapprocher des siens? Si, evidemment. Il s'ingeniera a se procurer des secours, il tachera de donner de ses nouvelles a ses amis... C'est la que je l'attends. Des mois se seront ecoules, nulle surveillance ne se sera revelee a lui... il hasardera quelque demarche decisive. Et moi, j'apparaitrai, un mandat d'arret a la main... --Et s'il fuit, s'il passe a l'etranger? --Je l'y suivrai. Une de mes tantes m'a laisse au pays une masure qui vaut une douzaine de mille francs, je la vendrai, et j'en mangerai le prix jusqu'au dernier sou, s'il le faut, a poursuivre une revanche. Cet homme m'a roule comme un enfant, moi qui me croyais si fort... j'aurai mon tour. --Et s'il allait vous glisser entre les doigts, vous echapper? Lecoq eclata de rire en homme sur de soi. --Qu'il essaie!... fit-il. Je reponds de lui sur ma tete. Le malheur est que l'enthousiasme de Lecoq ne faisait que refroidir le juge. --Decidement, monsieur l'agent, reprit-il, votre idee est bonne. Seulement, la Justice, vous le comprenez, ne saurait se meler de telles intrigues. Tout ce que je puis promettre, c'est mon approbation tacite. Rendez-vous donc a la Prefecture, voyez vos superieurs... D'un geste vraiment desespere, le jeune policier interrompit M. Segmuller. --Proposer une telle chose, s'ecria-t-il, moi!... Non-seulement on me la refuserait, mais on me signifierait mon conge, si toutefois je ne suis pas deja raye du service de la surete... --Vous!... lorsque vous vous etes si bien conduit dans cette affaire!... --Helas! monsieur, tel n'est pas l'avis de tout le monde. Les langues ont marche depuis huit jours que vous etes malade. Mes ennemis ont su tirer parti de la derniere comedie du Mai!... Ah!... oui, cet homme est habile. On dit a cette heure que c'est moi qui, dans un but d'avancement, ai imagine tous les details romanesques de cette affaire. On assure que seul j'ai souleve cette question d'identite qui n'en est pas une. A entendre les gens du Depot, j'aurais invente une scene qui n'a pas eu lieu chez la Chupin, suppose des complices, suborne des temoins, fabrique de fausses pieces de conviction, enfin ecrit le premier billet aussi bien que le second, dupe le pere Absinthe, et mystifie le directeur. --Diable!... fit M. Segmuller, que dit-on de moi, en ce cas?... Le ruse policier sut se donner la contenance la plus embarrassee. --Dam!... monsieur, repondit-il, on pretend que vous vous etes laisse circonvenir par moi, que vous n'avez pas controle mes preuves... Une fugitive rougeur empourpra le front de M. Segmuller. --En un mot, fit-il, on estime que je suis votre dupe et ... un sot. Le souvenir de certains sourires sur son passage, diverses allusions qui lui etaient restees sur le coeur le deciderent. --Eh bien!... je vous aiderai, monsieur Lecoq, s'ecria-t-il. Oui, je veux que vous confondiez vos railleurs ... Je vais me lever, a l'instant, et me rendre au Palais avec vous. Je verrai M. le procureur general, je parlerai, j'agirai, je repondrai de vous!... La joie de Lecoq fut immense. Jamais, non, jamais, il n'eut ose se flatter d'obtenir un tel concours. Ah!... M. Segmuller pouvait desormais lui demander de passer dans le feu pour lui; il etait pret a s'y precipiter. Cependant il fut assez prudent, il eut assez d'empire sur soi pour garder sa physionomie soucieuse. Il est comme cela, des victoires qu'il faut se garder de laisser soupconner, sous peine d'en perdre a l'instant tout le benefice. Certes, le jeune policier n'avait rien avance qui ne fut rigoureusement exact, mais encore est-il des facons de presenter la verite, et il avait deploye un peu trop d'habilete pour mettre le juge de moitie dans ses rancunes et s'en faire un auxiliaire interesse. M. Segmuller, cependant, apres le cri arrache a sa vanite adroitement blessee, apres la premiere explosion de sa colere, revenait a son calme accoutume. --Je suppose, dit-il a Lecoq, que vous avez reflechi au stratageme a employer pour lacher le prevenu sans que la connivence de l'administration eclate. --Je n'y ai pas pense une minute, monsieur, je l'avoue. A quoi bon, d'ailleurs! Cet homme sait trop de quels soupcons et de quelle surveillance inquiete il est l'objet, pour ne se pas tenir sur le qui-vive. Si ingenieusement que je m'y prenne pour lui menager une occasion de filer, il reconnaitra ma main et se defiera. Le plus court et le plus sur est de lui laisser tout bonnement la porte ouverte... --Peut-etre avez-vous raison?... --Seulement, il est une precaution que je crois necessaire, indispensable, qui me parait une condition essentielle du succes... Le jeune policier paraissait chercher si peniblement ses mots, que le juge crut devoir l'aider. --Voyons cette precaution? fit-il. --Elle consisterait, monsieur, a donner l'ordre de transferer Mai dans une autre prison ... Oh! n'importe laquelle, a votre choix. --Pourquoi, s'il vous plait? --Parce que, monsieur, je voudrais que durant les quelques jours qui precederont son evasion, Mai fut mis dans l'impossibilite absolue de donner de ses nouvelles au dehors, de prevenir son insaisissable complice.... La proposition parut etrangement surprendre M. Segmuller. --Vous l'estimez donc mal garde au Depot? fit-il. --Oh! monsieur, je ne dis pas cela. Je suis meme persuade que depuis l'affaire du billet, le directeur a redouble de vigilance... Mais, enfin, ce mysterieux meurtrier avait des intelligences au Depot, nous en avons eu la preuve materielle, evidente, irrecusable, et de plus... Il s'arreta devant l'expression de sa pensee, comme tous ceux qui sentent bien que ce qu'ils vont dire paraitra une enormite. --Et de plus?... insista le juge intrigue. --Eh bien! donc, monsieur, tenez, je serai completement franc avec vous... Je trouve que Gevrol jouit au Depot d'une liberte trop grande; il y est comme chez lui, il va, vient, monte, descend, sort et rentre, sans que personne jamais songe a lui demander ce qu'il fait, ou il va, ce qu'il veut ... Pour lui, pas de consigne, et il ferait voir au directeur, qui est un bien honnete homme, des etoiles en plein midi... Moi, je me defie de Gevrol.... --Oh!... monsieur Lecoq!... --Oui, je le sais, l'accusation est temeraire, mais on n'est pas maitre de ses pressentiments et Gevrol m'inquiete. Le prevenu savait-il, oui ou non, que je l'observais du grenier et que j'avais surpris un premier billet? Evidemment oui, sa derniere scene le demontre.... --Tel est mon avis. --Comment donc a-t-il su cela?... Il ne l'a pas devine, sans doute. Voici huit jours que je me mets l'esprit a la torture pour trouver la solution de ce probleme ... J'y perds mes peines. L'intervention de Gevrol explique tout. M. Segmuller, a cette seule supposition, palit de colere. --Ah!... si je pouvais croire cela, s'ecria-t-il, si j'etais sur!... Avez-vous quelque preuve, existe-t-il des indices? Le jeune policier hocha la tete. --J'aurais les mains pleines de preuves, repondit-il, que je ne sais trop si je les ouvrirais. Ne serait-ce pas me fermer tout avenir? Je dois, si je reussis dans mon metier, m'attendre a de bien autres trahisons. Toutes les professions n'ont-elles pas leurs rivalites et leurs haines? Et notez, monsieur, que je n'attaque pas la probite de Gevrol. Pour cent mille francs, ecus comptant, sur table, il ne lacherait pas un prevenu ... Mais il deroberait dix accuses a la justice, sur la seule esperance de me faire piece, a moi qui lui porte ombrage. Que de choses ces quelques mots expliquaient, de combien d'enigmes restees obscures ils donnaient la clef!... Mais le juge ne pouvait suivre le jeune policier sur ce terrain. --Il suffit, lui dit-il, passez dans le salon quelques instants, je m'habille et je suis a vous ... Je vais envoyer chercher une voiture; il faut que je me hate si je veux voir aujourd'hui M. le procureur general.... Soigneux d'ordinaire, jusqu'a la minutie, M. Segmuller ne mit pas, ce jour-la, un quart d'heure a sa toilette. Bientot il parut dans la piece ou Lecoq attendait, et d'un ton bref lui dit: --Partons. Ils allaient monter en voiture, quand un domestique dont la tenue correcte annoncait un serviteur de bonne maison, s'avanca rapidement vers M. Segmuller. --Ah!... c'est vous, Jean, dit le juge, comment va votre maitre? --De mieux en mieux, monsieur. Il m'envoyait prendre des nouvelles de monsieur et lui demander ou en est l'affaire. --Toujours au point que je lui disais dans ma lettre. Saluez-le de ma part et dites-lui que je suis retabli. Le domestique salua, Lecoq prit place pres de son juge d'instruction, et le fiacre se mit en route. --Ce garcon, reprit M. Segmuller, est le valet de chambre de d'Escorval. --Le juge qui.... --Precisement. Il me l'envoie tous les deux ou trois jours, afin de savoir ce que nous faisons de notre enigmatique Mai. --M. d'Escorval s'en preoccupe? --Prodigieusement, et je le concois, puisque c'est lui, en definitive, qui a ouvert l'information, et qui la poursuivrait sans sa funeste chute. Peut-etre regrette-t-il cette instruction et se dit-il qu'il l'eut mieux menee que moi. Nous nous entendrions bien, si c'etait possible, car je donnerais bonne chose de le voir a ma place.... Mais cette substitution n'eut pas ete du gout de Lecoq. --Ce n'est pas, pensait-il, ce terrible juge qui jamais eut consenti aux demarches que je viens d'obtenir de M. Segmuller. Il avait grandement raison de se feliciter, car le juge ne se menagea pas. Il etait de ceux qui, longs a se decider, ne reviennent plus sur un parti pris et vont jusqu'au bout sans detourner la tete. Ce jour-la meme, le projet de Lecoq fut adopte en principe, sauf a convenir des details et a regler le jour. Cette meme apres-midi, la veuve Chupin obtint sa liberte provisoire. Il n'y avait plus a s'inquieter de Polyte. Traduit devant le tribunal correctionnel pour le vol ou il se trouvait implique, il avait ete, a sa grande surprise, condamne a treize mois de prison. Desormais, M. Segmuller n'avait plus qu'a attendre, et ce lui fut d'autant plus aise que les vacances de Paques etant arrivees il put aller chercher en province, pres de sa famille, un peu de repos et de liberte d'esprit. Rentre a Paris, le dernier jour des vacances, le dimanche, il etait reste chez lui, quand on lui annonca un domestique--envoye par le bureau de placement--pour remplacer le sien qu'il avait congedie. C'etait un homme qui paraissait quarante ans, fort rouge de figure, ayant d'epais cheveux et de tres-gros favoris roux, plutot grand que petit, de forte corpulence et roide sous ses vetements coupes carrement. Il expliqua d'un ton pose et avec un accent normand des plus prononces, que depuis vingt ans il n'avait servi que des gens d'etude, un medecin et un notaire, qu'il etait au fait des habitudes du Palais, qu'il savait epousseter des paperasses sans y mettre le desordre... Bref, il s'exprima si bien, que tout en se reservant vingt-quatre heures pour les informations, le juge tira de sa poche et lui tendit le louis du denier a Dieu. Mais l'homme, alors, changeant brusquement d'attitude et de voix, eclata de rire et dit: --Monsieur le juge croit-il encore que Mai me reconnaitra? --Monsieur Lecoq!... fit le juge emerveille. --Lui-meme, monsieur, et je viens vous dire que si vous voulez bien mander Mai pour l'interroger, toutes les mesures sont prises pour son evasion ... Ce sera demain si vous le voulez bien. XXXV Lorsqu'un juge d'instruction pres le tribunal de la Seine vent interroger un prevenu consigne dans l'une des prisons,--le Depot excepte, puisqu'il communique directement avec le Palais de Justice,--voici comment les choses se passent. Le juge remet a un huissier une ordonnance d'extraction dont la seule formule, imperative et concise, suffirait a donner une idee de la toute-puissance du magistrat instructeur. Il y est dit: "Le gardien de la maison d'arret de----remettra au porteur du present ordre, le nomme----prevenu de----pour le conduire devant nous en notre cabinet, au Palais de Justice, et le reintegrer ensuite a ladite maison d'arret." Rien de plus, rien de moins, une signature, le sceau, et tout le monde s'empresse d'obeir. Mais du moment ou il est nanti de cet ordre, jusqu'a l'instant de la reintegration, le directeur est releve de sa responsabilite. Advienne que pourra, il a le droit de d'en laver les mains. Aussi, que d'embarras pour le voyage du plus mince filou, que de ceremonies, que de precautions. On fait monter le detenu designe dans une de ces lugubres voitures cellulaires, qu'on peut voir stationner a la journee au quai de l'Horloge ou dans la cour de la Sainte-Chapelle, et on l'enferme solidement dans un des compartiments. Cette voiture le conduit au Palais, et la, en attendant que vienne son tour d'etre interroge, on le depose dans une des cellules de cette triste prison d'attente qu'on appelait autrefois "la souriciere." C'est toujours dans l'enceinte meme de la maison d'arret que le prevenu monte en voiture, il en descend toujours dans une cour interieure dont toutes les issues sont fermees et gardees. A la montee comme a la descente, le prisonnier est entoure de surveillants. En route, il est sous l'oeil de plusieurs gardiens, places, les uns dans le couloir qui separe les compartiments, les autres dans le cabriolet, pres du conducteur. Enfin, des gardes de Paris a cheval escortent toujours la voiture. Aussi, les plus hardis et les plus habiles malfaiteurs reconnaissent-ils volontiers qu'il est a peu pres impossible de s'echapper de cette geole roulante pendant le trajet. Les statistiques de l'administration ne comptent que trente tentatives d'evasion en dix ans. De ces trente tentatives, vingt-cinq etaient absolument ridicules. Quatre furent decouvertes avant que leurs auteurs eussent pu concevoir de serieuses esperances. Une seule, celle de Gourdier, en plein jour, rue de Rivoli, faillit reussir; il etait a cinquante pas de la voiture, qui filait toujours, quand un sergent de ville l'arreta. C'est cependant sur toutes ces circonstances que reposait le plan de Lecoq pour l'evasion de Mai, ce plan d'une simplicite enfantine, ainsi qu'il l'avouait ingenument. Il consistait a fermer imparfaitement, lors du depart de la maison d'arret, le compartiment de Mai, et a l'y oublier quand la voiture, apres avoir verse a "la souriciere" son chargement de coquins, irait selon l'habitude attendre sur le quai l'heure du retour. Il y avait cent a parier contre un que le prevenu se haterait de profiter de cet oubli, pour prendre la clef des champs. Tout fut donc prepare et combine conformement aux intentions de Lecoq, pour le jour qu'il avait indique, c'est-a-dire pour le premier lundi de la rentree des vacances de Paques. L'ordonnance d'extraction fut libellee et remise a un gardien-chef intelligent, avec les plus minutieuses instructions. La voiture cellulaire designee pour le transport du soi-disant saltimbanque devait arriver au Palais vers midi seulement. Et cependant, des neuf heures, flanait autour de la Prefecture un de ces vieux gamins de Paris, qui feraient presque croire a la fable de Venus sortant des flots, tant ils semblent veritablement nes de l'ecume du ruisseau. Il etait vetu d'une mechante blouse de laine noire et d'un pantalon a carreaux trop large, retenti a la taille par une ceinture de cuir. Ses bottes trahissaient des courses enragees dans les boues de la banlieue, sa casquette etait ignoble, mais sa cravate de foulard rouge pretentieusement nouee ne pouvait etre qu'un present de l'amour. Il avait le teint bleme, l'oeil cerne, la mine louche, la barbe rare. Ses cheveux jaunatres colles aux tempes, etaient coupes carrement au-dessus de la nuque, et rases en dessous, comme pour epargner de la besogne au bourreau. A voir sa demarche, le balancement de ses hanches, le mouvement de ses epaules, a examiner sa facon de tenir une cigarette et de lancer un jet de salive entre ses dents, Polyte Chupin lui eut tendu la main comme a un ami, a un "camaro", a un "zig". On etait au 14 avril, le temps etait beau, l'atmosphere tiede, les cimes des marronniers des Tuileries verdoyaient a l'horizon, ce garnement devait etre content de vivre, heureux de ne rien faire. Il allait et venait, le long de ce quai de l'Horloge, que foulent, aux heures matinales, tant de pieds honteux; partageant son attention entre les passants et des tireurs de sable qui travaillaient sur la Seine. Parfois, il traversait la chaussee et allait dire quelques mots a un respectable et vieux monsieur a lunettes et a longue barbe, proprement mis, gante de filosele, qui avait toutes les allures d'un petit rentier, et qui paraissait avoir pour les boutiques d'opticien une curiosite particuliere. De temps a autre, un agent de la surete passait, se rendant au rapport, et aussitot le rentier ou le garnement courait a lui et demandait quelque renseignement en l'air. L'homme de la surete repondait et passait, et alors les deux comperes se rejoignaient en riant, et disaient: --Bon!... voila encore un tel qui ne nous remet pas. Et ils avaient de bonnes raisons pour se rejouir, des motifs serieux pour etre fiers. De douze ou quinze agents qu'ils accosterent alternativement, pas un ne reconnut en eux deux collegues, Lecoq et le pere Absinthe. C'etaient bien eux, pourtant, armes et prepares pour cette chasse dont ils ne pouvaient prevoir les hasards, pour cette poursuite, qui devait etre mysterieuse et acharnee comme celle des sauvages. Dans l'esprit du jeune policier, cette audacieuse epreuve etait decisive. Du moment ou des compagnons de tous les jours, des gens accoutumes a flairer toutes les supercheries du costume, se laissaient prendre a son travestissement et a celui du pere Absinthe, Mai devait indubitablement y etre pris. --Ah! je ne suis pas etonne qu'on ne me reconnaisse pas, repetait le pere Absinthe, puisque je ne me reconnais pas moi-meme! Il n'y avait que vous, monsieur Lecoq, pour me transformer en un rentier benin, moi qui ai toujours eu l'air d'un gendarme deguise!... Mais le temps des reflexions, utiles ou non, etait passe. Le jeune policier venait d'apercevoir, sur le pont au Change, une voiture cellulaire qui arrivait au grand trot. --Attention, vieux, dit-il a son compagnon, voici qu'on amene notre homme!... Vite a notre poste, rappelez-vous la consigne et ouvrez l'oeil!... Pres de la, sur le quai, etait un chantier a demi entoure de planches. Le pere Absinthe alla se poster devant une des affiches collees sur la cloture, et Lecoq, apercevant une pelle oubliee, s'en empara et se mit a remuer du sable. Ils firent bien de se hater. La geole roulante venait de tourner le quai. Elle passa devant les deux agents de la surete, et s'engouffra avec un grand bruit de ferraille sous la voute qui conduisait a "la souriciere." Mai y etait enferme. Lecoq en eut la certitude, en apercevant le gardien-chef assis dans le cabriolet. La voiture resta bien un gros quart d'heure dans la cour.... Quand elle reparut, le conducteur descendu de son siege tirait ses chevaux par la bride. Il rangea le lourd vehicule tout contre le Palais de Justice, jeta une couverte sur les reins de ses betes, alluma une pipe et s'eloigna... Durant un bon moment, l'anxiete des deux observateurs fut une veritable souffrance, rien ne bougeait, rien ne remuait.... Mais a la fin, la portiere de la voiture s'entre-bailla doucement avec des precautions infinies, et une tete pale et effaree se montra ... la tete de Mai. D'un rapide regard, le prisonnier explora les environs. Personne ne passait. Alors, avec la prestesse et la precision du chat, il sauta a terre, referma sans bruit la portiere, et se mit a marcher dans la direction du pont au Change... XXXVI Lecoq respira. Il en etait a chercher si quelque futile circonstance oubliee ou negligee, n'avait pas disloque toutes ses combinaisons. Il en etait a se demander si l'enigmatique prevenu n'avait pas refuse la perilleuse liberte qui lui etait offerte. Inquietudes folles!... Mai s'evadait, non pas a l'etourdie, mais avec premeditation. Entre le moment ou il s'etait senti seul, oublie dans son compartiment mal ferme, et l'instant ou il avait entre-baille la portiere, il s'etait ecoule assez de temps pour qu'un homme de sa force, doue d'une prodigieuse perspicacite, put analyser et calculer toutes les consequences d'une si grave determination. Si donc il donnait dans le piege qui lui etait tendu, c'etait en toute connaissance de cause. Il acceptait, en temeraire peut-etre, mais non pas en dupe, une lutte prevue. --Or, pensait Lecoq, s'il accepte cette lutte, c'est qu'il entrevoit quelque chance d'en sortir vainqueur. Grave sujet de crainte pour le jeune policier; mais aussi, pretexte d'une delicieuse emotion. Il avait une ambition au-dessus de son etat, et tout ambitieux est joueur. Il considerait la partie comme presque egale, entre le prevenu et lui. Plus de prison, desormais, de geoliers, de juges, rien de tout le formidable appareil de la Justice. Ils restaient seuls en presence, libres dans les rues de Paris, armes de defiances pareilles, obliges aux memes ruses, forces pour se cacher l'un de l'autre, de recourir a des precautions identiques. Lecoq avait, il est vrai, un auxiliaire: le pere Absinthe. Mais qui assurait que Mai ne saurait pas rejoindre son insaisissable complice? C'etait donc un veritable duel dont l'issue dependait uniquement du courage, de l'adresse et du sang-froid des deux adversaires. Toutes ces reflexions ensemble avaient traverse avec la rapidite de l'eclair l'esprit du jeune policier. Il lacha vivement sa pelle, et courant a un sergent de ville qui sortait de la Prefecture, il lui remit une lettre qu'il tenait toute prete dans sa poche. --Portez vite ceci a M. Segmuller, le juge d'instruction, lui dit-il, c'est pour une affaire de service. Le sergent de ville voulut interroger ce garnement, qui correspondait avec des magistrats, mais deja Lecoq s'etait elance sur les traces du prevenu. Mai n'etait pas bien loin. Il s'en allait le plus paisiblement du monde, les mains dans ses poches, la tete haute et la mine assuree. Avait-il reflechi qu'il est tres-dangereux de courir aux environs d'une prison dont on vient de s'enfuir? Ne se disait-il pas plutot que si on l'avait laisse s'evader, ce n'etait pas, a coup sur, pour le reprendre tout de suite? Bientot il fut clair que cette derniere consideration dictait seule sa conduite, et qu'il s'estimait fort en surete, tout en sachant bien qu'il devait etre surveille. Il ne se hata nullement, lorsqu'il eut depasse le pont au Change, et c'est du meme train insolemment tranquille d'un promeneur, qu'il suivit le quai aux Fleurs et s'engagea dans la rue de la Cite. Rien de suspect en lui ne trahissait le prisonnier evade. Depuis que sa malle,--cette fameuse malle qu'il pretendait avoir deposee a l'hotel de Mariembourg,--lui avait ete rendue, il ne manquait jamais, quand il allait a l'instruction, de mettre ses plus beaux effets. Il portait, ce jour-la, une redingote, un gilet et un pantalon de drap noir. On devait, en le voyant passer, le prendre pour un ouvrier aise, endimanche en l'honneur de la Saint-Lundi. Mais lorsqu'apres avoir passe la Seine il arriva rue Saint-Jacques, ses allures changerent. Il parut s'orienter en homme qui ne se reconnait plus dans un quartier qui lui etait autrefois familier. Sa marche, parfaitement sure jusqu'alors, devint indecise. Il avancait maintenant le nez en l'air, regardant de droite et de gauche, epiant les enseignes. --Evidemment il cherche quelque chose, pensait Lecoq, mais quoi?... Il ne tarda pas a le savoir. Une boutique de marchand de vieux habits s'etant rencontree, Mai y entra avec un empressement visible. --Eh! eh!... murmura le jeune policier, je parierais volontiers que ce soi-disant saltimbanque a ete etudiant, et qu'il lui est arrive de vendre par ici le superflu de sa garde-robe pour aller danser a la Chaumiere... Il s'etait refugie en face, sous une porte cochere, et semblait fort occupe a allumer une cigarette. Le pere Absinthe crut pouvoir s'approcher sans inconvenient. --Eh bien!... monsieur Lecoq, dit-il, voici notre homme en train de troquer ses habits de drap contre des vetements grossiers. Il demandera du retour, on lui en donnera. Vous qui me disiez ce matin: "Mai sans le sou..., c'est la plus belle carte de notre jeu!" --Bast! avant de nous desoler, attendons. Qui nous dit qu'on va lui donner de l'argent? Les marchands d'habits n'achetent guere aux passants que sous la condition d'aller les payer a domicile. Le pere Absinthe, la-dessus, s'eloigna. Il se payait de ces raisons, mais non Lecoq, qui les lui donnait. Au dedans de lui, le jeune policier s'adressait les injures les plus fortes. Encore une etourderie, une faute, une arme laissee aux mains de l'ennemi. Comment lui, qui se croyait si ingenieux, n'avait-il pas su prevoir ce qui arrivait? Il etait si facile de ne laisser en possession du prevenu que ses miserables loques de prison! Son repentir fut moins cuisant, quand il vit Mai sortir de la boutique comme il y etait entre. La chance, dont il avait parle au pere Absinthe sans y croire, se decidait en sa faveur. Le prevenu chancelait aux premiers pas qu'il fit dans la rue. Son visage trahissait l'angoisse supreme du noye qui sent s'enfoncer la frele planche sur laquelle il fondait son seul espoir de salut. Mais que s'etait-il passe? Lecoq voulait le savoir. Il modula d'une certaine facon un vigoureux coup de sifflet, signal convenu pour avertir son compagnon qu'il lui abandonnait la poursuite, et un coup de sifflet pareil lui ayant repondu, il entra dans la boutique. Le marchand d'habits etait encore a son comptoir. Lecoq ne s'amusa pas a parlementer. Il exhiba sa carte, preuve de sa profession, et d'un ton bref demanda des renseignements. --Que voulait l'homme qui sort d'ici?... Le negociant parut se troubler. --C'est tout une histoire, balbutia-t-il. --Contez-la-moi! ordonna Lecoq, surpris de l'embarras de cet homme. --Oh! c'est bien simple. Il y a une douzaine de jours de cela, je vois entrer ici un individu, portant un paquet sous le bras, qui demande a me parler de la part d'un de mes "pays," qu'il me nomme. --Vous etes Alsacien? --Oui, monsieur!... Pour lors, je vais avec ce particulier chez le marchand de vins du coin, il demande une bouteille de superieur, et quand nous avons trinque, il me demande si je veux consentir a garder chez moi le paquet qu'il porte, jusqu'a ce qu'un de ses cousins vienne me le reclamer. Crainte d'erreur, ce cousin devait me dire certaines paroles de reconnaissance, un mot de passe, quoi! Moi je refuse net. Justement le mois passe j'ai failli me trouver pris dans une affaire de recel pour une obligeance pareille! Non, jamais vous n'avez vu d'homme si surpris, ni si vexe. Ah! je peux dire qu'il a tout fait pour me decider, il a ete jusqu'a me promettre une bonne somme pour ma peine... Tout cela ne faisait qu'augmenter ma defiance, et j'ai tenu bon... Il s'arreta pour reprendre haleine, mais Lecoq etait sur des charbons ardents. --Et apres?... insista-t-il durement. --Apres? Dame! Cet individu a paye la bouteille et est parti. J'avais oublie cela, quand tout a l'heure, entre un autre particulier qui me demande si je n'ai pas pour lui un paquet depose par un de ses cousins, et qui tout de suite se met a bredouiller une phrase, le mot d'ordre, sans doute. Quand j'ai repondu que je n'avais rien, il est devenu blanc comme un linge, et j'ai cru qu'il s'evanouissait. Tous mes doutes me sont revenus. Aussi, quand il m'a propose d'acheter ses vetements ... bernique! Tout cela etait fort clair. --Et comment etait ce cousin d'il y a quinze jours? demanda le jeune policier. --C'etait un homme d'assez forte corpulence, un bon gros rougeaud, avec des favoris blancs. Ah! je le reconnaitrais bien. --Le complice! exclama Lecoq. --Vous dites? --Rien qui vous interesse. Merci!... je suis presse, vous me reverrez, salut!... Lecoq n'etait pas reste cinq minutes chez le marchand d'habits; pourtant, lorsqu'il sortit, Mai et le pere Absinthe avaient disparu. Mais il n'y avait rien la d'inquietant. Lorsqu'il avait arrete avec son vieux collegue le plan de cette chasse a l'homme a travers Paris, le jeune policier s'etait evertue a en imaginer toutes les difficultes afin de les resoudre a l'avance. Or, le cas present avait ete prevu. Si l'un des deux observateurs se trouvait oblige de rester en arriere, l'autre devait le mettre a meme de rejoindre, grace a un expedient emprunte aux aventures du Petit-Poucet. Il etait convenu que celui qui resterait sur la piste de Mai tracerait, de distance en distance, a la craie, sur les murs et sur les volets des magasins, des fleches dont le fer, comme un index tendu, indiquerait au retardataire la route a suivre. Pour savoir ou aller, Lecoq n'avait donc qu'a interroger les devantures des environs. L'examen ne fut ni difficile ni long. Sur les volets de la troisieme boutique apres celle du marchand d'habits, une fleche superbe se voyait, la pointe tournee vers le haut de la rue Saint-Jacques. Le jeune policier s'elanca dans cette direction. Il se hatait, devore d'inquietudes. Ah! son assurance du matin venait de recevoir un rude choc! Quel terrible avertissement que cette declaration du marchand de vieux habits!... Desormais, c'etait un fait acquis: le mysterieux et insaisissable complice du meurtrier avait pousse la prevoyance jusqu'a s'inquieter de combinaisons de salut pour le cas si improbable d'une evasion. La subtile penetration de cet homme depassait les pretendus miracles des somnambules lucides. --Que contenait ce paquet? pensait Lecoq, des vetements, sans doute, un deguisement, de l'argent, des papiers supposes, un faux passe-port?... Il arrivait rue Soufflot, il dut s'interrompre pour demander son chemin aux murailles. Ce fut l'affaire d'une seconde. Une longue fleche, sur le magasin d'un petit horloger, montrait le boulevard Saint-Michel. Le jeune policier reprit sa course. --Le complice, poursuivait-il, n'a pas reussi dans sa tentative pres du marchand d'habits, mais il n'est pas homme a rester sur un echec... Il aura certainement pris d'autres mesures. Comment les deviner pour les dejouer!... Le prevenu avait traverse le boulevard Saint-Michel et pris la rue Monsieur-le-Prince; les fleches du pere Absinthe le disaient eloquemment. Lecoq suivit la rue Monsieur-le-Prince. --Une circonstance me rassure, murmurait-il, la demarche de Mai pres de ce marchand, et sa consternation quand il a su que cet homme n'avait rien a lui remettre. Le complice qui l'avait informe de ses esperances n'aura pas pu lui faire savoir sa deconvenue. Donc, a cette heure, mon prevenu est bien livre a ses seules ressources ... la chaine de convention qui l'unissait a son complice est rompue, brisee; il n'y a plus rien d'arrete entre eux, plus de systeme commun, plus de projets ... Il s'agit de les empecher de se rejoindre. Tout est la! Combien il se rejouissait alors d'avoir obtenu que Mai fut eloigne du Depot. Son triomphe, en admettant qu'il gagnat la partie, resulterait de cet acte de defiance. Il etait a croire que la tentative du complice avait eu lieu precisement la veille du jour ou le prevenu avait ete change de prison. Cette supposition expliquait comment il n'avait pu etre averti.... Cependant, de fleche en fleche, le jeune policier etait arrive jusqu'a l'Odeon. La, plus de signes, mais il apercut le pere Absinthe sous la galerie. Le vieil agent de la surete etait debout devant l'etalage d'un libraire, et il paraissait donner toute son attention aux gravures d'un journal illustre. Le jeune policier, tout en outrant la demarche nonchalante de ces garnements de Paris dont il portait le costume, alla se placer pres de son collegue. --Eh bien!... lui demanda-t-il, et Mai?... --Il est la, repondit le bonhomme, en designant du regard le peristyle du triste monument. En effet, le prevenu etait assis sur une marche de l'escalier de pierre, les coudes appuyes sur les genoux, le visage cache entre ses mains, comme s'il eut senti la necessite de derober aux passants l'expression de son desespoir. Sans doute, en ce moment, il se voyait perdu. Seul, sans un sou, au milieu de Paris, que devenir? Il se savait, assurement, surveille, epie, suivi pas a pas, et il ne comprenait que trop qu'au moindre effort pour rejoindre son complice, a la premiere demarche significative pour lui donner signe de vie, c'en etait fait de son secret: de ce secret qu'il avait estime plus precieux que la vie meme, et que jusqu'ici il avait reussi a sauver au prix de prodigieux sacrifices, grace a des prodiges d'energie et de sang-froid. Apres avoir longuement contemple en silence cet homme si malheureux, qu'il estimait et qu'il admirait, apres tout, Lecoq se retourna vers son vieux compagnon: --Qu'a fait le prevenu, demanda-t-il, le long de la route? --Il est entre chez cinq marchands d'habits, bien inutilement. En desespoir de cause, il s'est adresse a un "chineur" qui passait, avec un lot de vieilles frusques sur l'epaule, mais ils ne se sont pas entendus. Lecoq hocha la tete. --La morale de ceci, pere Absinthe, dit-il, c'est qu'il y a un abime entre la theorie et la pratique. Voila un prevenu que les gens les plus exerces ont pris pour un pauvre diable, pour un miserable saltimbanque, tant il savait bien parler des malheurs et des hasards de son existence ... Il est dehors, il est libre, et ce soi-disant bohemien ne sait comment s'y prendre pour faire argent des vetements qu'il a sur le dos. Le comedien qui faisait illusion sur la scene s'evanouit, l'homme reste ... l'homme qui a toujours ete riche et qui ne sait rien de la vie!... Il ne poursuivit pas, Mai venait de se lever. Lecoq se trouvait a moins de dix pas de lui et le distinguait parfaitement. L'infortune etait livide, son attitude revelait l'exces de son abattement; on lisait l'indecision dans ses yeux. Peut-etre se demandait-il si le plus sage ne serait pas d'aller se remettre volontairement aux mains de ses geoliers, puisque les ressources sur lesquelles il comptait en s'evadant lui faisaient defaut. Mais bientot il secoua cette torpeur qui l'avait envahi, son regard etincela, et apres un geste de menace et de defi, il descendit l'escalier de l'Odeon, traversa la place, et s'engagea dans la rue de l'Ancienne-Comedie. Il marchait d'un bon pas, maintenant, en homme qui a un but. --Qui sait ou il va?... murmurait le pere Absinthe, tout en jouant des jambes aux cotes de Lecoq. --Moi!... repondit le jeune policier. Et la preuve, c'est que je vais vous quitter, et courir lui preparer un plat de mon metier. Je puis me tromper, cependant, et comme il faut tout prevoir, vous allez me laisser des fleches partout. Si notre homme ne se rendait pas a l'hotel de Mariembourg, comme je le presume, je reviendrais ici reprendre votre piste. Un fiacre vide arrivait au pas, il y monta en commandant au cocher de le conduire a la gare du Nord, par le plus court, et vite. Il se voyait bien juste le temps de preparer sa mise en scene. Aussi profita-t-il de la route pour payer le cocher et chercher dans son portefeuille, entre toutes les pieces que lui avait confiees M. Segmuller, la piece dont il allait avoir besoin. La voiture n'etait pas encore arretee devant le chemin de fer que Lecoq etait a terre. Il courut tout d'un trait a l'hotel. Comme la premiere fois, il trouva la blonde Mme Milner, grimpee sur une chaise devant la cage de son sansonnet, lui serinant obstinement sa phrase allemande, a laquelle l'oiseau repondait avec une obstination egale: "Camille!... ou est Camille?" A l'aspect du garnement qui penetrait dans son hotel, la jolie veuve ne daigna pas se deranger. --Qu'est-ce que vous desirez? demanda-t-elle d'un ton peu encourageant. Lecoq saluait tant qu'il pouvait, s'efforcant de rehausser par son maintien son deplorable accoutrement. --Je suis, madame, repondit-il, le propre neveu d'un huissier du Palais de Justice. Etant alle visiter mon oncle, ce tantot, vu que je suis sans ouvrage, je l'ai trouve tout perclus de rhumatismes, et il m'a prie de vous apporter ce papier a sa place ... C'est une citation pour vous rendre immediatement pres du juge d'instruction. Cette reponse eut la vertu de decider Mme Milner a abandonner sa chaise. Elle prit le papier et lut ... C'etait bien ce que lui annoncait ce singulier commissionnaire. --C'est bien, repondit-elle, le temps de jeter un chale sur mes epaules, et j'obeis.... Lecoq se retira a reculons, la bouche en coeur, saluant toujours ... mais il n'avait pas depasse le seuil, que deja une grimace significative trahissait son intime satisfaction. Il venait de rendre a la blonde veuve la monnaie de sa piece. Elle l'avait dupe, il la jouait. Le coup etait monte. Il traversa la chaussee, et, avisant au coin de la rue de Saint-Quentin une maison en construction, il s'y cacha, attendant.... --"Le temps de passer un chale et un chapeau, et je pars!" Ainsi avait dit Mme Milner au jeune policier. Mais elle avait quarante ans sonnes, elle etait veuve, blonde, tres-agreable encore, de l'aveu du commissaire de police de son quartier... Il lui fallut plus de dix minutes pour nouer negligemment les brides de son chapeau de velours gros bleu. Lecoq, au milieu de ses platras, sentait des sueurs perler le long de son echine a l'idee que Mai pouvait arriver d'un instant a l'autre. Combien avait-il d'avance sur lui?... Une demi-heure peut-etre, et encore!... Et il n'avait accompli que la moitie de sa tache. Chaque ombre qui apparaissait au coin de la rue Saint-Quentin, du cote de la rue Lafayette, lui donnait le frisson. Enfin la coquette hoteliere apparut, toute pimpante par cette belle journee de printemps. Elle tenait sans doute a reparer le temps perdu a sa toilette, car c'est presque en courant qu'elle gagna le bout de la rue. Des qu'elle eut disparu, le jeune policier bondit hors de sa cachette, et entra comme une trombe a l'hotel de Mariembourg. Fritz, le garcon bavarois, avait du etre prevenu que la maison allait rester sous sa seule garde, pendant quelques heures, et ... il gardait. Il s'etait bien et commodement etabli dans le propre fauteuil de sa patronne, les jambes allongees sur une chaise, et deja il dormait presque. --Debout!... lui cria Lecoq, debout! A cette voix qui avait l'eclat des trompettes, Fritz se dressa tout effare. --Tu vois, poursuivit le jeune policier en lui montrant sa carte, je suis un agent de la Prefecture de police ... Si tu veux eviter toutes sortes de desagrements, dont le moindre serait une promenade au Depot, il faut m'obeir. Le vigilant garcon tremblait de tous ses membres. --J'obeirai, begaya-t-il ... Mais que dois-je faire? --Peu de chose. Un homme va se presenter ici, a la minute; tu le reconnaitras a ses vetements noirs et a sa longue barbe; il s'agit de lui repondre ce que je vais te dire, mot pour mot. Et songe qu'une erreur, meme involontaire, te menerait loin. --Comptez sur moi, monsieur, dit Fritz, j'ai une memoire excellente... La seule perspective de la prison l'avait terrifie; il parlait dans la sincerite de son ame; on pouvait tout obtenir de lui. Lecoq profita de ces dispositions, et avec la concision et la clarte dont il avait le secret, il expliqua au garcon d'hotel ce qu'il voulait. Il s'exprimait d'ailleurs d'un ton a faire penetrer sa volonte dans l'esprit le plus rebelle, aussi surement qu'un marteau enfonce un clou dans une planche. Lorsqu'il eut acheve ses explications: --Maintenant, ajouta-t-il, je veux voir et entendre!... Ou puis-je me cacher? Fritz lui montra une porte vitree. --Dans le cabinet noir que voici, monsieur l'agent, repondit-il. En laissant la porte entre-baillee, vous entendrez, et vous verrez tout par le carreau. Sans un mot, Lecoq se jeta dans le cabinet, la sonnette du portillon de l'hotel annoncait l'entree d'un visiteur. C'etait Mai. --Je desirerais parler a la maitresse de l'hotel, dit-il. --A quelle maitresse? --A la femme qui m'a recu quand je suis descendu ici, il y a six semaines... --J'y suis, interrompit Fritz, c'est Mme Milner que vous voudriez voir. Vous arrivez trop tard, ce n'est plus elle qui tient cette maison. Elle l'a vendue, le mois passe, apres fortune faite, et elle est partie pour son pays, l'Alsace. Le prevenu frappa du pied en lachant un juron a faire fremir un charretier embourbe: --J'ai cependant une reclamation a lui adresser, insista-t-il. --Voulez-vous que j'appelle son successeur?... De son trou, le jeune policier ne pouvait s'empecher d'admirer Fritz: il mentait impudemment avec cet air de candeur parfaite qui donne aux Allemands une si grande superiorite sur les gens du midi, lesquels, meme quand ils disent la verite, ont l'air de mentir. --Eh!... le successeur m'enverra promener, s'ecria Mai. Je venais reclamer des arrhes que j'ai donnees pour une chambre dont je ne me suis jamais servi! --Des arrhes ne se rendent jamais. Le prevenu grommela des menaces confuses, dont on ne put guere saisir que ces mots: "vol manifeste" et encore: "la justice," puis il sortit en tirant violemment la porte sur lui. --Eh bien!... Ai-je repondu comme il faut? demanda Fritz triomphant au jeune agent qui quittait son cabinet noir. --Oui, parfaitement, repondit Lecoq.... Et d'un bras nerveux, faisant pirouetter le garcon, qui lui barrait le passage, il se precipita sur les pas de Mai. Une vague apprehension lui serrait la gorge. Il lui semblait que le prevenu n'avait ete ni surpris ni emu veritablement. Il etait venu a l'hotel comptant sur Mme Milner, l'ame damnee de son complice, la nouvelle du depart de cette femme eut du le terrifier. Avait-il donc devine la ruse?... Comment?... Le bon sens demontrait si bien que le prevenu en ce cas devait avoir ete mis en garde, que la premiere question de Lecoq, en rejoignant le pere Absinthe, rue Lafayette, fut celle-ci: --Mai a parle a quelqu'un en route? --Tiens!... repondit le bonhomme surpris, vous savez cela. --Ah!... j'en etais sur!... A qui a-t-il parle? --A une jolie femme, ma foi! blonde et boulotte. Lecoq etait devenu vert de colere. --Tonnerre du ciel!... s'ecria-t-il, le hasard est contre nous. Je cours en avant chez Mme Milner, pour que Mai ne la voie pas, je trouve un expedient pour la chasser de chez elle, et ils se rencontrent! Le pere Absinthe eut un geste desespere. --Ah!... si j'avais su!... prononca-t-il, mais vous ne m'aviez pas dit d'empecher Mai de parler aux passants.... --Consolez-vous, l'ancien, interrompit le jeune policier, il n'y a rien a faire contre le malheur.... Le soi-disant saltimbanque atteignait le faubourg Montmartre; les deux agents de la surete durent s'interrompre, presser le pas et se rapprocher de leur homme, pour ne pas le perdre dans la foule. Quand ils furent a une bonne distance: --Maintenant, reprit Lecoq, des details. Ou nos gens se sont-ils rencontres?... --A deux pas de la rue Saint-Quentin. --Lequel a apercu l'autre et s'est avance le premier? --Mai. --Qu'a dit la femme? Avez-vous entendu quelque cri de surprise? --Je n'ai rien entendu parce que j'etais a vingt-cinq pas, mais au mouvement de la femme, j'ai bien vu qu'elle etait stupefaite. Ah! si Lecoq eut vu la scene de ses yeux, il eut pu en tirer des inductions precieuses! --Ont-ils cause longtemps? poursuivit-il. --Moitie d'un quart-d'heure. --Savez-vous si Mme Milner a remis de l'argent a Mai? --Je ne puis repondre ni oui ni non. Ils gesticulaient comme des enrages, a ce point que j'ai cru qu'ils se disputaient. --Naturellement. Ils se savaient observes et tachaient de derouter les conjectures.... Le pere Absinthe s'arreta court, comme un cheval se cabre devant un obstacle: une idee lui venait. --Si on arretait cette maitresse d'hotel, prononca-t-il, si on l'interrogeait?... --A quoi bon!... M. Segmuller ne l'a-t-il pas, a dix reprises, pressee, accablee de questions, sans en rien tirer. Ah! c'est une fine mouche!... Cette fois, elle repondrait que Mai l'ayant rencontree lui a reclame ses dix francs d'arrhes. Le jeune policier eut un geste resigne. --Il faut en prendre notre parti, reprit-il. Si le complice n'est pas averti deja, il ne tardera pas a l'etre, et il faut nous attendre a l'avoir bientot sur les bras. Quelle ruse imagineront pour nous echapper ces deux hommes si prodigieusement forts? C'est ce que je ne puis deviner. Ce que je prevois, par exemple, c'est qu'ils n'inventeront rien de vulgaire!... Ces presomptions de Lecoq firent fremir le pere Absinthe. --Bigre!... s'ecria-t-il, le plus sur serait peut-etre de recoffrer ce gaillard-la. --Jamais!... repondit le jeune policier, non jamais!... Je veux son secret, je l'aurai. Que serions-nous donc, si nous n'etions pas capables, a deux, de "filer" un homme! Il ne disparaitra pas, je pense, comme le diable des feeries. Nous allons bien voir ce qu'il fera, maintenant qu'il a un plan et de l'argent, car il a l'un et l'autre, l'ancien, j'en mettrais la main au feu. A ce moment meme, comme si le prevenu eut tenu a donner raison a une partie des soupcons de Lecoq, il entra dans un bureau de tabac et en sortit un cigare a la bouche. XXXVII La maitresse de l'hotel de Mariembourg avait remis de l'argent a Mai; l'achat de ce cigare le prouvait peremptoirement. Mais s'etaient-ils concertes? Avaient-ils eu le temps de decider point pour point et par le menu les manoeuvres a tenter pour derouter les poursuites?... Il n'y avait a cet egard que des probabilites, tres fortes, il est vrai, fortifiees encore par la conduite du prevenu. Car une fois de plus, ses facons venaient de changer. Autant jusqu'alors il avait paru se soucier peu d'etre poursuivi et repris, autant a cette heure, il semblait inquiet et agite. Apres avoir marche si longtemps la tete haute, en plein soleil, il etait pris de panique, et il filait en baissant le nez le long des maisons, se dissimulant, se faisant petit autant que possible. --Il est clair, disait Lecoq au pere Absinthe, que les craintes de notre homme augmentent en raison des esperances qu'il concoit. Il etait totalement decourage sous l'Odeon, pour un peu il se fut livre, maintenant il croit bien avoir une issue pour nous echapper avec son secret. Le prevenu longea ainsi les boulevards jusqu'au passage Vendome. Il le traversa et gagna le Temple. Bientot le pere Absinthe et son jeune collegue le virent s'arreter a la voix d'une de ces obstinees marchandes qui considerent comme leur proie tous les passants de ces parages et pretendent les deshabiller ou les habiller ... au choix. La marchande faisait l'article, et Mai resistait faiblement. Il finit par ceder et disparut dans la boutique. --Il y tenait, murmura le pere Absinthe. Voici qu'il a trouve a vendre ses frusques ... A quoi bon!... puisqu'il a de la monnaie? Le jeune policier hocha la tete d'un air soucieux. --Il soutient son role, repondit-il, et il tient surtout a changer de costume. N'est-ce pas surtout la premiere preoccupation d'un prisonnier qui a reussi a s'evader? Il se tut. Mai reparaissait metamorphose de la tete aux pieds. Il etait maintenant vetu d'un pantalon de grosse toile bleue et d'une sorte de vareuse de laine noire. Un foulard a carreaux lui entourait le cou, et il etait coiffe d'une casquette a double fond mou, qu'il portait sur l'oreille, un peu en arriere, a la crane. Reellement, il n'avait pas, en son genre, la mine plus rassurante que Lecoq; a decider lequel on eut prefere rencontrer au coin d'un bois, on eut hesite. Lui, paraissait heureux de sa transformation, comme s'il se fut senti plus a l'aise et plus libre sous des vetements auxquels il etait accoutume. Il y avait du defi dans le regard qu'il promena autour de lui, comme s'il eut essaye de demeler entre tous les gens qu'il apercevait ceux qui etaient charges de l'epier et de surprendre son secret. Du reste, il ne s'etait pas defait de son costume de drap; il le portait sous son bras, noue dans un mouchoir. Il avait achete et non troque, depense et non augmente son capital. Il n'avait abandonne que son chapeau de soie a haute forme. Lecoq eut bien voulu entrer chez le marchand pour questionner; mais il comprit que ce serait une imprudence. Mai venait d'assurer sa casquette sur sa tete d'un geste qui ne pouvait laisser de doutes sur ses intentions. La seconde d'apres, il detalait dans la rue du Temple. La chasse serieuse commencait, et bientot les deux limiers n'eurent pas trop de toute leur experience et de tout leur flair pour suivre a vue un gibier qui semblait doue de l'agilite du cerf. Mai avait probablement habite l'Angleterre et l'Allemagne, puisqu'il parlait la langue de ces pays aussi couramment que les natifs, mais a coup sur il connaissait son Paris aussi bien que le plus vieux Parisien. Cela fut demontre rien que par la facon dont il se jeta brusquement rue des Gravilliers et a la surete de sa course au milieu de ce lacis de petites rues bizarrement percees, qui s'enchevetrent entre la rue du Temple et la rue Beaubourg. Ah! il savait ce quartier sur le bout du doigt, et comme s'il y eut vecu la moitie de son existence. Il savait les maisons a deux issues, les passages toleres par certaines cours, les longs couloirs tortueux et sombres debouchant sur plusieurs rues. Par deux fois il faillit depister les policiers. Au passage Frepillon, son salut ne tint qu'a un fil. S'il fut reste une minute encore immobile dans un coin obscur ou il s'etait blotti, derriere des tonneaux vides, les deux agents s'eloignaient. La poursuite presentait d'horribles difficultes. La nuit etait venue, et en meme temps s'etait eleve ce leger brouillard qui suit invariablement les premieres belles journees du printemps. Le gaz des reverberes brulait rouge dans la brume sans projeter de lueurs. Et pour comble, c'etait l'heure ou ces rues laborieuses sont le plus peuplees; les ouvriers sortent des ateliers, les menageres courent aux provisions pour le souper, devant toutes les maisons des centaines de locataires bourdonnent comme des abeilles autour de leur ruche. Mai profitait de tout, pour egarer les gens acharnes apres lui. Groupes, embarras de voitures, travaux de voirie, il utilisait tout, avec une merveilleuse presence d'esprit et une adresse si rare qu'il glissait comme une ombre, a travers la foule, sans heurter personne, sans soulever sur son passage la moindre reclamation. Il avait fini par s'engager dans la rue des Gravilliers et gagnait les larges voies. Apres s'etre fait battre dans une etroite enceinte, il voulait essayer de l'espace. Il avait lutte de ruses, il allait lutter de vitesse et de fond. Arrive au boulevard de Sebastopol, il tourna a gauche, du cote de la Seine, et prit son elan... Il filait avec une prestigieuse rapidite, les coudes au corps, menageant son haleine, cadencant son pas avec la precision d'un professeur de gymnastique. Rien ne l'arretait, il ne detournait pas la tete, il courait... Et c'est du meme train egal et furieux, qu'il descendit le boulevard de Sebastopol, qu'il traversa la place du Chatelet et les ponts, et qu'il remonta le boulevard Saint-Michel. Pres du musee de Cluny, des fiacres stationnaient. Mai s'arreta devant la premiere file, adressa quelques mots au cocher, et monta du cote de la chaussee. Le fiacre aussitot partit a fond de train. Mais le prevenu n'etait pas dedans. Il n'avait fait que le traverser, et pendant que le cocher s'eloignait pour une course imaginaire payee a l'avance, Mai se glissait du cote du trottoir cette fois dans une voiture qui quitta la station au galop. Peut-etre, apres tant de ruses, apres un formidable effort, apres ce dernier stratageme, peut-etre Mai se croyait-il libre ... Il se trompait. Derriere le fiacre qui l'emportait, s'appuyant aux ressorts pour se delasser, un homme courait ... Lecoq. Le pauvre pere Absinthe, lui, etait tombe a moitie chemin, devant le Palais-de-Justice, epuise, hors d'haleine. Et le jeune policier ne comptait plus guere le revoir, ayant eu assez a faire de se maintenir, sans crayonner des fleches indicatrices. Mai avait donne a son cocher l'ordre de le conduire a la place d'Italie, et lui avait surtout recommande de s'arreter court au beau milieu du la place, a cent pas de ce poste ou il avait ete enferme avec la veuve Chupin. Quand il y fut arrive, il se precipita hors du fiacre, et d'un coup d'oeil prompt et sur, il explora les environs, cherchant s'il ne decouvrirait pas quelque ombre suspecte. Il ne vit rien. Surpris par le brusque arret de la voiture, le jeune policier avait eu le temps de se jeter a plat ventre sous la caisse, au risque de se faire broyer par les roues. De plus en plus rassure vraisemblablement, Mai paya la course et revint sur ses pas du cote de la rue Mouffetard. D'un bond, Lecoq fut debout, plus acharne sur sa piste qu'un dogue apres un os. Il atteignait l'ombre projetee par les grands arbres des boulevards exterieurs, quand un coup de sifflet etouffe retentit a son oreille. --Le pere Absinthe!... fit-il, stupefait et ravi. --Moi-meme, repondit le bonhomme, et repose, qui plus est, grace a un sapin qui m'a ramasse la-bas. J'ai pu de cette facon... --Oh! assez! interrompit Lecoq, assez ... ouvrons l'oeil. Mai rodait alors, avec une indecision manifeste, autour des nombreux cabarets du quartier. Il semblait chercher quelque chose. Enfin, apres avoir ete coller son visage aux carreaux de trois de ces bouges, il se decida, et entra dans le quatrieme. La porte n'etait pas refermee, que les deux policiers etaient a la vitre, regardant de tous leurs yeux. Ils virent le prevenu traverser la salle et aller s'asseoir tout au fond, a une table ou se trouvait deja un homme de puissante carrure, au teint enflamme, a favoris grisonnants. --Le complice!... murmura le pere Absinthe. Etait-ce donc, enfin, l'insaisissable complice du meurtrier?... Se fier a un vague rapport entre deux signalements est si temeraire et expose a tant de bevues, qu'en toute autre occasion Lecoq eut hesite a se prononcer. Mais ici, tant de circonstances, de probabilites si fortes etayaient l'opinion emise par le pere Absinthe, que le jeune policier l'admit tout d'abord. Ce rendez-vous n'etait-il pas dans la logique des evenements, le resultat prevu et annonce de la rencontre fortuite du prevenu et de la blonde maitresse de l'hotel de Mariembourg!... --Mai, pensait Lecoq, a commence par prendre tout l'argent que Mme Milner avait sur elle; il l'a ensuite chargee de dire a son complice de venir l'attendre dans quelque bouge de ce quartier. S'il a hesite et cherche, c'est qu'il n'avait pu indiquer au juste le cabaret. S'ils ne jettent pas le masque, c'est que Mai n'est pas bien sur de nous avoir depistes, et que d'un autre cote le complice craint qu'on n'ait suivi Mme Milner. Le complice, si c'etait veritablement lui, avait eu recours a un travestissement du genre de ceux adoptes par Mai et par Lecoq. Il portait une vieille blouse toute maculee, et avait sur la tete un feutre mou hideux, une loque de feutre. Il avait outre. Sa physionomie peu rassurante etait a remarquer parmi toutes les figures louches ou farouches de l'etablissement. Car c'etait un repaire qu'ils avaient choisi pour leur rendez-vous. On n'y eut pas trouve quatre ouvriers dignes de ce nom. Tous les gens qui mangeaient et qui buvaient la, devaient avoir eu des demeles avec la justice. Les moins redoutables etaient peut-etre les rodeurs de barriere, qui formaient la majorite de l'honorable compagnie, tous reconnaissables a leur cravate a la colin et leur casquette de toile ciree. Et cependant Mai, cet homme si fortement soupconne d'appartenir aux plus hautes spheres sociales, semblait la comme chez lui. Il s'etait fait servir "un ordinaire" et un litre, et il devorait, litteralement, arrosant sa soupe et son boeuf de larges coups, s'essuyant les levres du revers de sa manche. Seulement, s'entretenait-il avec son voisin de table? C'est ce qu'il etait impossible de discerner du dehors a travers les vitres obscurcies par la buee des mets et la fumee des pipes. --Il faut que j'entre!... declara resolument Lecoq. J'irai me placer pres d'eux et j'ecouterai. --Y pensez-vous!... fit le pere Absinthe. Et s'ils allaient vous reconnaitre! --Ils ne me reconnaitront pas. --Ils vous feraient un mauvais parti!... Le jeune policier eut un geste insouciant. --Je crois bien, repondit-il, qu'ils ne reculeraient pas devant un bon coup de couteau qui les debarrasserait de moi. La belle affaire!... Un agent de la surete qui ne saurait pas risquer sa peau ne serait plus qu'un mouchard. Voyez donc si Gevrol a jamais recule... Le vieux malin avait peut-etre voulu savoir si le courage de son jeune compagnon egalait sa perspicacite. Il fut edifie. --Vous, l'ancien, ajouta Lecoq, ne vous eloignez pas, afin de pouvoir les "filer" s'ils sortaient brusquement... Il avait deja tourne le bouton de la porte, il la poussa, et etant alle s'etablir a une table tres-rapprochee de celle qu'occupaient ses deux pratiques, il demanda, d'une voix odieusement enrouee, une chopine et une portion. Le prevenu et l'homme au feutre causaient, mais comme des etrangers rapproches par le hasard, et nullement en amis qui se retrouvent a un rendez-vous. Ils parlaient argot... non cet argot pueril qui emaille certains romans sous pretexte de couleur locale, mais l'argot veritable, celui qui a cours dans les repaires de malfaiteurs, langue ignoble et obscene qu'il est impossible de rendre, tant est flottante et diverse la signification des mots. --Quels merveilleux comediens!... pensait le jeune policier, quelle perfection, quelle science!... comme je me laisserais prendre si je n'avais pas des certitudes absolues!... L'homme au feutre tenait le de, et il donnait sur les prisons de France de ces details qu'on chercherait en vain dans les livres speciaux. Il disait le caractere des directeurs de toutes les maisons centrales, comment la discipline est plus dure ici que la, comment la nourriture de Poissy vaut dix fois celle de Fontevrault... Lecoq, ayant depeche son repas, avait demande un demi septier d'eau-de-vie, et, le dos au mur, les yeux fermes, il paraissait sommeiller et ecoutait. Mai avait pris la parole a son tour, et il narrait son histoire telle qu'il l'avait contee au juge, depuis le meurtre jusqu'a son evasion, sans oublier les soupcons de la police et de la justice a l'endroit de son individualite, soupcons qui l'avaient bien faire rire, disait-il. Cependant il se fut tenu pour tres-chanceux, il le declarait, s'il eut eu de quoi regagner l'Allemagne. Mais l'argent lui manquait et il ne savait comment s'en procurer. Il n'avait meme pas reussi a se defaire du vetement a lui appartenant, qu'il avait la dans un paquet. La-dessus, l'homme au feutre jura qu'il avait trop bon coeur pour laisser un camarade dans l'embarras. Il connaissait, dans la rue meme, un negociant de bonne composition; il offrit a Mai de l'y conduire. Pour toute reponse, Mai se redressa en disant: "Partons!..." Et ils se mirent en route, ayant toujours Lecoq sur leurs talons. Ils descendirent d'un bon pas jusqu'en face de la rue du Fer-a-Moulin, et la, ils s'engagerent dans une allee etroite et sombre. --Courez, l'ancien, dit aussitot Lecoq au pere Absinthe, courez demander au concierge si cette maison n'a pas deux issues. La maison n'avait que cette entree sur la rue Mouffetard. Les agents attendirent. --Nous sommes decouverts! murmurait le jeune policier, je le parierais. Il faut que le prevenu m'ait reconnu ou que le garcon de l'hotel de Mariembourg ait donne mon signalement au complice!... Le pere Absinthe garda le silence; les deux compagnons emergeaient de l'ombre du corridor. Mai faisait sauter dans le creux de sa main quelques pieces de vingt sous, et il paraissait d'une humeur massacrante. --Quels filous!... grommelait-il, que ces receleurs. Si peu qu'on lui eut achete ses vetements, l'obligeance de l'homme au feutre valait une politesse. Mai lui proposa un verre de n'importe quoi et ils entrerent ensemble chez un liquoriste. Ils y resterent bien une heure, jouant des tournees au tourniquet; et quand ils le quitterent, ce fut pour aller s'installer cent pas plus loin chez un marchand de vins. Mis dehors par ce marchand de vins qui fermait sa boutique, les deux bons compagnons se refugierent dans un debit reste ouvert. On les en chassa; ils coururent a un autre, puis a un autre... Et ainsi, de bouteilles en petits verres, ils atteignirent sur les une heure du matin, la place Saint-Michel. Mais la, par exemple, plus rien a boire. Tout etait clos. Les deux hommes alors se consulterent, et apres une courte discussion, ils se dirigerent vers le faubourg Saint-Germain, bras dessus, bras dessous comme une paire d'amis. L'alcool qu'ils avaient absorbe en notable quantite semblait produire son effet. Ils titubaient, ils gesticulaient, ils parlaient tres-haut et tous deux a la fois. A tous risques, Lecoq les devanca pour tacher de saisir quelques bribes de leur conversation, et les mots de "bon coup a faire " et de "argent pour faire la noce" arriverent jusqu'a lui. Decidement, pour s'obstiner a voir deux "personnages" sous de telles apparences, il fallait la foi robuste de cet illumine qui s'ecriait: "Je crois, parce que c'est absurde." La confiance du pere Absinthe chancelait, --Tout cela, murmura-t-il, finira mal! --Soyez donc sans crainte!... repondit le jeune policier. Je ne comprends rien, je l'avoue, aux manoeuvres de ces deux ruses comperes; mais qu'importe!... Maintenant que nos deux oiseaux sont reunis, je suis sur du succes, sur, entendez-vous. Si l'un s'envole, l'autre nous restera, et Gevrol verra bien qui avait raison de lui ou de moi!... Cependant, les allures des deux ivrognes s'etaient peu a peu ralenties. A voir de quel air s'examinaient ces magnifiques demeures du faubourg Saint-Germain, on pouvait leur supposer les pires intentions. Rue de Varennes, enfin, a deux pas de la rue de la Chaise, ils s'arreterent devant le mur peu eleve d'un vaste jardin. C'etait l'homme au feutre qui perorait. Il expliquait a Mai, on le devinait a ses gestes, que la maison, dont ce jardin etait une dependance, avait sa facade rue de Grenelle. --Ah ca!... grommela Lecoq, jusqu'ou pousseront-ils la comedie?... Ils la pousserent jusqu'a l'escalade. S'aidant des epaules de son compagnon, Mai se hissa jusqu'au chaperon du mur, et l'instant d'apres on entendit le bruit de sa chute dans le jardin.... L'homme au feutre, reste dans la rue, faisait le guet.... XXXVIII L'enigmatique prevenu avait mis a accomplir son etrange, son inconcevable dessein, une telle promptitude, que Lecoq n'eut ni le temps, ni meme l'idee de s'y opposer. Son entendement avait ete ebranle par ce terrible coup de cloche du pressentiment qui annonce un grand malheur. Durant dix secondes, il demeura petrifie, prive de sentiment autant que la borne du coin de la rue de la Chaise, derriere laquelle il s'etait blotti pour observer sans etre vu. Mais il revint vite a lui, sachant deja comment attenuer sa faute, avec cette rapidite de decision qui est le genie des hommes d'action. D'un oeil sur, il mesura la distance qui le separait du complice de Mai, il prit son elan, et en trois bonds il fut sur lui. L'homme au feutre voulut crier ... une main de fer etouffa le cri dans sa gorge. Il essaya de se debattre ... un coup de genou dans les reins l'etendit a terre comme un enfant. Et avant d'avoir le temps de se reconnaitre, il etait lie, garrotte, baillonne, enleve et porte, a demi-suffoque, rue de la Chaise. Pas un mot, d'ailleurs, pas une exclamation, pas un juron, pas meme un trepignement de lutte, rien. Aucun bruit suspect n'avait pu parvenir jusqu'a Mai, de l'autre cote du mur, et lui donner l'eveil. --Quelle histoire!... murmura le pere Absinthe, trop ahuri pour songer a preter main forte a son jeune collegue, quelle histoire!... Qui se serait attendu.... --Oh!... assez! interrompit Lecoq, de cette voix rauque et breve que donne aux hommes energiques l'imminence du peril, assez... nous causerons demain. Pour l'instant, il faut que je m'eloigne. Vous, papa, vous allez rester en faction devant ce jardin. Si Mai reparait, empoignez-le et ne le lachez plus ... Et sur votre vie, ne le laissez pas s'echapper.... --J'entends; mais que faire de celui-ci qui est couche la?... --Laissons-le provisoirement ou il est. Je l'ai ficele soigneusement, ainsi rien a craindre... Quand les sergents de ville du quartier passeront, vous le leur remettrez... Il s'interrompit, pretant l'oreille. Non loin de la, du cote de la rue de Grenelle, on entendait sur le pave des pas lourds et cadences qui se rapprochaient. --Les voici!... fit le pere Absinthe. --Ah! je n'ose l'esperer! Ce serait une fiere chance que j'aurais... Il l'eut ... deux sergents de ville accouraient, tres-intrigues par ce groupe confus qu'ils distinguaient au coin de la rue. En deux mots Lecoq leur exposa--comme il fallait--la situation. Il fut decide que l'un d'eux allait conduire au poste l'homme au feutre et que l'autre resterait avec le pere Absinthe pour guetter le prevenu. --Et maintenant, declara le jeune policier, je cours rue de Grenelle donner l'alarme ... De quelle maison depend ce jardin? --Quoi!... repondit un des sergents de ville tout surpris, vous ne connaissez pas les jardins du duc de Sairmeuse, de ce fameux duc qui est dix fois millionnaire, et etait autrefois l'ami.... --Je sais, je sais!... dit Lecoq. --Meme, poursuivit le sergent, le voleur qui s'est introduit la n'a pas eu le nez creux. Il y a eu ce soir reception a l'hotel, comme tous les lundis, du reste, et tout le monde est encore debout. --Sans compter, ajouta l'autre sergent de ville, que les invites ne sont seulement pas partis. Il y avait encore au moins cinq ou six voitures, a l'instant, devant la porte. Muni de ces renseignements, le jeune policier partit comme un trait, plus trouble apres ce qu'il venait d'apprendre, qu'il ne l'avait ete jusqu'alors. Il comprenait que si Mai s'etait introduit dans cet hotel, ce n'etait pas dans le but de commettre un vol, mais pousse par l'esperance de faire perdre sa piste aux limiers acharnes apres lui. Or, n'y avait-il pas a craindre, a parier meme, que grace au brouhaha d'une fete, il reussirait a gagner la rue de Grenelle et a fuir? Il se disait cela en arrivant a l'hotel de Sairmeuse, demeure princiere dont l'immense facade etait tout illuminee. La voiture du dernier invite venait de sortir de la cour, les valets de pied apportaient des echelles pour eteindre, et le Suisse, un superbe homme, a face violacee, superlativement fier de son eblouissante livree, fermait les deux lourds battants de la grande porte. Le jeune policier s'avanca vers cet important personnage. --C'est bien la l'hotel de Sairmeuse?... lui demanda-t-il. Le Suisse suspendit son mouvement pour toiser cet audacieux garnement qui l'interrogeait; puis d'une voix rude: --Je te conseille, l'ami, de passer ton chemin. Je n'aime pas les mauvais plaisants, et j'ai la une provision de manches a balai... Lecoq avait oublie son costume a la Polyte Chupin. --Eh!... s'ecria-t-il, je ne suis pas ce que je vous parais etre, je suis un agent du service de la surete, monsieur Lecoq, voici ma carte si vous ne me croyez pas sur parole, et je viens vous dire qu'un malfaiteur a escalade le mur du jardin de l'hotel de Sairmeuse. --Un mal-fai-teur?... Le jeune policier pensa qu'un peu d'exageration ne pouvait nuire, et meme lui assurait un concours plus efficace. --Oui, repondit-il, et des plus dangereux... un assassin qui a deja sur les mains le sang de trois meurtres. Nous venons d'arreter son complice qui lui a fait la courte-echelle. Les rubis du nez du Suisse palirent visiblement. --Il faut appeler les gens de service, balbutia-t-il. Joignant l'action a la parole, il allongea la main vers la corde de la cloche qui lui servait a frapper les visites, mais Lecoq l'arreta. --Un mot avant!... dit-il. Le malfaiteur n'a-t-il pas pu traverser simplement l'hotel et s'esquiver, par cette porte, sans etre apercu?... Il serait loin en ce cas. --Impossible! --Cependant.... --Permettez! je sais ce que je dis. Primo, le vestibule qui donne sur les jardins est ferme; on l'ouvre pour les grandes receptions, mais non pour les soirees intimes du lundi. Secondement, Monseigneur exige, quand il recoit, que je me tienne sur le seuil de la porte... Aujourd'hui encore, il m'a renouvele ses ordres a cet egard, et vous pensez bien que je n'ai pas desobei. --S'il en est ainsi, fit le jeune policier, un peu rassure, nous retrouverons peut-etre notre homme. Avertissez les domestiques, mais sans mettre votre cloche en branle. Moins nous ferons du bruit, plus nous nous menagerons de chances de succes. En un moment les cinquante valets qui peuplaient les antichambres, les ecuries et les cuisines de l'hotel de Sairmeuse furent sur pied. Les grosses lanternes des remises et des ecuries furent decrochees et le jardin se trouva illumine comme par enchantement. --Si Mai est cache la, pensait Lecoq, heureux de se voir tant d'auxiliaires, il est impossible qu'il en rechappe. Mais c'est en vain que les jardins furent battus, retournes, fouilles jusqu'en leurs moindres recoins ... on ne trouva personne. Les loges des outils de jardinage, les serres, les volieres d'ete, les deux pavillons rustiques du fond, les niches a chiens, tout fut scrupuleusement visite ... en vain. Les arbres, a l'exception des marronniers du fond, etaient peu feuillus, mais on ne les negligea pas pour cela. Un agile marmiton y grimpait arme d'une lanterne, et eclairait jusqu'aux plus hautes branches. --L'assassin sera sorti par ou il etait entre, repetait obstinement le Suisse, qui s'etait arme d'un lourd pistolet a silex, et qui ne lachait pas Lecoq, crainte d'un accident, sans doute... Il fallut, pour le convaincre de son erreur, que le jeune policier se mit en communication, d'un cote du mur a l'autre, avec le pere Absinthe et les deux sergents de ville, car celui qui avait conduit l'homme au feutre au poste etait de retour. Ils repondirent en jurant qu'ils n'avaient pas perdu de vue le chaperon du mur; qu'ils n'avaient, sacre-bleu! pas la berlue, et que pas une mouche ne s'y etait posee. Jusqu'alors, on avait procede un peu au hasard, chacun courant selon son inspiration, on reconnut la necessite d'investigations methodiques. Lecoq prenait des mesures pour que pas un coin, pas un endroit sombre n'echappat aux explorations, il partageait la tache entre ses volontaires, quand un nouveau venu parut dans le cercle de lumiere. C'etait un monsieur grave et bien rase, vetu comme un notaire pour une signature de contrat. --Monsieur Otto, murmura le Suisse a l'oreille du jeune policier, le premier valet de chambre de monseigneur. Cet homme important venait de la part de M. le duc.--lui ne disait pas "monseigneur,"--savoir ce que signifiait ce remue-menage. Quand on lui eut explique ce dont il s'agissait, M. Otto daigna feliciter Lecoq, et meme il lui recommanda de fouiller l'hotel des caves aux combles... Cette precaution seule rassurerait Mme la duchesse. Il s'eloigna, et les recherches recommencerent avec une ardeur qu'enflammait certaine promesse de M. le sommelier.... Une souris cachee dans les jardins de l'hotel de Sairmeuse eut ete decouverte, tant furent minutieuses les investigations. Pas un objet d'un volume un peu considerable ne fut laisse en place. Tous les arbustes des massifs furent examines pour ainsi dire feuille a feuille. Par moments, les domestiques harasses et decourages proposaient d'abandonner la chasse, mais Lecoq les ramenait. Il avait des accents irresistibles pour echauffer de la passion qui l'enflammait tous ces indifferents qui, en somme, se souciaient infiniment peu que Mai fut repris ou s'echappat. Veritablement il etait hors de lui, et il y avait presque de la folie dans l'activite febrile qu'il deployait. Il courait de l'un a l'autre, priant ou menacant tour a tour, jurant qu'il ne demandait plus qu'un effort, le dernier, qui tres-certainement allait etre couronne de succes. Promesses chimeriques!... Le prevenu restait introuvable. Desormais l'evidence eclatait. S'obstiner encore n'eut plus ete qu'un enfantillage. Le jeune policier se decida a rappeler ses auxiliaires. --C'est assez!... leur dit-il d'une voix desesperee. Il est maintenant demontre que le meurtrier n'est plus dans le jardin. Etait-il donc blotti dans quelque coin de l'immense hotel, bleme de peur, tremblant au bruit de tout ce grand mouvement de gens qui le cherchaient? On pouvait raisonnablement l'esperer, et c'etait assez l'avis des domestiques. C'etait surtout l'opinion du Suisse, qui renouvelait avec une assurance croissante ses affirmations de tout a l'heure. --Je n'ai pas quitte, jurait-il, le seuil de ma porte, il est impossible que quelqu'un soit sorti, sans que je l'aie remarque. --Visitons donc la maison, fit Lecoq. Mais avant, laissez-moi dire a mon collegue, qui est dans la rue de Varennes, de venir me rejoindre; sa faction de l'autre cote du mur est maintenant sans objet. Le pere Absinthe arrive, toutes les portes du rez-de-chaussee furent fermees; on s'assura de toutes les issues et les investigations commencerent a travers l'hotel de Sairmeuse, un des plus vastes et des plus magnifiques du faubourg Saint-Germain. Mais toutes les merveilles de l'univers n'eussent obtenu de Lecoq ni un regard, ni une seconde d'attention. Toute son intelligence, toutes ses pensees etaient au prevenu. Et c'est certainement sans rien voir qu'il traversa des salons admirables, une galerie de tableaux sans rivale a Paris, la salle a manger aux dressoirs charges de precieuse vaisselle plate. Il allait avec une sorte de rage, pressant les gens qui le guidaient et l'eclairaient. Il soulevait comme une plume les meubles les plus lourds, il derangeait les fauteuils et les chaises, il sondait les placards et les armoires, il interrogeait les tentures, les rideaux et les portieres. Jamais perquisition ne fut plus complete. De la cour au grenier pas un recoin ne fut oublie. Et meme, arrive aux combles, le jeune policier se hissa par une lucarne jusque sur les toits qu'il examina. Enfin, apres deux heures d'un prodigieux travail, Lecoq fut ramene au palier du premier etage. Cinq ou six domestiques seulement l'avaient suivi. Les autres, un a un, s'etaient esquives, ennuyes a la fin de cette aventure qui avait eu pour eux, en commencant, l'attrait d'une partie de plaisir. --Vous avez tout vu, messieurs les agents, declara un vieux valet de pied. --Tout!... interrompit le Suisse, certes non! Il y a a voir encore les appartements de monseigneur et ceux de Mme la duchesse. --Helas!... murmura le jeune policier, a quoi bon!... Mais deja le Suisse etait alle frapper doucement a l'une des portes donnant sur le palier. Son acharnement egalait celui des agents de la surete, s'il ne le depassait. Ils avaient vu le meurtrier entrer, lui ne l'avait pas vu sortir; donc il etait dans l'hotel, et il voulait qu'on le retrouvat, il le voulait opiniatrement. La porte cependant s'entre-bailla, et le visage grave et bien rase de Otto, le premier valet de chambre, se montra. --Que diable voulez-vous? demanda-t-il d'un ton rogue. --Entrer chez monseigneur, repondit le Suisse; afin de nous assurer que le malfaiteur ne s'y est pas refugie. --Etes-vous fou!... declara M. le premier valet; quand y serait-il entre, et comment? Je ne puis d'ailleurs souffrir qu'on derange M. le duc. Il a travaille toute la nuit, et il vient de se mettre au bain pour se delasser avant de se coucher. Le Suisse parut fort contrarie de l'algarade et Lecoq appretait des excuses, quand une voix se fit entendre, qui disait: --Laissez, Otto, laissez ces braves gens faire leur metier. --Ah!... entendez-vous!... fit le Suisse triomphant. --Tres-bien!... M. le duc permet ... cela etant, arrivez, je vais vous eclairer. Lecoq entra, mais c'est pour la forme seulement qu'il parcourut les diverses pieces, la bibliotheque, un admirable cabinet de travail, un ravissant fumoir. Comme il traversait la chambre a coucher, il eut l'honneur d'entrevoir M. le duc de Sairmeuse, par la porte entr'ouverte d'une petite salle de bains de marbre blanc. --Eh bien!... cria gaiement le duc, le malfaiteur est-il toujours invisible?... --Toujours, monseigneur!... repondit respectueusement le jeune policier. Le valet de chambre ne partageait pas la bonne humeur de son maitre. --Je pense, messieurs les agents, dit-il, que vous pouvez vous epargner la peine de visiter l'appartement de Mme la duchesse. C'est un soin dont nous nous sommes charges, les femmes et moi, et nous avons regarde jusque dans les tiroirs... Sur le palier, le vieux valet de pied, qui ne s'etait pas permis d'entrer, attendait les agents de la surete. Il avait sans doute recu des ordres, car il leur demanda poliment s'ils n'avaient besoin de rien, et s'il ne leur serait pas agreable, apres une nuit de fatigues, d'accepter une tranche de viande froide et un verre de vin. Les yeux du pere Absinthe etincelerent. Il pensa, probablement, que dans cette demeure quasi royale on devait manger et boire des choses exquises, telles qu'il n'en avait pas goute de sa vie. Mais Lecoq refusa brusquement, et il sortit de l'hotel de Sairmeuse, entrainant son vieux compagnon. Le pauvre garcon avait hate de se trouver seul. Depuis plusieurs heures, il avait eu besoin de toute la puissance de sa volonte pour ne rien laisser paraitre de sa rage et de son desespoir. Mai disparu, evanoui, evapore!... a cette idee il se sentait devenir fou. Ce qu'il avait declare impossible etait arrive. Il avait, dans la confiance de son orgueil, repondu sur sa tete du prevenu, et ce prevenu s'etait echappe, il lui avait glisse entre les doigts!... Une fois dans la rue, il s'arreta devant le pere Absinthe, croisant les bras, et d'une voix breve: --Eh bien!... l'ancien, demanda-t-il, que pensez-vous de cela?... Le bonhomme secoua la tete, et sans avoir certes conscience de sa maladresse: --Je pense, repondit-il, que Gevrol va joliment se frotter les mains. A ce nom, qui etait celui de son plus cruel ennemi, Lecoq bondit comme le taureau blesse. --Oh! s'ecria-t-il, Gevrol n'a pas encore partie gagnee. Nous avons perdu Mai, c'est un malheur; seulement son complice nous reste; nous le tenons ce personnage insaisissable, qui a fait echouer toutes nos combinaisons. Il est certainement habile et devoue, mais nous verrons si son devouement resiste a la perspective des travaux forces. Et il n'y a pas a dire, c'est la ce qui l'attend s'il se tait et s'il accepte ainsi la complicite de l'escalade de cette nuit. Oh! je suis sans crainte, M. Segmuller saura bien lui arracher le mot de l'enigme. Il brandit son poing ferme, d'un air menacant; puis, d'un ton plus calme, il ajouta: --Mais allons au poste ou on l'a conduit, je veux l'interroger. XXXIX Il faisait grand jour alors, il etait pres de six heures, et quand le jeune policier et le pere Absinthe arriverent au poste, ils trouverent celui qui le commandait assis a une petite table, redigeant son rapport. Il ne se derangea pas, lorsqu'ils entrerent, ne pouvant les reconnaitre sous leur travestissement. Mais quand ils se furent nommes, le chef de poste se leva avec un visible empressement et leur tendit la main. --Par ma foi!... dit-il, je vous felicite de votre belle capture de cette nuit. Le pere Absinthe et Lecoq echangerent un regard inquiet. --Quelle capture?... firent-ils ensemble. --Cet individu que vous m'avez expedie cette nuit, si bien ficele. --Eh bien?... Le chef de poste eclata de rire. --Allons, fit-il, vous ignorez votre bonheur. Ah! la chance vous a bien servis, et vous aurez une jolie gratification... --Enfin, qui avons-nous pris? demanda le pere Absinthe impatiente. --Un coquin de la pire espece, un forcat en rupture de ban, recherche inutilement depuis trois mois, et dont vous avez certainement le signalement en poche, Joseph Couturier, enfin!... Aux derniers mots du chef de poste, Lecoq devint si affreusement pale, que le pere Absinthe etendit les bras, croyant qu'il allait tomber. On s'empressa de lui avancer une chaise, et il s'assit. --Joseph Couturier! begayait-il, sans avoir, en apparence, conscience de ce qu'il disait; Joseph Couturier!... un forcat en rupture de ban!... Le chef de poste ne comprenait certes rien au trouble affreux du jeune policier, non plus qu'a l'air deconfit du pere Absinthe. --Matin!... observa-t-il, le succes vous fait une fiere impression, a vous autres!... Il est vrai que la prise est fameuse. Je vois d'ici le nez de Gevrol, qui hier encore se pretendait seul capable d'arriver a ce dangereux coquin. Ainsi, jusqu'a la fin, les evenements se moquaient a plaisir du jeune policier. Quelle ironie que ces compliments, apres un echec sans doute irreparable! Ils le cinglerent comme autant de coups de fouet, et si cruellement, qu'il se dressa, retrouvant toute son energie. --Vous devez vous tromper, dit-il brusquement au chef de poste, cet homme n'est pas Couturier. --Je ne me trompe pas, rassurez-vous. Son signalement se rapporte trait pour trait a celui de la circulaire qui ordonne de le rechercher. Il lui manque bien, ainsi qu'il est specifie, le petit doigt de la main gauche... --Ah!... c'est une preuve, gemit le pere Absinthe. --N'est-ce pas?... Eh bien! j'en sais une plus concluante. Couturier est une vieille connaissance a moi. Je l'ai deja eu en pension toute une nuit, et il m'a reconnu comme je le reconnaissais. A cela, pas d'objection possible. C'est donc d'un tout autre ton que Lecoq reprit: --Du moins, camarade, vous me permettrez bien d'adresser quelques questions a notre prisonnier? --Oh!... tant que vous voudrez. Apres toutefois que nous aurons barricade la porte et place deux de mes hommes devant. Ce Couturier est un gaillard qui adore le grand air et qui nous brulerait tres-bien la politesse... Ces precautions prises, l'homme au feutre fut tire du violon ou il etait enferme. Il s'avanca tout souriant, ayant deja recouvre cette insouciance des vieux repris de justice qui, une fois arretes, sont sans rancune contre la police, pareils en cela aux joueurs qui, ayant perdu, tendent la main a leur adversaire. Du premier coup, il reconnut Lecoq. --Ah!... c'est vous, dit-il, qui m'avez "servi..." Vous pouvez vous vanter d'avoir un fier jarret et une solide poigne. Vous etes tombe sur mon dos comme du ciel, et la nuque me fait encore mal de vos caresses... --Alors, fit le jeune policier, si je vous demandais un service, vous ne me le rendriez pas? --Oh!... tout de meme. Je n'ai pas plus de fiel qu'un poulet, et votre face me revient. De quoi s'agit-il?... --Je desirerais quelques renseignements sur votre complice de cette nuit? La physionomie de l'homme au feutre se rembrunit a cette question. --Ce n'est certainement pas moi qui les donnerai, repondit-il. --Pourquoi? --Parce que je ne le connais pas; je ne l'avais jamais tant vu que hier soir. --C'est difficile a croire. Pour une expedition comme celle de cette nuit, on ne se fie pas au premier venu. Avant de "travailler" avec un homme, on s'informe.... --Eh!... interrompit Couturier, je ne dis pas que je n'ai pas fait une betise. Je m'en mords assez les doigts, allez!... On ne m'otera pas de l'idee, voyez-vous, que ce lapin-la est un agent de la surete. Il m'a tendu un piege, j'y ai donne... C'est bien fait pour moi; il ne fallait pas y aller!... --Tu te trompes, mon garcon, prononca Lecoq. Cet individu n'appartient pas a la police, je t'en donne ma parole d'honneur. Pendant un bon moment, Couturier examina le jeune policier d'un air sagace, comme s'il eut espere reconnaitre s'il disait vrai ou non. --Je vous crois, dit-il enfin, et la preuve, c'est que je vais vous conter comment les choses se sont passees. Je dinais seul, hier soir, chez un traiteur, tout en haut de la rue Mouffetard, quand ce gars-la est venu s'asseoir a ma table. Naturellement, nous nous mettons a causer, et il me fait l'effet d'un camarade. A propos de je ne sais quoi, il me dit qu'il a des habits a vendre, et qu'il ne sait comment s'en defaire. Moi, bon garcon, je le conduis chez un ami qui les lui achete.... C'etait un service, n'est-ce pas? Comme de juste il m'offre quelque chose, moi je reponds par une tournee, il propose des petits verres, moi je paie un litre ... si bien que de politesses en politesses, a minuit j'y voyais double.... C'est ce moment qu'il choisit pour me parler d'une affaire qu'il connait, et qui doit, jure-t-il, nous enrichir tous deux du coup. Il s'agit d'enlever toute l'argenterie d'une maison colossalement riche. "Rien a risquer pour toi, me disait-il, je me charge de tout, tu n'auras qu'a m'aider a escalader un mur de jardin et a faire le guet; je reponds d'apporter en trois voyages plus de couverts et de plats d'argent que nous n'en pourrons porter." Dame!... c'etait tentant, n'est-ce pas? Vous eussiez tope d'emblee a ma place. Eh bien!... moi, non, j'ai hesite. Tout soul que j'etais, je me mefiais. Mais l'autre insiste, il me jure qu'il connait les habitudes de la maison, que tous les lundis il y a grand gala, et que ces jours-la, comme on veille tard, les domestiques laissent tout a la traine... Alors, ma foi! je le suis... Une fugitive rougeur colorait les joues pales de Lecoq. --Es-tu sur, demanda-t-il vivement, es-tu certain que cet individu t'a dit que le duc de Sairmeuse recoit tous les lundis? --Parbleu!... comment l'aurais-je devine!... Il avait meme prononce le nom que vous venez de dire, un nom en euse.... Une idee bizarre, inouie, absolument inadmissible, venait de traverser l'esprit du jeune policier. --Si c'etait lui, cependant!... se disait-il. Si Mai et le duc de Sairmeuse n'etaient qu'un seul et meme personnage?... Mais il repoussa cette idee, et meme il se gourmanda de l'avoir eue. Il maudit cette disposition de son imagination qui le poussait a voir dans tous les evenements des cotes romanesques et invraisemblables. A quoi bon chercher des solutions chimeriques lorsque les circonstances etaient si simples?... Qu'y avait-il de surprenant a ce qu'un prevenu qu'il supposait un homme du monde, sut le jour choisi par le duc de Sairmeuse pour recevoir ses amis? Cependant il n'avait plus rien a attendre de Couturier; il le remercia, et apres une poignee de main au chef de poste, il sortit appuye au bras du pere Absinthe. Car il avait besoin d'un appui. Il sentait ses jambes plus molles que du coton, la tete lui tournait, il avait des eblouissements. Il ne pouvait comprendre comment, par quelle magie, par quels sortileges il avait perdu cette partie, dont il avait accepte avec tant de confiance les hasards. Et il l'avait perdue miserablement, honteusement, sans lutte, sans resistance, d'une facon ridicule ... oui, ridicule. S'etre cru le genie de son etat et etre ainsi joue sous jambe!... Pour se debarrasser de lui, Lecoq, Mai n'avait eu qu'a lui jeter un faux complice, ramasse au hasard dans un cabaret, comme un chasseur qui serre de trop pres par un ours lui jette son gant... Et ni plus ni moins que la bete, il s'etait laisse prendre au stratageme grossier!... Cependant le pere Absinthe s'inquietait de la morne tristesse de son collegue. --Ou allons-nous, demanda-t-il, au Palais ou a la Prefecture? Lecoq tressauta a cette question, qui le ramenait brutalement a la desolante realite de la situation. --A la Prefecture!... repondit-il; pourquoi faire?... pour m'exposer aux insultes de Gevrol? C'est un courage que je ne me sens pas. Je ne me sens pas la force, non plus, d'aller dire a M. Segmuller: "Pardon, vous m'aviez trop favorablement juge; je ne suis qu'un sot!..." --Qu'allons-nous donc faire?... --Ah!... je ne sais ... peut-etre m'embarquer pour l'Amerique, peut-etre me jeter a l'eau!... Il fit une centaine de pas, puis s'arretant tout a coup: --Non!... s'ecria-t-il, en frappant rageusement du pied, non cette affaire n'en restera pas la. J'ai jure que j'aurais le mot de l'enigme, je l'aurai. Comment, par quels moyens?... je l'ignore. Mais il me le faut, il m'est du, je le veux ... je l'aurai!... Pendant une minute il reflechit, puis d'une voix plus calme: --Il est, reprit-il, un homme qui peut nous sauver, un homme qui saura voir ce que je n'ai pas vu, qui comprendra ce que je n'ai pas compris ... Allons lui demander conseil! sa reponse dictera ma conduite ... Venez!... LX Apres une journee et une nuit comme celles qu'ils venaient de traverser, les deux hommes de la Prefecture devaient avoir, ce semble, un irresistible besoin de sommeil. Mais chez Lecoq, l'exasperation de l'amour-propre, la douleur encore vive, l'espoir non abandonne d'une revanche, soutenaient la machine. Quant au pere Absinthe, il ressemblait un peu a ces pauvres chevaux de fiacre qui, ayant oublie le repos, ne savent plus ce qu'est la fatigue, et trottent jusqu'a ce qu'ils s'abattent epuises. Il declara bien que les genoux lui rentraient dans le corps; mais Lecoq lui dit: "Il le faut," et il marcha. Ils gagnerent le petit logis de Lecoq, ou ils se debarrasserent de leurs travestissements, et apres un passable dejeuner arrose d'une bonne bouteille de Bourgogne, ils se remirent en route. Le jeune policier ne desserrait pas les dents. Une idee unique bourdonnait dans son cerveau, taquine, importune, irritante autant que la mouche qui tourne autour de la lampe. Et il ne l'eut pas communiquee pour trois mois de ses appointements, tant elle lui paraissait ridicule.... C'est rue Saint-Lazare, a deux pas de la gare, que se rendaient les deux agents de la surete. Ils entrerent dans une des plus belles maisons du quartier et demanderent au concierge: --M. Tabaret?... --Le proprietaire?... Ah! il est malade.... --Gravement?... fit Lecoq deja inquiet. --Heu!... on ne sait pas, repondit le portier; c'est sa goutte qui le travaille.... Et d'un air d'hypocrite commiseration, il ajouta: --Monsieur n'est pas raisonnable, de mener la vie qu'il mene ... Les femmes, c'est bon dans un temps, mais a son age!... Les deux policiers echangerent un regard singulier, et des qu'ils eurent le dos tourne, ils se prirent a rire... Ils riaient encore en sonnant a la porte de l'appartement du premier etage. La grosse et forte fille qui vint leur ouvrir leur dit que son maitre recevait, bien que condamne a garder le lit. --Seulement, ajouta-t-elle, son medecin est pres de lui. Ces messieurs veulent-ils attendre qu'il soit parti?... Ces "messieurs" repondirent affirmativement, et la gouvernante les fit passer dans une belle bibliotheque, les engageant a s'asseoir. Cet homme, ce proprietaire, que venait consulter Lecoq, etait celebre, a la Prefecture, pour sa prodigieuse finesse, et sa penetration poussee jusqu'aux limites de l'invraisemblable. C'etait un ancien employe du Mont-de-Piete, qui jusqu'a quarante-cinq ans avait vecu plus que chichement de ses maigres appointements. Enrichi tout a coup par un heritage, il s'etait empresse de donner sa demission, et le lendemain, comme de juste, il s'etait mis a regretter ce bureau qu'il avait tant maudit. Il essaya de se distraire; il s'improvisa collectionneur de vieux livres; il entassa des montagnes de bouquins dans d'immenses armoires de chene... Tentatives illusoires!... Le baillement persistait. Il maigrissait et jaunissait a vue d'oeil, il deperissait pres de ses quarante mille livres de rentes, quand brilla pour lui l'eclair du chemin de Damas. C'etait un soir, apres avoir lu les memoires d'un celebre inspecteur de la surete, d'un de ces hommes au flair subtil, delies plus que la soie, souples autant que l'acier, que la justice lance sur la piste du crime. Une soudaine revelation illumina son cerveau. --Et moi aussi!... dut-il s'ecrier, et moi aussi je suis policier! Il l'etait, il devait le prouver. C'est avec un fievreux interet qu'a dater de ce jour il rechercha tous les documents ayant trait a la police. Lettres, memoires, rapports, pamphlets, collections de journaux judiciaires, tout lui etait bon, il lisait tout. Il faisait son education. Un crime se commettait-il? vite, il se mettait en campagne, il s'informait, il quetait les details, et a par soi poursuivait une petite instruction, heureux ou malheureux selon que le jugement donnait tort ou raison a ses previsions. Mais ces investigations platoniques ne devaient pas longtemps lui suffire. Une irresistible vocation le poussait vers cette mysterieuse puissance dont la tete est la-bas, vers le quai des Orfevres, et dont l'oeil invisible est partout. Le desir le poignait de devenir un des rouages d'une machine que son optique particuliere lui montrait admirable. Il tressaillait d'aise et de vanite a cette pensee qu'il pourrait etre tout comme un autre un des collaborateurs de cette Providence au petit pied, chargee de confondre le crime et de faire triompher la vertu. Cent fois il resolut de solliciter un petit emploi, cent fois il fut retenu par le respect humain, par ce qu'il appelait en enrageant un stupide prejuge. --Que dirait-on, pensait-il, si on venait a savoir que moi, bourgeois de Paris, proprietaire et sergent de la garde civique ... "j'en suis." Mais il est des destinees qu'on n'evite pas. Un soir, a la brune, prenant son courage a deux mains, il s'en alla d'un pied furtif demander humblement de l'ouvrage rue de Jerusalem. On le recut assez mal d'abord. Dame!... les solliciteurs sont nombreux. Mais il insista si adroitement, qu'on le chargea de plusieurs petites commissions. Il s'en tira bien. Le plus difficile etait fait. Un succes ou d'autres avaient echoue, le posa. Il s'enhardit et put deployer ses surprenantes aptitudes de limier. L'affaire de Mme B---- la femme du banquier, couronna sa reputation. Consulte au moment ou la police etait sur les dents, il prouva par A plus B, par une deduction mathematique, pour ainsi dire, qu'il fallait que la chere dame se fut volee elle-meme. On chercha dans ce sens ... il avait dit vrai. Apres cela, et pendant plusieurs annees, il fut appele a donner son avis sur toutes les affaires obscures. On ne peut dire cependant qu'il fut employe a la Prefecture. Qui dit emploi, dit appointements, et jamais ce bizarre policier ne consentit a recevoir un sou. Ce qu'il faisait, c'etait pour son plaisir, pour la satisfaction d'une passion devenue sa vie, pour la gloire, pour l'honneur.... Il chassait au scelerat dans Paris, comme d'autres au sanglier dans les bois, et il trouvait que c'etait bien autrement utile, et surtout bien plus emouvant. Meme, quand les fonds alloues lui paraissaient insuffisants, bravement il y allait de sa poche, et jamais les agents qui travaillaient avec lui ne le quittaient sans emporter des marques monnayees de sa munificence. Un tel caractere devait lui susciter des ennemis. Pour rien, il travaillait autant et mieux que deux inspecteurs. En l'appelant "gate-metier" on n'avait pas tort. Son nom seul donne encore des convulsions a Gevrol. Et pourtant, le jaloux inspecteur sut habilement exploiter une erreur de ce precieux volontaire. Entete comme tous les gens passionnes, le pere Tabaret faillit, une fois, faire couper le cou a un innocent, un pauvre petit tailleur accuse d'avoir tue sa femme. Ce malheur refroidit le bonhomme, les degouts dont on l'abreuva l'eloignerent. Il ne parut plus que rarement a la Prefecture. Mais en depit de tout, il resta l'oracle, pareil a ces grands avocats qui, degoutes de la barre, triomphent encore dans leur cabinet, et pretent aux autres des armes qu'il ne leur convient plus de manier. Quand, rue de Jerusalem, on ne savait plus a quel saint se vouer, on disait: "Allons consulter Tirau-clair!..." Car ce fut la un nom de guerre, un sobriquet emprunte a une phrase: "Il faut que cela se tire au clair," qu'il avait toujours a la bouche. Peut-etre ce sobriquet l'aida-t-il a derober le secret de ses occupations policieres. Aucun de ses amis ne le soupconna jamais. Son existence accidentee, quand il suivait une enquete, les etranges visites qu'il recevait, ses preoccupations constantes, il avait su faire mettre tout cela sur le compte d'une galanterie hors de saison. Son concierge etait dupe comme ses amis et ses voisins. On jasait de ses pretendus debordements, on riait de ses nuits passees dehors, on l'appelait vieux roquentin, vieux coureur de guilledou.... Mais jamais il ne vint a l'idee de personne que Tirau-clair et Tabaret ne faisaient qu'un. Toute cette histoire de cet excentrique bonhomme, Lecoq la repassait dans sa tete pour se donner espoir et courage, quand la gouvernante reparut, annoncant le depart du medecin. Elle ouvrit une porte en meme temps, et dit: --Voici la chambre de monsieur, ces messieurs peuvent entrer. XLI Dans un grand lit a baldaquin, suant et geignant sous ses couvertures, etait couche l'oracle a deux visages, Tirauclair rue de Jerusalem, Tabaret rue Saint-Lazare. Comment jamais soupcon de ses travaux policiers n'avait effleure l'esprit de ses voisins les plus proches, on le comprenait en le voyant. Impossible d'accorder, non pas une perspicacite superieure, mais seulement une intelligence moyenne au porteur de cette physionomie, ou la betise le disputait a un etonnement perpetuel. Avec son front fuyant et ses immenses oreilles, son nez odieusement retrousse, ses petits yeux et ses grosses levres, M. Tabaret realisait, a desoler un caricaturiste, le type convenu du petit rentier idiot. Il est vrai qu'en l'observant attentivement on devait etre frappe de sa ressemblance avec le chien de chasse, dont il avait les aptitudes et les instincts. Quand il passait dans la rue, les gamins impudents devaient se retourner pour crier: "Oh! cette balle!..." Il riait de la meprise, l'astucieux bonhomme, et meme il prenait plaisir a epaissir ses apparences de niaiserie, exagerant cette idee que "celui-la n'est pas veritablement fin qui parait l'etre." A la vue des deux policiers, qu'il connaissait bien, l'oeil du pere Tabaret etincela. --Bonjours Lecoq, mon garcon, dit-il, bonjour mon vieux Absinthe. On pense donc encore a ce pauvre papa Tirauclair, la-bas, que vous voici chez moi? --Nous avons besoin de vos conseils, monsieur Tabaret. --Ah! ah!... --Nous venons de nous laisser "rouler" comme deux enfants par un prevenu. --Fichtre!... il est donc fort, ce gaillard-la?... Lecoq eut un gros soupir. --Si fort, repondit-il, que si j'etais superstitieux, je dirais que c'est le diable en personne.... La physionomie du bonhomme, prit une comique expression d'envie. --Quoi!... vous avez trouve un prevenu malin, dit-il, et vous vous plaignez! C'est une fiere chance, cependant. Voyez-vous, mes enfants, tout degenere et se rapetisse a notre epoque. Les grands scelerats ne sont plus, et il ne nous reste que leur monnaie, un tas de petits aigrefins et de vulgaires filous qui ne valent pas les bottes qu'on use a courir apres eux. C'est a degouter de faire de la police, parole d'honneur!... Plus de peines, d'emotions, d'anxietes, de jouissances vives: plus de ces belles parties de cache-cache comme il s'en jouait jadis entre les malfaiteurs et les agents de la surete. Maintenant, quand un crime est commis, le lendemain le criminel est coffre. On prend l'omnibus pour aller l'arreter a domicile ... et on le trouve; ca fait pitie ... Mais que lui reproche-t-on a votre prevenu? --Il a tue trois hommes! repondit le pere Absinthe. --Oh!... fit M. Tabaret sur trois tons differents, oh! oh!... Ce meurtrier le raccommodait un peu avec les contemporains. --Et ou cela?... interrogea-t-il. --Dans un cabaret, du cote d'Ivry. --Bon!... j'y suis, chez la veuve Chupin ... un nomme Mai... J'ai vu cela dans la _Gazette des Tribunaux_, et Fanferlot-l'Ecureuil, qui m'est venu voir, m'a raconte que vous etiez tous, la-bas, dans d'etranges perplexites au sujet de l'identite de ce gars-la ... C'est donc toi, mon fils, qui etais charge des investigations?... Allons, tant mieux! Tu me conteras tout, et je t'aiderai selon mes petits moyens. Il s'interrompit brusquement; et baissant la voix: --Mais avant, dit-il a Lecoq, fais-moi le plaisir de te lever ... attends, quand je te ferai signe ... et d'ouvrir brusquement cette porte, la, a gauche. Manette, ma gouvernante, qui est la curiosite meme, est derriere a nous ecouter. J'entends le frolement de ses cheveux le long de la serrure ... Vas-y!... Le jeune policier obeit, et Manette, prise en flagrant delit d'espionnage domestique, se sauva, poursuivie par les sarcasmes de son maitre. --Tu devrais pourtant savoir que cela ne te reussit jamais, criait-il. Bien que places plus pres de la porte que le papa Tirauclair, ni Lecoq, ni le pere Absinthe n'avaient rien entendu, et ils se regardaient, surpris au point de se demander si le bonhomme jouait une petite comedie convenue, ou si son ouie avait reellement la merveilleuse sensibilite que trahissait cet incident. --Maintenant, reprit le pere Tabaret, en cherchant sur son lit une favorable position, je t'ecoute, Lecoq, mon garcon ... Manette n'y reviendra pas. Le jeune policier avait eu le temps, en route, de preparer son recit, et c'est de la facon la plus claire qu'il conta par le menu, et avec des details qu'on ne saurait ecrire, tous les incidents de cette etrange affaire, les peripeties de l'instruction, les emotions de la poursuite, depuis le moment ou Gevrol avait enfonce la porte de la _Poivriere_, jusqu'a l'instant ou Mai avait franchi le mur des jardins de l'hotel de Sairmeuse. Pendant que parlait Lecoq, le pere Tabaret se transformait. Pour sur, il ne sentait plus les douleurs de sa goutte. Selon les phases du recit, il se "tortillait" sur son lit, en poussant des petits cris de jubilation, ou il demeurait immobile, plonge dans une sorte de beatitude extatique comme un fanatique de musique de chambre, ecoutant quelque divin quatuor de Beethoven. --Que n'etais-je la! murmurait-il parfois entre ses dents, que n'etais-je la!... Quand le jeune policier eut termine, il laissa eclater ses transports. --Voila qui est beau!... s'ecria-t-il. Et avec un mot: "C'est les Prussiens qui arrivent!" pour point de depart, Lecoq, mon garcon, il faut que je te le dise, et je m'y connais, tu t'es conduit comme un ange. --Ne voudriez-vous pas dire comme un sot? demanda le defiant policier. --Non, mon ami, certes non, Dieu m'en est temoin. Tu viens de rejouir mon vieux coeur; je puis mourir, j'aurai un successeur. Je voudrais t'embrasser, au nom de la logique. Ah! ce Gevrol qui t'a trahi,--car il t'a trahi, n'en doute pas, et je te donnerai le moyen de le convaincre de perfidie,--cet obtus et entete General n'est pas digne de brosser ton chapeau... --Vous me comblez, monsieur Tabaret!... interrompit Lecoq, qui n'etait pas bien sur qu'on ne se moquat pas de lui; mais avec tout cela, Mai a disparu, et je suis perdu de reputation avant d'avoir pu commencer ma reputation. Le bonhomme eut une grimace de singe epluchant une noix. --Oh! attends, reprit-il, avant de repousser mes eloges. Je dis que tu as bien mene cette affaire, mais on pouvait la mener mieux, infiniment mieux!... Cela s'explique. Tu es doue, c'est incontestable; tu as le flair, le coup d'oeil, tu sais deduire du connu a l'inconnu ... seulement l'experience te manque, tu t'enthousiasmes ou tu te decourages pour un rien, tu manques de suite, tu t'obstines a tourner autour d'une idee fixe comme un papillon autour d'une chandelle... Enfin tu es jeune. Sois tranquille, c'est un defaut qui passera tout seul et trop tot. Pour tout dire, tu as commis des fautes. Lecoq baissait la tete comme l'eleve recevait le lecon de son professeur. N'etait-il pas l'ecolier, et ce vieux n'etait-il pas le maitre? --Toutes tes fautes, poursuivit le bonhomme, je te les enumererai, et je te demontrerai que par trois fois au moins tu as laisse echapper l'occasion de tirer au clair cette affaire si trouble en apparence, si limpide en realite. --Cependant, monsieur.... --Chut, chut, mon fils! laisse-moi dire. De quel principe es-tu parti, au debut? De celui-ci: "Se defier surtout des apparences, croire precisement le contraire de ce qui paraitra vrai ou seulement vraisemblable." --Oui, c'est bien cela que je me suis dit. --Et c'etait bien dit. Avec cette idee dans ta lanterne, pour eclairer ton chemin, tu devais aller droit a la verite. Mais tu es jeune, je te l'ai deja dit, et a la premiere circonstance tres-vraisemblable qui s'est rencontree, tu as totalement oublie ta regle de conduite. On t'a servi un fait plus que probable, et tu l'as avale comme le goujon gobe l'appat du pecheur. La comparaison ne laissa pas que de piquer le jeune policier. --Je n'ai pas ete, ce me semble, si simple que cela, protesta-t-il. --Bah!... qu'as-tu donc pense lorsqu'on t'a appris que M. d'Escorval, le juge d'instruction, s'etait casse la jambe en descendant de voiture? --Dame?... j'ai cru ce qu'on me disait, je l'avoue franchement, parce que.... Il cherchait; le pere Tirauclair eclata de rire. --Tu l'as cru, acheva-t-il, parce que c'etait extraordinairement vraisemblable. --Qu'eussiez-vous donc imagine a ma place?... --Le contraire de ce qu'on me disait. Je me serais peut-etre trompe, je serais eu tout cas reste dans la logique de ma deduction. La conclusion etait si hardie, qu'elle deconcerta Lecoq. --Quoi!... s'ecria-t-il, supposez-vous donc que la chute de M. d'Escorval n'est qu'une fiction? qu'il ne s'est pas casse la jambe?... La physionomie du bonhomme devint soudainement grave. --Je ne le suppose pas, repondit-il; j'en suis sur. XLII Certes, la confiance de Lecoq en cet oracle policier qu'il venait consulter etait grande, mais enfin le pere Tirauclair pouvait se tromper, il s'etait trompe deja plusieurs fois: tous les oracles se trompent, c'est connu. Ce qu'il disait paraissait si bien une enormite et s'ecartait tellement du cercle des choses admissibles, que le jeune policier ne put dissimuler un geste d'incredulite. --Ainsi, monsieur Tabaret, dit-il, vous etes pret a jurer que M. d'Escorval se porte aussi bien que le pere Absinthe et moi, et que s'il garde la chambre depuis deux mois, c'est uniquement pour soutenir un premier mensonge. --Je le jurerais. --Ce serait temeraire, je crois. Mais dans quel but, cette comedie?... Le bonhomme leva les bras vers le ciel, comme s'il lui eut demande pardon de l'ineptie du jeune policier. --Comment, c'est toi!... prononca-t-il, toi en qui je voyais un successeur et un continuateur de ma methode d'induction; comment, c'est toi qui m'adresses cette question saugrenue!... Voyons, reflechis donc un peu! Te faut-il un exemple pour aider ton intelligence? Soit. Suppose-toi juge, pour un moment. Un crime est commis; on te charge de l'instruction, et tu te rends pres du prevenu pour l'interroger... tres bien. Ce prevenu avait reussi jusque-la a dissimuler son identite... c'est notre cas, n'est-il pas vrai? Eh bien!... Que ferais-tu, si du premier coup d'oeil tu reconnaissais sous un deguisement ton meilleur ami, ou ton plus cruel ennemi?... Que ferais-tu?... --Je me dirais qu'il commet une coupable imprudence, le magistrat qui s'expose a avoir a hesiter entre son devoir et sa passion, et je me recuserais. --J'entends, mais devoilerais-tu la veritable personnalite de ce prevenu, ami ou ennemi, personnalite que tu serais seul a connaitre?... La question etait delicate, la reponse embarrassante. Lecoq garda le silence, reflechissant. --Moi! s'ecria le pere Absinthe, je ne revelerais rien du tout. Ami ou ennemi du prevenu, je resterais neutre absolument. Je me dirais que d'autres cherchent qui il est, ce sera tant mieux s'ils le trouvent... et j'aurais la conscience nette. C'etait le cri de l'honnetete, non la consultation d'un casuiste. --Je me tairais aussi, repondit enfin le jeune policier, et il me semble qu'en me taisant je ne manquerais a aucune des obligations du magistrat. Le pere Tabaret se frottait vigoureusement les mains, ainsi qu'il lui arrive quand il va tirer de son arsenal un argument victorieux. --Cela etant, dit-il, fais-moi le plaisir, mon fils, de me dire quel pretexte tu imaginerais pour te recuser sans eveiller des soupcons? --Ah! je ne sais, je ne puis repondre a l'improviste ... si j'en etais la, je chercherais, je m'ingenierais.... --Et tu ne trouverais rien qui vaille, interrompit le bonhomme, allons, pas de mauvaise foi, confesse-le ... ou plutot, si ... tu trouverais l'expedient de M. d'Escorval et tu l'utiliserais; tu ferais semblant de te briser quelque membre, seulement, comme tu es un garcon adroit, c'est le bras que tu sacrifierais, ce qui serait moins incommode et ne te condamnerait pas une reclusion de plusieurs mois. A la physionomie de Lecoq, il etait aise de voir que le vieux volontaire de la rue de Jerusalem l'avait amene au soupcon... Mais il fallait des assurances plus positives, a cet esprit precis et en quelque sorte mathematique. Il n'avait pas pour rien aligne des chiffres pendant des annees. --Donc, monsieur Tabaret, fit-il, votre avis est que M. d'Escorval sait a quoi s'en tenir sur la personnalite de Mai? Le pere Tirauclair se dressa sur son seant, si brusquement que sa goutte oubliee lui arracha un gemissement. --En doutes-tu? s'ecria-t-il. En douterais-tu veritablement! Quelles preuves exiges-tu donc? Estimerais-tu naturelle cette coincidence de la chute du juge et de la tentative de suicide du prevenu? Pour l'honneur de ta perspicacite, je suppose que non. Je n'etais pas la comme toi, je n'ai pas pu juger de mes yeux; mais rien qu'avec ce que tu m'as conte, je me fais fort de retablir la scene telle qu'elle a eu lieu. Il me semble la voir ... ecoute: M. d'Escorval, son enquete chez la veuve Chupin terminee, arrive au Depot et se fait ouvrir le cachot de Mai... Ces deux hommes se reconnaissent. S'ils eussent ete seuls ils se fussent expliques, et les choses prenaient une autre tournure ... tout s'arrangeait peut-etre. Mais ils n'etaient pas seuls; il y avait la un tiers: le greffier. Ils ne se sont donc rien dit. Le juge, d'une voix troublee, a pose quelques questions banales, et le prevenu, horriblement trouble, a repondu tant bien que mal. La porte refermee, M. d'Escorval s'est dit: "Non, je ne saurais etre le juge de cet homme que je hais!..." Ses perplexites etaient terribles. Quand tu as voulu lui parler a sa sortie, il t'a brutalement renvoye au lendemain, et un quart d'heure plus tard, il simulait une chute. --Alors, interrogea Lecoq, vous pensez que M. d'Escorval et notre soi-disant Mai sont des ennemis? --Parbleu!... repondit le bonhomme de sa petite voix claire et tranchante; est-ce que les faits ne le demontrent pas? S'ils etaient amis, le juge eut probablement joue sa comedie, mais le prevenu n'eut point cherche a s'etrangler... Enfin, grace a toi, Mai a ete sauve ... car il te doit la vie, cet homme-la. Entortille dans sa camisole de force, il n'a rien pu entreprendre de la nuit... Ah! il a du, cette nuit-la, etre mouille d'une sueur de sang! Quelles souffrances! quelle agonie!... Aussi, au matin, quand on l'a conduit a l'instruction, c'est avec une sorte de frenesie dont les transports t'avaient frappe, o aveugle!... qu'il s'est precipite dans le cabinet du juge. Dans ce cabinet, il comptait trouver M. d'Escorval triomphant de son malheur. Je ne suppose pas qu'il eut l'intention de se precipiter sur lui, mais il voulait lui dire: "Eh bien! oui!... oui, c'est moi. La fatalite s'en est melee: j'ai tue trois hommes, et vous me tenez, je suis a votre discretion ... Mais precisement parce qu'il y a entre nous une haine mortelle, vous vous devez a vous-meme de ne pas prolonger mes tortures!... abuser serait une lachete infame!..." Oui, il voulait dire cela ou a peu pres, Lecoq, mon garcon, si tu m'as bien decrit l'expression de son visage, ou la hauteur le disputait au plus farouche desespoir. Mais ce n'est pas tout. Au lieu de M. d'Escorval, ce hautain magistrat, le prevenu apercoit le digne, l'excellent M. Segmuller ... Alors, qu'arrive-t-il? Il est surpris et son oeil trahit l'etonnement qu'il ressent de la generosite de son ennemi ... Il l'avait cru implacable. Puis un sourire monte a ses levres, sourire d'espoir, car il pense que puisque M. d'Escorval n'a pas trahi son secret, il peut se sauver encore, et que peut-etre il retirera intacts de cet abime de bonte et de sang son honneur et son nom... Le pere Tabaret fit, de la main, un mouvement ironique qui lui etait familier, et changeant subitement de ton, il ajouta: --Et voillla... mon fiston! Le vieux Absinthe s'etait dresse, empoigne jusqu'au delire. --Cristi! s'ecria-t-il, ca y est!... oh! ca y est! Pour etre muette, l'approbation de Lecoq n'en etait pas moins evidente. Mieux que son vieux collegue, et en plus exacte connaissance de cause, il pouvait apprecier ce rapide et merveilleux travail d'induction. Il s'extasiait devant les surprenantes facultes d'investigation de cet excentrique policier, qui, sur des circonstances inapercues de lui, Lecoq, reconstruisait le drame de la verite, pareil en cela a ces naturalistes qui, sur la seule inspection de deux ou trois os, dessinent l'animal auquel ils ont appartenu. Pendant une bonne minute, le pere Tabaret savoura ces deux formes si diverses mais egalement delicieuses pour lui, de l'admiration; puis, reprenant son calme, il poursuivit: --Te faudrait-il quelques petites preuves encore, Lecoq, mon fils? Souviens-toi de la perseverance de M. d'Escorval a envoyer demander a M. Segmuller des nouvelles de l'instruction. J'admets, certes, qu'on se passionne pour son metier ... mais non a ce point. A ce moment, tu croyais encore a la jambe cassee. Comment ne t'es-tu pas dit qu'un juge, sur le grabat, avec ses os en morceaux, ne s'inquiete pas tant que cela d'un miserable meurtrier?... Je n'ai rien de brise, moi, j'ai seulement la goutte, mais je sais bien que pendant mes acces, la moitie de la terre jugerait l'autre moitie sans que l'idee me vint d'expedier Manette aux informations. Ah! une seconde de reflexion t'evitait bien des soucis, car la, probablement, est le noeud de toute cette affaire... Lecoq, si brillant causeur au cabaret de la veuve Chupin, si gonfle de confiance en soi, si petillant de verve quand il exposait ses theories a l'innocent pere Absinthe, Lecoq baissait le nez et ne soufflait mot. Et il n'y avait dans son attitude ni calcul ni depit. Venu pour demander un conseil, il trouvait tout naturel--bon sens rare--qu'on le lui donnat. Il avait commis des fautes, on les lui faisait toucher du doigt, il ne s'en indignait pas,--autre prodige!--et il ne cherchait pas a demontrer qu'il avait eu surtout raison quand il avait eu tort. D'autres, a sa place, eussent juge le pere Tirauclair un peu bien prolixe en ses sermons; lui, non. Il lui savait, au contraire, un gre infini de la semonce, se jurant bien qu'elle lui profiterait. --Si quelqu'un, pensait-il, peut me tirer l'horrible epine que j'ai au pied, c'est assurement ce bonhomme si perspicace ... et il me la tirera, je le vois bien a son assurance. Cependant M. Tabaret s'etait verse un grand verre de tisane et l'avait avale. Il s'essuya les levres et reprit: --Je ne parlerai que pour memoire, mon garcon, de l'ecole que tu as faite en n'arrachant pas a Toinon-la-Vertu, pendant qu'elle etait a ta devotion, tout ce qu'elle savait de l'affaire... Quand on tient la poule..., tu sais le proverbe?... il faut la plumer sur-le-champ, sinon.... --Soyez tranquille, monsieur Tabaret, je suis paye pour me rappeler le danger qu'on court a laisser refroidir un temoin bien dispose. --Passons donc!... Mais ce qu'il faut que je te dise, c'est que trois ou quatre fois, pour le moins, tu as eu le moyen de tirer la chose au clair.... Il s'arreta attendant quelque protestation de son eleve. Elle ne vint point. --S'il le dit, pensait le jeune policier, cela doit etre... Cette discretion frappa beaucoup le bonhomme et redoubla l'estime qu'il avait concue pour le caractere de Lecoq. --La premiere fois que tu as manque le coche, poursuivit-il, c'est quand tu promenais la boucle d'oreille trouvee a la _Poivriere_. --Ah!... j'ai cependant tout tente pour arriver a la derniere proprietaire!... --Beaucoup tente, je ne dis pas non, mon fils, mais tout ... c'est trop dire. Par exemple, quand tu as appris que la baronne de Watchau etait morte et qu'on avait vendu tout ce qu'elle possedait, qu'as-tu fait?... --Vous le savez, j'ai couru chez le commissaire-priseur charge de la vente. --Tres-bien!... Apres?... --J'ai examine le catalogue, et n'y decouvrant aucun bijou dont la description s'appliquat a ces beaux diamants, j'ai reconnu que la piste etait perdue.... Le pere Tirauclair jubilait. --Justement!... s'ecria-t-il, voila en quoi tu t'es trompe. Si ce bijou d'une si grande valeur n'etait pas decrit au catalogue de la vente, c'est que la baronne de Watchau ne le possedait plus au moment de sa mort. Si elle ne le possedait plus, c'est qu'elle l'avait donne ou vendu. A qui?... A une de ses amies, tres-probablement. C'est pourquoi, a ta place, je me serais enquis du nom des amies intimes de Mme de Watchau, ce qui etait aise, et j'aurais tache de me mettre bien avec toutes les femmes de chambre de ces amies ... joli garcon comme tu l'es, c'eut ete un jeu pour toi. Ce conseil parut divertir prodigieusement le pere Absinthe. --Eh! eh!... fit-il avec son gros rire, ca m'irait joliment ce systeme de police. M. Tabaret ne releva pas l'exclamation. --Enfin, continua-t-il, j'aurais montre la boucle d'oreille a toutes ces soubrettes, jusqu'a ce qu'il s'en trouvat une qui me dit: "Ce diamant est a ma maitresse," ou une qui, a sa vue, eut ete prise d'un tremblement nerveux.... --Et dire, murmura Lecoq, que cette idee ne m'est pas venue!... --Attends, attends ... j'arrive a la seconde occasion manquee. Comment t'es-tu conduit quand tu as eu en ta possession la malle que Mai pretendait etre sienne? Tu l'as tout bonifacement remise a ce prevenu si fin. Saperlotte!... tu n'ignorais pourtant pas que cette malle n'etait qu'un accessoire de la comedie, qu'elle n'avait pu etre deposee chez Mme Milner que par le complice, que tous les effets qui s'y trouvaient avaient ete achetes apres coup... --Non, je ne l'ignorais pas ... Mais quel parti tirer de ma certitude? --Quel parti, o mon fils?... Moi qui ne suis qu'un pauvre vieux bonhomme, j'aurais convoque le ban et l'arriere-ban des fripiers de Paris, et j'en aurais, a la fin, deniche un qui se serait ecrie: "Ces frusques?... c'est moi qui les ai vendues a un individu comme ca et comme ca, qui achetait pour le compte d'un de ses amis dont il avait apporte la mesure." Dans la colere ou il etait contre lui-meme, Lecoq s'emporta jusqu'a ebranler d'un furieux coup de poing le meuble place contre lui. --Sacrebleu!... s'ecria-t-il, le moyen etait infaillible et simple comme bonjour. Ah!... de ma vie je ne me pardonnerai mon ineptie!... --Doucement, doucement!... interrompit le bonhomme, tu vas trop loin, mon cher garcon. Ineptie n'est pas du tout le mot; c'est legerete, qu'il faut dire ... Tu es jeune, que diable! Ce qui serait moins excusable, c'est la facon dont tu as mene la chasse du prevenu apres son evasion.... --Helas! murmura le jeune policier decourage, Dieu sait pourtant si je me suis donne du mal!... --Trop, mon fils, mille fois trop, et c'est la ce que je te reproche. Quelle diantre d'idee t'a pris de suivre ce soi-disant Mai pas a pas, comme un vulgaire "fileur". Cette fois, Lecoq fut stupefie. --Devais-je donc le laisser echapper?... demanda-t-il. --Non, mais si j'avais ete a cote de toi, sous les galeries de l'Odeon, quand tu as si habilement,--car tu es habile, o mon fils,--et promptement devine les intentions du prevenu, je t'aurais dit: "Ce gars-la, ami Lecoq, court chez Mme Milner lui dire de faire savoir son evasion... laissons-le courir." Et quand il est sorti de l'hotel de Mariembourg, j'aurais ajoute: "Maintenant, laisse-le aller ou il voudra, mais attache-toi a Mme Milner, ne la perds pas de vue, ne la quitte pas plus que l'ombre le corps, car elle te conduira au complice, c'est-a-dire au mot de l'enigme." --Et elle m'y eut conduit, oui, je le reconnais.... --Au lieu de cela, cependant, qu'as-tu imagine?... Tu as couru te montrer a l'hotel de Mariembourg, tu as terrifie le garcon! Quand on a tendu des nasses et qu'on pretend prendre du poisson, on ne bat pas du tambour aupres!... Ainsi le pere Tabaret reprenait l'instruction tout entiere, et la suivant pas a pas il la refaisait selon sa methode d'induction. Lecoq avait eu au debut une inspiration magnifique, il avait deploye au cours de l'enquete un genie superieur, et cependant il n'avait pas reussi. Pourquoi?... C'est que toujours il s'etait ecarte du principe admis au commencement et resume par lui en cet axiome: "Se defier de la vraisemblance." Mais le jeune policier n'ecoutait que d'une oreille distraite. Mille projets se presentaient a son esprit. Bientot il n'y tint plus. --Vous venez de me sauver du desespoir, monsieur, interrompit-il. J'avais cru tout perdu, et je decouvre que mes sottises peuvent se reparer. Ce que je n'ai pas fait, je puis le faire, il en est temps encore. N'ai-je pas toujours a ma disposition la boucle d'oreille et divers effets du prevenu?... Mme Milner tient encore l'hotel de Mariembourg, je vais la surveiller... --Et pourquoi toutes ces demarches, garcon? --Comment, pourquoi?... Pour retrouver mon prevenu, donc!... Moins plein de son idee, Lecoq eut surpris le fin sourire qui errait sur les levres niaises de Tirauclair. --Ah ca, mon fils, interrogea-t-il, est-ce que tu ne te doutes pas un peu du vrai nom de ton soi-disant saltimbanque? Lecoq tressaillit et detourna la tete. Il ne voulait pas laisser voir ses yeux. --Non, repondit-il d'une voix emue, je ne me doute pas.... --Tu mens, interrompit le bonhomme, tu sais aussi bien que moi que Mai demeure rue de Grenelle-Saint-Germain, et qu'il se nomme M. le duc de Sairmeuse. A ces mots, le pere Absinthe eclata de rire. --Ah! la bonne plaisanterie, s'ecria-t-il: Ah! ah!... Telle n'etait pas l'opinion de Lecoq. --Eh bien!... oui, monsieur Tabaret, dit-il, j'ai eu cette idee, moi aussi, mais je l'ai chassee... --Vraiment!... et par quelle raison, s'il te plait?... --Dame, c'est que.... --C'est que tu ne sais pas rester dans la logique de tes premices. Mais je le sais, moi, je suis consequent, et je me dis: "Il parait impossible que le meurtrier du cabaret de la Chupin soit le duc de Sairmeuse.... "Donc, le meurtrier du cabaret de la Chupin, Mai, le soi-disant saltimbanque, est le duc de Sairmeuse!" XLIII Comment cette idee etait-elle venue au pere Tabaret? Voila ce que Lecoq ne pouvait comprendre. Qu'il l'eut eue, lui, Lecoq, lorsque son prevenu s'etait pour ainsi dire evanoui, comme un leger brouillard, on le concevait a la rigueur. Le desespoir enfante les plus absurdes chimeres, et d'ailleurs quelques mots de Couturier pouvaient servir de pretexte a toutes les suppositions. Mais le pere Tirauclair etait de sang-froid, lui ... mais les paroles de Couturier avaient perdu a etre rapportees toute leur valeur... Le bonhomme ne pouvait pas ne pas remarquer la mine etonnee du jeune policier, et, des lors, demeler ses sentiments etait aise. --Tu as l'air de tomber des nues, garcon, lui dit-il. Te figurerais-tu que j'ai parle au hasard, comme un etourneau?... --Non, certes, monsieur, mais.... --Tais-toi! Ta surprise vient de ce que tu ne sais pas le premier mot de l'histoire contemporaine. Ton education, sur ce point, est a faire, et tu la feras, si tu ne veux pas rester toute ta vie un grossier chasseur de scelerats comme ton ennemi Gevrol. --J'avoue que je ne vois pas le rapport.... M. Tabaret ne daigna pas repondre a cette question. Il se retourna vers le pere Absinthe, et du ton le plus amical: --Faites-moi donc le plaisir, mon vieux, lui dit-il, de prendre dans ma bibliotheque, a cote, deux gros in-folio, intitules: _Biographie generale des hommes du siecle_. Ils sont dans l'armoire de droite. Le pere Absinthe s'empressa d'obeir, et des qu'il fut en possession de ses volumes, le pere Tabaret se mit a les feuilleter d'une main fievreuse non sans annoncer, comme toujours quand on cherche un mot dans le dictionnaire. --Esbayron!... bredouillait-il, Escars..., Escayrac..., Escher..., Escodica ... Enfin nous y voici! Escorval!... Ecoute-moi bien, mon fils, et la lumiere se fera dans ta cervelle. Point n'etait besoin de la recommandation. Jamais les facultes du jeune policier n'avaient ete plus tendues. C'est d'une voix breve, que le bonhomme lut: ESCORVAL (Louis-Guillaume, baron d').--Administrateur et homme politique francais, ne a Montaignac, le 3 decembre 1769, d'une vieille famille de robe. Il achevait ses etudes a Paris, quand eclata la Revolution, il en embrassa la cause avec toute l'ardeur de la jeunesse. Mais, epouvante bientot des exces qui se commettaient au nom de la liberte, il se rangea du cote de la reaction, conseille peut-etre par Roederer, qui etait un ami de sa famille. Recommande au premier Consul par M. de Talleyrand, il debuta dans la carriere administrative par une mission en Suisse, et tant que dura l'Empire, il fut mele aux plus importantes negociations. Devoue corps et ame a la personne de l'Empereur, il se trouva gravement compromis a la seconde Restauration. Arrete lors des troubles de Montaignac sous la double prevention de haute trahison et de complot a l'interieur, il fut traduit devant une commission militaire et condamne a mort. Mais il ne fut pas execute. Il dut la vie au noble devouement et a l'heroique energie d'un pretre de ses amis, l'abbe Midon, cure du petit village de Sairmeuse. Le baron d'Escorval n'a qu'un fils, entre fort jeune dans la magistrature... Grand fut le desappointement de Lecoq. --J'entends bien, prononca-t-il, c'est la biographie du pere de notre juge... Seulement, je ne vois pas ce qu'elle nous apprend. Un ironique sourire errait sur les levres du pere Tirauclair. --Elle nous apprend, repondit-il, que M. d'Escorval pere a ete condamne a mort. C'est quelque chose, je t'assure ... Un peu de patience, et tu le reconnaitras.... Il avait de nouveau feuillete son dictionnaire; il reprit sa lecture: SAIRMEUSE (Anne-Marie-Victor de Tingry, duc de).---Homme politique et general francais, ne au chateau de Sairmeuse, pres Montaignac, le 17 janvier 1758. La famille de Sairmeuse est une des plus anciennes et des plus illustres de France. Il ne faut pas toutefois la confondre avec la famille ducale de Sermeuse, dont le nom s'ecrit par un e. Emigre aux premiers mouvements de la Revolution, Anne de Sairmeuse se distingua par le plus brillant courage a l'armee de Conde. Quelques annees plus tard, il demandait du service a la Russie, et se battait, disent certains de ses biographes, dans les rangs russes, lors de la desastreuse retraite de Moscou. Rentre en France a la suite des Bourbons, il s'acquit une bruyante celebrite par l'exaltation de ses opinions ultra-royalistes. Il est vrai qu'il eut le bonheur de rentrer en possession des immenses domaines de sa famille, et les grades qu'il avait gagnes a l'etranger lui furent confirmes. Designe par le roi pour presider la commission militaire chargee de poursuivre et de juger les conspirateurs de Montaignac, il deploya des rigueurs et une partialite que fletriront tous les partis. Lecoq s'etait dresse l'oeil etincelant. --Sacre tonnerre!... s'ecria-t-il, j'y vois clair maintenant. Le pere du duc de Sairmeuse actuel a voulu faire couper le cou du pere de notre M. d'Escorval.... M. Tabaret rayonnait. --Voila a quoi sert l'histoire, dit-il. Mais je n'ai pas fini, garcon; notre duc de Sairmeuse a nous a aussi son article... Ecoute donc encore: SAIRMEUSE (Anne-Marie-Martial),--fils du precedent, est ne a Londres en 1791 et a ete eleve en Angleterre d'abord, puis a la cour d'Autriche, pres de laquelle il devait plus tard remplir diverses missions confidentielles. Heritier des opinions, des prejuges et des rancunes de son pere, il mit au service de son parti la plus haute intelligence et d'admirables facultes ... Mis en avant au moment ou les passions politiques etaient les plus violentes, il eut le courage d'assumer seul la responsabilite des plus terribles mesures ... Oblige de se retirer des affaires devant l'animadversion generale, il laissa derriere lui des haines qui ne s'eteindront qu'avec sa vie... Le bonhomme ferma le volume, et se grimant de fausse modestie: --Eh bien!... demanda-t-il, que penses-tu, garcon, de ma petite methode d'induction? Mais l'autre etait trop preoccupe pour repondre. --Je pense, objecta-t-il, que si le duc de Sairmeuse eut disparu deux mois, le temps de la prevention de Mai, tout Paris l'eut su, et ainsi... --Tu reves!... interrompit le pere Tabaret. Avec sa femme et son valet de chambre pour complices, le duc s'absentera un an quand il le voudra, et tous ses domestiques le croiront a l'hotel.... Le visage contracte du jeune policier disait l'effort de sa pensee. --J'admets cela, prononca-t-il enfin, je me resigne a croire que ce grand seigneur a su jouer le role merveilleux de Mai... Malheureusement, il est une circonstance qui, seule, renverse tout l'echafaudage de nos suppositions... --Et laquelle, s'il te plait!... --Si l'homme de la _Poivriere_ eut ete le duc de Sairmeuse, il se fut nomme ... il eut explique comment, attaque, il s'etait defendu ... et son nom seul lui eut ouvert les portes de la prison. Au lieu de cela, qu'a fait notre prevenu?... Il a essaye de s'etrangler. Est-ce que jamais un grand seigneur tel que le duc de Sairmeuse, dont la vie doit etre un enchantement perpetuel, eut songe au suicide!... Un sifflement moqueur du pere Tabaret interrompit le jeune policier. --Il parait, prononca le bonhomme, que tu as oublie la derniere phrase de la biographie: "M. de Sairmeuse laisse derriere lui des haines terribles..." Sais-tu de quel prix on lui eut fait payer sa liberte? Non ... ni moi non plus. Ce que nous savons, c'est que ce n'est pas son parti qui triomphe ... Pour expliquer sa presence a la _Poivriere_ ... et la presence d'une femme qui peut-etre etait la sienne, qui sait quels secrets d'infamie il eut ete oblige de livrer ... Entre le suicide et la honte, il a choisi le suicide ... Il a voulu sauver son nom ... il s'est fait un linceul de son honneur intact. Le pere Tirauclair s'exprimait avec une vehemence si extraordinaire, que le vieil Absinthe en etait remue, bien qu'il n'eut pas, en verite, compris grand chose a cette scene. Il s'enthousiasmait de confiance. Quant a Lecoq, il se dressa, pale et les levres un peu tremblantes, comme un homme qui vient de prendre une supreme determination. --Vous excuserez ma supercherie, monsieur Tabaret, fit-il d'une voix emue. Tout cela, je l'avais pense ... Mais je me defiais de moi, je voulais vous l'entendre dire.... Il eut un geste insouciant, et ajouta: --Maintenant, je sais ce que j'ai a faire. Le pere Tabaret leva les bras au ciel avec tous les signes de la plus terrible agitation. --Malheureux!... s'ecria-t-il, aurais-tu la pensee d'aller arreter le duc de Sairmeuse!... Pauvre Lecoq!... Libre, cet homme est presque tout-puissant, et toi, infime agent de la surete, tu serais brise comme verre! Prends garde, o mon fils! ne t'attaque pas au duc, je ne repondrais meme pas de ta vie. Le jeune policier hocha la tete. --Oh!... je ne m'abuse pas, dit-il. Je sais qu'en ce moment le duc est hors de mes atteintes ... Mais je le tiendrai le jour ou j'aurai penetre son secret ... Je meprise le danger, mais, je sais que pour reussir je dois me cacher ... je me cacherai donc. Oui, je me tiendrai dans l'ombre jusqu'au jour ou j'aurai souleve le voile de cette tenebreuse affaire ... alors j'apparaitrai. Et si veritablement Mai est le duc de Sairmeuse ... j'aurai ma revanche. FIN DE LA PREMIERE PARTIE *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK, MONSIEUR LECOQ, VOL. I, L'ENQUETE *** This file should be named 7mlcq10.txt or 7mlcq10.zip Corrected EDITIONS of our eBooks get a new NUMBER, 7mlcq11.txt VERSIONS based on separate sources get new LETTER, 7mlcq10a.txt Project Gutenberg eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the US unless a copyright notice is included. Thus, we usually do not keep eBooks in compliance with any particular paper edition. We are now trying to release all our eBooks one year in advance of the official release dates, leaving time for better editing. Please be encouraged to tell us about any error or corrections, even years after the official publication date. Please note neither this listing nor its contents are final til midnight of the last day of the month of any such announcement. The official release date of all Project Gutenberg eBooks is at Midnight, Central Time, of the last day of the stated month. A preliminary version may often be posted for suggestion, comment and editing by those who wish to do so. Most people start at our Web sites at: http://gutenberg.net or http://promo.net/pg These Web sites include award-winning information about Project Gutenberg, including how to donate, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter (free!). Those of you who want to download any eBook before announcement can get to them as follows, and just download by date. This is also a good way to get them instantly upon announcement, as the indexes our cataloguers produce obviously take a while after an announcement goes out in the Project Gutenberg Newsletter. http://www.ibiblio.org/gutenberg/etext05 or ftp://ftp.ibiblio.org/pub/docs/books/gutenberg/etext05 Or /etext04, 03, 02, 01, 00, 99, 98, 97, 96, 95, 94, 93, 92, 92, 91 or 90 Just search by the first five letters of the filename you want, as it appears in our Newsletters. Information about Project Gutenberg (one page) We produce about two million dollars for each hour we work. The time it takes us, a rather conservative estimate, is fifty hours to get any eBook selected, entered, proofread, edited, copyright searched and analyzed, the copyright letters written, etc. Our projected audience is one hundred million readers. If the value per text is nominally estimated at one dollar then we produce $2 million dollars per hour in 2002 as we release over 100 new text files per month: 1240 more eBooks in 2001 for a total of 4000+ We are already on our way to trying for 2000 more eBooks in 2002 If they reach just 1-2% of the world's population then the total will reach over half a trillion eBooks given away by year's end. The Goal of Project Gutenberg is to Give Away 1 Trillion eBooks! This is ten thousand titles each to one hundred million readers, which is only about 4% of the present number of computer users. Here is the briefest record of our progress (* means estimated): eBooks Year Month 1 1971 July 10 1991 January 100 1994 January 1000 1997 August 1500 1998 October 2000 1999 December 2500 2000 December 3000 2001 November 4000 2001 October/November 6000 2002 December* 9000 2003 November* 10000 2004 January* The Project Gutenberg Literary Archive Foundation has been created to secure a future for Project Gutenberg into the next millennium. We need your donations more than ever! As of February, 2002, contributions are being solicited from people and organizations in: Alabama, Alaska, Arkansas, Connecticut, Delaware, District of Columbia, Florida, Georgia, Hawaii, Illinois, Indiana, Iowa, Kansas, Kentucky, Louisiana, Maine, Massachusetts, Michigan, Mississippi, Missouri, Montana, Nebraska, Nevada, New Hampshire, New Jersey, New Mexico, New York, North Carolina, Ohio, Oklahoma, Oregon, Pennsylvania, Rhode Island, South Carolina, South Dakota, Tennessee, Texas, Utah, Vermont, Virginia, Washington, West Virginia, Wisconsin, and Wyoming. We have filed in all 50 states now, but these are the only ones that have responded. As the requirements for other states are met, additions to this list will be made and fund raising will begin in the additional states. Please feel free to ask to check the status of your state. In answer to various questions we have received on this: We are constantly working on finishing the paperwork to legally request donations in all 50 states. If your state is not listed and you would like to know if we have added it since the list you have, just ask. While we cannot solicit donations from people in states where we are not yet registered, we know of no prohibition against accepting donations from donors in these states who approach us with an offer to donate. International donations are accepted, but we don't know ANYTHING about how to make them tax-deductible, or even if they CAN be made deductible, and don't have the staff to handle it even if there are ways. Donations by check or money order may be sent to: PROJECT GUTENBERG LITERARY ARCHIVE FOUNDATION 809 North 1500 West Salt Lake City, UT 84116 Contact us if you want to arrange for a wire transfer or payment method other than by check or money order. 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They tell us you might sue us if there is something wrong with your copy of this eBook, even if you got it for free from someone other than us, and even if what's wrong is not our fault. So, among other things, this "Small Print!" statement disclaims most of our liability to you. It also tells you how you may distribute copies of this eBook if you want to. *BEFORE!* YOU USE OR READ THIS EBOOK By using or reading any part of this PROJECT GUTENBERG-tm eBook, you indicate that you understand, agree to and accept this "Small Print!" statement. If you do not, you can receive a refund of the money (if any) you paid for this eBook by sending a request within 30 days of receiving it to the person you got it from. If you received this eBook on a physical medium (such as a disk), you must return it with your request. ABOUT PROJECT GUTENBERG-TM EBOOKS This PROJECT GUTENBERG-tm eBook, like most PROJECT GUTENBERG-tm eBooks, is a "public domain" work distributed by Professor Michael S. 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